Tribunal canadien des droits de la personne

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LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L.R.C. 1985, ch. H-6 (version modifiée)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

AFFAIRE INTÉRESSANT la plainte déposée conformément à l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

ENTRE

YVONNE CHIANG

la plaignante

et

LE CONSEIL DE RECHERCHES EN SCIENCES NATURELLES ET EN GÉNIE DU CANADA

l'intimé

et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL : Me Sidney N. Lederman, c.r. - Président Jane Banfield - Membre Aase Hueglin - Membre

ONT COMPARU : Me Daniel Russell Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Me Rhea Hoare Avocate de l'intimé

DATES ET LIEU DE L'AUDIENCE : Les 24 et 25 septembre 1991 et le 2 décembre 1991 Toronto (Ontario)

LES FAITS

Le Dr A.J. Kresge est professeur de chimie à l'Université de Toronto. Son épouse, Yvonne Chiang, est assistante à la recherche et collabore souvent avec son mari lors de divers projets de recherche. Elle a participé à la rédaction du tiers des quelque 210 travaux de recherche préparés par le Dr Kresge et celui-ci attribue une grande part de son succès à l'aide qu'il reçoit de son épouse.

Le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (le CRSNG) est une société fédérale créée conformément à la Loi sur le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, L.R.C. 1985, ch. N-21. Son rôle consiste à promouvoir et à soutenir la recherche dans le domaine des sciences naturelles et du génie. Au cours des 75 dernières années, il a constitué la principale source de financement des travaux de recherche effectués dans les universités. Depuis 1974, le Dr Kresge demande et reçoit constamment des fonds du CRSNG pour ses travaux de recherche dans le domaine de la chimie organique.

Jusqu'à 1989, le CRSNG appliquait une politique qui avait pour effet d'empêcher les membres de la famille immédiate des bénéficiaires de subvention de travailler dans le cadre d'un projet financé par une subvention de l'organisme. Cette politique était énoncée dans le Guide des subventions annuel conformément auquel les subventions étaient accordées et administrées. Ainsi, l'article 211 du Guide des subventions de 1988 énonce ce qui suit :

Les bénéficiaires de subvention du CRSNG peuvent utiliser leur subvention de recherche pour payer les salaires ou traitements de personnes qualifiées travaillant à temps plein ou partiel dans leurs laboratoires. Cependant, ils ne peuvent s'en servir pour payer une partie du salaire ou les avantages sociaux du bénéficiaire, des membres de sa famille immédiate, des membres du personnel d'une université admissibles aux subventions du CRSNG ou encore des bénéficiaires d'autre forme d'aide directe du CRSNG. Ils ne peuvent l'utiliser pour employer une secrétaire, mais peuvent s'en servir pour payer les services de dactylographie pour les manuscrits et les rapports.

Il appert de la preuve que cette politique était en vigueur depuis au moins 30 ans lorsqu'elle a été abolie en 1989. Elle était en vigueur lorsque le Dr Kresge s'est joint à l'Université de Toronto en 1974.

Lorsque le Dr Kresge est devenu professeur à l'Université de Toronto, il a été convenu verbalement entre les parties que son épouse travaillerait aussi pour l'Université de Toronto et serait payée par elle. On lui a dit au cours de sa première année que l'université ne pourrait payer que les 5/6 du salaire d'Yvonne Chiang. Cependant, l'université a proposé que le reste du salaire (1/6) soit versé à même les fonds de la subvention du CRSNG, étant donné qu'elle était l'assistante du professeur. En raison de la règle qui interdisait le paiement de fonds aux membres de la famille immédiate des bénéficiaires de subvention, l'université a proposé que Mme Chiang soit payée à même les fonds du CRSNG versés à un

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autre professeur et que le Dr Kresge paie à son tour l'assistant à la recherche de l'autre professeur. En d'autres termes, l'université a proposé une méthode de paiements croisés pour contourner la politique du CRSNG. C'est effectivement de cette façon que l'on a procédé. Le Dr Kresge était au courant du règlement du CRSNG lorsqu'il s'est joint à l'Université de Toronto et il a compris que le mode de paiement proposé par l'université irait à l'encontre de ce règlement. Il a cependant accepté cette façon de procéder, parce qu'elle était conseillée par les administrateurs de l'université. C'est ce mode de paiement qui a été utilisé pour payer Mme Chiang comme assistante à la recherche jusqu'en septembre 1986, lorsque les administrateurs alors en poste de l'université y ont mis un terme, jugeant qu'il allait à l'encontre du règlement.

Par la suite, du 1er décembre 1986 au 1er août 1989 (cette dernière date étant la date à laquelle le CRSNG a annoncé l'abolition de sa politique), Yvonne Chiang a exécuté des travaux de recherche pour le Dr Kresge sans recevoir quoi que ce soit de la subvention de recherche que celui-ci a obtenue. Pendant cette période-là, l'université n'a versé aucune partie du salaire de Mme Chiang. Le Dr Kresge a tenté en vain de trouver des fonds pour le travail de son épouse. Il s'est finalement plaint à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et c'est à la suite de cette plainte que le Conseil a accepté d'abolir son règlement.

