Tribunal canadien des droits de la personne

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D. T. 10/ 82 Jugement rendu le 16 septembre 1982.

LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

DEVANT: Me André Lacroix, C. R., Président Me Nicole Duval Hesler Me Marie- Claire Lefebvre

ENTRE: LE CONSEIL DU TRESOR Appelant -et LORAINE TELLIER- COHEN Intimée -et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE Intervenante

JUGEMENT DU TRIBUNAL

ONT COMPARU: Me Harvey A. Newman, procureur du Conseil du Trésor Me Yvon Tarte, procureur de la Commission Canadienne des Droits de la Personne et de Loraine Tellier- Cohen

AUDITION TENUE le 29 juin 1982

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> Le Conseil du Trésor fait appel de la décision rendue le 22 février 1982 par le Tribunal des Droits de la personne dans l’affaire Loraine Tellier- Cohen.

L’appel est fondé sur les motifs suivants:

  1. Le Tribunal a erré en déterminant que la grossesse constitue un motif de distinction illicite, au sens de la Loi sur les Droits de la Personne;
  2. Le Tribunal a erré en déterminant que l’article 20.04 de la convention collective est discriminatoire;
  3. Le Tribunal a erré dans son interprétation visant l’accumulation des crédits de congés prévue à la convention collective;
  4. Le Tribunal a erré grossièrement en accordant à la Plaignante la somme de $2,000.00 ( deux milles ) dollars, pour la compenser pour un préjudice que le Tribunal n’identifie pas.

> - 2 Il convient ici pour l’entendement de tous de résumer les faits de cette cause.

FAITS: Loraine Tellier- Cohen, employée du Gouvernement du Canada à titre d’urbaniste, s’est vue refuser l’autorisation d’utiliser ses congés de maladie et/ ou congés annuels lors de son absence pour fin d’accouchement, plus précisément du 14 mai 1979 au 8 juin 1979.

Suite à ce refus, la plaignante a allégué avoir été victime d’un acte discriminatoire en matière d’emploi basé sur le sexe, le tout contrairement aux articles 7( b) et 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

A) LA DISTINCTION POUR CAUSE DE GROSSESSE CONSTITUTE- T- ELLE UNE DISTINCTION ILLICITE BASEE SUR LE SEXE DANS L’INTERPRETATION PAR L’EMPLOYEUR DE LA CONVENTION COLLECTIVE CONCERNANT L’UTILISATION DES CONGES?

Au soutien de son argumentation, l’appelant invoque la décision de la Cour suprême dans l’affaire Bliss (1) et cite un Obiter Dictum (2) de l’Honorable

(1) Stella Bliss et le Procureur Général du Canada 1979 IRCS 183 (2) Page 190

.../ 3 > - 3 Juge Pratte de la Cour Fédérale en Appel qui se lit ainsi:

"A supposer que l’on eût fait de la discrimination contre

l’intimée, ce n’aurait pas été en raison de son sexe. En effet, l’article 46 vise les femmes enceintes, mais non celles qui ne le sont pas, et encore moins les hommes. Si l’article 46 ne traite pas les femmes enceintes en chômage comme d’autres chômeurs, hommes ou femmes, c’est à mon sens, parce qu’elles sont enceintes et non parce qu’elles sont des femmes."

Opinion très intéressante, nous en convenons, mais que nous ne pouvons retenir pour les fins de notre jugement car la décision Bliss se réfère à la Déclaration des droits de l’homme et au principe de l’égalité devant la loi et non à la loi qui nous régit et en vertue de laquelle la plainte de Loraine Tellier- Cohen a été portée.

.../ 4 > - 4 Avant d’aller plus avant dans notre jugement, nous désirons ouvrir une parenthèse pour rappeler que déjà dans son rapport annuel de 1977- 1978, la Commission des Droits de la Personne soulignait qu’elle accordait beaucoup d’importance à la discrimination au travail puisque la réalisation des aspirations de chacun est inextricablement liée à la possibilité de gagner sa vie et d’acquérir par là la sécurité, respect de soi et indépendance. (3)

Nous croyons rencontrer les aspirations du législateur et nous conformer à l’article 11 de la Loi de l’interprétation qui spécifie que chaque texte législatif.... doit s’interpréter de la façon juste, large et libérale, la plus propre à assurer la réalisation de ses objets, en affirmant que la discrimination basée sur la grossesse constitue de la discrimination basée sur le sexe.

Evidemment, plusieurs définitions conviennent ou semblent convenir au mot sexe selon la formation reçue, le niveau d’éducation, les opinions personnelles de chacun et selon que l’on s’adresse à un profane ou à un scientiste.

(3) Rapport annuel 1977- 78, Commission Canadienne des Droits de la Personne

.../ 5 > - 5 Il est généralement reconnu qu’en matière d’interprétation statutaire, il faut chercher à donner aux mots leur sens usuel. Ainsi, le mot sexe est défini dans le dictionnaire Robert (4) comme étant: une conformation particulière qui distingue l’homme de la femme en leur assignant un rôle déterminé dans la génération et en leur conférant certains caractères distinctifs. Nous pouvons donc conclure logiquement

que le sexe n’existe principalement que pour les fins de reproduction.

