Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

SCOTT WIGNALL

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

MINISTÈRE DU REVENU NATIONAL (IMPÔT)

l'intimé

et

CONSEIL DES CANADIENS AVEC DÉFICIENCES

la partie intéressée

MOTIFS DE DÉCISION

D.T. no 5/01

2001/06/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Guy A. Chicoine, président

TRADUCTION

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION

II. LA PREUVE

A. Historique

B. Demande de subvention

C. Plainte de M. Wignall

D. Réponse de Revenu Canada

III. PRINCIPES JURIDIQUES

A. Dispositions applicables de la Loi

B. Méthode d'analyse

IV. ANALYSE

A. Le fardeau de la déficience et l'obligation d'accommoder

B. Admissibilité à la subvention pour initiatives spéciales

C. Choix du groupe de comparaison

D. Première question

E. Deuxième question

F. Troisième question

G. La situation serait-elle différente si l'on choisissait un groupe de comparaison différent?

V. CONCLUSION

VI. ORDONNANCE

VII. ADDENDUM

I. INTRODUCTION

[1] Scott Wignall, qui est atteint de surdité, était âgé de 22 ans lorsqu'il a suivi le programme d'études en travail social à l'Université du Manitoba durant la session d'automne de 1995. L'Université du Manitoba avait accepté de lui fournir, sans frais, l'aide d'interprètes gestuels pour les exposés en classe durant la session régulière de 1995-1996; cependant, elle avait également demandé qu'il cherche d'autres moyens de financement des services d'interprétation et qu'il épuise les recours possibles à cet égard. M. Wignall a présenté au gouvernement du Canada une demande dans le cadre du programme de subventions pour initiatives spéciales pour les étudiants ayant une déficience permanente; il a obtenu une somme de 3 000 $, qui a été remise à l'Université du Manitoba pour aider à défrayer le coût des services d'interprétation. Au début de 1996, M. Wignall a reçu un feuillet T4A supplémentaire indiquant qu'il devait inclure la subvention pour initiatives spéciales dans sa déclaration de revenus de 1995. M. Wignall allègue que le traitement de cette subvention par l'intimé, le ministère du Revenu national (Impôt) (ou Revenu Canada), à titre de bourse assujettie à l'impôt est inéquitable et discriminatoire.

II. LA PREUVE

A. Historique

[2] Les faits à la base de l'allégation de discrimination ont été exposés par le plaignant, Scott Wignall, qui a très bien décrit la séquence d'événements qui a mené au dépôt de la présente plainte. Le Conseil des Canadiens avec déficiences s'est vu accorder le statut de partie intéressée et a cité deux témoins. Le premier était Frank Thomas Smith, coordonnateur national de l'Association nationale des étudiants(es) handicapés(es) au niveau postsecondaire (NEADS), organisme de défense des consommateurs qui représente les étudiants et diplômés du niveau postsecondaire et qui fait des recherches sur les questions qui touchent les étudiants et diplômés ayant une déficience afin de favoriser une plus grande accessibilité de ce groupe à l'enseignement postsecondaire au Canada. M. Smith a fourni des renseignements au sujet des formes d'aide financière offertes aux étudiants ayant une déficience; des obstacles auxquels font face ces étudiants; et des perspectives d'emploi des diplômés ayant une déficience.

[3] Le deuxième témoin cité par la partie intéressée était Deborah Stienstra, professeure associée au Département de science politique de l'Université de Winnipeg, qui était titulaire de la chaire de recherche de la Banque Royale sur la condition des personnes ayant une déficience. Mme Stienstra a été en mesure de fournir un témoignage d'expert au sujet des normes internationales au regard desquelles les gouvernements fédéral et provinciaux au Canada sont évalués en ce qui touche l'accessibilité de l'éducation pour les personnes ayant une déficience.

[4] L'intimé a appelé un témoin, Clinton Andrew Rector, agent de la législation de l'impôt, Division de l'impôt des particuliers, Direction de la politique de l'impôt, ministère des Finances. M. Rector a témoigné au sujet des questions relatives au régime fiscal en général ainsi que des règles particulières qui s'appliquaient à la subvention pour initiatives spéciales contestée.

[5] Tel qu'indiqué dans l'introduction, M. Wignall était un étudiant en travail social à l'Université du Manitoba. Il était étudiant à temps partiel, car il lui aurait été trop difficile de suivre à temps plein un programme d'études en raison de sa déficience (surdité). À l'automne de 1995, M. Wignall devait suivre quatre cours de trois heures chacun, ce qui représentait 60 p. 100 d'un programme d'études à temps plein. Pour que M. Wignall puisse suivre ses cours, il fallait lui adjoindre deux interprètes gestuels dont les services coûtaient environ 35 $ l'heure. Il fallait compter sur deux interprètes, un interprète gestuel ne pouvant travailler plus de deux heures à la fois en raison de la fatigue et du stress professionnel. Le coût total des services d'interprétation gestuelle pour une session entière était probablement supérieur à 12 000 $, bien que le montant exact déboursé par l'Université du Manitoba n'a pas été confirmé à l'audience.

[6] L'Université du Manitoba, par l'entremise de son bureau des services aux personnes atteintes d'une déficience, était disposée à fournir sans frais à M. Wignall des services d'interprétation gestuelle. Cependant, elle a posé une condition pour qu'il soit admissible aux services d'interprétation gestuelle offerts : que M. Wignall cherche d'autres moyens de financement et épuise ses recours à cet égard.

B. Demande de subvention

[7] Le 29 mai 1995, M. Wignall a fait une demande dans le cadre du programme de subventions pour initiatives spéciales pour les étudiants ayant une déficience permanente. À cette fin, il a rempli la formule universelle de demande utilisée dans le cadre du Programme canadien de prêts aux étudiants et du Programme de prêts-étudiants du gouvernement du Manitoba. Comme M. Wignall avait terminé ses études secondaires depuis au moins quatre ans, il a pu être considéré comme un demandeur du groupe B (demandeurs qui ne sont pas à la charge de leurs parents). M. Wignall a dû déclarer toutes ses sources de revenu pour la période d'études débutant le 1er mai 1995 et la période d'études débutant le 1er septembre au 31 décembre 1995.