LA PLAINTE

Mme Chiang est la plaignante en l'espèce et soutient qu'en raison de la politique discriminatoire qu'il a appliquée de 1986 à 1989, le CRSNG a violé l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) en faisant montre de discrimination fondée sur la situation de famille ou l'état matrimonial et la Commission demande maintenant, au nom de la plaignante, une réparation à l'égard de la perte de revenus subie.

LA POSITION DU CRSNG

Selon le CRSNG, sa politique n'était pas discriminatoire, étant donné qu'elle constituait un motif justifiable au sens de l'alinéa 15g) de la LCDP. Le CRSNG soutient que la restriction découlant de sa politique relative à l'emploi des membres de la famille immédiate a été imposée de façon sincère et dans le but de sauvegarder les deniers publics. Il allègue qu'il était nécessaire, d'un point de vue objectif, de veiller à ce que les fonds soient utilisés de façon prudente et économique.

Le conseil du CRSNG se compose de vingt-deux membres dont bon nombre sont d'éminents chercheurs et des conseillers de direction. Il existe cinquante comités de sélection des subventions qui examinent les demandes et formulent des recommandations au sujet des subventions à accorder en se fondant sur la compétence des personnes et sur le travail proposé.

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Le conseil semble avoir révisé trois fois sa politique antinépotisme lorsque des plaintes ont été formulées à son sujet. En 1981 et, à nouveau en 1984, il a cherché à atteindre un équilibre entre la nécessité de protéger les droits de la personne et l'importance d'appliquer une politique contre le népotisme. En 1984, le Dr Brochu, secrétaire générale du CRSNG, a écrit à la Commission canadienne des droits de la personne pour lui faire part du problème et lui demander si la politique allait à l'encontre de la LCDP. Le 6 novembre 1984, elle a reçu de la Commission canadienne des droits de la personne une réponse qui lui a semblé un peu équivoque. Voici le texte de cette réponse :

[TRADUCTION]

Le 21 septembre dernier, vous avez écrit à Hanne Jensen, directeur de la Direction des plaintes et de la mise en oeuvre, pour lui demander son avis au sujet du paragraphe 217 de l'édition 1985-1986 du Guide des subventions du CRSNG. Votre lettre m'a été envoyée pour que j'y réponde.

Vous avez demandé si, compte tenu des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne concernant la situation de famille, le paragraphe 217 pourrait violer la Loi. En toute franchise, ce serait peut-être le cas, s'il n'était pas possible d'invoquer l'existence d'une exigence professionnelle justifiée.

Cependant, il me semble qu'il peut y avoir des cas où des membres de la famille immédiate sont aussi des collègues qui travaillent dans le même domaine de recherche ou dans un domaine complémentaire. Dans ces cas-là, une application plus souple du paragraphe 217 serait peut-être justifiée.

J'espère que ces commentaires vous seront utiles tant pour vous que pour le conseil. Si vous désirez discuter plus longuement de cette question, vous pouvez me rejoindre au ...

Le conseil a étudié cette question les 15 et 16 janvier 1985 et envisagé diverses options. Il a décidé de maintenir sa politique, c'est-à- dire de [TRADUCTION] continuer à interdire aux bénéficiaires de subvention d'utiliser les fonds du CRSNG pour payer des membres de leur famille immédiate. En octobre 1987, le CRSNG a étudié à nouveau la question et en est arrivé à la conclusion suivante que l'on peut lire dans le procès- verbal de la réunion :

[TRADUCTION]

Après un débat assez animé, le conseil a décidé (par un vote partagé) de maintenir en vigueur le règlement interdisant aux bénéficiaires de subvention d'utiliser les fonds des subventions pour payer un salaire aux membres de leur famille. Cependant, il a été décidé que le président pouvait faire des exceptions à cette règle dans les cas spéciaux.

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Toutefois, on n'a pas avisé les éventuels bénéficiaires de subvention du fait qu'il pourrait y avoir des exceptions à la politique. Aucun critère n'a été élaboré à l'égard de ces exceptions. En fait, le CRSNG n'a jamais permis à qui que ce soit de déroger à sa politique.

Les choses en étaient là lorsque le Dr Kresge et Yvonne Chiang ont déposé leur plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne en 1988. Le 18 mai 1989, la Commission a écrit au CRSNG pour lui faire savoir que l'affaire devrait être réglée par la conciliation. Pour le Dr Brochu, la Commission indiquait par là qu'à son avis, la politique du CRSNG violait la Loi. C'est à ce moment-là que le conseil a décidé d'abroger la disposition. Le 14 juillet 1989, le CRSNG a fait parvenir une circulaire administrative aux agents des subventions de recherche des universités canadiennes pour les aviser de l'abolition de la politique :

[TRADUCTION]

J'attire votre attention sur le fait que le CRSNG a été avisé que son règlement interdisant aux bénéficiaires de subvention d'utiliser les fonds des subventions pour rémunérer des membres de leur famille allait à l'encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Nous avons donc supprimé du Guide des subventions tous les renvois aux membres de la famille. En conséquence, les politiques des universités s'appliqueront. Je vous rappelle le paragraphe 208, qui concerne les conflits d'intérêts; lorsqu'elles embauchent des membres d'une même famille, dans la mesure où leurs politiques le leur permettent, les universités devraient veiller à éviter tout conflit ou toute possibilité de conflit d'intérêts.

