Tribunal canadien des droits de la personne

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D.T. 15/92 Décision rendue le 16 décembre 1992

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, chap. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

ENTRE:

LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DU B'NAI BRITH CANADA (RÉGION MÉSO-CANADIENNE) MANITOBA COALITION AGAINST RACISM AND APARTHEID, INC. WADE TUDOR WILLIAMS CONSEIL INTERCULTUREL DU MANITOBA

les plaignants

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MANITOBA KNIGHTS OF THE KU KLUX KLAN

l'intimé

- et -

WILLIAM (BILL) JAMES HARCUS

l'intimé DÉCISION TRIBUNAL: Keith C. Norton, c.r., B.A., LL.B. - Président Roger Bilodeau - Membre Raj Saunder - Membre

ONT COMPARU: David Matas Avocat des plaignants

Margaret Rose Jamieson Avocate de la Commission canadienne des droits de la personne

DATES ET LIEU DE 14, 15 et 16 décembre 1992 L'AUDIENCE: Winnipeg (Manitoba)

TRADUCTION - 2 -

A. INTRODUCTION

Ouverte à Winnipeg lundi, le 14 décembre 1992, l'enquête en l'espèce a duré trois jours. A la fin de l'argumentation des avocats le 16 décembre 1992, le tribunal a rendu une décision orale portant que la plainte était fondée, et il a prononcé une ordonnance enjoignant aux intimés de cesser tout acte discriminatoire.

Voici les motifs à l'appui de cette décision.

B. LES PLAINTES

Un particulier et trois organisations ont porté plainte en l'espèce en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il s'agit de M. Wade Tudor Williams, de la Ligue des droits de la personne du B'Nai Brith Canada (région méso-canadienne), de la Manitoba Coalition Against Racism and Apartheid, Inc., ainsi que du Conseil interculturel du Manitoba.

Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C., 1985, ch. H-6 (LCDP), dispose :

Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord, d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3.

Le paragraphe 3(1) de la Loi énonce les motifs de distinction illicite suivants : la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

Outre ces motifs illicites, la Cour d'appel de l'Ontario a récemment rendu une ordonnance [TRADUCTION] déclarant que la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, [devait être] interprétée, appliquée et administrée comme si elle comportait l'orientation sexuelle parmi les motifs de distinction illicite énoncés à l'art. 3. : voir Graham Haig and Joshua Birch v. Her Majesty the Queen in Right of Canada and the Minister of Justice of Canada, prononcé le 6 août 1992, disponible dans Quicklaw à [1992] O.J.NO.1609.

Le ministre de la Justice a par la suite annoncé que cette décision ne serait pas portée en appel et qu'elle serait considérée comme représentant le droit au Canada.

Les huit plaintes qu'ont portées les quatre plaignants sont identiques quant au fond et à la forme. Chacun des plaignants a déposé une plainte distincte contre William (Bill) James Harcus et les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan.

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La première plainte de la Manitoba Coalition Against Racism and Apartheid, Inc., signée par Helmut-Harry Loewen, président, et datée du 16 décembre 1991, est ainsi libellée :

[TRADUCTION]

J'allègue que les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan ont agi d'un commun accord pour utiliser ou faire utiliser un téléphone, le 9 mai 1991 et les jours suivants, en particulier le 24 juillet 1991, en recourant aux services de la Société de téléphone du Manitoba, une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement, pour transmettre un message susceptible d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base de la race, de l'origine nationale ou ethnique, de la couleur et de la religion, contrairement au paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Les enregistrements et les transcriptions des messages, déposés en pièces à l'appui des plaintes, couvre une période allant du 9 mai 1991 au 12 décembre 1991.

C. LES INTIMÉS

Ni l'intimé William James Harcus ni les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan n'ont comparu à l'audition des présentes plaintes.

