Contenu de la décision
T.D. 8/93
Décision rendue le 23 avril 1993
LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. 6 (version modifiée)
TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE
ENTRE :
JAMES RUSSELL LAMBIE le plaignant
- et -
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission
- et -
FORCES ARMÉES CANADIENNES lintimée
DÉCISION DU TRIBUNAL
TRIBUNAL : James D. Turner, président Murray D. Kulak, membre
ONT COMPARU : Daniel Russell et Eddie Taylor Avocats de la Commission canadienne des droits de la personne Brian Saunders et Meg Kinnear Avocats de lintimée
DATES ET LIEU DE LAUDIENCE : les 8, 9, 28 et 30 septembre 1992, le 1er octobre 1992 et les 20 et 21 janvier 1993, à Ottawa (Ontario)
TRADUCTION
Le tribunal estime que lavocat de la Commission a raison de prétendre que lissue de la présente affaire ne repose pas sur quelque subtilité ou abstraction juridique. Le droit applicable est fort simple; la complexité de laffaire est plutôt liée aux faits qui sont en cause.
Il ne sensuit pas que les règles de droit ne sont pas importantes, puisque ce sont elles, en fin de compte, qui dictent la décision qui doit être rendue. Les règles de droit établissent les paramètres en fonction desquels la décision doit être prononcée. Dans tous les cas, y compris la présente espèce, le droit applicable dépend de la nature de la plainte.
LA PLAINTE
Le 12 décembre 1988, le plaignant, James Russell Lambie, a saisi dune plainte la Commission canadienne des droits de la personne. Il prétend en effet que les Forces armées canadiennes ont fait preuve de discrimination à son égard en lui refusant une promotion au poste de colonel et une nomination à titre de commandant de la base, et ce, en raison de son état matrimonial, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Au début de laudience, le plaignant sest désisté de son recours fondé sur larticle 10, et ce dernier article na pas été pris en considération par la suite. Voici le texte des dispositions de la Loi qui sappliquent en lespèce :
3.(1) Pour lapplication de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, lorigine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, lâge, le sexe, létat matrimonial, la situation de famille, létat de personne graciée ou la déficience.
7. Constitue un acte discriminatoire, sil est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects : a) de refuser demployer ou de continuer demployer un individu; b) de le défavoriser en cours demploi.
LES FAITS
Le tribunal a procédé à laudition de la plainte à Ottawa (Ontario), en trois étapes, soit les 8 et 9 septembre 1992, les 28 et 30 septembre et le 1er octobre 1992, et les 20 et 21 janvier 1993.
Il ressort de la preuve que les événements en cause se sont produits à la fin du mois de mai et au début du mois de juin de lannée 1987 et quils avaient trait à la nomination dun nouveau commandant de la B.F.C. de Greenwood.
A lépoque pertinente, le commandant alors en fonction, le colonel ODonnel, a inopinément été promu général (la procédure habituelle davancement nayant pas été suivie) et ce, avant lexpiration de son mandat à titre de commandant de la base. Selon la preuve documentaire, la nomination a été soumise à lapprobation le 11 mai 1987, puis approuvée le 21 mai suivant. La vacance ainsi créée a déclenché la suite des événements qui est à lorigine de la présente affaire.
Tant le plaignant que lintimée ont fourni au tribunal moult éléments de preuve concernant la procédure habituelle de promotion et de nomination au sein de la hiérarchie militaire. La plupart de ces renseignements ne sont pas contredits et sont versés au dossier. Le tribunal nentend pas en faire état dans sa décision, mais il estime quils sont fort utiles en ce quils permettent dexaminer les événements en cause dans un contexte donné. Le tribunal considère comme un fait avéré lexistence dune procédure applicable aux promotions et aux nominations au sein des F.A.C.
Les communications entre le général Garland et le lieutenant-colonel Lambie, les 28 et 29 mai 1987, constituent le deuxième événement important aux fins des présentes. Malheureusement, les parties ne sentendent que très peu sur la teneur des deux entretiens.
Le tribunal doit donc déterminer ce qui sest le plus vraisemblablement passé, à partir de la preuve qui lui est présentée. La teneur des propos échangés est importante en ce qui a trait à la suite des événements, mais elle nétablit pas, à elle seule, le bien-fondé de la plainte non plus quelle ne nuit à la cause du plaignant.
Le tribunal conclut que la version du lieutenant-colonel Lambie, quant à la teneur des entretiens, est vraisemblable et quelle est compatible avec ce qui sest passé par la suite. Nous en arrivons à la conclusion que le général Garland a commis une erreur en informant le lieutenant-colonel Lambie, comme il la fait au cours de ces conversations, de sa promotion et de sa nomination éventuelles, car sa démarche était manifestement prématurée vu la procédure applicable en la matière.
