Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 7/ 92

Décision rendue le 3 juillet 1992

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE L. R. C. 1985, ch. H- 6 (version modifiée)

ENTRE:

ROBERT LE BLANC le plaignant

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE la Commission

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES l’intimée

DÉCISION DU TRIBUNAL

TRIBUNAL:

John I. Laskin - Président

Jane Banfield - Membre

Jacinthe Théberge - Membre

ONT COMPARU:

Peter Engelmann Avocat de la Commission canadienne des droits de la personne

Graham Howard Avocat du plaignant

Ross Dumoulin Avocat de l’intimé

DATE ET LIEU DE L’AUDIENCE: 18 au 19 février 1991, 11 au 13 mars 1991 et 14 au 16 ao t 1991 à Ottawa (Ontario)

TRADUCTION

I. APERÇU

Il s’agit, en l’espèce, d’une cause difficile et inhabituelle.

La plainte dont il est question est une plainte de discrimination fondée sur l’état matrimonial et la situation de famille. Le plaignant, Robert Le Blanc ( Le Blanc), était superviseur à l’établissement de traitement du courrier d’Ottawa ( ETCO) de la Société canadienne des postes ( SCP) à Alta Vista, que certains témoins ont appelé The Zoo ([ TRADUCTION] le zoo). En 1984, Le Blanc a commencé à sortir avec Marie Louise Larocque ( Marie Louise). A l’époque, Marie Louise était préposée au tri du courrier à l’établissement d’Alta Vista et membre du Syndicat des postiers du Canada ( SPC). Même si Marie Louise travaillait à un étage différent de celui de Le Blanc et était affectée à une autre équipe, cette fraternisation entre un membre de la direction et un syndiqué n’a pas été bien acceptée dans le milieu de travail. Tous deux ont fait l’objet de nombreux sarcasmes, tant sous forme verbale qu’écrite. On les a même désignés sur une affiche par les mots the turkey [TRADUCTION] ( le dindon) et the turkette [TRADUCTION] ( la dinde).

Au début de décembre 1985, Marie Louise a déposé sa propre plainte de violation des droits de la personne contre la SCP. Plus tard au cours du même mois, elle a épousé Le Blanc. En mai 1986, Marie Louise a déposé deux autres plaintes de violation des droits de la personne, soit une contre un délégué syndical et l’autre contre le SPC. En juin 1986, elle a pris un congé de maternité prématuré et n’est jamais retournée à l’ETCO. On nous a dit que ses plaintes avaient été réglées, mais les détails relatifs au règlement ne nous ont pas été révélés. On nous a également fait savoir que le délégué syndical contre lequel une des plaintes avait été déposée ainsi qu’un autre délégué syndical ont été poursuivis et reconnus coupables conformément aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) concernant l’intimidation, soit l’actuel article 59.

Entre- temps, en avril 1985, Le Blanc a été promu provisoirement à un nouveau poste de superviseur. En mars 1986, la SCP a révoqué son affectation intérimaire et l’a rétrogradé à son ancien poste. Peu après, Le Blanc a obtenu une cote plutôt négative lors de son évaluation de rendement annuelle. D’après ce qu’on pouvait lire sur une annexe jointe à son évaluation, si Le Blanc n’avait pas été [TRADUCTION] indirectement concerné dans la plainte de son épouse en matière de droits de la personne, il aurait pu obtenir une cote d’évaluation plus élevée.

Le 22 décembre 1986, Le Blanc a déposé la plainte qui a donné lieu au présent litige. Dans cette plainte, il allègue qu’il a été victime de discrimination fondée sur l’état matrimonial et la situation de famille, contrairement à l’article 7 de la Loi. Essentiellement, Le Blanc soutient que la SCP a fait montre de discrimination à son égard, parce qu’il était marié avec Marie Louise et parce que celle- ci a déposé une plainte de violation des droits de la personne. Le Blanc souligne que la révocation de sa nomination intérimaire et la cote qu’il a obtenue lors de l’évaluation de son rendement constituent une preuve évidente de cette discrimination dont il a été victime de la part de la SCP.

Pour sa part, l’intimée, la SCP, conteste vigoureusement les allégations de Le Blanc. Selon elle, Le Blanc a été évalué d’après son rendement seulement. La SCP soutient que le rendement de Le Blanc s’est détérioré, notamment en ce qui a trait aux relations qu’il entretenait avec ses employés. De l’avis de l’intimée, c’est ce seul fait qui a provoqué la révocation de sa nomination au poste de superviseur intérimaire et qui explique la mauvaise évaluation qu’il a obtenue. Toujours selon l’intimée, l’annexe jointe à l’évaluation de rendement de Le Blanc a été rédigée à la demande de celui- ci et visait à expliquer aux futurs gestionnaires les motifs sous- jacents à l’évaluation de Le Blanc, ce qui était en quelque sorte une faveur qu’on lui faisait. Enfin, l’intimée fait valoir que, même si toutes les allégations du plaignant sont vraies, elles ne prouvent pas qu’il y a eu discrimination au sens de la Loi. Selon l’intimée, la définition de l’état matrimonial ne couvre pas l’identité et les activités d’un conjoint.

Comme ce résumé l’indique, une bonne partie de la preuve présentée sur des points importants était contradictoire et là où elle ne l’était pas, les conclusions à tirer étaient souvent opposées. Même si Le Blanc et la Commission canadienne des droits de la personne réussissent à prouver les faits qu’ils ont allégués, ils doivent aussi démontrer que la plainte est visée par la Loi. Effectivement, le litige en l’espèce portait en grande partie sur l’interprétation et la portée de la discrimination fondée sur l’état matrimonial au sens de la Loi.

II. LES PROCÉDURES

Nous avons été nommés Tribunal des droits de la personne pour entendre la plainte de Le Blanc en juillet 1990. L’audience elle- même a débuté le 18 février 1991 et a duré huit jours pour se terminer en ao t 1991.

Comme on peut le constater, une période d’environ cinq ans s’est écoulée entre la date des événements en question et la date à laquelle les divers témoins sont venus donner leur version des événements au Tribunal. L’avocat de l’intimée, Me Dumoulin, est revenu plusieurs fois au cours de l’audience sur les conséquences de ce délai de cinq ans sur la mémoire des témoins.

Nous avons tenu compte des observations de Me Dumoulin pour évaluer la crédibilité des témoignages que nous avons entendus.

Me Dumoulin s’est également opposé à la présentation de certains éléments de preuve par l’avocat de la Commission, Me Engelmann (qui représentait également le plaignant, sauf sur la question de la réparation). L’objection a été soulevée dans les circonstances suivantes : sur la formule de plainte ellemême, Le Blanc allègue que la SCP a fait montre de discrimination vers [TRADUCTION] le mois de mars 1985 et par la suite [les soulignés sont de nous]. Il ajoute ensuite les détails suivants au sujet de la plainte :

[TRADUCTION]

La Société canadienne des postes a fait montre de discrimination à mon égard en raison de mon état matrimonial et de ma situation de famille, contrairement à l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Vers le 1er avril 1985, j’ai été nommé PO- SUP- 3 à titre intérimaire. Le 24 mars 1986, le surintendant P. Lanthier m’a avisé que ma nomination intérimaire avait été révoquée et que j’avais été rétrogradé à un poste de PO- SUP- 2 en raison de la plainte que mon épouse avait déposée en matière de droits de la personne. Il a soutenu que cette plainte m’avait stressé. D’après mon évaluation en date du 4 mai 1986, mon rendement a été jugé acceptable et ma nomination intérimaire a été révoquée en raison de la plainte que mon épouse a déposée. Je crois que j’aurais d obtenir la cote rendement entièrement satisfaisant".

Au début de l’audience, Me Engelmann a indiqué qu’il avait l’intention de présenter une preuve concernant d’autres incidents de discrimination qui seraient survenus en 1986 et dont il n’est pas fait mention dans la formule de plainte. Me Dumoulin s’est opposé à cette preuve.

Nous avons décidé d’entendre la preuve parce que, à notre avis, elle nous semblait être la suite de l’histoire de la plainte de Le Blanc concernant le traitement défavorable auquel son employeur l’a soumis. Il aurait certainement été préférable que la Commission fournisse à l’intimée les détails de chaque incident de discrimination invoqué dans la formule de plainte; cependant, dans une audience administrative de cette nature, la Commission et le plaignant ne sont pas nécessairement limités aux allégations énoncées dans la plainte elle- même. Dans une cause relative à une mesure disciplinaire touchant un professionnel, la Cour divisionnaire de l’Ontario s’est également prononcée en ce sens : voir Re Cwinn and Law Society of Upper Canada (1980), 28 O. R. (2d) 61.