Mme Diane Desormeaux, agente du tribunal, a déposé les déclarations solennelles de Glenn Thain et de Trevor Sallis (pièces T-3 et T-4), attestant de la signification à William James Harcus et aux Manitoba Knights of the Ku Klux Klan, le 22 mai 1992, de la constitution d'un tribunal des droits de la personne, d'une copie de la Loi canadienne sur les droits de la personne, ainsi que d'une brochure sur le tribunal des droits de la personne.

Mme Desormeaux a également déposé deux affidavits de signification de Charles Smith (pièces T-5 et T-6), attestant signification à un adulte de sexe masculin au 402 Wardlaw Avenue, à Winnipeg, ladite adresse étant connue comme celle de la résidence de William James Harcus et du centre d'opération des Manitoba Knights of the Ku Klux Klan. Il s'agissait, en l'occurrence, d'un avis d'audition adressé à chacun des intimés.

Il a donc établi, à la satisfaction du tribunal, que les intimés ont reçu avis des procédures et que c'est par choix qu'ils étaient absents.

Il y a eu ajournement pour le cas où M. Harcus ou le Klan seraient en retard ou changeraient d'avis à la dernière minute, mais ni l'un ni l'autre n'ont comparu.

Le tribunal a alors procédé à l'enquête.

D. LES QUESTIONS EN LITIGE

Pour déterminer si les plaintes portées en vertu du paragraphe 13(1) sont fondées, il faut examiner plusieurs questions :

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  1. Pour que la loi s'applique et que le présent tribunal ait compétence, il doit être établi que la communication s'est faite en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement.
  2. Il doit y avoir suffisamment d'éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les intimés susmentionnés William James Harcus et les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan ont utilis[é] ou [fait] utiliser un téléphone de façon répétée pour transmettre les messages en cause.
  3. Il doit être établi que l'objet des messages est susceptible [..] d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3.

E. EXAMEN DES QUESTIONS EN LITIGE

1. Les messages ont-ils été transmis en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement?

La Société de téléphone du Manitoba est une entreprise de services publics réglementée par la Régie des services publics de la province.

Le directeur des affaires réglementaires de la Société de téléphone du Manitoba a fourni un témoignage élaborée quant aux liens existant entre la société et les autres systèmes de télécommunication au Canada et à l'étranger.

Il a souligné qu'il y avait, aux frontières du Manitoba, de nombreux points d'interconnexion avec les autres parties du Canada et les États- Unis. Ces interconnexions sont établies par câbles, micro-ondes, système hertzien numérique, lignes auxiliaires de fibres optiques et réseau radiophonique.

La Société de téléphone du Manitoba (STM) est également liée par de grandes ententes de réseau: à l'ouest à Sask Tel, à l'est

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à Bell Canada et à Stentor (auparavant Telecom Canada), laquelle la relie à ATT, Sprint et Télésat. Sont ainsi établis les normes et les tarifs, ainsi que le partage des revenus.

Ces accords sont assujettis à la réglementation fédérale par l'entremise du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.

Grâce à ses interconnexions et à ses ententes de réseau, la Société de téléphone du Manitoba joue donc un rôle important dans les télécommunications nationales et internationales et fournit à ses abonnés un service local, interprovincial et international.

Les faits concernant le statut de la STM, les services qu'elle offre à ses abonnés, ses interconnexions et ses conventions d'interconnexion, ainsi que le rôle qu'elle joue dans Telecom Canada, sont très semblables à la preuve présentée dans le cas de l'Alberta Government Telephones (AGT) dans l'arrêt Alberta Government Telephones c. CRTC, [1989] 2 R.C.S. 225.

Dans cette affaire, la Cour a examiné la question de savoir si l'AGT était une entreprise de nature interprovinciale au sens de l'alinéa 92(10)a) de la Loi constitutionnelle de 1867, lequel dispose : 92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:

10. Les travaux et entreprises d'une nature locale, autres que ceux énumérés dans les catégories suivantes: -

a) Lignes de bateaux à vapeur ou autre bâtiments, chemins de fer, canaux, télégraphes et autres travaux et entreprises reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au- delà des limites de la province;

Le juge Dickson aborde ainsi la question au nom de la majorité, à la p. 259 :

Il faut se préoccuper principalement non pas des structures matérielles ou de leur emplacement géographique, mais plutôt du service que l'entreprise fournit au moyen de ses installations matérielles.