[8] À la fin du formulaire de demande se trouvaient un certain nombre de déclarations, dont celle-ci :

[Traduction]

Toute aide reçue servira uniquement à payer les frais d'étude et de subsistance directement liés à mon cours; c'est-à-dire les frais de nourriture et d'hébergement et les frais obligatoires (scolarité, livres et fournitures). L'aide accordée ne doit aucunement servir à acheter, par exemple, un véhicule ou un ordinateur ou à financer des vacances.

Une autre déclaration se lisait comme suit :

[Traduction]

Je suis conscient(e) du fait que l'aide reçue vise d'abord et avant tout à payer mes frais d'université.

[9] Durant la période pertinente, Développement des ressources humaines Canada (DRHC) indiquait dans sa publicité que le Programme canadien de prêts aux étudiants comportait trois volets destinés à venir en aide aux étudiants ayant une déficience permanente : 1) les Prêts canadiens d'études pour les étudiants (à temps plein ou à temps partiel); 2) les Subventions pour initiatives spéciales (destinées aux étudiants à temps plein ou à temps partiel); 3) la Disposition applicable aux étudiants ayant une invalidité permanente (radiation de dette). La subvention fédérale pour initiatives spéciales, qui pouvait atteindre 3 000 $ par année, visait à défrayer les [Traduction] frais particuliers liés aux études des étudiants ayant certaines déficiences permanentes. En mars 1997, on pouvait lire dans le site Web de DRHC ce qui suit (rien n'indique que M. Wignall ait été au courant de cela au moment de sa demande en mai 1995) : Pour demander une subvention, vous devez d'abord remplir une demande Programme canadien de prêts aux étudiants pour des études à temps plein ou à temps partiel (disponible aux bureaux provinciaux ou territoriaux d'aide aux étudiants), afin d'établir vos besoins financiers.

[10] Outre ce qui précède, le site Web de DRHC indiquait également que la surdité figurait dans la liste des déficiences et que les frais particuliers liés aux études pouvaient comprendre les frais d'interprétation gestuelle.

[11] M. Wignall s'est vu accorder le montant maximal (3 000 $) et a aussitôt remis l'argent à l'Université du Manitoba pour aider à défrayer le coût des services d'interprétation gestuelle en classe. Il n'a rien gardé pour d'autres fins et il n'a pas payé lui-même les interprètes, car c'est l'université qui s'en chargeait.

C. Plainte de M. Wignall

[12] Au début de 1996, M. Wignall a reçu à sa surprise un T4A supplémentaire 1995 délivré par le gouvernement du Manitoba sur lequel on pouvait lire [Traduction] Bourse du gouvernement du Manitoba; dans la case autres revenus, on avait inscrit 3 000 $. M. Wignall a déclaré que ce n'est qu'au moment d'établir sa déclaration de revenus 1995 qu'il a pris conscience des conséquences de l'inclusion de la subvention dans son revenu personnel. Même si M. Wignall n'a payé aucun impôt fédéral ou provincial à l'égard de son revenu en 1995, l'inclusion de la subvention a eu pour effet de réduire de 25 $ le crédit d'impôt provincial remboursable.

[13] Le 27 mars 1996, M. Wignall a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte indiquant que Revenu Canada avait exercé à son endroit une discrimination fondée sur la déficience dans la fourniture d'un service, en contravention de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Dans le formulaire de plainte, on peut lire ce qui suit :

[Traduction]

L'intimé a considéré cette subvention comme une bourse, ce qui la rend imposable. Comme cette subvention vise simplement à surmonter ma déficience, et non à accorder une prestation à proprement parler, son assujettissement à l'impôt est inéquitable et discriminatoire.

[14] Parallèlement au dépôt de sa plainte relative aux droits de la personne, M. Wignall a écrit à divers organismes et personnes au sujet du traitement fiscal des subventions pour initiatives spéciales. Il a également présenté un exposé au Groupe de travail fédéral sur les personnes handicapées, qui était présidé par un député, M. Andy Scott, et qui a publié le 21 octobre 1996 un rapport intitulé Donner un sens à notre citoyenneté canadienne - La volonté d'intégrer les personnes handicapés (rapport du Groupe de travail Scott). La recommandation 41 du rapport traite directement de l'objet de la plainte de M. Wignall : Le gouvernement du Canada devrait faire la distinction entre les mesures liées aux coûts des incapacités, d'une part, et les mesures qui permettent aux personnes handicapées d'obtenir des revenus. Le rapport a également fait état des anomalies du régime fiscal et formulé certains principes à appliquer pour reconnaître les coûts supplémentaires liés aux déficiences des personnes. La recommandation 50 du rapport se lisait comme suit : Le gouvernement du Canada ne devrait pas considérer les Subventions pour initiatives spéciales pour étudiants ayant une invalidité permanente sous le Programme de prêts étudiants du Canada, comme un revenu imposable.

D. Réponse de Revenu Canada

[15] Revenu Canada s'est penché sur la plainte présentée par M. Wignall à la Commission canadienne des droits de la personne. Aux fins de l'impôt, Revenu Canada a traité la subvention pour initiatives spéciales de la même manière que toute autre bourse d'études ou d'entretien. Dans le Bulletin d'interprétation IT75R3 en date du 4 octobre 1993, on peut lire au numéro 1 que toutes les sommes (bourse d'études, bourse de perfectionnement, bourse d'entretien, récompenses couronnant une œuvre remarquable) qui sont reçues dans l'année sont incluses dans le revenu en vertu de l'alinéa 56(1)n) et que le contribuable bénéficie à cet égard d'une exemption annuelle de 500 $. Au paragraphe 5 du même bulletin, on définit les bourses d'études ou d'entretien comme des sommes ou des prestations versées aux étudiants pour leur permettre de continuer leurs études. On explique plus loin que les bourses d'études ou d'entretien sont habituellement accordées à des étudiants au niveau postsecondaire pour les aider à poursuivre leurs études dans le but d'obtenir un grade ou un diplôme dans un domaine quelconque. L'étudiant n'a pas normalement à faire de travaux particuliers pour le payeur en échange d'une bourse. On peut lire au paragraphe 5 ce qui suit :

Si les conditions de la bourse prévoient le remboursement de coûts particuliers à la scolarité comme le logement, les frais de déplacement de la personne, les outils, les livres ou le matériel, ou prévoient des allocations pour couvrir les coûts de ceux-ci, ces montants entrent en général dans le calcul du revenu en vertu de l'alinéa 56(1)n).