A notre avis, pour déterminer s’il y a lieu d’accepter la nouvelle preuve, il faut se demander s’il serait équitable ou inéquitable de l’admettre. En l’espèce, le plaignant reproche à la SCP d’avoir fait montre de discrimination à compter de mars 1985 et par la suite, de sorte que l’intimée ne pouvait être prise complètement au dépourvu. Les personnes qui sont à l’emploi de l’intimée et qui sont en cause dans les incidents reprochés dans la plainte sont également concernées dans les incidents qui ne sont pas décrits. En outre, les nouveaux incidents couvraient à peu près la même période. A notre avis, l’intimée était au courant de la preuve qui serait présentée contre elle. Dans l’ensemble, nous avons donc conclu que la preuve devrait être admise, tout en faisant remarquer que la présentation tardive de cette preuve pourrait diminuer l’importance que nous lui accorderions. Il convient également d’ajouter que nous avons donné à l’avocat de l’intimée la possibilité de réfuter les allégations supplémentaires, notamment en reportant son contre- interrogatoire du plaignant.

Avant de passer à la section suivante de nos motifs, nous aimerions souligner à quel point nous avons apprécié la célérité et la compétence dont les deux avocats ont fait montre tout au long de l’audience pour représenter leurs clients respectifs.

III. LE FARDEAU DE LA PREUVE DU PLAIGNANT

La présente plainte est fondée sur l’article 7 de la Loi, dont le libellé est le suivant :

7. Constitue un acte discriminatoire le fait a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou

b) de défavoriser un employé dans le cadre de son emploi, directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

Étant donné que la SCP n’a pas congédié Le Blanc, la plainte est véritablement fondée sur le paragraphe 7b) de la Loi. Tant l’état matrimonial que la situation de famille sont des motifs de discrimination prohibés selon le paragraphe 3( 1) de la Loi. A note avis, l’état matrimonial est le motif pertinent dans le cas de la plainte de Le Blanc. Ni ce motif, ni celui de la situation de famille d’ailleurs, ne sont définis dans la Loi.

Selon deux principes bien reconnus de la jurisprudence sur les droits de la personne qui régissent les plaintes de violation de l’article 7,

  1. Le plaignant a le fardeau initial de présenter une preuve prima facie de discrimination, c’est- à- dire une preuve qui couvre les allégations formulées et qui, si elle est crue, suffit à justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réponse de l’intimé. Il incombe ensuite à celuici d’établir, selon la balance des probabilités, une justification à l’appui de la façon dont elle a traité le plaignant : voir Holden c. C. C. F. N. C. (1990), 112 N. R. 395 (C. A. F.); Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R. C. S. 202, p. 208 et Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpson Sears Limited, [1985] 2 R. C. S. 536, p. 558;
  2. Le plaignant n’a qu’à démontrer que le motif de discrimination prohibé qui a été invoqué était l’un des facteurs qui a influé sur le traitement défavorable que l’intimée lui a fait subir. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse là du seul facteur. Il peut y avoir d’autres raisons qui ne sont pas liées à la Loi et qui ont incité l’intimée à traiter le plaignant comme elle l’a fait; en autant que le motif prohibé a constitué un fondement du traitement défavorable, le plaignant aura établi une violation de la Loi. Voir, par exemple, Commission canadienne de l’emploi et de l’immigration c. Lang et Commission canadienne des droits de la personne, [1991] 3 C. F. 65 (C. A. F.) et Foster Wheeler Limited c. Commission ontarienne des droits de la personne (1987), 8 C. H. R. R. D/ 4179 (C. D. Ont.), au paragraphe 33020.

Bien entendu, nous nous sommes inspirés de ces deux principes pour statuer sur la présente cause.

IV. LA PREUVE

L’affectation intérimaire de Le Blanc Le Blanc a commencé à travailler pour la SCP en 1977. De février 1983 jusqu’à la fin de mars 1985, il a travaillé au deuxième étage de l’établissement d’Alta Vista dans le service appelé service de tri urbain. Il était superviseur classé SUP- 2. Au début d’avril 1985, Le Blanc a été nommé superviseur général intérimaire pour toutes les opérations du premier étage de l’équipe numéro 1, soit l’équipe de nuit (qui travaille de 23 h à 7 h) à l’ETCO. Ceux qui travaillaient au premier étage appelaient cet endroit [TRADUCTION] le quai.

La durée et l’objet des affectations intérimaires varient à la SCP. Habituellement, ces affectations sont d’une durée d’au plus six mois (selon la convention collective pertinente, cette durée était de quatre mois); cependant, dans le cas de Le Blanc, l’affectation a duré beaucoup plus longtemps.

Dans certains cas, une personne est affectée temporairement à un poste supérieur pendant que le titulaire est absent, notamment lorsqu’il suit un cours de formation. Dans d’autres cas, comme dans celui de Le Blanc, l’affectation intérimaire précède une réorganisation par la direction. En l’espèce, pour des motifs non liés à la présente plainte, la SCP a décidé qu’elle n’avait pas besoin de superviseur général et a aboli le poste à la fin de juillet 1986.

Le Blanc a été classé SUP- 3 intérimaire. A ce titre, il était responsable de trois sections différentes, soit le transfert du courrier, les colis postaux et le courrier prioritaire. Chaque section était directement supervisée par un superviseur SUP- 2. Au cours de la période allant d’avril 1985 à mars 1986, les trois superviseurs en question étaient Jean Desjardins, Aubrey Callan et Patrick Welch (Callan n’a travaillé au quai qu’à compter de novembre 1985). A l’audience, Welch a témoigné pour le plaignant et Callan, pour l’intimée; quant à Desjardins, il n’a pas témoigné.

L’agent de négociation des employés du quai qui ne faisaient pas partie de la direction était le SPC. Plusieurs personnes ont dit au cours de leur témoignage que le SPC était un syndicat militant et qu’il n’était pas facile de travailler dans un endroit comme le quai.

A l’instar de la Commission, Le Blanc a soutenu que son affectation au poste SUP- 3 intérimaire représentait une promotion pour lui, ce que l’intimée a nié. Nous sommes d’avis qu’en avril 1985, Le Blanc a obtenu une promotion, même si on ne lui a pas garanti que le poste serait permanent. Le poste SUP- 3 intérimaire comportait un salaire plus élevé (soit une augmentation de 102,40 $ par mois) et plus de responsabilités que l’ancien poste SUP- 2 de Le Blanc. En fait, dès avril 1985, Le Blanc supervisait des employés SUP- 2 qui, le mois précédent, étaient superviseurs au même titre que lui.

Du début de son affectation intérimaire au quai jusqu’à la mi- février 1986, Le Blanc a relevé directement de Michael Maloney. A la mi- février 1986, Maloney a été promu à son tour et a été remplacé par Pierre Lanthier. Le Blanc a donc relevé de Lanthier jusqu’à ce que celui- ci révoque son affectation intérimaire le 24 mars 1986. Peu de temps après, Le Blanc a été rétrogradé à son ancien poste SUP- 2 au deuxième étage. En ao t 1986, Le Blanc a été muté à l’extérieur de l’ETCO, soit à la succursale de la ville d’Ottawa. En mai 1990, il a été promu gestionnaire de succursale postale. A la date de l’audience, Le Blanc travaillait encore pour la SCP.

Maloney est la personne qui a attribué à Le Blanc l’affectation intérimaire en question et qui l’a supervisé pendant presque toute la période au cours de laquelle il a occupé ce poste. Maloney a dit au cours de son témoignage qu’il avait choisi Le Blanc parce qu’il voulait une personne qui pouvait suivre un plan et se conformer à ses objectifs et qui avait la compétence voulue pour analyser et signaler les problèmes pouvant survenir dans le milieu de travail.

Maloney a également dit qu’il croyait qu’il était risqué de nommer Le Blanc pour le poste intérimaire, mais que les risques en valaient la peine. Il appert de la preuve que Le Blanc a supervisé les employés en se conformant strictement aux règles du milieu de travail. Plusieurs témoins ont dit de lui qu’il était un homme strict. Il se peut que Maloney ait choisi Le Blanc parce qu’il voulait un superviseur strict. Selon Aubrey Callan, pendant la période au cours de laquelle Maloney a été surintendant de l’équipe no 1, il a appliqué les règles et les règlements de façon plus stricte que les surintendants responsables des deux autres équipes.

D’après son dossier pour la période précédant avril 1985, Le Blanc ne s’entendait pas toujours bien avec les employés qui travaillaient sous ses ordres. En 1983 ou même avant, on l’avait critiqué pour les mauvaises relations de travail qu’il entretenait; le nombre de griefs déposés contre lui a été beaucoup plus élevé que dans le cas des autres superviseurs et, selon l’évaluation qu’il a obtenue pour l’année financière allant d’avril 1984 à mars 1985 et d’après laquelle son rendement a été jugé satisfaisant,

[TRADUCTION] Rob tente de favoriser les communications dans les deux sens; cependant, en raison de son attitude dominatrice, il ne parvient pas toujours à établir des communications viables.

et

[ TRADUCTION] Rob a toutes les caractéristiques et le potentiel voulus pour être un superviseur très compétent, mais il aurait tout intérêt à établir des relations plus harmonieuses avec ses employés en se montrant moins brusque et plus diplomate.