Il poursuit à la p. 260 :

Le fait que l'AGT émette et reçoive des signaux électroniques aux frontières de l'Alberta indique qu'elle exploite une entreprise interprovinciale...[L]e système de télécommunications de l'AGT, dans son ensemble, relie l'Alberta au reste du Canada et aux États-Unis, ainsi qu'à d'autres parties du monde. Il ne fait pas de doute qu'il s'étend au-delà de la province de l'Alberta.

Les faits présentés en l'espèce justifieraient assurément la même conclusion à l'égard de la STM, ainsi que la conclusion qu'il s'agit d'une entreprise interprovinciale au sens de l'alinéa 92(10)a) de la Loi

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constitutionnelle de 1867. En conséquence, le tribunal estime que la STM est une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement.

2. Les intimés William James Harcus et Manitoba Knights of the Ku Klux Klan ont-ils utilis[é] ou [fait] utiliser un téléphone de façon répétée pour transmettre les messages en cause?

Les plaignants ou leurs porte-parole ont chacun déclaré en témoignage qu'ils avaient, à une ou plusieurs reprises entre mai 1991 et le 12 décembre 1991, entendu des messages téléphoniques censés émaner des Manitoba Knights of the Ku Klux Klan. Dans chaque cas, le numéro de téléphone signalé était le 775-8896, à Winnipeg (Manitoba). Les messages enregistrés les 9 et 23 mai, le 20 juin, les 10 et 24 juillet, le 23 août, le 17 octobre, ainsi que les 5 et 20 novembre 1991 commençaient tous par ces mots:

[TRADUCTION]

Allo, ici les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan.

Sauf dans le cas du 20 novembre 1991, le message se terminait ainsi:

[TRADUCTION]

Nous sommes l'Empire invisible, B.P. 2206, Winnipeg (Manitoba), R3C 3R5. Merci de votre appel.

Le message enregistré le 12 décembre 1991, toujours au 775-8896, commençait par ces mots :

[TRADUCTION]

Allo, ici la Fraternité de l'Empire invisible de la province du tiers monde du Manitoba.

Bien que, dans ce message, le Ku Klux Klan ne soit pas identifié dans la première phrase, on y ajoutait ceci en réponse à la vente alléguée de T- shirts Klan Buster:

[TRADUCTION]

Nous, du Klan du Manitoba, venons de mettre sur le marché six modèles différents, aux dessins pleins de mouvements et multicolores, et ce pour une fraction du prix auquel il vend ses guenilles crasseuses. Pour de plus amples informations concernant nos T-shirts locaux, prière d'écrire à notre bureau provincial pour obtenir un prospectus, B.P. 2206, Winnipeg (Manitoba), R3C 3R5.

Dans chaque cas, les parrains des messages sont donc clairement identifiés comme étant les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan ou le Klan du Manitoba. Le numéro de téléphone est identique, de même que la boîte postale 2206 à Winnipeg.

Le tribunal a reçu en preuve les enregistrements des messages précités, ainsi que leur transcription.

Le tribunal a également reçu comme pièce une copie d'une affiche de recrutement distribuée à Winnipeg et indiquant l'adresse postale du bureau provincial des Manitoba Knights, savoir la B.P. 2206, Winnipeg (Manitoba) R3C 3R5, ainsi qu'une ligne directe permanente au numéro de téléphone 1- (204)-775-8896. On peut y voir, en bonne place, les mots [TRADUCTION]

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Adhérez à votre Klan local ou apportez-lui votre aide!, et l'image d'un adepte du Klan à cheval tenant une croix en feu. Il s'agit d'un autre élément de preuve reliant le Klan au numéro de téléphone, à la boîte postale et par conséquent, aux messages.

