Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

SELWYN PIETERS

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTÈRE DU REVENU NATIONAL

l'intimé

DÉCISION - REQUÊTE EN RECONNAISSANCE
COMME PARTIE INTÉRESSÉE

Décision no 1

2001/10/03

MEMBRE INSTRUCTEUR : Anne Mactavish, présidente

[TRADUCTION]

[1] Selwyn Pieters a déposé une plainte à l'encontre du ministère du Revenu national (maintenant l'Agence des douanes et du Revenu du Canada ou l'ADRC). Dans sa plainte, il allègue avoir été l'objet d'un traitement différentiel lorsqu'il a traversé la frontière entre le Canada et les États-Unis. Plus particulièrement, M. Pieters soutient avoir été ciblé par les Douanes pour une fouille de ses bagages, en raison de sa race. L'audience pour entendre la plainte de M. Pieters doit débuter en janvier 2002.

[2] La African Canadian Legal Clinic (l'ACLC) a demandé, conformément à la Règle 8 des Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne, la permission d'intervenir dans cette instance. L'ACLC demande d'être pleinement reconnue comme partie intéressée, ce qui lui conférerait notamment le droit de présenter des éléments de preuve, d'interroger et de contre-interroger les témoins, de présenter une plaidoirie et d'en appeler d'une décision défavorable. Sinon, l'ACLC demande qu'on lui permette de présenter un mémoire d'au plus vingt-cinq pages ainsi qu'une plaidoirie.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne et M. Pieters appuient la requête de l'ACLC. L'ADRC est d'accord pour reconnaître l'ACLC comme partie intéressée sur une base limitée, conformément à la solution de rechange proposée, mais elle s'oppose à sa requête en reconnaissance comme partie intéressée à part entière.

I. La requérante

[4] La African Canadian Legal Clinic est un organisme sans but lucratif qui est financé par le Régime d'aide juridique de l'Ontario et qui compte, dans l'ensemble de la province, des membres individuels voués à la cause de l'égalité raciale qui ont des connaissances et de l'expérience dans ce domaine.

[5] L'ACLC sert et représente la communauté afro-canadienne. Elle s'acquitte de son mandat en recourant notamment à des causes types. Elle conseille et représente des Afro-Canadiens dans des affaires de racisme systémique et institutionnel qui donneront vraisemblablement lieu à des précédents jurisprudentiels. Elle s'adonne activement à des recherches, notamment au sujet de l'établissement de profils raciaux dans le contexte des douanes.

[6] L'ACLC fait remarquer qu'il s'agit en l'espèce de la première enquête menée en vertu de la législation sur les droits de la personne relativement à une affaire de discrimination raciale qui porte sur les pratiques des Douanes canadiennes; par conséquent, cette affaire présente un grand intérêt pour la communauté afro-canadienne. De l'avis de l'ACLC, un nombre disproportionné d'Afro-Canadiens sont soumis à des pratiques en matière de fouille qui constituent une discrimination fondée sur la race.

[7] L'ACLC a déjà été reconnue comme partie intéressée dans diverses instances devant la Cour suprême du Canada, la Cour fédérale du Canada, la Cour d'appel de l'Ontario et la Cour supérieure de l'Ontario, ainsi que devant des commissions administratives et des commissions d'enquête.

II. Nature de la participation proposée par l'ACLC

[8] L'ACLC a indiqué que si elle est reconnue comme partie intéressée à part entière, elle a l'intention de citer un criminologue et un expert en lutte contre le racisme dans le cas où ni la Commission canadienne des droits de la personne ni M. Pieters n'en citerait, ainsi qu'un psychologue ou un travailleur social qui travaille auprès de la communauté afro-canadienne et qui peut témoigner sur les questions liées aux fouilles. Elle se propose également de citer jusqu'à trois témoins qui ont subi des fouilles et des interrogatoires de la part des Douanes, de déposer les transcriptions des délibérations de groupes de discussion et de présenter un mémoire d'au plus vingt-cinq pages. L'ACLC estime qu'il lui faudra jusqu'à trois jours pour produire sa preuve. Elle s'engage à limiter ses contre-interrogatoires aux aspects systémiques que soulève la plainte de M. Pieters.

III. Position de l'ADRC

[9] L'ADRC s'oppose à ce que l'ACLC soit reconnue comme partie intéressée à part entière pour le motif que la preuve que cette dernière entend produire est redondante, compte tenu de celle que M. Pieters a l'intention de présenter, tout en étant préjudiable et non pertinente.

[10] L'ADRC fait remarquer que M. Pieters situe sa plainte dans une perspective générale et qu'il a indiqué avoir l'intention d'appeler peut-être cinq témoins, dont deux ou peut-être trois experts. M. Pieters ne mentionne pas les domaines d'expertise de ces éventuels témoins. Selon l'ADRC, l'intention de l'ACLC d'appeler trois témoins supplémentaires fait presque certainement double emploi avec celle de M. Pieters. L'ADRC fait également observer que, sauf pour ce qui est de toute question qui pourrait être soulevée quant à la recevabilité des transcriptions des groupes de discussion, toute tentative de produire une telle preuve exigerait probablement de faire appel à un autre témoin expert dûment qualifié.

[11] En ce qui concerne la question de la pertinence et celle du préjudice, l'ADRC est d'avis que les témoignages éventuels d'autres personnes qui ont été soumises à des fouilles et à des interrogatoires de la part des Douanes sont irrecevables parce qu'ils seraient préjudiciables et non pertinents. Si elles estiment avoir été victimes de discrimination, ces autres personnes ont la possibilité de présenter une plainte à la Commision canadienne des droits de la personne, à défaut de quoi elles ne devraient pas, selon l'ADRC, être entendues par ce tribunal.