Maloney et la SCP étaient conscients de ces faits lorsqu’ils ont décidé de confier à Le Blanc le poste de superviseur général intérimaire en avril 1985.

Le rendement de Le Blanc comme superviseur général intérimaire

Il est indubitable que, pendant les six premiers mois et probablement les neuf premiers mois de son affectation intérimaire, Le Blanc a donné un bon rendement. Il a réduit le taux d’absentéisme, qui préoccupait beaucoup la direction, il a augmenté la productivité au quai, il a diminué le temps supplémentaire et il s’est montré véritablement intéressé aux problèmes de santé et de sécurité à l’établissement.

Les évaluations qu’il a obtenues pour les premier et deuxième trimestres et même pour le troisième étaient positives. Chacune d’elles a été rédigée par Maloney, qui s’est exprimé comme suit :

1er trimestre [TRADUCTION] Rob fait du bon travail comme superviseur général de la section du transfert du courrier. Il a réduit le taux d’absentéisme en appliquant à la lettre le programme d’absentéisme. Rob est enthousiaste et travaille fort. Il collabore bien avec son surintendant et a respecté les délais qui lui ont été imposés. M. Le Blanc est tenace et ne se décourage pas facilement devant les difficultés. Il a instauré des programmes de sécurité, de travail, de présentation de rapports et de formation qui ont amélioré l’organisation de l’atelier. Rob a besoin de se perfectionner comme superviseur général, mais il est évident qu’il a les qualités voulues pour occuper ce poste et que son potentiel dans le domaine de la gestion est excellent.

2e trimestre [TRADUCTION] M. Le Blanc guide et dirige les employés d’une façon qui favorise la réalisation des objectifs. Son équipe a réussi à respecter le taux d’assiduité fixé par la direction au cours du dernier trimestre. Bien que le niveau de productivité soit acceptable, les objectifs seront majorés. Les objectifs liés à la sécurité ont été respectés et il n’y a pas eu de perte de temps découlant de blessures subies au travail. Les communications écrites sont faites en temps opportun mais ont tendance à être verbeuses. M. Le Blanc s’est amélioré au cours du dernier trimestre comme superviseur général. Il comprend beaucoup mieux son rôle et a montré qu’il était capable de respecter les délais. Il doit cependant établir des liens plus étroits avec le coordinateur, l’expéditeur, ses pairs et les autres superviseurs. Rob a tendance à relever lui- même des défis sans avoir recours aux ressources des autres. Rob a donné un bon rendement au cours du dernier trimestre et s’améliore. Il respecte très bien les délais fixés.

3e trimestre [TRADUCTION] M. Le Blanc est un superviseur général qui est très travaillant. Il a démontré qu’il était en mesure de respecter les délais fixés. La rédaction de rapports est l’un de ses points forts que le surintendant apprécie beaucoup. On a constaté au cours du trimestre dernier que Rob devait établir des liens plus étroits avec le coordinateur, l’expéditeur, ses pairs et les autres superviseurs. J’estime que Rob s’est bien amélioré sur ce point.

Rob doit cependant se montrer plus calme dans les situations stressantes (relations de travail). En outre, il doit chercher à déceler les problèmes en discutant de façon informelle avec les employés avant de réagir négativement.

Rob s’est attribué le rôle difficile de chef du projet de prévention des accidents et de sécurité au sein de l’équipe numéro un. Bien que ce projet soit difficile à administrer, je fais entièrement confiance à M. Le Blanc à cet égard. Le rendement de son équipe sera évalué lors de la prochaine évaluation, en avril 1986. Dans le cadre de ses tâches liées à ce projet, Rob animera des séminaires sur les soins du dos pour tous les employés de l’équipe un. Rob s’engage également à améliorer les choses à l’ETCO.

C’est en raison de ces évaluations que Le Blanc a pensé qu’à la fin de l’année, il obtiendrait à tout le moins la cote rendement entièrement satisfaisant, sinon une cote supérieure, lors de son évaluation annuelle. Période allant de janvier à mars 1986 C’est apparemment ce qui s’est produit au cours du quatrième trimestre, soit la période allant de janvier à mars 1986, qui a tout changé. C’est aussi au cours de cette période que Le Blanc soutient avoir été victime de discrimination et que la direction, pour sa part, allègue que son rendement au travail s’est détérioré au point où il a fallu révoquer sa nomination.

Selon le témoignage de Le Blanc, au début de janvier (soit peu après son mariage et après la date à laquelle Marie Louise a déposé sa propre plainte), il a été harcelé au travail en raison de ses liens avec Marie Louise. Lorsqu’il se rendait à la cafétéria, il se faisait appeler gobble, gobble, gobble (dindon, dindon, dindon). Une affiche sur laquelle on pouvait voir un dessin de deux oiseaux et les mots The Turkey (le dindon) et The Turkette (la dinde), What a lovely couple (quel couple charmant) et Smells bad (ça sent mauvais) a été posée sur un babillard. Lui- même et son épouse ont reçu des appels téléphoniques anonymes la fin de semaine, aux petites heures du matin. Ce harcèlement est devenu assez vicieux, comme l’indique une affiche qui a été placée au quai vers le 20 mars. Voici le texte de cette affiche :

[TRADUCTION]

A TOUS LES MEMBRES DU SPC Saviez- vous que nous avions un autre superviseur inutile sur l’équipe de nuit? Son nom est ROBERT THE TURKEY (le dindon) LEBLANC.

Même s’il a une cervelle d’oiseau, la direction l’encourage à agir comme un dindon.

Le Dr Lanthier et le DINDON recommandent que l’on suspende pour une période de cinq jours (C. LARENTE, gestionnaire) Aimé Paquette (délégué syndical à la section du transfert du courrier), parce qu’il a poinçonné la carte de quelqu’un d’autre par erreur.

Si une suspension de cinq jours est ordonnée, nous devrions envisager un ralentissement général pour appuyer Aimé Paquette.

ATTENTION MONSIEUR LEBLANC, RAPPELEZ- VOUS CE QUI EST ARRIVÉ A VOTRE PERROQUET, LA MEME CHOSE PEUT VOUS ARRIVER

... COMMITTEE FOR MILITANT ACTION (comité pour l’action militante)

L’oiseau de Le Blanc était mort récemment, ce qui n’était pas le simple fruit du hasard.

Marie Louise et Le Blanc ont tous deux signalé ces incidents à la direction de la SCP. Dans le cas des plaintes de Le Blanc, il semble que son employeur n’a pas fait grand chose à ce sujet, s’il a fait quoi que ce soit. Quant aux plaintes de Marie Louise, Maloney et Simon Ouellette, l’agent des droits de la personne à la SCP, ont mené une enquête interne. Ils ont apparemment conclu qu’il n’y avait pas de preuve à l’appui des allégations de Marie Louise. La SCP n’a puni aucun de ses employés pour la façon dont ils ont traité Le Blanc ou Marie Louise. Maloney a témoigné pour la défense lors des accusations de représailles portées contre les deux délégués syndicaux à la suite de la plainte de Marie Louise concernant la violation des droits de la personne. Selon le témoignage de Le Blanc, que nous acceptons à cet égard, Maloney a indiqué que lui- même et Marie Louise méritaient ce qui leur arrivait et que, si elle abandonnait sa plainte, [TRADUCTION] les choses se tasseraient d’ici trois à six mois. Quelque temps plus tard, Pierre Lanthier a également dit que Le Blanc et son épouse n’avaient que ce qu’ils méritaient en raison de leurs agissements.

Cette attitude négative de la part de la direction était une réaction peu judicieuse à la campagne qui avait manifestement été menée contre Le Blanc et son épouse. Malheureusement, cette attitude indique aussi à quel point la SCP était réticente à tenter de régler une situation qui nécessitait son intervention. Il est indubitable que ces incidents ont beaucoup stressé Le Blanc et celui- ci l’a d’ailleurs admis au cours de son témoignage.

La preuve est contradictoire au sujet de la question de savoir jusqu’à quel point les relations de travail se sont détériorées au cours des trois premiers mois de 1986 et jusqu’à quel point Le Blanc est responsable de ce qui est survenu.