PRESTATION DE SERVICES

La première question est celle de savoir si le CRSNG fournissait des services au sens de l'article 5 de la LCDP. Même s'il ne s'agit pas d'une question vivement contestée par l'intimé, il importe de se demander si une activité gouvernementale ou publique qui a pour effet de conférer un avantage constitue un service.

Voici le libellé de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public :

  1. d'en priver un individu;
  2. de le défavoriser à l'occasion de leur fourniture.

Dans Procureur général du Canada c. Cumming (Bailey), [1980] 2 C.F. 122 (1re inst.), où le procureur général du Canada a présenté une

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demande en vue d'empêcher le Tribunal d'examiner la plainte de la plaignante (plainte de discrimination fondée sur le sexe), la Cour fédérale s'est demandé si les déductions pour personnes mariées qui sont prévues à l'alinéa 109(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, constituaient des services. La Cour a statué que le libellé de la Loi [LCDP] est large et [que] tant par son objet que par son but, la Loi ne demande pas une interprétation stricte. Pour déterminer le sens du mot service, il convient de se reporter à la décision qu'a rendue le Tribunal de première instance dans Bailey et al. c. Ministre du Revenu national (1980), 1 C.H.R.R. D/193, où le président Cumming a examiné diverses définitions de dictionnaire ainsi que l'arrêt Lodge et al. c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1978] 2 C.F. 458. A la page D/213, le président a écrit ce qui suit :

La souveraineté populaire signifie que le gouvernement est au service du peuple. Dans un pays moderne et pluraliste, bien que la plupart des biens et services soient produits et fournis par des particuliers ou des entités ou groupes privés, les autorités publiques réglementent l'activité économique et produisent et fournissent aussi des biens et services. Le gouvernement fédéral fournit des services à la population en général à la fois par l'adoption de mesures législatives (ex., les allocations familiales) et en s'acquittant de ses responsabilités telles que les définissent les lois adoptées par le Parlement (par ex., en fournissant l'information et les formules pertinentes aux citoyens pour qu'ils puissent toucher les allocations familiales, en expédiant les chèques, etc.).

Dans l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique même, il est question de services (art. 106), par l'entremise de la Fonction publique. Le Parlement a adopté des lois relatives à ces services, notamment le Public Service Inventions Act (Loi sur les inventions des fonctionnaires), le Public Service Employment Act (Loi sur l'emploi dans la Fonction publique), le Public Service Staff Relations Act (Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique) et le Public Service Superannuation Act (Loi sur la pension de la Fonction publique). On désigne couramment du nom de service certaines divisions administratives du gouvernement fédéral,...

A la page D/214, le président a ajouté les commentaires suivants :

... je statuerais que la Loi canadienne sur les droits de la personne s'applique aux gestes des fonctionnaires dans l'accomplissement de leurs fonctions en vertu de dispositions statutaires (qui en elles-mêmes ne font pas de distinction illicite) selon lesquelles ces fonctionnaires doivent exercer un pouvoir discrétionnaire.

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Dans LeDeuff c. La Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1987), 8 C.H.R.R. D/3690, il s'agissait d'une plainte formulée contre un agent d'immigration, qui avait choisi le nom du plaignant parmi les noms d'une liste de personnes accusées d'avoir commis une infraction criminelle parce que ce nom ne semblait pas canadien. Le Tribunal s'est demandé si la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada fournissait un service destiné au public et, dans l'affirmative, si l'article 5 de la LCDP s'appliquait. Au paragraphe 29210, le Tribunal s'est prononcé en ces termes :

Le présent Tribunal est d'opinion que la Commission de l'Emploi et de l'Immigration du Canada tient ses pouvoirs d'une loi adoptée par le Parlement du Canada. Cette loi est d'application générale et lorsque le Gouvernement du Canada applique une loi d'application générale, il fournit un service destiné au public. La Commission de l'Emploi et de l'Immigration du Canada accomplissait un devoir officiel comme agent de la Couronne, elle offrait donc son service destiné au public.

Dans cette cause-là, le Tribunal a donc statué que la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada fournissait un service destiné au public et devait s'abstenir de commettre un acte discriminatoire prohibé.

Dans Anvari c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1989), 10 C.H.R.C. D/5816, le plaignant Anvari a déposé une plainte de discrimination fondée sur une déficience, laquelle discrimination était contraire à l'alinéa 5b) de la LCDP. Il avait demandé le statut d'immigrant reçu conformément au Programme RAN qu'avait instauré la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada. Sa demande a d'abord été approuvée selon ce Programme, sous réserve d'un examen médical. Cependant, il s'est vu refuser le statut d'immigrant reçu plus tard, lorsque le médecin l'a jugé inadmissible en raison de son état de santé.

La deuxième question que le Tribunal s'est posée était celle de savoir si les fonctionnaires qui ont participé à l'étude des demandes de statut d'immigrant reçu selon la politique du Programme RAN fournissaient un service destiné au public au sens de l'article 5 de la LCDP. Le Tribunal a souligné que la Loi sur l'immigration a pour objet général la prestation d'un service public et que, selon cette Loi, les fonctionnaires remplissaient une obligation officielle à titre de mandataires de la Couronne et fournissaient donc un service destiné au public.