Le tribunal en arrive donc à la conclusion que les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan ont utilis[é] ou [fait] utiliser un téléphone de façon répétée pour transmettre les messages en cause.

M. Max Deforel, employé de la Société canadienne des postes chargé de la location des boîtes postales, a identifié formellement William James Harcus comme étant la personne à qui il a personnellement loué la boîte postale 2206, celle qui était indiquée dans les messages téléphoniques et qui figurait sur l'affiche des Manitoba Knights of the Ku Klux Klan.

Les témoins ont produit les pièces suivantes :

  1. Pièce HR-20 - La demande de location de la boîte postale 2206, à compter du 1er décembre 1989, signée par Bill Harcus.
  2. Pièce HR-21 - Le reçu de la Société canadienne des postes pour la location de la boîte postale 2206 à W.J. Harcus, signé par M. Deforel, pour la période du 1er décembre 1989 au 30 novembre 1990.
  3. Pièce HR-22 - Une carte de signature autorisée pour le courrier recommandé, signée par Bill Harcus le 17 novembre 1989 et indiquant la B.P. 2206.
  4. Pièces 24 et 25 - Des reçus de paiement pour la boîte postale no 2206 au nom du client W.J. Harcus, pour les périodes du 1er décembre 1990 au 30 novembre 1991, et du 1er décembre 1991 au 30 novembre 1992.
  5. Pièce HR-26 - un imprimé d'ordinateur intitulé [TRADUCTION] État de compte - Info. client - Boîte postale et indiquant le renouvellement de la location de la boîte postale 2206, du 1er décembre 1992 au 1er mars 1993, à W.J. Harcus.

Toutes ces pièces relient William James Harcus à la boîte postale 2206.

M. Terry Gordon McKay, directeur des services de sécurité aux clients de la Société de téléphone du Manitoba, qui avait reçu un subpoena, a déclaré que le numéro de téléphone 775-8896 avait été attribué au hasard par ordinateur à W. Harcus, pièce 5, 1625 Notre Dame Avenue, Winnipeg. Le service a commencé le 15 mars 1991 et pris fin le 31 janvier 1992.

Le témoin a produit une copie certifiée conforme (pièces HR-27 et 28) du relevé de facturation pour le numéro 775-8896, ainsi que du relevé de frais commerciaux pour le même numéro, tous deux indiquant que les comptes étaient adressés à M. W. Harcus et que les paiements avaient été faits jusqu'au défaut survenu le dernier mois du service. Il n'y a pas eu

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d'interruption, le service étant toujours au nom de M. Harcus, pour toute la période du 15 mars 1991 au 31 janvier 1992.

Il ressort donc clairement de la preuve que l'intimé William James Harcus était bien l'abonné au numéro de téléphone grâce auquel les messages en cause ont été transmis, ainsi que le locateur de la boîte présentée, dans les messages et sur l'affiche, comme étant l'adresse postale des Manitoba Knights of the Ku Klux Klan.

En conséquence, le présent tribunal conclut que William James Harcus a, seul ou d'un commun accord avec les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan, utilis[é] ou [fait] utiliser un téléphone de façon répétée pour transmettre les messages à l'origine des plaintes portées en l'espèce.

3. Les messages transmis étaient-ils susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3 (savoir la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion ou l'orientation sexuelle)?

Aux fins de l'analyse de l'effet des messages téléphoniques au sens du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le présent tribunal accepte les définitions des termes haine et mépris adoptées dans l'affaire Commission canadienne des droits de la personne et autres c. Le Western Guard Party et John Ross Taylor, 20 juillet 1979 (l'affaire Taylor). Nous faisons également nôtre la définition du mot exposer retenue dans cette affaire.

Dans l'affaire Taylor, le tribunal a déclaré, à la p. 31:

L'Oxford English Dictionary (édition 1971) définit l'expression hatred (haine) en ces termes:

«active dislike, detestation, enmity, ill-will, malevolence.» (aversion active, détestation, inimitié, malice, malveillance).

et l'expression contempt (mépris) en ces termes:

«the condition of being contemned or despised; dishonour, disgrace.» (le fait d'être méprisé ou dédaigné; déshonneur, disgrâce).