Il semble qu’un certain nombre d’employés méprisaient véritablement Le Blanc et que la campagne a indéniablement été menée contre lui à l’étage de l’atelier, sous une forme ou une autre, en raison des relations qu’il entretenait avec Marie Louise. Le nombre de griefs déposés contre Le Blanc s’est multiplié pendant l’année. Bon nombre de ces griefs étaient insensés et les plaignants visaient apparemment à se venger ou à se débarrasser de lui. Nous avons entendu des témoignages concernant les ralentissements de travail et les menaces de débrayage à l’endroit de Le Blanc. Au cours de son témoignage, Maloney a fait allusion à plusieurs incidents à l’appui de sa prétention (qui a subséquemment été formulée sur l’évaluation de rendement de Le Blanc) selon laquelle [TRADUCTION] au cours du dernier trimestre, certains engagements n’ont pas été respectés en raison d’un bris des relations de travail.

Le Blanc a fait certaines choses qui ne pouvaient qu’empirer la situation. Il semblait être aigri à l’endroit de certains employés. Il a déclaré ou menacé de déclarer à Revenu Canada les activités d’un employé du quai qui exploitait une cantine sans permis municipal. Il a dénoncé un autre employé à la société du logement. Dans le cas d’un autre employé qui, de l’aveu général, était un employé problématique et revenait au travail après s’être absenté pendant cinq mois et demi en raison d’un triple pontage, Le Blanc lui a dit que cette absence avait été trop longue. Ces incidents ne pouvaient guère améliorer les relations que Le Blanc entretenait avec ses employés.

Malgré tout, bon nombre de témoins on dit de Le Blanc qu’il était [TRADUCTION] ferme, mais juste. Même Maloney, après avoir d’abord nié que Le Blanc était juste, a fini par admettre au cours de son contre- interrogatoire que, dans l’ensemble, il se montrait équitable. Lorsqu’il a témoigné, Patrick Welch a mentionné qu’au cours de la dernière partie de l’affectation intérimaire de Le Blanc, les relations de travail étaient désastreuses, mais il a aussi dit que le rendement de Le Blanc n’a pas changé durant l’année. Aubrey Callan, un autre superviseur hiérarchique qui a relevé directement de Le Blanc, mais seulement de novembre 1985 à mars 1986 (soit la période au cours de laquelle les relations de travail que Le Blanc entretenait avec ses employés se seraient détériorées), a dit que le rendement de Le Blanc était entièrement satisfaisant

Quoi qu’on puisse dire au sujet des relations de travail que Le Blanc entretenait avec ses employés, certains problèmes n’étaient certainement pas sa faute. Les relations entre la direction et les syndiqués qui travaillaient à l’étage étaient mauvaises bien avant l’arrivée de Le Blanc. Les difficultés de travail au quai étaient imputables, en partie, aux problèmes opérationnels et aux problèmes de politiques, notamment en ce qui a trait à l’utilisation d’employés occasionnels. Il appert de la preuve présentée à l’audience que les employés qui ont causé le plus de problèmes à Le Blanc se trouvaient à la section du transfert du courrier. Ces employés relevaient directement de Desjardins. Il a été dit au cours de la preuve que Desjardins (qui, comme nous l’avons déjà mentionné, n’a pas été appelé à témoigner) a cherché à entraver les relations entre Le Blanc et les employés de la section du transfert du courrier.

Le 17 février 1986, Pierre Lanthier a remplacé Michael Maloney comme surintendant de l’équipe numéro 1. Un peu plus d’un mois plus tard, le soir du 23 mars ou le matin du 24 mars, Lanthier a révoqué la nomination intérimaire de Le Blanc. Celui- ci n’avait reçu aucun avertissement préalable et n’avait pas été réprimandé non plus. Lanthier a dit à Le Blanc que cette mesure visait à éviter un ralentissement de travail au premier étage; en outre, on jugeait que Le Blanc réglait mal les griefs et la SCP voulait lui enlever le stress qu’il subissait. Au cours de son témoignage, Lanthier a également reconnu que l’affiche du comité de l’action militante (dont il est question plus haut) avait influencé sa décision.

La SCP n’a présenté aucun témoignage indépendant indiquant qu’un débrayage était imminent ou que Le Blanc réglait mal les griefs; la preuve démontre plutôt le contraire. Le Blanc a été à la fois étonné et frustré lorsqu’il a appris que sa nomination intérimaire était révoquée. Il a pris un congé de maladie du 24 au 28 mars.

Évaluation du rendement de Le Blanc Ce n’est qu’au début du mois de mai que Le Blanc a reçu son évaluation pour l’année qui s’est terminée en mars 1986. Ce qui importait évidemment le plus aux yeux de Le Blanc, ou de tout employé, c’était la cote finale. D’après le formulaire d’évaluation que la SCP utilisait, cinq cotes étaient possibles, soit, par ordre descendant, rendement remarquable, supérieur, entièrement satisfaisant, acceptable et insatisfaisant. Le rendement de Le Blanc a été jugé acceptable, ce qui correspond à l’avant- dernière cote. La plupart des témoins étaient d’avis qu’une cote de rendement acceptable était une évaluation ordinaire, sinon inférieure à la moyenne. Lorsqu’un employé obtenait cette cote, il ne pouvait être muté à l’extérieur de l’établissement.

L’évaluation de rendement a été signée au nom de la SCP par Maloney le 4 mai et par Lanthier, le 6 mai. Le Blanc a refusé de signer son évaluation et l’a finalement contestée par voie de grief.

Maloney et Lanthier ont dit tous deux au cours de leur témoignage qu’ils avaient rencontré Le Blanc et discuté avec lui de l’évaluation qu’il recevrait. Selon leur témoignage, ils se sont entendus tous les deux sur la cote acceptable. Maloney, qui avait alors été promu et se trouvait à l’extérieur de l’établissement, a rédigé l’évaluation de la SCP au sujet de la question de savoir si Le Blanc avait respecté ou non une série d’objectifs- clés préalablement définis. C’est Maloney qui a entrepris cette tâche plutôt que Lanthier, parce que c’est lui qui avait supervisé Le Blanc pendant l’ensemble de l’année. Nous avons déjà parlé des évaluations se rapportant à chacun des trois premiers trimestres. Elles faisaient partie du document d’évaluation de rendement, mais il n’y a pas eu de quatrième évaluation distincte.

La formule d’évaluation de rendement renfermait une liste de quelque 53 objectifs- clés répartis sous 14 catégories différentes. Dans la plupart des cas, l’évaluation ne comportait aucun commentaire ou indiquait que Le Blanc avait respecté l’objectif en question. Cependant, certains objectifs n’avaient pas été respectés, de sorte que certaines critiques ont été formulées au sujet de son rendement. La plupart des objectifs non respectés portaient sur les problèmes de relations de travail. Ainsi, on pouvait lire ce qui suit sur l’évaluation :

[TRADUCTION]

M. Le Blanc éprouve de la compassion pour les gens. Tout au long de l’année financière, il a manifesté de l’intérêt à l’endroit de son personnel et de ses superviseurs, mais il n’a pu maintenir de bonnes relations de travail, ce qui est un objectif essentiel;

Sous l’objectif Leadership et formation de superviseurs, on pouvait lire les commentaires suivants :

[TRADUCTION]

Objectif non respecté. Le leadership d’une personne dépend en grande partie de sa capacité de motiver les superviseurs et le personnel. Comme il n’a pas réussi sur ce point au cours du dernier trimestre, l’objectif n’est pas respecté;

Et sous l’objectif Efforts axés sur l’accroissement de la productivité... :

[TRADUCTION]

Objectif respecté, mais les relations de travail ont été mauvaises au cours du dernier trimestre.

Lanthier et Maloney ont dit tous deux au cours de leur témoignage que, même si Le Blanc avait atteint bon nombre des objectifs qu’il devait respecter, ils ne pouvaient donner une meilleure évaluation à une personne qui entretenait de telles relations de travail avec ses employés. Tous deux ont nié avoir tenu compte de l’état matrimonial de Le Blanc ou de la plainte en matière de droits de la personne de Marie Louise pour attribuer la cote rendement acceptable à Le Blanc.

L’annexe jointe à l’évaluation Le Blanc était manifestement contrarié par cette évaluation. Il a dit que, peu après l’avoir reçue, il a rencontré Lanthier pour en parler. Au cours de son témoignage, Lanthier a dit qu’il ne se souvenait pas de cette rencontre, mais nous sommes d’avis que la rencontre a effectivement eu lieu. C’est à ce moment- là que Lanthier a remis à Le Blanc l’annexe à l’évaluation, sur laquelle on pouvait lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

Comme Rob était indirectement concerné dans une plainte en matière de droits de la personne de son épouse (qui est également une employée de la société), l’ambiance au premier étage s’est détériorée; c’est pourquoi Rob a été rétrogradé au poste qu’il occupait précédemment à l’étage du courrier urbain.

De plus, en raison de la pression supplémentaire que cette situation a provoquée chez Rob, son rendement a baissé. Son agressivité à ce moment ci mène à une forme de harcèlement envers les autres employés qui étaient indirectement concernés dans la plainte sur les droits de la personne susmentionnée.