Au paragraphe 42273, le Tribunal a ajouté ce qui suit :

Le fait pour les personnes assujetties au Programme RAN - qui devaient avoir recours aux services du personnel de l'immigration - de former un groupe particulier et spécial ne leur enlève pas leur statut de membres du grand public. Autrement, ce serait dire que toutes les personnes qui appartiennent à un groupe spécial ne sont plus membres de la

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collectivité dans son ensemble, ce qui ouvrirait la porte à toute sorte d'actes discriminatoires.

Le Tribunal de révision a confirmé la décision du Tribunal de première instance dans Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada c. Anvari, décision non publiée, DT 2/91, 23 avril 1991.

Dans Singh c. Ministère des Affaires extérieures, [1989] 1 C.F. 430 (C.A.), une des questions en litige était celle de savoir si le ministère des Affaires extérieures et la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada fournissaient des services destinés au grand public lorsqu'ils ont décidé à qui ils devraient accorder un visa de visiteur afin de permettre aux proches parents de parrainer des membres de leur famille en vue de l'obtention du statut d'immigrant reçu. La Cour d'appel fédérale a décidé que le ministère des Affaires extérieures et la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada fournissaient des services destinés au public. A la page 440 de la décision, la Cour a statué comme suit :

On peut à vrai dire soutenir que les termes qualificatifs de l'article 5

... le fournisseur de ... services ... destinés au public ...

ne peuvent jouer qu'un rôle limitatif dans le contexte des services qui sont rendus par des personnes physiques ou par des personnes morales et que, par définition, les services que rendent les fonctionnaires publics aux frais de l'État sont des services destinés au public et qu'ils tombent donc sous le coup de l'article 5.

Pour déterminer si le rôle que le CRSNG joue est un service destiné au public, il faut tenir compte de plusieurs points. La Cour suprême du Canada a répété à maintes reprises que la LCDP doit recevoir une interprétation large. En outre, selon l'arrêt Singh, il semble que, par définition, les services rendus par un fonctionnaire constituent des services au sens de l'article 5 et que les mots restrictifs de cette dernière disposition visent le secteur privé. Le CRSNG est un organisme fédéral régi par les lois fédérales et ses membres sont engagés comme fonctionnaires aux frais de l'État pour distribuer des fonds de source fédérale afin de promouvoir et de soutenir la recherche dans le domaine des sciences naturelles.

L'article 4 de la Loi sur le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, L.R.C. 1985, ch. N-21, décrit le rôle du CRSNG comme suit :

(1) Le Conseil a pour mission :

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  1. de promouvoir et de soutenir la recherche dans le domaine des sciences naturelles et du génie, à l'exclusion des sciences de la santé;
  2. de conseiller le ministre, en matière de recherche, sur les questions que celui-ci a soumises à son examen.

L'objet de la Loi et le mandat confié au Conseil sont vastes. D'après les arrêts Bailey et LeDeuff, les tribunaux ont jugé que, lorsqu'une loi est formulée en termes généraux, un service destiné au public est fourni.

Le fait que la Loi vise un groupe précis de personnes, en l'occurrence, les spécialistes en sciences naturelles, ne signifie nullement qu'un service habituellement destiné au public n'est pas fourni. Compte tenu de l'arrêt Anvari, si l'on en arrivait à une conclusion différente, cela voudrait dire que les spécialistes des sciences naturelles perdraient leur statut de membres de la société. Étant donné le mandat général de la Loi, le fait que le CRSNG est un agent de la Couronne et que la LCDP doit recevoir une interprétation large, nous sommes d'avis que les activités du CRSNG constituent des services au sens de l'article 5 de la LCDP.

Acte discriminatoire

Mme Chiang s'est vu refuser de façon indirecte l'avantage découlant d'un emploi rémunéré comme chercheur en raison de la politique du CRSNG qui interdisait aux bénéficiaires de ses subventions de recherche d'utiliser une partie des fonds pour payer un salaire à des membres de leur famille immédiate. Il n'y a aucun doute sur le fait qu'il s'agit là d'un acte discriminatoire fondé sur un motif de distinction illicite, soit la situation de famille ou l'état matrimonial.

Défense de motif justifiable

L'intimé s'est fondé sur l'exception à la liste des motifs de distinction illicite de la LCDP. L'alinéa 15g) de cette Loi énonce qu'une pratique ayant pour effet de refuser un service, selon l'article 5, n'est pas discriminatoire si elle est fondée sur un motif justifiable. Bien que peu de décisions aient été rendues au sujet de la défense de motif justifiable en ce qui a trait aux services, nous pouvons faire une analogie avec les défenses de l'exigence professionnelle justifiée (EPJ) et de l'exigence professionnelle réelle (EPR) qui sont invoquées en matière d'emploi. Dans P.G. Canada c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a considéré la défense EPJ et la défense de motif justifiable, à l'égard des services et installations selon l'alinéa 15g) de la LCDP, comme des termes de même portée.

La Cour suprême du Canada a examiné pour la première fois une EPR [c'est-à-dire une EPJ] d'origine législative dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202. Dans cette cause-

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là, la politique contestée obligeait les pompiers à prendre leur retraite à l'âge de 60 ans. L'employeur a soutenu que cette exigence constituait une EPJ et non une distinction au sens des dispositions pertinentes du Code des droits de la personne de l'Ontario, L.R.O. 1980, ch. 340.