En outre, selon la définition du Concise Oxford Dictionary of Current English (édition de 1990), le mot contempt (mépris) désigne également

«a feeling that a person..is beneath consideration or worthless or deserving scorn or extreme reproach» (le sentiment par lequel on considère quelqu'un comme indigne de considération, d'estime, ou comme moralement ou condamnable).

Dans l'affaire Taylor, le tribunal analyse ainsi, à la p. 29, le sens du mot exposer tel qu'il est utilisé au par. 13(1):

On ne trouve pas habituellement le verbe exposer dans les lois destinées à empêcher la propagande haineuse. Par contre, il est dans la majorité des cas question... de propos insultants ou injurieux, ou de déclarations qui incitent à la haine ou la fomentent.

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Le verbe inciter veut dire attiser; fomenter signifie soutenir activement. Le verbe exposer est un terme plus passif, qui semble indiquer que la personne qui transmet le message n'a pas l'intention de susciter une réaction violente chez la personne qui le reçoit. Exposer à la haine implique également un genre de communication plus subtile et indirecte que l'insulte vulgaire ou le langage injurieux non déguisé. Le verbe exposer signifie: laisser une personne ou une chose sans protection; laisser sans abri ou défense; soumettre au danger, au ridicule, à la censure, etc. En d'autres termes, si un individu crée les conditions propices à la haine, laisse le groupe identifiable exposé à la rancune ou à l'hostilité, s'il le place dans une situation où il risque d'être haï, ou là où la haine ou le mépris sont inévitables, alors cet individu tombe sous le coup du paragraphe 13(1) de la Loi sur les droits de la personne.

Pour analyser les messages en vue de déterminer s'ils abordent des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris..., le tribunal a eu recours aux témoignages et aux rapports de deux témoins experts, Mme Susan Ehrlick, Ph.D., professeur associé de linguistique à l'Université York et Mme Frances Henry, Ph.D., professeur d'anthropologie sociale à la même université.

Mme Ehrlick a procédé à une analyse linguistique des messages et elle a préparé un rapport produit en preuve comme pièce HR-30.

La méthodologie suivie consistait à examiner:

  1. Le sens implicite (c.-à-d. l'expression indirecte d'opinions pour éviter que les propos soient qualifiés de racistes ou de haineux).
  2. Les stratégies sémantiques sous-jacentes: [TRADUCTION] une stratégie sémantique est une propriété du discours orientée vers un but, qui s'actualise habituellement par le recours à différentes modulations fonctionnelles. ...discréditer les groupes politiques représentant des minorités ou les politiques appliquées à leur égard peut avoir pour effet de discréditer des groupes minoritaires sans que ces groupes soient eux-mêmes directement attaqués (p.3).
  3. Structure de surface: choix lexical et structure syntaxique. Il s'agit simplement d'analyser le choix et la variété du vocabulaire utilisé pour décrire les personnes et les phénomènes, ainsi que le mode d'organisation de ces mots dans la phrase.

Mme Henry a également analysé les messages dans un rapport produit en preuve comme pièce HR-32.

Elle a identifié dix thèmes majeurs récurrents qu'elle a divisés en trois catégories :

(1) Thèmes servant à promouvoir la haine:

  1. Racisme biologique et réification de la race
  2. Infériorité culturelle des autres races
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  4. Sentiment anti-immigration
  5. Préjugés contre les Noirs
  6. Préjugés antisémites
  7. Préjugés contre les autochtones
  8. Idéologie anticommuniste

(2) Croyances erronées concernant l'action de l'État.

(3) Menaces de violence.

Elle écrit, à la p. 3 de son rapport:

[TRADUCTION]

Après examen, j'estime que ces messages du KKK constituent de la propagande haineuse dont le but est de promouvoir la race, la haine et la supériorité de la race blanche, de dénigrer les religions autres que le christianisme, de diffamer les cultures autres que les cultures occidentales, ainsi que les efforts que le gouvernement et les hommes politiques consacrent à défendre l'équité et la justice.