[16] Revenu Canada a informé la Commission canadienne des droits de la personne que l'inclusion de la subvention pour initiatives spéciales dans la déclaration de revenus 1995 de M. Wignall n'avait eu aucune conséquence puisque celui-ci s'était vu rembourser tout l'impôt payé à la source. Cependant, Revenu Canada a admis que l'inclusion dans son revenu du montant de la subvention (2 500 $) avait eu pour effet de réduire de 25 $ le crédit d'impôt provincial de M. Wignall.

[17] M. Wignall n'était pas satisfait de la réponse de Revenu Canada. Ce n'était pas seulement le fait que son crédit d'impôt provincial avait été réduit de 25 $ qui l'avait irrité. À son avis, la subvention pour initiatives spéciales avait pour but d'aider les étudiants ayant une déficience à se procurer certains services favorisant l'égalité d'accès à l'enseignement en classe. Il s'était empressé de remettre l'argent reçu à l'Université du Manitoba afin qu'elle prenne des mesures d'adaptation pour tenir compte de sa déficience, et on n'aurait jamais dû considérer que cela faisait partie de son revenu personnel. Il a également fait remarquer que même si les conséquences de l'inclusion de la subvention dans son revenu étaient minimes pour lui personnellement, la politique fiscale pourrait avoir des conséquences plus importantes pour des personnes handicapées ayant un revenu plus élevé.

[18] Il convient de noter que bien que Revenu Canada ait refusé de rembourser à M. Wignall le montant de 25 $ qu'il prétendait avoir perdu au titre du crédit d'impôt provincial, ou encore de modifier la politique consistant à traiter la subvention pour initiatives spéciales comme une bourse, le gouvernement du Canada a apporté des modifications en ce qui touche la subvention pour initiatives spéciales et la Loi de l'impôt sur le revenu au cours de la période comprise entre la date de la plainte de M. Wignall et la date de l'audience devant ce tribunal.

[19] Dans une lettre en date du 18 avril 1997, Alexander Davidson, de la Direction générale des services juridiques du ministère de la Justice, a écrit au nom de l'intimé à Barbara van Baal, de la Direction de la conformité de la Commission canadienne des droits de la personne, pour informer la Commission que, de l'avis de Revenu Canada, le traitement fiscal de la subvention pour initiatives spéciales impliquait d'interpréter la loi puisque la Loi de l'impôt sur le revenu ne fait pas expressément mention des subventions. Cependant, la Loi de l'impôt sur le revenu précise que les bourses constituent une source de revenu imposable; par conséquent, Revenu Canada n'a d'autre choix que de considérer les subventions comme une source de revenu.

[20] Dans sa lettre, M. Davidson informe Mme Baal que le ministre des Finances et son ministère ont donné suite aux recommandations formulées dans le rapport du Groupe de travail Scott et que le budget du 18 février 1997 comportait certaines mesures fiscales visant à réduire les coûts liés aux déficiences qui empêchent les Canadiens ayant une déficience d'être des citoyens canadiens à part entière. L'une de ces mesures consistait à inclure les frais d'interprétation gestuelle dans la liste des frais admissibles au crédit d'impôt pour frais médicaux. En outre, M. Davidson a précisé que le crédit d'impôt pour personne handicapée avait eu pour effet de réduire d'environ 1 120 $ l'impôt fédéral et provincial en 1997.

[21] Le 9 mai 1997, le ministre des Finances, l'honorable Paul Martin, a lui-même écrit à M. Wignall, en réponse apparemment à la lettre en date du 15 mars 1996 que M. Wignall avait fait parvenir à un député (Reg Alcock). Dans sa lettre, M. Martin a fait référence aux dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu dont M. Davidson avait fait mention dans sa lettre à la Commission et il a fourni à M. Wignall l'assurance que ces dispositions font généralement en sorte que l'impôt à payer à l'égard des subventions pour initiatives spéciales est minime, voire nul. Le crédit d'impôt pour personne handicapée, a-t-il fait remarquer, équivaut à une exemption de 4 233 $ pour les personnes dont le revenu imposable est inférieur à 29 590 $.

[22] Le témoin cité par l'intimé, M. Rector, a informé le Tribunal que d'autres modifications ont été apportées à la Loi de l'impôt sur le revenu depuis 1997 pour le bénéfice de tous les étudiants, y compris ceux qui ont une déficience. En 2000, le montant de l'exemption au titre des bourses d'études ou d'entretien est passé de 500 $ à 3 000 $. Il a également mentionné que le montant maximal de la subvention pour initiatives spéciales, qui est désignée désormais sous le nom de subvention canadienne pour études, était de 5 000 $ pour les étudiants ayant une déficience permanente. La première tranche de 3 000 $ n'est pas soumise à l'impôt si l'étudiant n'a reçu aucune autre bourse d'études ou d'entretien.

[23] Lorsqu'on lui a demandé lors de l'interrogatoire principal pourquoi Revenu Canada n'excluait pas du revenu la subvention pour initiatives spéciales, M. Rector a déclaré que l'un des principes fondamentaux du régime fiscal est de tenir compte de toutes les sources de revenu pour déterminer la capacité de payer d'un particulier. Il a ajouté :

[Traduction]

Si l'on voulait supprimer une source de financement ou de revenu particulière, il faudrait le faire pour l'ensemble de la catégorie visée, c'est-à-dire en l'occurrence les bourses d'études ou d'entretien. Le gouvernement a décidé de tenir compte de toutes les sources de revenu pour déterminer la capacité de payer d'un particulier et de consentir des allègements fiscaux dans certains domaines par le biais du système de crédits (1).