La Cour a appliqué un critère à deux volets pour déterminer si la retraite obligatoire à l'âge de 60 ans était effectivement une exigence professionnelle justifiée. Le critère comportait un élément subjectif et un élément objectif. Selon l'élément subjectif, l'exigence professionnelle doit être imposée de bonne foi et avec la conviction sincère qu'elle vise à assurer la bonne exécution du travail en question et non à aller à l'encontre des objectifs du Code. Selon l'élément objectif, l'exigence doit se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question. La Cour a résumé ce critère comme suit à la page 208 :

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Le critère doit être établi selon la norme de preuve habituelle, c'est-à-dire selon la balance des probabilités. Dans l'affaire Etobicoke, la Cour a décidé que la preuve était plutôt impressionniste et ne suffisait pas pour établir le critère. Elle a donc rendu un jugement en faveur du plaignant.

Le critère établi dans l'arrêt Etobicoke a généralement été appliqué dans les décisions subséquentes et peut être adopté dans le contexte de la prestation de services. Le Tribunal canadien des droits de la personne a examiné brièvement l'affaire Etobicoke dans le contexte de la prestation de services dans Druken c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1987), 8 C.H.R.R. D/4379 (Trib. can.). Dans cette cause-là, le litige portait sur le refus de payer des prestations d'assurance-chômage aux personnes qui étaient mariées avec leur employeur, paiement interdit selon l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. 1985, ch. U-1. Le président, Me H. Fraser, a décidé que le Tribunal n'était pas convaincu que l'intimée avait adopté des mesures administratives pouvant faire baisser le nombre de profiteurs éventuels. Même s'il ne l'a pas dit en toutes lettres, le Tribunal semble indiquer par là que l'employeur est tenu de tenter par des méthodes administratives de

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réduire les possibilités d'abus et que, lorsqu'il ne l'a pas fait, l'argument fondé sur le motif justifiable sera rejeté.

A la page D/4384, le Tribunal a ajouté ce qui suit :

Pour qu'un service normalement à la disposition du grand public soit refusé, il faut que ce refus soit justifié et fondé sur la plus solide des preuves. La décision doit s'appuyer sur des faits dans chaque situation, et non pas s'appliquer d'une façon généralisée à un groupe particulier de personnes.

Dans Ville de Brossard c. Québec (Commission des droits de la personne) (1989), 10 C.H.R.R. D/5515 (C.S.C.), la Cour suprême du Canada a à nouveau examiné la défense d'exigence professionnelle justifiée dans un cas de discrimination. La Cour a décidé à l'unanimité que la ville de Brossard a fait montre de discrimination à l'endroit de Line Laurin lorsqu'elle a refusé de l'embaucher en raison de sa politique antinépotisme, selon laquelle elle n'avait pas le droit d'engager les membres de la famille immédiate du personnel existant. Line Laurin avait postulé un emploi de sauveteur et sa mère travaillait déjà comme secrétaire au poste de police.

Selon l'article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., 1977, ch. C-12, la discrimination fondée sur l'état civil est interdite. La ville a soutenu que la politique antinépotisme était nécessaire pour éviter le favoritisme ou toute apparence de favoritisme dans l'embauche et constituait donc une EPJ en matière d'emploi.

S'exprimant au nom de la Cour, le juge Beetz a proposé, à la page D/5535, un critère à deux volets pour établir l'existence d'une aptitude ou qualité exigée de bonne foi pour un emploi au sens de la Charte du Québec (qui est semblable à la défense de motif justifiable selon la LCDP) :

  1. L'aptitude ou la qualité a-t-elle un lien rationnel avec l'emploi en question? C'est là un moyen de déterminer si le but visé par l'employeur en établissant l'exigence convient objectivement au poste en question...
  2. La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question.

Fondamentalement, il s'agit d'un critère identique à celui qui a été articulé dans l'affaire Etobicoke. Cependant, le deuxième élément du

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critère donne à penser que l'employeur doit, en pratique, chercher une solution de rechange raisonnable à la règle. Dans ses motifs concordants, le juge Wilson a dit en toutes lettres que la politique dont il est question dans l'affaire Brossard ne peut être une EPJ, si d'autres solutions de rechange existent. Voici comment elle s'exprime à la page D/5558 :

Il me semble que, compte tenu de la nature du droit violé par une politique antinépotisme, c.-à-d. le droit, garanti par l'art. 10, de ne pas être victime de discrimination, l'adoption d'une interdiction totale n'est pas raisonnablement nécessaire pour éviter que l'intégrité de l'administration municipale soit menacée. la ville peut éviter cette menace en recourant aux moyens moins draconiens que j'ai proposés.

La Cour a finalement décidé que la politique antinépotisme de la ville ne constituait pas une EPJ, parce que la politique d'embauche de la ville était une règle générale qui n'admettait aucune exception. La Cour a dit que la politique était inexorable et que, appliquée à Line Laurin, elle revenait à tuer une mouche avec un masse.

Le concept selon lequel, d'après le deuxième volet du critère relatif à une EPJ, il faut se demander dans quelle mesure l'employeur a envisagé des solutions de rechange à la politique discriminatoire, est renforcé dans la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Ville de Saskatoon, [1989] 2 R.C.S. 1297. Dans cette cause-là, les faits étaient semblables à la situation de l'affaire Etobicoke, c'est-à-dire qu'il s'agissait aussi d'une politique forçant les pompiers à prendre une retraite anticipée.