Aux fins de la présente décision, et à l'aide des témoignages des plaignants de même que de ceux de Mmes Ehrlick et Henry, le tribunal examinera certains messages sélectionnés.

A la pièce HR-1 figurent les transcriptions de six messages différents obtenus en signalant le numéro de téléphone 775-8896:

Le premier message, entendu le 9 mai 1991, contenait les passages suivants:

[TRADUCTION]

(1) ...les organisations, les programmes et les périodiques voués au statut particulier des minorités, qui portent la responsabilité de la propagation du malaise et la haine raciales entre non-Blancs dans ce pays en prêchant et en enseignant l'égalité sociale humaniste et le mélange...des races.

Le message se poursuivait ainsi:

(2) [TRADUCTION] ...La race nègre et toutes les autres races de couleur au Canada doivent reconnaître qu'ils vivent dans un pays de race blanche grâce à la bienveillance de la race blanche et que celle- ci ne peut et ne cédera jamais à une autre race...le contrôle des affaires vitales et fondamentales de l'État.

(3) Nous faisons aujourd'hui face à une vague massive d'immigration du tiers monde ayant injustement priorité sur les Blancs qui souhaitent entrer au pays pour y apporter leur contribution et qui sont davantage en mesure de s'assimiler culturellement au mode de vie de notre société.

(4) ...des indésirables sous-qualifiés qui sont en tête de liste simplement à cause de la couleur de leur peau.

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(5) Nous refusons de rester là comme des brebis égarées alors que notre pays se détruit peu à peu de l'intérieur. Nous avons toléré trop longtemps la trahison, la dégradation et la saleté.

Le paragraphe (1) est un exemple de ce que Mme Ehrlick appelle le sens implicite. L'attaque ne porte pas directement contre les non-Blancs mais sur les organisations, les programmes et les périodiques qui enseignent l'égalité sociale humaniste et le mélange des races. Il est clairement implicite qu'il s'agit là de deux maux, le langage étant conçu pour identifier les non-Blancs comme la source du problème.

La citation figurant au paragraphe (2) est encore une fois formulée de façon à viser les non-Blancs, dépeints comme une menace devant laquelle la race blanche ne doit pas plier.

Il est donc manifeste que les citations (1) et (2) véhiculent des messages susceptibles d'exposer les non-Blancs au ressentiment, à la malveillance ou à la haine sur la base de leur couleur ou de leur race.

Bien que visant à nouveau les non-Blancs, la citation (3) élargit le champs d'attaque en abordant la question de l'immigration et, en particulier, l'immigration en provenance du tiers monde, soulevant ainsi la question de l'origine nationale ou ethnique.

Le message, en l'occurrence, est limpide: il y a trop d'immigration en provenance du tiers monde (une vague massive), et celle-ci a injustement priorité sur les Blancs qui peuvent apporter une plus grande contribution à ce pays.

Dans la quatrième citation, l'attaque vise carrément ces immigrants traités d'indésirables sous-qualifiés à qui on donne la priorité à cause de la couleur de leur peau.

Les citations (3) et (4) contiennent des messages susceptibles de créer du ressentiment, de la peur et de la haine sur la base de la race, de la couleur et de l'origine nationale ou ethnique.

De plus, le langage brutal employé dans la citation (4) (indésirables sous-qualifiés) est très susceptible d'exposer ces personnes au mépris et de faire en sorte qu'elles soient considérées comme méprisables.

La citation (5), à la fin du message, utilise un langage très fort et émotivement chargé pour laisser entendre que ces forces - les hommes politiques et l'immigration non-blanche en provenance des pays du tiers monde - sont en train de détruire notre pays de l'intérieur. Elle attribue implicitement à ces mêmes forces la trahison, la dégradation et la saleté de notre pays.

Le tribunal conclut donc que ce message est susceptible d'exposer des personnes à la haine et au mépris sur la base de leur race, de leur origine nationale ou ethnique et de leur couleur.