[24] Somme toute, Revenu Canada continue de traiter la subvention pour initiatives spéciales (ou subvention canadienne pour études) accordée aux étudiants ayant une déficience permanente comme une source de revenu imposable. Le plaignant et la Commission demandent que ce tribunal statue que cette politique est discriminatoire. Ils demandent également que ce tribunal rende une ordonnance exigeant que Revenu Canada mette fin à l'acte discriminatoire et prenne des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, conformément au paragraphe 53 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

III. PRINCIPES JURIDIQUES

A. Dispositions applicables de la Loi

[25] La plainte de M. Wignall a été déposée en vertu de l'art. 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui veut que le fait pour le fournisseur de services destiné au public de défavoriser un individu à l'occasion de leur fourniture constitue un acte discriminatoire.

[26] La déficience est un motif de discrimination illicite.

[27] Dans les affaires comportant des allégations de discrimination directe ou indirecte, il incombe d'abord au plaignant d'établir une preuve prima facie de discrimination. Le cas échéant, il appartient ensuite à l'intimé de fournir une explication raisonnable de ce traitement discriminatoire. La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités qui s'applique habituellement dans les causes civiles ordinaires (2).

[28] La preuve prima facie est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la partie plaignante, en l'absence de réplique de la partie intimée (3). Les allégations faites par la partie plaignante doivent être dignes de foi afin d'appuyer la conclusion qu'une preuve prima facie a été établie (4).

[29] Le paragraphe 15 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne exige que, pour qu'elle puisse invoquer comme moyen de défense un motif justifiable pour priver un individu de certains services ou le défavoriser lors de leur fourniture, la partie intimée démontre que les mesures destinées à répondre aux besoins de la personne ou de la catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

B. Méthode d'analyse

[30] Afin de déterminer si un ensemble particulier de circonstances ou de faits constitue une discrimination, il faut se livrer à une certaine analyse comparative. À cet égard, il doit y avoir convergence entre la démarche suivie pour définir la discrimination en vertu des lois sur les droits de la personne et celle servant à déterminer si on a porté atteinte au droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, prévu par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Certains principes fondamentaux de l'analyse de l'égalité en vertu de la Charte ont été énoncés dans l'arrêt Andrews c. The Law Society of British Columbia (5), rendu en 1989 par la Cour suprême du Canada. Ces principes ont été réitérés par le juge Iacobucci dans l'arrêt Symes c. Canada (6) de la Cour suprême. Dans cet arrêt, qui remonte à 1993, on peut lire à la page 754 :

Aux fins du par. 15(1), l'arrêt Andrews a rejeté l'idée que l'analyse devrait être régie par la comparaison des personnes qui se trouvent dans une situation analogue. Le paragraphe 15(1) garantit davantage qu'une égalité formelle; il garantit que l'égalité s'intéressera principalement à l'essai de la loi sur l'individu ou le groupe concerné : Andrews, à la p. 165. Le juge McIntyre affirme, à la p. 164, que l'égalité

est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée. Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu'un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités. [Je souligne.]

La contestation fondée sur le par. 15(1) vise bien entendu à déterminer si une différence de traitement entre des individus, ou si un traitement identique engendre l'application de la Charte. En d'autres termes, son but est de s'assurer qu'une loi destinée à s'appliquer à tous n'[ait] pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, […] un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre : Andrews, à la p. 165. Vers la réalisation de cet objectif, le juge McIntyre mène à un stade plus poussé l'analyse comparative et laisse entendre que la Charte ne vise pas à éliminer toutes les distinctions, mais, compte tenu du libellé et de l'objet de l'art. 15, seulement celles qui sont discriminatoires.

Heureusement, dans l'arrêt Andrews, et dans le présent pourvoi, notre Cour a pu consulter une jurisprudence abondante sur l'application des lois en matière de droits de la personne. Le concept de discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte a été précisé par cette jurisprudence, et la définition donnée à ce terme par le juge McIntyre est la preuve de son utilité. Le juge McIntyre affirme (à la p. 174) :

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.

[31] On invoque également l'arrêt Symes à l'appui de la prémisse selon laquelle, pour déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'ensemble des contextes social, politique et juridique. Le juge Iacobucci fait sienne la déclaration suivante du juge Wilson dans R. c. Turpin (7) :

En conséquence, ce n'est qu'en examinant le contexte général qu'une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l'identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d'une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.

[32] Le juge Iacobucci a eu l'occasion de préciser davantage la démarche à suivre pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte dans Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (8). Appliquant l'analyse énoncée dans Andrews, et l'analyse décrite dans deux décisions subséquentes de la Cour suprême (Egan c. Canada (9) et Miron c. Trudel (10)), entre autres, le juge Iacobucci résume l'analyse de la façon suivante (pp. 548 et 549) :

Par conséquent, la Cour ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :

A. La loi contestée : a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

B. Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

C. La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

[33] Tel qu'indiqué ci-haut, la méthode d'analyse servant à déterminer s'il y a atteinte au droit à l'égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte est applicable à l'analyse faite pour prouver une allégation de discrimination en vertu des lois sur les droits de la personne. L'une et l'autre méthode impliquent d'établir un élément de comparaison pertinent. En d'autres termes, pour conclure à l'existence d'une discrimination fondée sur l'imposition d'un fardeau ou le refus d'accorder un avantage, il faut comparer le traitement réservé à une personne avec celui réservé à d'autres personnes. La Cour suprême du Canada a suivi cette démarche dans Battlefords and District Co-operative Ltd. c. Gibbs (11), affaire portant sur l'application du Saskatchewan Human Rights Code à une police d'assurance d'un employeur prévoyant le versement d'indemnités à des employés présentant une déficience.

[34] Dans le cas qui nous occupe, M. Wignall allègue que Revenu Canada exerce une discrimination envers lui et à l'endroit d'autres personnes ayant une déficience permanente qui demandent la subvention pour initiatives spéciales, du fait que l'argent versé pour les aider à s'adapter à leur déficience est considéré comme un revenu imposable. Au dire de l'avocat de la Commission, le ministère taxe des mesures d'adaptation.