Toutefois, nous sommes conscients que plusieurs arguments ont été soulevés pour soutenir la thèse adverse et qu’une vive polémique est toujours d’actualité tant aux Etats- Unis qu’au Canada. On invoque le côté volontaire de la grossesse. Dans la décision General Electric vs. Gilbert, MM. les juges Brennan et Marshall, minoritaires, de la Cour Suprême des Etats- Unis (5), analysent ce caractère volontaire:

"The characterization of pregnancy as ’voluntary’ is not a persuasive factor, for as the Court of Appeals correctly

(4) Dictionnaire Robert, page 1645 (5) General Electric vs. Gilbert, United States Supreme Court DKT.

December 7, 1976 .../ 6 > - 6 noted ’other than for child- birth disability, (General

Electric) has never construed its plan as eliminating all so called ’voluntary disabilities’, including sport injuries, attempted suicides, venereal disease, disabilities incurred in the commission of a crime or during a fight, and elective cosmetic surgery.."

"... all other disabilities are insured irrespective of gender - The Court’s analysis proves to be simplistic and misleading. For although all mutually contractible risks are covered irrespective of gender.... the plan also insures risks such as prostatectomies, vasectomies, and circumcisions that are specific to the reproduction system of men and for which there exist no female counterparts covered by the plan. Again, pregnancy affords the only disability, sex- specific or otherwise, that is excluded from coverage."

..../ 7 > - 7 Plus loin, l’Honorable Juge Stevens, également dissident, nous donne son opinion sur la disposition qui excluait la grossesse et les maladies causées par la grossesse du plan d’assurance- maladie concerné (6):

"The rule at issue places the risk of absence caused by pregnancy in a class by itself. By definition such a rule discriminates on account of sex for it is the capacity to become pregnant which primarily

differentiates the female from the male." Le procureur de la Commission, à la page 25 de son argumentation en première instance, cite un texte publié dans la California Law Review (7) . L’auteur fixe le problème en ces termes:

"Pregnancy is a unique condition, but it is one which, in part, defines the female sex. Its uniqueness explains why sex discrimination is in many respects different from other form of

(6) Page 5747 (7) ’Pregnancy in the Constituteion - the Uniqueness Trap’,

Kathryn T. Bartlett, Mai 1977, Volume 62, No. 3, Page 1551 .../ 8 > - 8 of discrimination, but it does not settle the question of

whether pregnancy classifications discriminate on the basis of sex."

Pour démontrer l’illogisme de l’exclusion de la grossesse comme motif de discrimination inhérente au sexe, le même auteur nous offre l’analogie suivante:

"Similarly, a law which excluded sickle cell anemia from California’s disability program would be strictly scrutinized as discriminatory on the basis of race. The character of the law as economic and social welfare legislation would not exempt it from special constitutional scrutiny because virtually the only persons discriminated against by the law are members of the black race."

Enfin, dans la décision Schwabenbauer (8) , l’arbitre conclut que la discrimination basée sur la

(8) United States District Court, Western Division of New York October 1lst, 1980

.../ 9 > - 9 grossesse est fondée sur le sexe et émet une ordonnance enjoignant l’employeur de cesser cette pratique discriminatoire.

A cette première question nous maintenons l’affirmative.

B) LA GROSSESSE PEUT- ELLE ETRE CONSIDEREE COMME UNE MALADIE AU SENS DE LA CONVENTION COLLECTIVE?

Peut- on tenir à la fois que la discrimination fondée sur la grossesse constitue de la discrimination en raison du sexe sans pour autant définir la grossesse comme étant une maladie? Nous le croyons et ne sommes pas disposés à conclure, comme l’ont fait les juges dissidents dans l’affaire Gilbert précitée, que la grossesse est une maladie qui ne saurait, à ce titre, être exclue du Régime d’assurance- maladie d’un employeur ou, comme dans le cas qui nous occupe, des dispositions de la convention collective relatives aux congés de maladie.

Par ailleurs, il nous a semblé que cet argument- clef de la Commission en première instance n’avait plus à ses yeux la même importance lors de l’audition en Appel. Nous avons cru déceler que la Commission l’avait plus ou moins abandonné. Quoiqu’il en soit, nous ne désirons pas nous attarder outre mesure à cet argument, mais tenons à répéter que nous considérons que la grossesse n’est pas une maladie au sens strict du mot. Nous admettons, toutefois, que pour certaines femmes, la grossesse est une source de

.../ 10 > - 10 malaises plus ou moins graves et peut même conduire à un état pathologique. Mais ceci constitue l’exception et non la règle générale.

La grossesse et la période après naissance constituent dans la plupart des ententes collectives, et dans les Lois du Canada une condition propre à recevoir un traitement particulier indépendamment des prestations pour maladie.