Ces thèmes de la race, de l'immigration du tiers monde et de la couleur sont repris dans la plupart des autres messages enregistrés,

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moyennant quelques variantes et l'introduction occasionnelle de nouveaux thèmes et de nouvelles cibles. Aux fins de la présente décision, sans examiner chacun des messages en détail, nous nous bornerons à faire ressortir certains des points mis en relief dans les messages sélectionnés.

Le message enregistré le 23 mai 1991 (pièce HR-1) contient un appel à l'aide. On y attaque les non-Blancs et leurs groupes de pression en leur reprochant de demander des lois [TRADUCTION] pour faire en sorte qu'ils puissent réussir et acquérir autant que les Blancs.... La voix poursuit:

[TRADUCTION]

Nulle personne douée d'intelligence, qu'elle soit membre du Klan ou non, ne s'oppose à ce qu'ils amassent pouvoir et richesse, pourvu qu'ils le fassent honnêtement et grâce à leur propre initiative. Mais nous nous opposons aux lois qui leur donnent des emplois, des promotions, des bourses d'études et autre statut particulier et privilège par rapport aux Blancs plus qualifiés.

Ce message laisse clairement entendre que les non-Blancs se voient accorder des privilèges qu'on refuse aux Blancs qui les mériteraient davantage. Il est donc susceptible d'exposer les non-Blancs au ressentiment et à la haine sur la base de leur race ou de leur couleur.

Le message enregistré le 10 juillet 1991 (pièce HR-1) introduit subtilement une nouvelle cible. Il s'en prend en effet à ceux qui auraient pris certaines mesures pour faire stopper ces messages. Une personne en particulier est identifiée:

[TRADUCTION]

Lyle Smordin, porte-parole juif du B'Nai Brith, a annoncé la tenue d'une réunion conjointe au cours de laquelle les leaders autochtones et les membres de son groupe de pression chercheraient un moyen quelconque pour empêcher ces messages de vérité de parvenir à leurs destinataires.

La voix poursuit ainsi:

Nous disons à ces plaignards et à ces groupes de pression, faites couper cette ligne et empêchez les Blancs d'exprimer leur point de vue culturel. Plus vous prendrez de telles actions, plus vous apparaîtrez comme les fossoyeurs de la liberté que vous êtes. Les gens comme vous, M. Smordin, comptent parmi les meilleurs instruments dont nous disposions.

Cette attaque contre M. Smordin est clairement méprisante. Dans le contexte, l'accent subtil mis sur sa qualité de porte-parole juif est susceptible de l'exposer au dédain et au mépris sur la base de sa religion.

D'autres messages que nous n'analyserons pas ici en détail visent les peuples autochtones (enregistrement du 20 juin 1991, pièce HR-1), les Noirs (message du 30 juillet, pièce HR-1) et les homosexuels (message du 12 décembre 1991, pièce HR-11).

Dans l'ensemble, les messages introduits en preuve sont, en tout ou en partie, susceptibles d'exposer un certain nombre de groupes ou d'individus,

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identifiables sur la base de la race, de l'origine nationale ou ethnique, de la couleur, de la religion et de l'orientation sexuelle, à la haine ou au mépris.

En conséquence, le présent tribunal en arrive à la conclusion que toutes les plaintes portées contre William James Harcus et les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan sont fondées.

ORDONNANCE

Ainsi qu'il appert de la décision du 16 décembre 1992:

Le tribunal ordonne aux intimés, William (Bill) James Harcus et les Manitoba Knights of the Ku Klux Klan, et à toutes les autres personnes qui sont membres de ce groupement ou agissent en son nom, de cesser d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères de race, d'origine nationale ou ethnique, de couleur, de religion ou d'orientation sexuelle, et de s'abstenir de toute action de ce genre dans l'avenir, partout au Canada.

Fait ce jour de 1992.

Keith C. Norton, président

Roger Bilodeau, membre

Raj Saunder, membre

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