[35] Les questions préliminaires qui se posent en l'occurrence sont les suivantes : l'application de cette politique fiscale particulière établit-elle une distinction, fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles, entre le plaignant et d'autres individus ou groupe d'individus, créant ainsi une inégalité ou une discrimination? Ou est-ce que le traitement identique, du fait de l'application de cette politique fiscale à tous les bénéficiaires de subvention et de bourse, a pour effet d'imposer un fardeau au plaignant ou de le priver d'un avantage dont jouissent d'autres individus au sein de la société? En d'autres termes, le plaignant a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination?

IV. ANALYSE

A. Le fardeau de la déficience et l'obligation d'accommoder

[36] L'article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne précise que celle-ci a pour objet de donner effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur des motifs illicites particuliers, dont la déficience.

[37] Les tribunaux canadiens ont reconnu que les personnes ayant une déficience sont depuis longtemps défavorisées ou isolées ou encore confrontées à des obstacles qui les empêchent d'être des citoyens à part entière. Dans Eldridge c. Colombie-Britannique (12), le juge La Forest décrit en ces termes les difficultés auxquelles font face les personnes ayant une déficience :

Il est malheureusement vrai que l'histoire des personnes handicapées au Canada a été largement marquée par l'exclusion et la marginalisation. Trop souvent, elles ont été exclues de la population active, elles se sont vues refuser l'accès aux possibilités d'interaction et d'épanouissement sociales et elles ont été exposées à des stéréotypes injustes en plus d'être reléguées dans des établissements; (…) Ce désavantage historique a, dans une large mesure, été créé et perpétué par l'idée que la déficience est une anomalie ou un défaut. En conséquence, les personnes handicapées n'ont généralement pas obtenu [Traduction] l'égalité de respect, de déférence et de considération que commande le par. 15(1) de la Charte. Au lieu de cela, elles ont fait l'objet d'attitudes paternalistes inspirées par la pitié et la charité, et leur intégration à l'ensemble de la société a été assujettie à leur émulation des normes applicables aux personnes physiquement aptes. (…) Une conséquence de ces attitudes est le désavantage social et économique persistant dont souffrent les personnes handicapées. Les statistiques indiquent que ces personnes, si on les compare aux personnes physiquement aptes, sont moins instruites, sont davantage susceptibles de ne pas faire partie de la population active, ont un taux de chômage beaucoup plus élevé et se retrouvent en nombre disproportionné dans les rangs des salariés les moins bien rémunérés.

[38] Ont été produits en preuve par l'entremise de M. Smith les rapports suivants : Study of Financial Assistance Available To Post-Secondary Students With Disabilities: Accommodating Individual Needs For The Future - Final Report (NEADS), octobre 1993; Employment Opportunities For Post-Secondary Students and Graduates With Disabilities: A National Study (NEADS), juillet 1996; «Working Towards a Co-ordinated National Approach to Services, Accommodations and Policies for Post-Secondary Students with Disabilities: Ensuring Access to Higher Education and Career Training (NEADS), juillet 1999. Dans tous ces rapports, on fait le constat suivant : les étudiants ayant une déficience demeurent confrontés au problème du sous-financement et leurs besoins ne sont pas satisfaits.

[39] Le rapport du Groupe de travail Scott mentionne également que les déficiences entraînent toujours des coûts supplémentaires. Dans ce rapport, on peut lire : … ces coûts, qui peuvent varier énormément d'une personne à une autre, sont payés par le gouvernement, par une compagnie d'assurance privée ou encore par la personne handicapée elle-même.

[40] Afin d'établir si Revenu Canada a exercé en l'espèce une discrimination à l'endroit de M. Wignall et des autres bénéficiaires des subventions pour initiatives spéciales, il faut déterminer qui doit assumer ces coûts supplémentaires, que le Groupe de travail Scott a qualifiés de coûts liés aux incapacités.

[41] Ni M. Wignall ni personne d'autre n'a indiqué qu'il incombe au gouvernement du Canada d'assumer tous les frais engagés par un étudiant ayant une déficience permanente qui désire fréquenter un établissement d'enseignement postsecondaire. Le gouvernement du Canada accorde à ces étudiants diverses formes d'aide financière, notamment la subvention pour initiatives spéciales. De plus, ces étudiants bénéficient d'une aide supplémentaire sous forme de mesures fiscales (p. ex., crédit d'impôt pour personne handicapée, crédit d'impôt pour frais médicaux). Le niveau de cette aide financière est variable, étant déterminé parfois en fonction des besoins financiers de l'individu, parfois en fonction des affectations budgétaires consenties par le gouvernement du Canada d'une année à l'autre.

B. Admissibilité à la subvention pour initiatives spéciales

[42] On n'a pas contesté le fait que, pour être admissible à la subvention pour initiatives spéciales, une personne devait présenter une déficience permanente. En outre, la subvention était liée à la situation financière personnelle du demandeur, comme le démontre l'exigence voulant que la demande soit faite en vertu du Programme canadien de prêts aux étudiants et du Programme de prêts-étudiants du gouvernement du Manitoba. M. Wignall a fourni sur le formulaire de demande des détails concernant ses gains au cours des périodes pertinentes. Aucun élément de preuve n'a été présenté quant aux critères utilisés pour déterminer s'il y a lieu d'accorder la subvention maximale ou une subvention moindre. En outre, le simple fait de faire une demande ne constitue pas une garantie que l'aide financière demandée sera accordée. En fait, dans le site Web de DRHC qui fournit des renseignements sur l'aide aux étudiants ayant une déficience permanente, on peut lire ce qui suit :

[Traduction]

Les fonds étant limités, tous les demandeurs ne se verront pas accorder une subvention; toutefois, nous nous efforcerons de venir en aide au plus grand nombre d'étudiants possible. Nous vous invitons donc à présenter votre demande le plus tôt possible.