Cependant, contrairement à ce qui s'est passé dans l'arrêt Etobicoke, l'employeur avait permis que l'on fasse passer des tests à chacun des pompiers pour déterminer s'ils étaient aptes à travailler. La Cour a statué que l'employeur s'était acquitté du fardeau de la preuve requis par le critère de l'EPJ et que la politique sur la retraite obligatoire n'était donc pas discriminatoire. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Sopinka a écrit ce qui suit :

Quoiqu'il ne soit pas absolument nécessaire de faire subir des tests à chaque employé, il se peut que l'employeur ne parvienne pas à s'acquitter de l'obligation qui lui incombe de prouver le caractère raisonnable de l'exigence s'il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il ne lui a pas été possible de traiter les employés individuellement, notamment en administrant des tests à chacun d'eux. S'il existe une solution pratique autre que l'adoption d'une règle discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi d'une manière déraisonnable en n'adoptant pas cette autre solution. (pp. 1313-1314).

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La Cour suprême du Canada semble avoir établi fermement que, pour déterminer si une EPJ a été prouvée, il faut se demander, entre autres choses, si l'employeur a examiné des solutions de rechange à l'égard de l'acte discriminatoire. Cependant, dans la décision qu'elle a récemment rendue dans Alberta (Human Rights Commission) c. Central Alberta Dairy Pool, [1990] 12 C.H.R.R. D/417, la Cour suprême fait une distinction entre les cas où l'employeur est tenu de faire des accommodements et les cas où cette obligation n'existe pas. Dans Central Alberta Dairy Pool, la Cour s'est également demandé si la décision qu'elle avait rendue dans Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, était bien fondée, du moins l'aspect selon lequel l'obligation d'accommodement ne constitue pas un élément du critère de l'EPJ. Dans l'affaire Bhinder, la politique par laquelle l'intimée obligeait les employés à porter un casque de sécurité sur le chantier a été considérée comme une EPJ, même s'il avait été possible d'accorder une exemption au plaignant pour tenir compte de ses croyances religieuses. Dans Central Alberta Dairy Pool, la Cour n'était pas unanime sur cette question, le juge Wilson, qui a rédigé le jugement, étant du même avis que le juge Dickson, juge en chef, et les juges L'Heureux-Dubé et Cory. Le juge Sopinka, qui en est arrivé à la même conclusion, mais pour des raisons différentes, a rédigé un jugement distinct auquel ont souscrit les juges LaForest and McLachlin.

Dans Central Alberta Dairy Pool, il s'agissait de savoir si l'employeur était tenu d'accéder à la demande du plaignant, qui voulait avoir un congé sans solde le lundi de Pâques, jour de fête religieuse. Après avoir examiné la décision qu'elle avait précédemment rendue dans Bhinder, la Cour a jugé que celle-ci était bien fondée et qu'elle avait eu raison de dire que, lorsque l'EPJ est établie, l'employeur n'est pas tenu de faire des accommodements. La Cour a ajouté que la décision rendue dans l'affaire Bhinder était mal fondée, dans la mesure où elle avait pour effet d'appliquer le même principe aux cas de discrimination indirecte, où il est nécessaire de se demander si l'employeur aurait pu accommoder l'employé sans s'imposer de contrainte excessive.

Le juge Wilson a expliqué comme suit la raison pour laquelle il y avait lieu de faire la distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte lorsqu'une preuve prima facie de discrimination a été établie (p. D/435) :

La raison d'être de cette distinction ressort aisément, à mon avis, de la conclusion de la majorité dans Bhinder portant que l'employeur n'a pas d'obligation d'accommodement quand est démontrée l'existence d'une EPN [c'est-à-dire une EPJ]. Il en est ainsi parce que l'EPN a comme caractéristique essentielle d'être déterminée par rapport à l'exigence professionnelle et non par rapport aux caractéristiques d'un individu. Il n'y a donc pas place à l'accommodement : la règle demeure ou tombe en entier. Par conséquent, si la majorité dans l'arrêt Bhinder avait conclu, comme elle aurait probablement dû le faire, que la

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règle du port du casque de sécurité n'était pas une EPN suivant le critère établi dans l'arrêt Etobicoke, la logique de la méthode fondée sur l'EPN aurait exigé que la règle soit annulée même à l'égard des travailleurs pour lesquels elle n'avait aucun effet discriminatoire. Ces anomalies sembleraient alors à la fois superflues et contraires à l'objectif poursuivi.

Pour ces motifs, je suis d'avis que l'arrêt Bhinder est bien fondé lorsqu'il énonce que l'accommodement n'est pas un élément du critère de l'EPN et qu'une fois démontrée l'existence d'une EPN, l'employeur n'a pas d'obligation d'accommodement. En revanche, cet arrêt est mal fondé dans la mesure où il applique ce principe à un cas de discrimination indirecte. Il en résulte finalement que, lorsqu'une règle crée une discrimination directe, elle ne peut être justifiée que par une exception légale équivalente à une EPN, c'est-à-dire un moyen de défense qui envisage la règle dans sa totalité. (Je souligne au passage que les codes de droits de la personne au Canada contiennent tous une disposition d'exception fondée sur l'EPN.) Par contre, lorsqu'une règle crée une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l'employeur aurait pu composer avec l'employé lésé sans subir des contraintes excessives.