Le tribunal estime que le lieutenant-colonel Lambie, qui connaissait bien le système en place, aurait d être plus circonspect quant à la portée des dires du général Garland. Il aurait d savoir en effet que le général Garland, à titre de commandant par intérim
, navait pas le pouvoir, en temps normal, de prendre une décision finale à cet égard et quaucune promotion ou nomination au sein des F.A.C. nétait certaine avant quelle ne soit annoncée officiellement.
Le tribunal conclut que le général Garland a clairement laissé entendre au lieutenant-colonel Lambie que sa promotion et sa nomination étaient dans la poche, sous réserve de simples formalités. Il sappuie à cet égard sur le témoignage du lieutenant-colonel Lambie et sur celui du général Patrick concernant la conversation que celui-ci a eu avec le général Garland au sujet de la nomination.
Le tribunal retient également le témoignage du lieutenant-colonel Lambie sur son entretien avec le général Ashley où celui-ci aurait fait allusion à une personne [TRADUCTION] qui faisait des promesses quelle ne pouvait pas tenir
. Ces propos concordent tout à fait avec les conclusions du tribunal en ce qui concerne les conversations du 28 et du 29 mai 1987 entre le général Garland et le lieutenant-colonel Lambie.
Il appert donc quun poste est devenu vacant et que le général Garland a informé (prématurément) le lieutenant-colonel Lambie que sa nomination à ce poste était acquise.
Il ressort de la preuve que le général Ashley a été informé de la vacance pendant quil était en voyage et que, à son retour au bureau, le lundi, le général Garland lui a communiqué le nom des candidats possibles. Il appert également que le général Garland considérait alors le lieutenant-colonel Lambie comme le pilote le plus apte à occuper le poste vacant.
A partir de ce moment, il semble que les choses aient pris un tout autre tournant. Le tribunal en arrive à la conclusion que le général Ashley avait alors été informé des préoccupations du général Curleigh et du général Patrick concernant le respect de la procédure applicable à la sélection de candidats valables aux fins dune nomination.
Le tribunal ajoute foi au témoignage du général Curleigh selon lequel il avait transmis une liste de candidats éventuels au poste de commandant à laquelle était jointe une courte liste de candidatures où le nom du lieutenant-colonel Lambie occupait le troisième ou le quatrième rang.
Dans son témoignage, le général Ashley a insisté sur le fait quil tenait précisément à nommer un membre de larmée de mer au poste vacant à la B.F.C. de Greenwood, de sorte quil navait jamais envisagé la candidature du lieutenant-colonel Lambie. De fait, il prétend même navoir jamais été au courant de la candidature du lieutenant-colonel Lambie.
Le tribunal najoute pas foi au témoignage du général Ashley sur ce dernier point. Nous en sommes déjà arrivés à la conclusion que le général Garland appuyait la candidature du lieutenant-colonel Lambie et que celui-ci était au nombre des meilleurs candidats dont faisait état la courte liste qui avait été transmise au général Ashley.
Le tribunal sest interrogé quant aux motifs pour lesquels le général Ashley a donné une telle version des faits. Sil est vrai que lon privilégiait la candidature dun membre de larmée de mer, ce qui semble plausible vu les explications fournies, pourquoi tenter détablir alors que la candidature du lieutenant-colonel Lambie navait même pas été prise en considération? Il aurait été vraisemblable que sa candidature soit examinée puis rejetée pour ce motif.
La preuve révèle lexistence manifeste de contradictions à cet égard. Le tribunal conclut que le général Ashley devait être au courant de la candidature du lieutenant-colonel Lambie et quil a décidé de ne pas retenir la candidature de ce dernier au poste convoité. Cette décision de ne pas prendre en considération la candidature du plaignant est de toute évidence le noeud de la présente affaire.
Le tribunal doit déterminer si un motif de distinction illicite est lun des facteurs pris en considération aux fins de la décision qui constitue une cause immédiate pour laquelle le plaignant na pas été nommé commandant de la B.F.C. de Greenwood ni promu colonel à cette fin.
PREUVE PRIMA FACIE
Il est bien établi que, dans les affaires relatives aux droits de la personne, le plaignant doit prouver, prima facie, le bien-fondé de sa plainte. Ainsi, à lissue de laudition de la plainte, le tribunal doit disposer de suffisamment déléments de preuve à lappui des prétentions qui, si elles sont crédibles et tenues pour avérées, justifieraient une décision en faveur du plaignant. Se reporter à cet égard à Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536.