Si Rob n’avait pas été indirectement concerné dans cette cause, son rendement aurait peut- être été entièrement satisfaisant.

La discussion concernant l’évaluation et l’annexe La rencontre avec Lanthier n’a aucunement permis de résoudre la situation en ce qui a trait à Le Blanc. Il a demandé une autre réunion avec le chef de l’équipe numéro 1, Roy Kieswetter, qui était le superviseur direct de Lanthier. Il est admis de part et d’autre que cette réunion a eu lieu vers le 21 mai et que Lanthier, Kieswetter, Le Blanc et Robert Tongue étaient présents (Tongue était un ami de Le Blanc, en plus d’être un superviseur qui avait travaillé sous ses ordres, et assistait à la réunion comme témoin). Ce qui est contesté, ce sont les questions sur lesquelles la réunion a porté.

Le Blanc soutient qu’il est allé à la réunion dans le but précis de discuter de son évaluation point par point et de demander ce que signifiait l’annexe exactement, mais que Kieswetter a dirigé les discussions lors de la réunion. Toujours selon Le Blanc, la première question que Kieswetter lui a posée concernait le rôle qu’il a joué dans la plainte en matière de droits de la personne de son épouse. Il aurait ensuite demandé à Le Blanc si celui- ci encourageait son épouse à aller de l’avant avec sa plainte. Kieswetter a dit [TRADUCTION] vous ne négociez pas avec le syndicat CR [un autre syndicat qui représente certains employés de la SCP et qui n’est apparemment pas reconnu pour son militantisme] ou quelque chose du genre, sous- entendant que le SPC est un syndicat militant. Le Blanc a dit que Kieswetter lui a également demandé s’il comprenait qu’il pouvait se trouver dans une situation de conflit d’intérêts, parce qu’il était membre de la direction, tandis que son épouse était une employée.

Lanthier et Kieswetter contestent cette version des événements. Tous deux ont dit que la réunion avait pour but de discuter de l’évaluation et qu’il n’y avait pas d’annexe à l’époque. Kieswetter a nié avoir dit les mots que Le Blanc lui a attribués. Il a plutôt soutenu, tout comme Lanthier, que Le Blanc avait mentionné que son rendement était touché en raison du stress causé par la plainte de son épouse. A la suite de ce commentaire, Kieswetter a offert à Le Blanc d’ajouter une annexe à l’évaluation. Lanthier et Kieswetter ont tous deux allégué que, si Le Blanc n’avait rien dit au sujet de la plainte de son épouse, ils ne lui auraient pas parlé de l’annexe. Selon eux, l’annexe était en quelque sorte une faveur pour Le Blanc et visait à l’aider plus tard au cours de sa carrière, parce qu’elle renfermait des explications sur son faible rendement. Tous deux ont mentionné que Le Blanc a semblé plus soulagé lorsque l’annexe explicative lui a été proposée. Le Blanc a reconnu qu’au cours de la réunion, il a mentionné que la plainte de son épouse était une source de stress dans le milieu de travail, mais il a dit qu’il en a parlé uniquement après avoir été interrogé par Kieswetter au sujet de son rôle dans cette plainte. Le Blanc a mentionné qu’il avait déjà reçu l’annexe lorsqu’il s’est rendu à la réunion et qu’il s’opposait à son contenu.

Après avoir lu attentivement les témoignages concernant cette importante réunion du 21 mai 1986, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il faut retenir la version de Le Blanc au sujet des événements qui sont survenus et rejeter le témoignage de Lanthier et de Kieswetter sur ce point. Nous sommes de cet avis pour plusieurs raisons. D’abord, Le Blanc nous semble un témoin plus crédible que Lanthier ou Kieswetter. Il a témoigné de façon sincère et directe. Il a décrit clairement ce qu’il avait dit et entendu et, sur bien des points importants, sa version a été confirmée par d’autres témoins qui travaillaient avec lui ou par une preuve écrite. En revanche, les témoignages de Lanthier et de Kieswetter étaient vagues et incohérents sur plusieurs points. Lanthier, surtout, était porté à exagérer et semblait avoir une mémoire sélective. En deuxième lieu, le témoignage de Le Blanc au sujet de la discussion qui a eu lieu à la réunion a été confirmé par Tongue. En troisième lieu, Le Blanc a pris des notes au sujet de la discussion qui a eu lieu à ce moment- là. Tongue a signé les notes après les avoir relues. La version de Le Blanc correspondait à celle que Tongue a donnée à l’audience. Fait important à souligner, il appert des notes que l’annexe existait lors de la réunion et qu’il en a été question à cette rencontre, comme Le Blanc l’a dit. En quatrième lieu, cette réunion qui, selon Le Blanc, était la deuxième rencontre tenue pour discuter de son évaluation (la première ayant eu lieu avec Lanthier seulement) était compatible avec les procédures que la SCP avait adoptées pour la contestation d’une évaluation de rendement. En cinquième lieu, nous ne pouvons croire que l’annexe a été proposée à Le Blanc comme moyen de l’aider dans sa carrière. L’annexe est encore plus négative au sujet de Le Blanc que l’évaluation elle- même. Ainsi, on fait allusion, dans cette annexe, au harcèlement de Le Blanc à l’endroit de certains autres employés, ce qui est une allégation sérieuse qu’on ne retrouve pas dans l’évaluation elle- même. Le Blanc était atterré par les commentaires formulés dans l’annexe. La SCP le savait et pourtant, même si Kieswetter et Lanthier ont soutenu que l’annexe visait à aider Le Blanc, ils ont refusé de la retirer. Sur ce point, leur témoignage est tout simplement incompatible.

N’ayant pas reçu de réponse satisfaisante de son employeur à la réunion du 21 mai, Le Blanc a demandé une troisième réunion avec le gestionnaire de l’établissement, Claude Larente, qui était décédé à la date de la présente audience. Une réunion a eu lieu en juin et Le Blanc, Tongue, Lanthier et Larente étaient alors présents. Le Blanc voulait discuter de l’évaluation point par point, mais Larente a fait porter le débat sur l’annexe. Il a dit qu’il ne la modifierait pas, mais qu’il supprimerait le renvoi au nom de l’épouse de Le Blanc et à sa plainte. Le Blanc ne voulait pas accepter cette proposition et il a demandé que l’annexe demeure sous sa forme originale.

A la mi- juillet, Le Blanc a rencontré Maloney. Patrick Welch et un autre employé de la SCP, Tim Larmer, étaient aussi présents. Là encore, Le Blanc a voulu discuter de son évaluation point par point, mais Maloney a refusé, tout comme les autres avant lui.

Autres questions Le Blanc a déposé un grief à l’égard de son évaluation et sa plainte a finalement été jugée bien fondée en troisième instance. Il a obtenu la cote rendement entièrement satisfaisant. Ni Lanthier non plus que Kieswetter ou Maloney n’ont été consultés au sujet de ce changement et tous les trois ont exprimé leur désaccord à ce sujet. On ne s’entend pas sur la question de savoir si, à la suite du grief, une annexe révisée a été jointe à l’évaluation du rendement de Le Blanc (l’intimée soutient que oui, tandis que Le Blanc dit qu’il n’y a pas eu d’annexe). A notre avis, ce débat n’a pas d’importance.

Le Blanc a également pris d’autres journées de congé. Il a pris 11 jours de congé de maladie après avoir rencontré Lanthier et Kieswetter le 21 mai. Le 22 juin, il a demandé un congé de maladie de deux jours et demi; Lanthier a refusé et a remis à Le Blanc un avis de 24 heures d’utilisation inappropriée de congés de maladie. Par la suite, le congé de Le Blanc a été accepté, mais son employeur lui a demandé de se soumettre à un examen médical.

Le Blanc a soutenu que la façon dont la SCP a traité ses demandes de congé de maladie est une autre preuve de la discrimination dont il a été victime. Nous ne sommes pas d’accord. Même si Le Blanc était très stressé à la suite de ce qui est survenu, nous croyons qu’au moins une partie du congé de maladie qu’il a pris n’était pas entièrement justifiée. Que ce soit vrai ou non, il est évident que la SCP était très stricte au sujet de l’absentéisme, notamment dans le cas des superviseurs, qui devaient donner l’exemple aux employés. Que le traitement des demandes de congé de Le Blanc ait été équitable ou non, il n’était pas inhabituel à la SCP. Effectivement, Robert Tongue s’est absenté moins longtemps et a pourtant été plus vertement semoncé.

Enfin, Le Blanc a soutenu qu’un avis de 24 heures qu’il a reçu au cours de l’été 1986 au sujet d’une rencontre disciplinaire devant porter sur un changement opérationnel avec ses employés était une autre preuve de la discrimination dont il a fait l’objet de la part de la SCP. A notre avis, cet aspect de la plainte de Le Blanc n’est pas fondé.