[43] Le plaignant et la Commission soutiennent qu'étant donné que la subvention pour initiatives spéciales a été accordée à la condition qu'elle serve à payer les frais particuliers liés aux études qui sont propres à certaines déficiences permanentes, notamment les frais d'interprétation gestuelle, la subvention proprement dite constitue une mesure d'adaptation à une déficience. Ils font ensuite valoir que le fait d'imposer la personne handicapée qui reçoit l'argent ou qui bénéficie de l'avantage qu'il permet de se procurer constitue une taxe sur sa déficience. Le plaignant et la Commission exhortent ce tribunal à statuer que l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales dans ces cas-là est discriminatoire.

C. Choix du groupe de comparaison

[44] Conformément à la méthode d'analyse exposée dans l'arrêt Law dont il a été fait état ci-dessus, le Tribunal doit déterminer le groupe de comparaison approprié. L'avocat de la Commission a indiqué dans son plaidoyer que le groupe de comparaison choisi par M. Wignall était constitué de tous les autres étudiants qui reçoivent des subventions, des bourses, etc.. Cependant, il a également indiqué que le Tribunal pourrait affiner cela en fonction des faits entourant l'affaire. Ce tribunal est disposé à faire sien le groupe de comparaison choisi par le plaignant.

D. Première question

[45] Il faut d'abord se demander si l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales, au même titre que toute autre subvention ou bourse, établit une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles. À mon avis, ce n'est pas le cas. Selon M. Rector, le témoin cité par Revenu Canada, la subvention pour initiatives spéciales est imposée parce que l'un des principes fondamentaux du régime fiscal est de tenir compte de toutes les sources de revenu pour déterminer la capacité de payer d'un particulier. Revenu Canada n'a accordé aucun statut spécial à la subvention pour initiatives spéciales, mais il la traite de la même façon que toute autre subvention ou bourse d'études. Il convient de noter qu'une foule de facteurs entre en jeu dans l'octroi des bourses d'études ou d'entretien : les besoins financiers, le niveau d'instruction, l'appartenance à un groupe particulier, le désir d'inciter des individus à suivre un cours particulier, voire le sexe, la race, l'origine nationale ou ethnique, la religion, l'état matrimonial et l'âge. Selon la politique de Revenu Canada, toutes ces subventions et bourses d'études ou d'entretien doivent être déclarées comme revenus, qu'elles soient ou non accordées en fonction d'une caractéristique personnelle du bénéficiaire.

[46] La question de rechange consiste à se demander si l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles. [Je souligne.] Dans son plaidoyer, l'avocat de la Commission a indiqué que, du fait qu'elle n'est accordée qu'à des personnes ayant une déficience, la subvention pour initiatives spéciales ne devrait pas être assimilée à toutes les autres bourses d'études ou d'entretien, bourses de perfectionnement, prix et subventions de recherche dont tous les autres étudiants pourraient bénéficier. Compte tenu de la preuve présentée à l'audience, je ne puis conclure que l'inclusion de la subvention pour initiatives spéciales dans le revenu du bénéficiaire aux fins de l'impôt résulte en une différence de traitement réelle fondée sur les caractéristiques personnelles du plaignant. M. Wignall a reçu la subvention non seulement en raison de sa déficience, mais également parce qu'il a satisfait au critère de l'examen des moyens d'existence qui régit le Programme canadien de prêts aux étudiants et le Programme de prêts-étudiants du gouvernement du Manitoba, et parce qu'il a accepté d'utiliser les fonds pour acheter des services destinés à lui permettre de composer avec sa déficience dans la salle de classe.

[47] Afin de répondre au volet de la question à savoir si la politique consistant à traiter la subvention pour initiatives spéciales de la même façon que toute autre subvention ou bourse d'études ou d'entretien omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, il faut examiner la question générale de la responsabilité de la société de venir en aide à l'ensemble des personnes ayant une déficience. Du seul fait qu'il a institué la subvention en question, le gouvernement du Canada a manifestement reconnu que les étudiants ayant une déficience avaient besoin d'une aide financière spéciale pour avoir accès à l'enseignement postsecondaire. Le montant de l'aide accordée dépendait, du moins jusqu'à un certain point, de la capacité de payer de l'étudiant. Ce dernier ne pouvait bénéficier de la subvention que s'il répondait aux critères du Programme canadien de prêts aux étudiants et du Programme de prêts-étudiants du gouvernement du Manitoba.

[48] Même si l'on peut se demander si la non-imposition de ces subventions spéciales aurait des conséquences importantes pour le trésor fédéral, ce tribunal est convaincu que la politique de Revenu Canada consistant à traiter la subvention pour initiatives spéciales de la même façon que toute autre subvention ou bourse d'études ou d'entretien, compte tenu des autres dispositions particulières de la Loi de l'impôt sur le revenu telles que le crédit d'impôt pour déficience et le crédit de frais médicaux ne constitue pas en soi une omission de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle se trouvait déjà le bénéficiaire dans la société canadienne. Bien que notre régime fiscal soit le reflet de notre politique sociale, il appartient au législateur de déterminer le montant de l'aide financière à accorder aux personnes ayant une déficience dans le cadre de ce genre de programmes. Cette aide ne devrait pas être subordonnée à l'établissement d'une exemption fiscale par suite de l'application indirecte d'une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne portant sur les actes discriminatoires. Il peut sembler anormal que le gouvernement reprenne d'une main une partie de ce qu'il a donné de l'autre. Cependant, c'est ce qu'il a décidé de faire. Dans son rapport, le Groupe de travail Scott a recommandé de ne pas soumettre à l'impôt la subvention pour initiatives spéciales. On peut présumer que l'omission du gouvernement fédéral de donner suite à cette recommandation est fondée sur la prémisse que l'aide financière devrait être accordée à ceux qui en ont le plus besoin. Les personnes dont la situation financière est meilleure peuvent se retrouver dans la position d'avoir à rembourser une partie de la subvention par le biais de la fiscalité. Toutefois, étant donné que le critère de l'examen des moyens financiers fait partie des critères à satisfaire pour obtenir la subvention en question, les conséquences de son imposition seront toujours minimes. M. Wignall n'a payé aucun impôt à l'égard de la subvention pour initiatives spéciales reçue en 1995. Quoique l'inclusion de la subvention dans son revenu ait réduit de 25 $ son crédit d'impôt provincial remboursable, l'application de la politique fiscale provinciale est probablement autant à blâmer.