Dans sa plaidoirie, lintimée a, à juste titre, fait remarquer que, pour établir, prima facie, le bien-fondé de sa plainte, le plaignant doit prouver ce qui suit : 1) les F.A.C. ont exercé de la discrimination à son égard, 2) la discrimination avait été exercée en cours demploi et 3) la discrimination était fondée sur un motif de distinction illicite.
Le simple fait quun choix a été fait permet de conclure quune certaine forme de discrimination a été exercée et ce, de toute évidence, en cours demploi. Il importe essentiellement de déterminer en lespèce si la discrimination était fondée sur un motif de distinction illicite. Le plaignant a produit suffisamment déléments de preuve à cet égard pour étayer ses prétentions, en labsence de réplique de la part de lintimée.
Le tribunal en arrive donc à la conclusion que le plaignant a établi, prima facie, le bien-fondé de la plainte. Il ressort de la preuve que, dans le passé, létat matrimonial était lun des facteurs pris en considération aux fins de lavancement des militaires au sein des F.A.C. Comme le tribunal ajoute foi au témoignage du lieutenant colonel Lambie concernant ses entretiens avec le général Garland où il a été question de létat matrimonial du plaignant, il sagit dès lors de déterminer si ce facteur a constitué une cause immédiate pour laquelle le plaignant na pas obtenu la nomination ni, par conséquent, la promotion, et sil sagissait dune cause immédiate pour laquelle le général Ashley na pas retenu la candidature du plaignant au poste de commandant de la B.F.C. de Greenwood. Se reporter à Foster Wheeler Ltd. c. Commission ontarienne des droits de la personne, (1987) 8 C.H.R.R. D/4179 (C.D. Ont.).
Il est également bien établi que, dans les affaires relatives aux droits de la personne, une fois que le plaignant a prouvé, prima facie, le bien-fondé de la plainte, il incombe à lintimé de donner une explication valable qui rendrait acceptables les actes reprochés. Se reporter à Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne, (1984) 5 C.H.R.R. D/2147 (T.C.D.P.).
PREUVE DE FAITS SIMILAIRES
Le tribunal estime que la preuve présentée au sujet des mariages entre militaires de grades différents na dutilité quaux fins de fournir un contexte général. Il en ressort simplement que, en matière daffectation, les F.A.C. tiennent compte de létat matrimonial lorsque des époux se trouvent dans la même chaîne de commandement. Ce fait ne sapplique pas directement en lespèce, et le tribunal en a tenu compte comme il se doit.
Le plaignant a par ailleurs attiré lattention du tribunal sur plusieurs cas où létat matrimonial dun militaire avait été pris en considération aux fins dune affectation. Lexistence de tels cas, bien quelle nait pas été vigoureusement contestée par lintimée, ne contribue pas en elle-même à établir le bien-fondé de la plainte dont le tribunal est saisi.
En effet, ces cas ne se sont pas produits à la même époque et, qui plus est, ils ne visent pas les mêmes personnes. Le tribunal convient que les cas ont existé et que létat matrimonial était vraisemblablement lun des facteurs considérés aux fins de la décision en cause. Ce faisant, le tribunal nest pas disposé à conclure que, dans tous les autres cas de décisions relatives à des affectations, les officiers des F.A.C. en cause ont ind ment tenu compte de létat matrimonial des intéressés.
Le tribunal estime néanmoins que, vu lexistence de tels cas, il doit être extrêmement vigilant lorsquil examine les éléments de preuve présentés à cet égard.
PREUVE DE LINTIMÉE
Lintimée doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que létat matrimonial du plaignant nest pas une cause immédiate pour laquelle le plaignant na pas obtenu la nomination et la promotion ni une cause immédiate pour laquelle le général Ashley a décidé de ne pas retenir la candidature du plaignant au poste de commandant de la base de Greenwood. Il ressort des éléments de preuve présentés par le plaignant et par lintimée, et le tribunal conclut en ce sens, que la situation conjugale du lieutenant-colonel Lambie était bien connue, tout comme létait son intention de mener à terme les procédures de divorce quil avait engagées, puis dépouser sa fiancée.
Il appert également que le plaignant était quelque peu préoccupé par sa situation conjugale, et le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que cest à linstigation du plaignant que la question de létat matrimonial de ce dernier a été discutée en détail lors des entretiens avec le général Garland.