V. LA PRINCIPALE QUESTION SOULEVÉE PAR LA PREUVE

La principale question en litige en l’espèce (du moins en ce qui a trait à la preuve) est celle de savoir si la SCP a tenu compte des relations de Le Blanc avec Marie Louise et de la plainte sur les droits de la personne que celle- ci a déposée pour décider de révoquer sa nomination intérimaire et de lui attribuer la cote rendement acceptable plutôt que la cote rendement entièrement satisfaisant lors de l’évaluation de son rendement. Nous répondons par l’affirmative à cette question : à notre avis, ces relations et cette plainte constituaient des facteurs importants.

Nous ne voulons pas dire par là que Le Blanc était un superviseur idéal ou qu’il avait une vision éclairée de la façon de diriger des employés. Tout superviseur qui dénonce ses employés, si difficiles soient- ils, aux autorités gouvernementales en a encore beaucoup à apprendre au sujet de la façon de maintenir de bonnes relations de travail. Nous reconnaissons que la SCP a été influencée par les mauvaises relations de travail que Le Blanc entretenait avec les employés pour prendre les décisions reprochées en l’espèce.

Cependant, à notre avis, les liens entre Le Blanc et Marie Louise, syndiquée qui avait elle- même déposé une plainte sur les droits de la personne, ont également joué un rôle important dans la façon dont la SCP a traité Le Blanc. Voici les raisons pour lesquelles nous en arrivons à cette conclusion :

  1. Il est bien évident qu’il y avait une certaine tension au quai entre Le Blanc et ses employés. Le Blanc, superviseur qui faisait donc partie de la direction, avait épousé une employée qui était membre du syndicat. Dans ce milieu de travail, de graves conflits opposaient la direction et le personnel à l’étage de l’atelier. Marie Louise avait déposé une plainte en matière de droits de la personne parce qu’elle avait été harcelée par ses collègues. Le syndicat était reconnu pour être militant à certaines occasions. Certains syndiqués ont cherché à se venger de Le Blanc. Pour sa part, au lieu de tenter d’éliminer le harcèlement dont Le Blanc et Marie Louise étaient victimes, la SCP a dit que tous deux méritaient ce qui leur arrivait. Finalement, la SCP a jugé que la façon la plus simple de régler le problème était d’en éliminer la source et Lanthier a révoqué l’affectation intérimaire de Le Blanc.
  2. La SCP a accordé trop d’importance aux mauvaises relations de travail que Le Blanc entretenait avec les employés lorsqu’elle a invoqué ce motif pour le révoquer. Dans un sens, la SCP savait ce qu’elle faisait lorsqu’elle a nommé Le Blanc superviseur général intérimaire. Dans le passé, un nombre élevé de griefs avaient été déposés contre lui et il avait eu beaucoup de problèmes avec ses employés. Les seuls faits nouveaux au cours de l’année financière 1985- 1986 ont été le mariage de Le Blanc et la plainte de Marie Louise.
  3. Il n’y avait pas vraiment de preuve à l’appui des motifs que Lanthier a invoqués pour révoquer Le Blanc. Aucun autre témoin n’a dit que des employés étaient sur le point de débrayer le 24 mars 1986. Aucun employé n’a été appelé pour le dire. Maloney a dit qu’il ignorait même si Le Blanc avait été révoqué pour ce motif invoqué; il pensait que c’était en raison d’une réorganisation. Frank Ciancullio, l’agent des relations de travail de la SCP qui a rencontré Lanthier et Le Blanc le 24 mars, n’était pas au courant de cette possibilité de débrayage; en fait, il ignorait même que Le Blanc était révoqué. A notre avis, l’allégation d’une menace de débrayage ou de l’existence d’une miniguerre au quai était, du moins en partie, un prétexte que la SCP a invoqué pour révoquer la nomination intérimaire de Le Blanc.
  4. L’annexe jointe à l’évaluation de rendement constitue un élément de preuve important en l’espèce. On ne sait pas très bien pourquoi l’annexe a été ajoutée. Cependant, comme nous l’avons mentionné, nous rejetons l’explication proposée par l’intimée. L’annexe existait déjà lorsque Lanthier et Kieswetter, selon leur témoignage, ont proposé de la rédiger. A certains égards, l’annexe était encore plus négative à l’endroit de Le Blanc que l’évaluation elle- même, bien que l’intimée ait soutenu qu’elle visait à aider Le Blanc. Et malgré tout, lorsque Le Blanc s’est plaint de l’annexe, l’intimée a refusé de la retirer. Ayant rejeté l’explication de l’intimée au sujet de l’annexe, qu’en faisons- nous? A notre avis, elle renferme les véritables raisons qui ont incité la SCP à révoquer Le Blanc de son poste de superviseur général intérimaire et à lui attribuer la cote rendement acceptable seulement. Examinée sous cet angle, l’annexe à sa face même appuie la thèse de Le Blanc. En effet, on peut y lire ce qui suit :
  5. [TRADUCTION] Comme Rob était indirectement concerné dans une plainte en matière de droits de la personne de son épouse (qui est également une employée de la société), l’ambiance au premier étage s’est détériorée; c’est pourquoi Rob a été rétrogradé...

    et plus loin : [TRADUCTION] Si Rob n’avait pas été indirectement concerné dans cette cause, son rendement aurait peut- être été entièrement satisfaisant [les soulignés sont de nous].

    L’expression indirectement concerné est utilisée deux fois, soit dans la partie qui concerne la révocation de Le Blanc et dans celle qui porte sur son évaluation. Lanthier a reconnu que lui- même et Kieswetter ont utilisé cette expression pour indiquer que Le Blanc n’était concerné que parce qu’il avait épousé une personne qui, à l’époque, avait déposé une plainte de violation des droits de la personne. Si, comme l’indique l’annexe, la participation indirecte de Le Blanc a troublé l’ambiance qui régnait au quai, la SCP n’a pas répondu de la bonne façon à une plainte de discrimination en cédant à la pression et en révoquant la personne qui était victime.

  6. Nous reconnaissons que Maloney n’avait rien à voir avec l’annexe et qu’il était néanmoins d’accord avec la cote rendement acceptable dans le cas de Le Blanc. Cependant, il a discuté de cette cote avec Lanthier et il a dit à Le Blanc que lui- même et Marie Louise méritaient ce qui leur arrivait et que, si elle abandonnait sa plainte, les choses se replaceraient d’ici trois à six mois. Il est certainement raisonnable de déduire de cette preuve que c’est en partie parce qu’il s’opposait à la plainte de Marie Louise que Maloney a traité Le Blanc de cette façon.
  7. Même s’il n’est pas déterminant, le témoignage d’Aubrey Callan est pertinent. Il a supervisé Le Blanc pendant une partie de l’année financière 1984 et a jugé que son rendement était satisfaisant, supprimant le mot entièrement sur la formule d’évaluation. Pendant la dernière partie de l’année financière 1985- 1986, il a à son tour été supervisé par Le Blanc. Lorsque Callan a témoigné pour l’intimée, il a dit que, même s’il avait des préoccupations au sujet des relations que Le Blanc entretenait avec les employés, celui- ci méritait malgré tout la cote rendement entièrement satisfaisant.
  8. Enfin, comme nous l’avons déjà mentionné, nous sommes d’avis que Le Blanc était un témoin crédible et, lorsque son témoignage contredit celui de Lanthier, Kieswetter et Maloney sur des points importants, nous retenons la version de Le Blanc.

VI. LE SENS DE LA DISCRIMINATION FONDÉE SUR L’ÉTAT MATRIMONIAL

Nos conclusions concernant les faits ne permettent pas de résoudre le litige. Nous devons examiner l’argument de Me Dumoulin selon lequel, même si tous les faits allégués contre la SCP sont établis, il n’y a pas de discrimination fondée sur l’état matrimonial en droit. Comme nous l’avons souligné, l’expression état matrimonial n’est pas définie dans la Loi. D’après la jurisprudence, l’état matrimonial comprend, à tout le moins, le fait d’être marié ou de vivre en union de fait. Si c’est là la portée de l’état matrimonial, le plaignant ne peut réussir en l’espèce. On ne soutient nullement que la SCP a fait montre de discrimination contre des personnes mariées ou contre des personnes qui vivent ensemble en dehors des liens du mariage. En outre, on n’allègue pas contre l’intimée l’existence d’une politique anti- népotisme semblable à celle qui était en litige dans l’affaire Brossard c. Québec [1988] 2 R. C. S. 279. On a plutôt soutenu devant nous que la définition de l’expression état matrimonial est suffisamment large pour couvrir la discrimination dont un employeur fait montre à l’endroit d’une personne mariée avec un employé qui a déposé une plainte en matière de droits de la personne contre l’employeur en question. La Commission a fait valoir que c’est le conjoint et son activité qui sont à l’origine du traitement défavorable dont Le Blanc a été victime. Présentée sous cet angle, la cause pourrait être perçue comme une affaire de vengeance ou de représailles, mais la Loi ne prévoit aucune procédure administrative à l’égard des plaintes de représailles (comparer avec l’article 8 du Code sur les droits de la personne de l’Ontario, L. R. O. 1990, ch. H- 19), encore moins lorsque les représailles sont dirigées non pas contre le plaignant initial, mais contre son conjoint.