Le juge Wilson a dit que la présence obligatoire le lundi était une politique apparemment neutre dont l'application avait indirectement pour effet de défavoriser le plaignant. La Cour a statué que l'employeur était tenu d'accommoder l'employé dans la mesure où il ne s'imposait pas de contrainte excessive et qu'il ne s'était pas conformé à cette obligation.

Bien qu'il en soit arrivé à la même conclusion que le juge Wilson, le juge Sopinka était d'avis que l'obligation d'accommodement doit être examinée dans le contexte de la défense EPJ. Il n'était pas d'accord avec la distinction qu'a proposée le juge Wilson, soutenant que la loi ne prévoit aucune distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte et que l'EPJ s'applique indistinctement à toutes les formes de discrimination. Il a cité un long extrait de l'ouvrage de Walter S. Tarnopolsky et William F. Pentney intitulé Discrimination and The Law, 5e supplément cumulatif (Don Mills, Ontario : DeBoo, septembre 1989) pour démontrer qu'il ne convient pas de faire la distinction pour déterminer si une EPJ a été établie. Voici l'extrait qu'a cité le juge Sopinka :

[TRADUCTION]

Bien que l'on avance que cet argument se défend logiquement, on ne s'y étendra pas parce qu'il représente une dérogation radicale à l'arrêt Bhinder. Nous examinerons plutôt une autre approche, qui laisse place à l'obligation d'accommodement dans la défense fondée sur l'EPN. Jusqu'à

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présent, le droit canadien reconnaît deux façons d'aborder la défense basée sur l'EPN. La première demande que l'employeur apprécie la situation de son employé de façon individuelle pour justifier une EPN. Selon la seconde approche, l'employeur peut justifier une EPN visant une catégorie de gens lorsque celle-ci est définie par référence à l'un des motifs de distinction illicite, dans des situations où il n'est pas pratique ou possible d'évaluer les employés individuellement. Bien que le droit actuel soit plutôt ambigu à cet égard, d'aucuns croient qu'une EPN individualisée devrait généralement être privilégiée et qu'une EPN visant une catégorie de personnes ne sera reconnue que lorsque entrent en jeu la sécurité publique et le risque des défaillances humaines imprévisibles. (pp. D442/443)

Le juge Sopinka a déclaré que la Cour était justifiée de dire, dans l'affaire Bhinder, que lorsqu'une défense EPJ est établie, il n'y a aucune raison de faire passer des tests à chaque employé. Cependant, ce qu'il faut surtout se demander, c'est comment l'EPJ est établie. Le juge a dit clairement qu'une partie doit démontrer qu'aucune autre solution de rechange raisonnable n'existe pour pouvoir invoquer avec succès une défense EPJ. Voici comment il s'exprime à la page D/444 :

L'employeur qui veut se prévaloir d'une règle générale ayant pour effet d'établir une discrimination fondée sur la religion doit démontrer qu'il a considéré les répercussions de cette règle sur les pratiques religieuses de ceux à qui elle s'applique, et qu'il n'existait aucune solution raisonnable qui ne lui aurait imposé des contraintes excessives. Ce qui est raisonnable dans ces circonstances est une question de fait. Si l'employeur n'arrive pas à expliquer pourquoi il ne peut composer individuellement avec ses employés, sans contrainte excessive pour lui, on conclura ordinairement qu'il ne s'est pas acquitté de son obligation d'accommodement et que l'EPN [c'est-à-dire l'EPJ] n'a pas été établie.

La question de savoir dans quels cas la Cour doit, avant d'accepter une défense EPJ, se demander si l'employeur a examiné des solutions de rechange raisonnables ne semble donc pas être définitivement réglée. A notre avis, la position du juge Sopinka est très sensée et ressort de façon moins explicite dans les causes précédentes que nous avons passées en revue dans les présents motifs. Cependant, le raisonnement du juge Wilson représente la décision majoritaire de la Cour sur cette question dans l'affaire Central Alberta Dairy Pool et doit être respecté.

S'il est nécessaire de faire une distinction avec l'arrêt Central Alberta Dairy Pool, il nous semble qu'il s'agit ici d'un cas de discrimination directe apparente pour un motif illicite. D'après le raisonnement du juge Wilson, le critère de l'EPJ doit être appliqué et

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demeure ou tombe en entier. La preuve n'indique nullement que la politique antinépotisme du CRSNG n'a pas été adoptée de bonne foi et avec la conviction sincère que la restriction était nécessaire et raisonnable. Cependant, quant au second volet du critère, il nous apparaît impossible de conclure que la politique était objectivement liée au service fourni, la preuve étant insuffisante sur ce point; la défense de motif justifiable doit donc être rejetée.