Le tribunal conclut en outre que le général Garland appuyait la candidature du lieutenant-colonel Lambie, en sa qualité de pilote, dans la recommandation quil a faite au général Ashley, et que la candidature du plaignant figurait parmi les meilleures présentées par le général Curleigh.
Le tribunal est davis que, jusquà ce moment, aucune discrimination na été exercée à légard du plaignant. La preuve du plaignant et celle de lintimée révèlent en effet que le lieutenant-colonel Lambie était tenu en haute estime et quil aurait sans aucun doute obtenu la prochaine promotion accordée à partir de la liste de candidats établie par ordre de mérite. Le tribunal remarque que le désaccord initial semble avoir porté, en lespèce, sur les grades et les promotions accordés en fonction de cette liste. La question nayant pas été soumise au tribunal, nous ne lexaminerons pas davantage.
Comme le tribunal la déjà mentionné, le noeud de la présente affaire réside dans la décision prise par le général Ashley aux fins de combler le poste de commandant de la base de Greenwood. A laudience, lintimée a longuement fait état de la manière dont le général Ashley avait pris sa décision. Ainsi, il a précisé le nom des personnes qui avaient été consultées, les raisons pour lesquelles elles lavaient été, limportance de ces personnes dans le processus décisionnel et, ce qui est le plus déterminant en lespèce, les facteurs qui avaient été pris en considération avant de prendre la décision.
Le tribunal ajoute foi à la preuve de lintimée à cet égard. La procédure dont ont fait état les témoins de lintimée est logique et raisonnable dans les circonstances. Les modalités et les démarches mentionnées sont celles auxquelles on sattend généralement dans le cadre dune telle procédure. Il appert que de nombreux facteurs sont pris en considération et, toutes choses égales dailleurs, létat matrimonial peut devenir un facteur de distinction entre les candidats. Toutefois, le tribunal nest pas davis que létat matrimonial du plaignant a constitué un tel facteur dans la présente affaire. Nous tenons à signaler que si létat matrimonial avait été utilisé pour départager deux candidats aux profils par ailleurs équivalents, il y aurait eu violation de la Loi.
Le fait que le général Ashley ait tenu à préciser quil navait même pas pris en considération la candidature du lieutenant-colonel Lambie et quil ignorait même que ce dernier figurait au nombre des candidats a piqué la curiosité du tribunal. Après avoir approfondi la question, les avocats de la Commission ont demandé au tribunal dy voir là une intention malveillante.
Bien que lattitude du général Ashley lui ait semblé étrange, le tribunal na pu conclure en ce sens. En effet, lintimée a fourni une explication valable à légard des événements en cause et, qui plus est, en ce qui concerne les motifs sous-jacents à ceux-ci. Le tribunal est convaincu que, en lespèce, létat matrimonial du plaignant na pas été pris en considération de manière inopportune.
Les avocats ont fait valoir à juste titre que, dans la plupart des cas de discrimination, lacte illicite nest pas manifeste. Celui-ci est généralement subtil et blesse insidieusement. Dans la présente affaire, le tribunal a pu profiter des minutieux interrogatoires et contre-interrogatoires des témoins de chacune des parties et il ne croit pas quil soit contradictoire de conclure à lexactitude de la version du lieutenant-colonel Lambie concernant les événements à la suite desquels il a appris quune autre personne avait obtenu le poste vacant à la base de Greenwood et de conclure par ailleurs quaucune discrimination na été exercée par lintimée et que létat matrimonial na pas été pris en considération de manière inappropriée par le général Ashley aux fins de la décision.
Néanmoins, le tribunal doit dès lors déterminer si lexplication fournie par lintimée rend compte des motifs véritables de la décision ou si elle a été élaborée afin de dissimuler ceux-ci. Le facteur le plus déterminant à cet égard est la crédibilité des témoins et le rôle de ces derniers dans le processus décisionnel. Dans la présente affaire, il sagit de déterminer si le tribunal ajoute foi au témoignage du général Ashley selon lequel létat matrimonial na pas été lun des facteurs pris en considération aux fins de la décision.
En contre-preuve et dans leur plaidoirie, les avocats de la Commission ont fait grand cas des éléments contradictoires du témoignage du général Ashley. Or, bien que ces contradictions soient réelles, le tribunal nest pas disposé à conclure quil y a eu collusion dans le dessein de camoufler un acte fautif de la part du général Ashley ou le fait que celui-ci ait pris en considération, de manière inappropriée, létat matrimonial du plaignant.
En conséquence, le tribunal rejette la plainte.
FAIT le 23 mars 1993.
James D. Turner, président Murray D. Kulak, commissaire