La question qu’il faut se demander est donc celle de savoir si les faits établis en l’espèce constituent de la discrimination fondée sur l’état matrimonial au sens du paragraphe 7b) de la Loi. La portée de la discrimination fondée sur l’état matrimonial a récemment été commentée dans certaines décisions. Dans Cashin c. SRC, [1988] 3 C. F. 494, la Cour d’appel fédérale a examiné une plainte qui était fondée sur la Loi et qui découlait du fait que la SRC a refusé de renouveler le contrat d’une journaliste lorsque son mari a été nommé directeur d’une société d’État, pour le motif que son objectivité pourrait être mise en doute. On a soutenu que la requérante avait fait l’objet de discrimination non pas parce qu’elle était mariée, mais parce qu’elle était mariée à une certaine personne bien en vue. La Cour d’appel fédérale devait déterminer si l’identité du conjoint était incluse dans le concept de l’état matrimonial. Les décisions rendues par les tribunaux des droits de la personne sur ce point étaient contradictoires. Selon certaines décisions, l’état matrimonial se limitait au fait d’être marié, célibataire, veuf ou divorcé ou de vivre en union de fait. D’autres tribunaux des droits de la personne ont étendu le concept de la discrimination fondée sur l’état matrimonial et ont décidé que ce concept comprend les cas où un employeur agit de façon discriminatoire à l’encontre d’une personne en raison du fait que celle- ci est mariée à une personne en particulier, même si l’employeur ne fait généralement pas montre de discrimination contre les personnes mariées. Le juge MacGuigan, qui a écrit le jugement majoritaire dans l’affaire Cashin, a examiné avec soin ces décisions contradictoires et a conclu comme suit à la page 504 :

A mon avis, une interprétation littérale favoriserait la première intimée. Normalement, l’expression état matrimonial ne désigne rien d’autre que le fait d’être [TRADUCTION] marié ou non marié, elle n’est pas considérée comme englobant l’identité et les caractéristiques du conjoint.

A la page 506, il a dit ce qui suit : En fin de compte, ce que la Loi vise à décourager, c’est la distinction dirigée contre une personne individuelle non pas en raison de son individualité, mais parce qu’elle constitue un spécimen d’un groupe identifié par une caractéristique donnée. En conséquence, l’identité d’un conjoint particulier ne peut être comprise dans la notion d’état matrimonial parce que cette identité est purement individuelle et n’a pas trait à un aspect de la vie partagé par un groupe. Il me semble toutefois qu’une règle générale proscrivant l’embauchage des conjoints des employés peut très bien relever de l’état matrimonial précisément parce qu’étant donné son caractère général, elle peut imposer une catégorie générale ou une catégorie relative à un groupe. Comme dans l’affaire Mark ou dans les décisions américaines qui s’y trouvent suivies, ce n’est pas un conjoint particulier qui est visé mais tout conjoint de toute personne alors employée. Le point de vue que j’adopte se situerait peut- être entre l’interprétation large et l’interprétation étroite susmentionnées.

Pour en arriver à cette conclusion, il a reconnu que la législation sur les droits de la personne avait un statut quasi constitutionnel et qu’elle doit recevoir une interprétation large. Néanmoins, lorsqu’il a commenté l’article 2 de la Loi, il a dit ce qui suit à la page 505 :

Il est important de noter que le principe énoncé dans cet alinéa selon lequel l’égalité des chances ne doit pas être entravée n’offre pas de garantie absolue contre la discrimination dans la vie, mais offre une protection contre certaines formes particulières de discrimination qui ont en commun d’être fondées sur une appartenance à un groupe quelconque, que ce soit un groupe naturel tels ceux qui sont fondés sur la race et la couleur, ou encore une association choisie librement telles celles dont découle l’état matrimonial.

Même si elle en est arrivée à une conclusion contraire à la thèse de la requérante au sujet de la portée du concept de l’état matrimonial, la Cour d’appel fédérale a accueilli sa plainte de discrimination fondée sur l’état matrimonial, pour le motif plus restreint selon lequel son employeur faisait une distinction entre les femmes qui adoptaient le nom de famille de leur conjoint et celles qui ne l’adoptaient pas. Dans des motifs concourants distincts, le juge Mahoney, à la page 497, a fait allusion à :

... certains éléments de preuve non contestés qui, à mon avis, appuient d’une part la conclusion que la discrimination en l’espèce était fondée sur l’état matrimonial de la requérante, et non simplement sur le fait que Rosann Cashin était mariée à une personne en particulier.

La Cour suprême du Canada a examiné la décision rendue dans l’affaire Cashin dans l’arrêt Brossard, qui portait sur une politique antinépotisme d’une municipalité. La Cour a décidé que la politique d’embauchage de la ville de Brossard constituait de la discrimination dans l’emploi fondée sur l’état matrimonial, ce qu’interdit la Charte du Québec. Le juge Beetz, qui a écrit le jugement de la majorité, a cité les motifs du juge MacGuigan dans l’affaire Cashin et a fait les commentaires suivants aux pages 298 et 299 :

Il suffit, aux fins de la présente instance, de limiter le sens de l’expression état civil à l’exclusion d’un individu identifié par une caractéristique de groupe, pour reprendre les termes utilisés par le juge MacGuigan. On peut dire que l’exclusion établie par la politique d’embauchage de l’intimée crée une telle caractéristique de groupe, car toutes les demandes d’emploi des parents immédiats, y compris les conjoints, des employés à plein temps et des conseillers municipaux ne seront pas prises en considération. Adaptant à la situation qui se présente en l’espèce les propos du juge MacGuigan, on peut affirmer qu’une règle générale proscrivant l’embauchage des parents et des conjoints des employés relève effectivement de l’état civil précisément parce qu’en raison de son caractère général, elle peut avoir pour effet d’imposer une catégorie générale ou une catégorie relative à un groupe. Il n’est pas nécessaire de décider en l’occurrence si l’identité d’un conjoint particulier est incluse dans la notion d’état matrimonial ou d’état civil et je m’abstiens de le faire. Je suis néanmoins porté à croire que dans certaines circonstances l’identité d’un conjoint particulier pourrait être comprise dans l’état matrimonial ou civil. Or, il arrive parfois que l’employeur exclue une personne en raison de l’identité de son conjoint sans pour autant appliquer une règle explicite interdisant l’embauchage des conjoints. Le tribunal se trouve alors chargé de la tâche parfois difficile et non toujours utile d’avoir à déduire l’existence d’une catégorie relative à un groupe. De plus, une règle destinée à empêcher l’embauchage de conjoints peut être appliquée d’une manière inégale par l’employeur et perdre ainsi son caractère général. Dans l’affaire Cashin, par exemple, le juge Mahoney fait remarquer que RadioCanada tolérait que certains employés aient des conjoints qui étaient des personnalités politiques très en vue. Il se peut en outre qu’un employeur exclue un candidat à un poste en raison de l’animosité particulière qu’il a pour le conjoint de ce candidat. L’exclusion de ce dernier repose alors sur l’identité de son conjoint et rien d’autre. Cela pourrait bien constituer de la discrimination fondée sur l’état matrimonial ou civil mais, je le répète, il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce.

Même si le juge Beetz se demande si la définition que le juge MacGuigan, J. C. A., a proposée de la discrimination fondée sur l’état matrimonial dans l’affaire Cashin est suffisamment large, ses observations sont certainement des remarques incidentes et il indique clairement que la Cour n’avait pas à se prononcer sur la question de l’identité du conjoint dans l’affaire Brossard.

Nous devons donc nous en remettre au jugement que la Cour d’appel fédérale a rendu dans l’arrêt Cashin. Comme la requérante a eu gain de cause dans cette affaire- là, on pourrait penser que nous ne sommes pas liés par cette partie du jugement qui portait sur la question de savoir si l’identité du conjoint est comprise dans le concept de l’état matrimonial. Cependant, nous ne croyons pas que nous pouvons nous éloigner d’un principe de droit que la Cour d’appel fédérale a étudié avec soin et déterminé, même si nous ne sommes pas d’accord. Siégeant comme tribunal de première instance, nous sommes d’avis que nous devrions respecter les principes énoncés dans l’affaire Cashin.