[12] En outre, l'ADRC soutient que le fait de recevoir une telle preuve serait très préjudiciable, étant donné que l'intimé ne serait pas en mesure de répliquer à toute allégation que ces personnes pourraient faire. Non seulement l'ADRC ne posséderait probablement pas de dossiers au sujet des témoins en question, mais elle serait incapable de retracer tout dossier qui pourrait en fait exister puisqu'elle ne connaît ni l'identité de ces personnes, ni les dates et les lieux de leurs présumés passages à la frontière, ni les autres détails.

[13] Enfin, l'ADRC soutient qu'une pleine participation de l'ACLC à cette audience, pour laquelle on a déjà réservé quatre semaines, aurait pour effet d'en prolonger indûment la durée.

IV. Analyse

[14] L'article 50 de la Loi canadienne sur les droits de la personne accorde au tribunal une vaste discrétion en ce qui concerne l'attribution de la qualité de partie intéressée(1). Lorsqu'il s'agit de décider s'il y a lieu d'attribuer la qualité de partie intéressée dans une instance particulière, il appartient au demandeur de démontrer de quelle façon son expertise pourrait aider le tribunal à régler les questions soulevées par les parties(2).

[15] Je ne suis pas persuadée que la participation de l'ACLC ferait double emploi avec les efforts de la Commission canadienne des droits de la personne ou de M. Pieters. Il est évident d'après la divulagation faite par la Commission que cette dernière envisage cette affaire dans une perspective très étroite et qu'elle n'abordera peut-être aucun des aspects systémiques que soulève la plainte de M. Pieters. Bien qu'il situe la présente affaire dans une perspective plus vaste, M. Pieters a seulement évoqué la possibilité qu'il appelle des experts; il n'a pas affirmé catégoriquement qu'il le ferait. Quoi qu'il en soit, les mémoires de l'ACLC sont très clairs : l'ACLC demande simplement de présenter des témoignages d'expert dans des domaines comme la criminologie, la psychologie et la lutte contre le racisme dans le cas où ni la Commission ni M. Pieters ne le ferait.

[16] Pour ce qui est de l'intention de faire témoigner d'autres personnes ayant fait l'objet de fouilles et d'interrogatoires de la part des Douanes, je ne partage pas l'avis que le fait que ces personnes n'ont pas porté plainte à la Commission canadienne des droits de la personne devrait d'une façon ou d'une autre les rendre inhabiles à témoigner devant ce tribunal. Dans le cas des plaintes relatives aux droits de la personne, il n'est pas rare de recevoir une preuve factuelle similaire de la part d'autres victimes d'une présumée pratique discriminatoire. Dans ces cas-là, le tribunal doit se demander si la valeur probante d'un témoignage qu'on entend présenter compense son effet préjudiciable(3). Sur la foi du dossier que j'ai devant moi, je ne suis pas actuellement à même de me prononcer là-dessus. Je ne suis pas en mesure non plus de me prononcer sur la pertinence ou la recevabilité du témoignage proposé en ce qui concerne le groupe de discussion.

[17] Toutefois, je suis convaincue que l'ACLC possède une expertise particulière en ce que touche les questions que soulève la plainte de M. Pieters et que sa participation pourrait aider à régler ces questions. Même si la participation de l'ACLC aura pour effet de prolonger quelque peu l'audience, le caractère nouveau et l'importance des questions que soulève la plainte de M. Pieters justifient un tel résultat.

[18] L'ACLC sera considérée comme partie intéressée à part entière, ce qui lui donnera notamment le droit de présenter des éléments de preuve, d'interroger et de contre-interroger les témoins, de déposer un mémoire d'au plus vingt-cing pages et de présenter une plaidoirie(4). J'invite l'ACLC à consulter assidûment tant la Commission que M. Pieters afin de veiller à éviter les doubles emplois.

[19] L'ACLC divulguera pleinement la preuve qu'elle entend présenter, conformément à la Règle 6 des Règles du Tribunal. Elle doit divulguer, entre autres, l'identité des autres témoins éventuels qui ont fait l'objet de fouilles et d'interrogatoires de la part des Douanes, ainsi que les endroits et les dates où ils ont traversé la frontière, de même que tout autre renseignement dont elle dispose au sujet des incidents en question. La divulgation doit être terminée avant le 15 novembre 2001. L'ADRC doit divulguer toute réplique avant la date limite du 15 décembre 2001 fixée antérieurement.

[20] Je ne me prononce pas, dans le cadre de la présente ordonnance, sur la recevabilité de quelque élément de preuve que l'ACLC entend présenter. À mon avis, il est préférable de régler ces questions à l'audience, une fois que toutes les parties connaîtront de façon précise la nature de la preuve en l'espèce.

Originale signée par


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)

Le 3 octobre 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T650/3801

INTITULÉ DE LA CAUSE : Selwyn Pieters c. Ministère du Revenu national

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 3 octobre 2001

ONT COMPARU :

Selwyn Pieters en son propre nom

Philippe Dufresne au nom de la Commission canadienne des droits de la personne

John B. Edmond au nom du ministère du Revenu national

Sheena Scott et Marie Chen au nom de la African Canadian Legal Clinic

1. 1 Citron c. Zundel et la Commission canadienne des droits de la personne, décision provisoire, non publiée, 18 juin 1997.

2. 2 Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) c. Lignes aériennes Canadien International Limitée, [2000] A.C.F. 220 (C.A.F.), au par. 12.

3. 3 R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345.

4. 4 La question à savoir si un individu ou groupe que le Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) a reconnu comme partie intéressée a le droit de demander une révision judiciaire d'une décision du TCDP relève vraisemblablement de la Loi sur la Cour fédérale, et devrait être tranchée par la Cour fédérale sur demande.

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