E. Deuxième question

[49] La deuxième question qu'il faut se poser est la suivante : le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Comme j'ai déjà déterminé que M. Wignall n'a pas fait l'objet d'une différence de traitement du fait que la subvention pour initiatives spéciales a été incluse dans son revenu, il importe peu en fait que la subvention ait été affectée au financement des services d'interprétation dans la salle de classe. Son traitement à titre de revenu du bénéficiaire ne dépendait pas des caractéristiques personnelles du bénéficiaire. M. Wignall n'a pas été imposé en raison de sa déficience. Il a été imposé parce qu'il a reçu une subvention destinée à l'aider à assumer une partie des coûts particuliers associés à ses études. L'assujettissement ou non à l'impôt du montant de la subvention dépendait d'un certain nombre d'autres facteurs, dont le moindre n'était certes pas le revenu d'autres provenances de M. Wignall.

F. Troisième question

[50] La troisième question qu'une Cour doit se poser selon Law est la suivante : la différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

[51] Compte tenu des faits en l'espèce, c'est la question suivante qu'on doit se poser : L'inclusion de la subvention pour initiatives spéciales dans le revenu du bénéficiaire aux fins du calcul du revenu imposable impose-t-elle un fardeau au demandeur ou le prive-t-elle d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société? Pour répondre à cette question par l'affirmative, il faudrait conclure que Revenu Canada était contraint de traiter le bénéficiaire de cette subvention particulière différemment de tous les autres bénéficiaires de subventions ou de bourses d'études ou d'entretien du fait qu'elle était destinée à couvrir certains coûts liés à la déficience de l'intéressé. Ce tribunal n'est pas disposé à imposer à Revenu Canada l'obligation d'exonérer de l'impôt tout revenu qui pourrait servir à pallier la déficience d'un individu. En fait, Revenu Canada traite le bénéficiaire de cette subvention de la même manière qu'il traite tout autre bénéficiaire de subvention ou de bourse d'études ou d'entretien. Les personnes ayant une déficience ne sont pas exemptées de l'impôt des particuliers. En fait, l'art. 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne reconnaît le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des motifs illicites énumérés. [Je souligne.] À mon avis, l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales n'impose pas de fardeau au demandeur ou ne le prive pas d'un avantage, conformément à l'analyse faite dans Law. En fait, l'inclusion de la subvention dans le revenu est compatible avec les droits et obligations de tous et chacun de payer une juste part d'impôt. Le fardeau imposé à M. Wignall en l'occurrence était minime. Ce n'était pas un affront à sa dignité d'être humain que de vérifier son admissibilité à la subvention en fonction du critère du revenu total de toutes autres provenances.

[52] En ce qui concerne l'application de cette politique à tous les autres bénéficiaires de la subvention pour initiatives spéciales, aucun des éléments de preuve présentés à l'audience ne permet de conclure que l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales est une entrave à la poursuite d'études postsecondaires par une personne ayant une déficience. Tel qu'indiqué plus haut, étant donné que le demandeur doit répondre au critère de l'examen des moyens financiers, il est peu probable que le fardeau fiscal devienne tel qu'un individu s'abstiendrait de demander l'aide financière que représente la subvention pour initiatives spéciales. La plainte de M. Wignall est dans une large mesure fondée sur le fait que l'Université du Manitoba était disposée à lui fournir sans frais des services d'interprétation. C'est à la demande de l'Université du Manitoba qu'il a présenté une demande de subvention afin d'aider l'établissement à satisfaire ses besoins financiers. Comme la subvention a été versée à M. Wignall, celui-ci a reçu un T4A supplémentaire. L'effet net a consisté en une réduction de 25 $ de son crédit d'impôt provincial remboursable. Pour reprendre les mots de l'avocat de la Commission, il n'a pas reçu l'argent, mais celui-ci a été imposé à titre de revenu. Ce que le plaignant qualifie d'injustice n'est pas le résultat d'un acte discriminatoire fondé sur l'état de déficience du plaignant. L'injustice apparente est attribuable au fait que l'Université du Manitoba a exigé que l'utilisateur des services offerts aux personnes ayant une déficience assume une partie du coût en présentant une demande en vue d'obtenir une subvention à laquelle seuls les particuliers, par opposition aux établissements, sont admissibles. La modification que le plaignant a demandé qu'on apporte à la politique fiscale ne serait pas nécessaire si l'université recevait les fonds directement du gouvernement du Canada. Ce n'est pas là une mesure de redressement qui relève de la compétence de ce tribunal par rapport à la présente plainte.