A la lumière de ce qui précède, est- il besoin de préciser que nous sommes en désaccord sur cette question avec le jugement de première instance, puisque le remboursement du salaire accordé à la plaignante, l’a été en raison du refus par l’employeur de lui permettre d’utiliser ses congés de maladie accumulés.

PAR CONTRE, L’EMPLOYEUR A- T- IL EU RAISON DE REFUSER A L’INTIMEE LA PERMISSION D’UTILISER POUR SON ACCOUCHEMENT SES VACANCES ANNUELLES?

Sur ce point, nous déplorons l’attitude de l’employeur qui aurait dû faire montre de plus de compréhension et d’accomodement compte- tenu que la plaignante a manifesté beaucoup de souplesse et de bon sens dans sa demande. L’employeur aurait dû constater que son employée ne désirait

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pas se prévaloir de son congé de maternité puisque cette dernière a travaillé jusqu’à l’avant- veille de son accouchement.

Comment expliquer que l’employeur n’ait même pas pensé à consulter les personnes compétentes pour l’aider à interpréter les clauses de la convention collective avant de donner sa réponse? Pour nous, cette attitude, nous tenons à le souligner, frôle le mépris des droits de l’intimée et nous nous étonnons que cette plainte se soit rendue devant les Tribunaux.

De plus, à la lecture de l’article 18.04 de la convention collective qui régit les parties en cause, il est noté que l’employeur doit faire tout effort raisonnable pour accorder à l’employé un congé annuel dont la durée et le moment sont conformes aux voeux de l’employé. Il est utile ici de souligner que madame Loraine Tellier- Cohen a éventuellement reçu sa paye de congé annuel, et c’est l’unique raison pour laquelle le présent jugement ne la lui accorde pas.

C) L’ARTICLE 41.3 DE LA LOI CANADIENNE SUR LES DROITS DE LA PERSONNE S’APPLIQUE- T- IL DANS LA PRESENCE CAUSE?

La décision Foreman (9) conclut avec raison selon nous, que les indemnités doivent être accordées automatiquement

(9) D. T. A. 1- 80, page 18 .../ 12 > - 12 dès lors que les conditions citées existent, à moins que l’on puisse démontrer qu’on a de bonnes raisons de refuser ce dédommagement

. On peut y lire plus loin: Pour nous, cela ne veut pas dire pour autant qu’il s’agisse d’une réparation extraordinaire requérant des circonstances exceptionnelles pour être accordée.

Devant nous, une preuve sérieuse de préjudice moral a été faite. En effet, l’interprétation discriminatoire de l’employeur a privé l’intimée de son droit d’opter pour ses congés annuels rémunérés plutôt que pour un congé de maternité sans solde et l’a en conséquence privée momentanément de revenus auxquels elle était en droit de s’attendre, ce qui fut pour elle une source de difficultés financières. L’attitude de l’employeur a contraint l’intimée à des procédures.

De plus, il appert clairement du témoignage de Loraine Tellier- Cohen qu’elle a subi de nombreux préjudices, outre les tracas financiers.

Elle nous a décrit sa frustration, son inquiétude, son impression d’avoir été exclue du monde du travail,

.../ 13 >-

- 13 son sentiment d’avoir été l’objet d’une injustice et enfin, d’avoir été traitée à part. Elle nous a cité en exemple le cas de son collègue masculin qui a obtenu un congé payé pour l’accouchement difficile de son épouse. En effet, la situation est ironique.

Il n’est évidemment pas aisé ce monnayer ce genre de préjudice mais le montant de $2,000.00, accordé en première instance, ne nous paraît pas excessif.

D) LA CONVENTION COLLECTIVE FAIT- ELLE ECHEC A LA PLAINTE DE L’INTIMEE?

Il est vrai que la convention collective est le fruit de négociations entre l’employeur et le syndicat dont fait partie madame Tellier- Cohen et qu’elle fait loi entre eux. Toutefois, l’employeur ne saurait se retrancher derrière une convention collective pour passer outre à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Nous

.../ 14 > - 14 répondons donc à cette dernière question par la négative.

En conclusion, pour les motifs sus- énoncés, le Tribunal ,procédant à rendre le jugement que le Tribunal de première instance aurait dû rendre:

  1. DECLARE qu’il y a eu violation par l’appelant des articles 3 et 7 (b) de la Loi canadienne des droits de la personne;
  2. DECLARE que l’appelant aurait dû permettre à l’intimée de prendre son congé annuel payé à l’occasion de son accouchement;
  3. Conformément à l’article 41( 2)( a), ORDONNE à l’appelant de cesser d’appliquer de façon discriminatoire les clauses de sa convention collective;
  4. Conformément à l’article 41( 3)( b), ACCORDE à l’intimée une indemnité compensatrice de $2,000.00

Me André Lacroix, président Me Nicole Duval Hesler

Me Marie- Claire Lefebvre

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