Nous nous devons de signaler que, lorsque la présente plainte a été déposée, le tribunal d’appel n’avait pas encore rendu sa décision dans cette cause- là et le Tribunal des droits de la personne a conclu (tout comme le tribunal d’appel par la suite) que le concept de l’état matrimonial comprenait l’identité du conjoint.

Compte tenu de l’affaire Cashin, s’agit- il, en l’espèce, d’une cause de discrimination fondée sur l’état matrimonial? Nous pensons que oui. Le fait que Marie Louise était une employée syndiquée et que Le Blanc était superviseur pour le même employeur dans le même milieu de travail a joué un rôle dans la discrimination qui est survenue. Il est vrai que les relations de Le Blanc avec Marie Louise ont débuté en 1984 et que ce n’est qu’après que celle- ci a déposé sa plainte en matière de droits de la personne en décembre 1985 qu’il a soutenu avoir été victime de discrimination. Cependant, même si le dépôt par Marie- Louise de sa propre plainte a manifestement été à l’origine du mauvais traitement dont Le Blanc a été victime de la part de l’intimée, ce traitement n’aurait pas eu lieu en l’absence de cette relation entre un membre de la direction et un employé syndiqué au même lieu de travail. La situation est bien différente de celle qui prévalait dans l’affaire Cashin. Il y a ici un concept de groupe dans la position intermédiaire à laquelle le juge MacGuigan, J. C. A., fait allusion. Dans une plainte de discrimination fondée sur l’état matrimonial, il nous apparaît important de tenir compte de la possibilité que cette discrimination survienne lorsque les deux conjoints ont le même employeur, que l’un fait partie de la direction et que l’autre est membre de l’agent de négociation. D’après les faits établis dans la présente cause, il y a lieu de conclure à l’existence de discrimination au sens de la Loi selon les principes larges établis dans l’affaire Cashin, compte tenu aussi des observations que le juge Beetz a formulées dans l’affaire Brossard et de la nécessité d’interpréter la Loi de façon libérale. Nous sommes donc d’avis que la plainte de discrimination fondée sur l’état matrimonial a été établie.

VII. LES DEMANDES D’INDEMNITÉ DE LE BLANC

L’article de la Loi qui concerne les réparations est l’article 53. Les dispositions qui concernent les demandes de réparation de Le Blanc sont les alinéas 53( 2) b), c) et d) et le paragraphe 53( 3), dont le libellé est le suivant :

53( 2) A l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe 94) et de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

...

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars, s’il en vient à la conclusion, selon le cas :

  1. que l’acte a été délibéré ou inconsidéré;
  2. que la victime en a souffert un préjudice moral.

Il va presque sans dire que l’employeur est responsable des actes discriminatoires que ses employés commettent au cours de leur emploi. Voir Robichaud c. La Reine, [1987] 2 R. C. S. 84.

Le Blanc a soutenu qu’il avait le droit de recevoir une indemnité à l’égard de ce qu’il a appelé ses préjudices directs et ses frais indirects. Nous étudierons ses demandes de la même façon qu’il les a classées.

Préjudices directs

  1. Perte de salaire comme superviseur intérimaire Le Blanc a réclamé la différence de salaire entre un poste SUP- 2 et un poste SUP- 3 intérimaire pour la période allant de la date à laquelle sa nomination intérimaire a été révoquée jusqu’à la date à laquelle le poste a été aboli en juillet 1986. La différence s’élève à 102,40 $ par mois pour une période de quatre mois, soit un total de 409,60 $. Il est évident que Le Blanc a le droit de recouvrer ce montant, en raison de la conclusion à laquelle nous en sommes arrivés au sujet de la discrimination.
  2. Salaire du SUP- 5 de juillet 1986 à mai 1990 > - 28 Le Blanc a soutenu que, si son rendement avait été jugé entièrement satisfaisant, il aurait été promu à un poste de SUP- 5 en 1986. Il réclame donc la différence entre le salaire du SUP- 2 et celui du SUP- 5 pour la période allant de 1986 jusqu’à 1990, lorsqu’il a été promu, montant qu’il a établi à la somme de 14 602 $. Il est bien évident qu’en raison de la cote rendement acceptable qu’il a obtenue, Le Blanc n’a pu bénéficier de la promotion. Cependant, il n’appert nullement de la preuve présentée par lui- même ou par la Commission que Le Blanc aurait obtenu la promotion, même si son rendement avait été jugé entièrement satisfaisant. Aucune preuve n’a été présentée au sujet de la compétence des 19 autres candidats ou au sujet du processus de sélection relatif aux postes en question. Pour obtenir gain de cause à cet égard, Le Blanc aurait d démontrer, à tout le moins, qu’il aurait eu des chances raisonnables d’obtenir la promotion, s’il n’avait pas fait l’objet de discrimination. A notre avis, il n’a pas fait cette preuve et nous rejetons donc cette demande d’indemnité.
  3. Congé de maladie, congé annuel et congé compensatoire Le Blanc a réclamé le rétablissement de 29½ jours de crédits de congés de maladie, de 13½ jours de crédits de congé annuel et de 2 jours de congé compensatoire. Il s’agissait là des crédits qu’il a utilisés et qui ont été payés. L’intimée a contesté vivement le fait que l’un ou l’autre des congés que Le Blanc a pris découlait de la façon dont elle l’a traité. Par ailleurs, la Loi ne permet pas à un Tribunal d’accorder ce type de réparation. Voir P. G. du Canada c. McAlpine, 12 C. H. R. R. D1253 (C. A. F.). A notre avis, ni l’un ni l’autre des alinéas 53( 2) b), c) ou d) n’est suffisamment large pour permettre à un Tribunal des droits de la personne de rétablir des avantages ou des crédits utilisés.
  4. Préjudice moral Le Blanc a également réclamé une indemnité pour le préjudice moral qu’il a subi en se fondant sur l’alinéa 53( 3) b) de la Loi. Selon cette disposition, le montant maximal qu’il peut obtenir sous ce chef s’élève à 5 000 $. Il est indubitable que Le Blanc a souffert des événements. L’indemnité maximale prévue par la Loi pour ce chef de dommages est peu élevée et nous sommes d’avis que, compte tenu des faits établis par la preuve, Le Blanc devrait recevoir le plein montant de 5 000 $.

Frais indirects Le Blanc a également demandé une indemnité à l’égard de ce qu’il a appelé ses frais indirects. Il a dit que, selon l’entente financière qu’il avait conclue avec Marie Louise, celle- ci payait 45 % de leurs frais de subsistance, tandis que lui- même versait 55 %. Il a fait valoir que, lorsque Marie Louise a quitté son emploi en juin 1986, Le Blanc a d supporter toute la charge financière du mariage et qu’il devrait être indemnisé à l’égard de la contribution de 45 % que son épouse ne pouvait plus verser. Selon lui, cette somme s’établit à 38 855,89 $. Nous sommes d’avis que cette demande d’indemnité ne découle pas du traitement défavorable que Le Blanc a subi. Il s’agit d’une perte de revenu que Marie Louise a subie. Au cours de son témoignage, elle a dit qu’elle avait l’intention de prendre un congé de maternité en novembre, mais qu’elle est partie plus tôt, en raison du stress émotif qu’elle subissait. Elle songeait apparemment à retourner au travail en février 1987, mais elle ne l’a pas fait, selon Le Blanc, parce qu’elle craignait la réaction de certains de ses collègues. Marie Louise a déposé et réglé ses propres plaintes en matière de droits de la personne. Toute perte de revenu qu’elle a subie aurait d être examinée lors du litige concernant ces plaintes et non dans la présente cause.

Intérêts Le Tribunal a la compétence voulue pour accorder des intérêts (voir Procureur général c. Rosin, [1991] 1 C. F. 391 et, à notre avis, le plaignant a droit à des intérêts sur les montants ordonnés sous les chefs a) et d) qui précèdent. Les seules questions qui se posent concernent la période visée par les intérêts et le taux. La présente plainte remonte au 22 décembre 1986. Il n’appert nullement du dossier que le retard à présenter la cause devant le Tribunal est attribuable à l’intimée. Néanmoins, les intérêts se veulent une mesure compensatoire et l’intimée a eu l’usage de l’argent en question pendant toute la période. Nous sommes donc d’avis que les intérêts devraient courir à compter de la date du dépôt de la plainte. Le taux d’intérêt bancaire a fluctué considérablement au cours de cette période de cinq ans et demi et il nous semble approprié d’utiliser un taux moyen que nous fixons à 11 %.

En conséquence, nous accordons à Le Blanc la somme de 5 409,60 $ ainsi que des intérêts au taux de 11 % à compter du 22 décembre 1986.

Juin 1992

John I. Laskin

Jane Banfield

Jacinthe Théberge

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