G. La situation serait-elle différente si l'on choisissait un groupe de comparaison différent?

[53] Jusqu'ici, l'analyse a été fondée sur le recours à un groupe de comparaison formé de tous les autres bénéficiaires de subvention pour évaluer s'il existe une différence de traitement. Il s'agit du groupe de comparaison choisi par le plaignant. Parviendrait-on à un résultat différent si l'on choisissait un groupe de comparaison différent (p. ex., tous les autres bénéficiaires de la subvention pour initiatives spéciales)? Au cours de la période qui nous intéresse, il existait deux autres types de subventions pour initiatives spéciales : les subventions destinées aux étudiantes inscrites au doctorat et celles destinées aux étudiants ayant des personnes à charge. Dans l'un et l'autre cas, ces subventions étaient imposables et devaient être incluses dans le revenu aux fins du calcul de l'impôt. Par conséquent, même si nous comparons le traitement accordé aux personnes ayant une déficience qui ont reçu la subvention pour initiatives spéciales avec les autres bénéficiaires de cette même subvention (étudiantes inscrites au doctorat et étudiants ayant des personnes à charge), nous constatons qu'il n'y avait pas de différence dans le traitement de la subvention aux fins de l'impôt. M. Wignall a indiqué que la subvention qu'il a reçue devait absolument servir à fournir des services d'interprétation. Les subventions versées aux étudiantes inscrites au doctorat ou aux étudiants ayant des personnes à charge n'étaient pas soumises à une telle restriction et, partant, les bénéficiaires jouissaient d'une plus grande discrétion quant à l'utilisation des fonds. À son avis, cela dénote le genre d'attitude paternaliste dont on fait généralement montre à l'endroit des personnes ayant une déficience. Je ne puis conclure que cette distinction équivaut à une discrimination. Les étudiantes inscrites au doctorat, par exemple, étaient tenues d'entreprendre des études dans certaines disciplines où il existait, peut-on présumer, une pénurie de candidats de sexe féminin. Les étudiants ayant des personnes à charge quant à eux devaient prouver que leurs besoins étaient plus grands que ceux couverts par le programme ordinaire de prêts aux étudiants. Chaque type de subventions pour initiatives spéciales était assorti de conditions particulières. Les étudiants ayant une déficience n'ont pas fait l'objet d'une différence de traitement fondée sur leurs caractéristiques personnelles plus que les étudiantes inscrites au doctorat ou les étudiants ayant des personnes à charge. Dans chaque cas, ce sont les besoins particuliers des étudiants qui faisaient foi.

V. CONCLUSION

[54] Dans les circonstances, ce tribunal n'est pas en mesure de conclure que le plaignant a établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience à l'encontre de Revenu Canada. Le plaignant a peut-être fait valoir d'excellents arguments à l'appui de sa prétention que l'imposition de la subvention pour initiatives spéciales était inéquitable, mais la politique adoptée par Revenu Canada ne peut être considérée comme un acte discriminatoire commis à l'occasion de la fourniture d'un service. D'autres facteurs que la politique de Revenu Canada ont également contribué à faire perdre à M. Wignall une partie de son crédit d'impôt remboursable. La plainte de M. Wignall aurait pu être adressée à l'Université du Manitoba du fait que celle-ci a exigé qu'il demande cette subvention imposable comme condition à l'obtention des services offerts aux personnes ayant une déficience. Il aurait peut-être dû entreprendre des démarches auprès de la province du Manitoba afin qu'elle rétablisse son crédit remboursable. En outre, on aurait peut-être dû interroger d'autres ministères fédéraux, notamment Développement des ressources humaines Canada, afin de déterminer pourquoi l'aide financière accordée pour composer avec les besoins des étudiants ayant une déficience a pris la forme d'une subvention qui est normalement considérée comme un revenu imposable.

[55] La décision de Revenu Canada de ne pas suspendre l'application de sa politique générale consistant à inclure dans le revenu toutes les sommes reçues à titre de subvention pour répondre aux besoins de M. Wignall n'était ni déraisonnable ni discriminatoire. L'égalité de traitement dont la subvention pour initiatives spéciales a fait l'objet n'a pas eu pour effet d'imposer au plaignant un fardeau plus lourd que ceux celui imposé à d'autres bénéficiaires de subvention, pas plus qu'elle n'a empêché ou restreint l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.

VI. ORDONNANCE

[56] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, la présente plainte est rejetée.

VII. ADDENDUM

[57] Au début de l'audience dans cette affaire, l'avocat de l'intimé, le ministère du Revenu national, a soulevé la question de la compétence de ce tribunal pour instruire la plainte, faisant valoir que la question relevait exclusivement de la compétence de la Cour canadienne de l'impôt, conformément à l'art. 12 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, qui prévoit ce qui suit :

La Cour [de l'impôt] a compétence exclusive pour entendre… les appels portés devant elle sur les questions découlant de l'application de… la Loi de l'impôt sur le revenu…

Ce tribunal a décidé de réserver son jugement jusqu'à ce que tous les arguments juridiques et toute la preuve aient été présentés. Compte tenu de l'issue de cette affaire, cette question est sans objet pour ainsi dire. Toutefois, ce tribunal conclut que la plainte déposée par M. Wignall relevait bel et bien de la compétence du Tribunal canadien des droits de la personne. La Loi canadienne sur les droits de la personne revêt un caractère quasi constitutionnel; par conséquent, il n'est que juste que les dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu et la façon dont elle s'applique à un particulier soient examinées à la lumière des lois sur les droits de la personne. Même si M. Wignall aurait pu soulever les mêmes questions en invoquant l'application de l'article 15 de la Charte devant la Cour de l'impôt, les recours à sa disposition n'auraient pas nécessairement été les mêmes s'il avait réussi à établir qu'il y avait eu discrimination. La requête en récusation présentée par l'intimé à l'encontre de ce tribunal pour le motif que la Cour canadienne de l'impôt a compétence exclusive en ce qui touche les questions relevant de la Loi de l'impôt sur le revenu est également rejetée.

Guy A. Chicoine

ESTEVAN (Saskatchewan)

le 8 juin 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T563/2100

INTITULÉ DE LA CAUSE : Scott Wignall c. ministère du Revenu national (impôt)

LIEU DE L'AUDIENCE : Winnipeg (Manitoba)

les 25 aux 27 septembre 2000

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 8 juin 2001

ONT COMPARU :

Scott Wignall Pour lui-même

Eddie Taylor Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Tracey Harwood-Jones Pour le ministère du Revenu national (impôt)

Ena Chadha Pour le Conseil des canadiens avec déficiences (la partie intéressée)

1. Transcription, p. 182, lignes 7 à 14.

2. Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, p. 208, et Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 558.

3. O'Malley, supra, p. 558.

4. Singh c. Statistique Canada, [1998] D.C.D.P. no 7, confirmée [2000] A.C.F. no 417 (1re inst.) et Dhanjal c. Air Canada, [1997] A.C.F. no 1599, (1997) 139 F.T.R. 37.

5. Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.

6. Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695.

7. R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, pp. 1331 et 1332.

8. Law c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497.

9. Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513.

10. Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418.

11. Battlefords and District Co-operative Ltd. c. Gibbs, [1996] A.C.S. no 55, par. 29.

12. Eldridge c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 624, p. 668.

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