L'intimé a soutenu qu'il devait appliquer la politique antinépotisme pour veiller à ce que les deniers publics soient affectés de façon responsable et à ce que le contribuable ait le sentiment que les fonds des subventions sont dépensés à des fins appropriées. Cependant, il a déjà été décidé qu'une EPJ ne peut être fondée sur une perception de préjugé ou de conflit d'intérêts : Cashin c. Société Radio-Canada (1988) 86 N.R. 24 (C.A.F.). L'avocat de l'intimé a ajouté que le CRSNG est une petite organisation qui ne peut assurer une vérification serrée de la façon dont les fonds qu'il a distribués sous forme de subventions sont utilisés. Il compte sur les universités sur ce point. On peut se demander pourquoi l'on présume que les fonds ne seront pas utilisés à bon escient si des membres compétents de la famille immédiate sont embauchés comme chercheurs. L'intimé n'a présenté aucune preuve indiquant qu'il y a eu dans le passé des problèmes touchant les liens conjugaux et l'utilisation abusive des subventions. A tout événement, par mesure de prudence, il suffit, à notre avis, que l'université ou le CRSNG s'assure que le chercheur a toute la compétence voulue, ce qui peut se vérifier aisément, même dans le cas d'un organisme dont le personnel est peu nombreux.

Même s'il y avait une preuve quelconque justifiant une politique générale antinépotisme, l'intimé n'a aucunement démontré que des exceptions à la règle antinépotisme seraient parfois acceptées. Dans Lang c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (1990), 12 C.H.R.R. D/265, le Tribunal canadien des droits de la personne a décidé que, lorsque des dispositions générales, comme une règle antinépotisme, s'appliquent, il faut prévoir des critères indiquant les cas où des exceptions à la règle peuvent être acceptées. Dans l'affaire Lang, le plaignant n'a pas été avisé du fait que des exceptions à la règle antinépotisme existaient ni de la façon dont il pouvait invoquer une exception. Le Tribunal a jugé qu'il n'y avait pas de motif justifiable à l'appui de la discrimination dont Mme Lang avait été victime. La Cour d'appel fédérale a confirmé la décision rendue dans l'affaire Lang dans (1991) 80 D.L.R. (4th) 637 et décidé que les dispositions générales comme celles de l'affaire Lang étaient discriminatoires à première vue. Dans l'affaire Brossard, précitée, la Cour suprême du Canada a statué qu'une pratique fondée sur un but justifiable ne doit pas être d'une sévérité disproportionnée pour constituer une EPJ. (Voir également Dunmall c. CAF, DT 15/91, 25 octobre 1991).

Il appert de la preuve présentée à l'audience que Mme Chiang ignorait que le CRSNG permettrait des exceptions à la règle antinépotisme. En outre, la preuve a révélé que le CRSNG n'a jamais créé d'exception à la

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règle antinépotisme ni n'a mis en place de mesures administratives non liées à une disposition générale.

Selon le raisonnement qu'a suivi le juge Sopinka dans les affaires Saskatoon et Central Alberta Dairy Pool, l'employeur (ou le fournisseur de services) qui désire se prévaloir d'une règle générale ayant des effets discriminatoires doit établir que l'on a tenu compte des répercussions que la règle aurait sur les personnes susceptibles d'être défavorisées et qu'il n'existait pas de solution de rechange raisonnable qui n'imposerait pas de contrainte excessive pour l'employeur (ou le fournisseur de services). Compte tenu de la preuve indiquant que le CRSNG n'avait pas établi de critères concernant les exceptions à la politique antinépotisme, nous sommes d'avis que le Conseil n'a pas examiné de solutions de rechange raisonnables. Pour ces motifs, le CRSNG n'a donc pas établi la condition préalable à l'existence d'un motif justifiable.

Le préjudice

En raison de la pratique discriminatoire du CRSNG, Yvonne Chiang n'a pu bénéficier, de décembre 1986 au 1er août 1989, de fonds de recherche qui auraient dû être mis à sa disposition. Elle a fait son travail de recherche pendant toute cette période même si elle n'était plus payée à même les fonds du CRSNG (bien que, en 1988 et en 1989, son mari ait obtenu des fonds pour elle à même les subventions que lui a versées l'American Chemical Society) et, en conséquence, la réparation à accorder en l'espèce est plutôt une restitution. D'après les faits établis devant nous, Mme Chiang devrait simplement être rémunérée pour le travail qu'elle a fait. Il n'est donc pas question ici d'atténuation. Même dans le cas contraire, nous sommes d'avis qu'aucun élément de la preuve n'indique qu'elle aurait raisonnablement pu atténuer le préjudice qu'elle a subi, étant donné qu'aucun autre travail équivalent ne lui a été offert. On l'a également incitée à croire que l'université mettrait des fonds à sa disposition si elle poursuivait son travail. Cependant, ce n'est pas ce qui s'est produit.

A notre avis, l'intimé devrait verser à la plaignante une somme de 59 982,31 $, à l'égard du salaire qu'elle a perdu (compte tenu des fonds qu'elle a reçus de l'American Chemical Society) au cours de la période allant de décembre 1986 au mois d'août 1989. En outre, une indemnité de 1 000 $ est accordée à la plaignante selon l'alinéa 53(3)b) de la LCDP pour le préjudice moral dont elle a souffert. L'intimé paiera des intérêts sur ces deux montants. Il s'agira d'intérêts simples au taux préférentiel de la Banque du Canada à la date de la plainte et ces intérêts courront à compter de la date de la plainte jusqu'à ce jour. Cependant, il n'y aura pas d'intérêts pour la période allant du 28 mai 1990 à la date de l'audience, la première date étant celle à laquelle la Commission a décidé de reporter l'audience de la plainte jusqu'au résultat d'une décision dans une autre cause.

FAIT le 30 janvier 1992.

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Sidney N. Lederman, président

Jane Banfield

Aase Hueglin

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