Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

WAYNE DOUGLAS

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SLH TRANSPORT INC.

l'intimée

DÉCISION SUR REQUÊTE

2010 TCDP 25
2010/10/15

MEMBRE INSTRUCTEUR : Edward P. Lustig

[1] Il s'agit d'une décision sur la requête présentée par le plaignant pour que le Tribunal suspende sa décision au sujet des dépens jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada rende sa décision dans l'affaire Commission canadienne des droits de la personne et al. c. Procureur général du Canada. (Dossier no 33507.)

[2] Le plaignant a déposé sa plainte le 11 janvier 2007. Il soutenait que l'intimée avait agi de façon discriminatoire envers lui en mettant fin à son emploi en raison de sa déficience physique, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[3] La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé au Tribunal d'instruire la plainte, en application de l'alinéa 44(3)a) de la LCDP, dans une lettre datée du 26 avril 2008.

[4] Dans son exposé des précisions daté du 1er avril 2009, le plaignant a invoqué divers paragraphes de l'article 53 de la LCDP au sujet des mesures de redressement et a demandé, entre autres, l'adjudication des dépens.

[5] J'ai tenu l'audience dans ce dossier du 15 au 19 juin 2009 et le 22 juin 2009. Dans ses conclusions finales à l'audience, Mme Raymond, l'avocate du plaignant, n'a présenté aucune observation au sujet de la question des dépens.

[6] Le 26 octobre 2009, la Cour d'appel fédérale a conclu dans l'arrêt Canada (PG) c. Mowat, 2009 CAF 309 (Mowat), que [...] le Tribunal canadien des droits de la personne n'a pas compétence pour adjuger des dépens aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[7] J'ai rendu ma décision dans la présente affaire le 27 janvier 2010. J'y ai conclu que la plainte était justifiée et que l'intimée avait agi de façon discriminatoire comme le plaignant l'alléguait.

[8] Dans ma décision, j'ai ordonné à l'intimée d'indemniser le plaignant pour préjudice moral lié à la pratique discriminatoire, au sens de l'alinéa 53(2)e) de la LCDP et d'indemniser le plaignant parce que la pratique discriminatoire était délibérée, au sens du paragraphe 53(3) de la LCDP. Je n'ai pris aucune question en délibéré.

[9] Aucune demande de contrôle judiciaire n'a été présentée au sujet de ma décision.

[10] Le 1er mars 2010, la présente demande a été déposée par Mme Raymond, l'avocate du plaignant, dans une lettre au Tribunal. En réponse à la lettre, le directeur des activités du greffe a écrit à Mme Raymond le 5 mars 2010, attirant son attention sur la décision de la Cour d'appel fédérale rendue le 26 octobre 2009 dans l'arrêt Mowat, au sujet de la question des dépens. Dans cette lettre, le Tribunal a invité le plaignant à présenter des observations écrites, y compris la jurisprudence, à l'appui de sa demande. L'avocat de l'intimée a aussi reçu une copie de la lettre et a eu l'occasion de répondre par observations écrites, auxquelles le plaignant a pu répondre.

[11] Le 22 avril 2010, la Cour suprême du Canada a accordé l'autorisation de porter en appel la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Mowat.

[12] Les observations du plaignant ont été déposées au Tribunal le 31 mai 2010. Les observations de l'intimée ont été déposées le 19 juillet 2010. La réponse du plaignant aux observations de l'intimée a été déposée au Tribunal au moyen d'une lettre datée du 6 août 2010.

[13] En résumé, les observations du plaignant sont les suivantes :

  1. Le Tribunal canadien des droits de la personne a le pouvoir d'adjuger les dépens au plaignant qui obtient gain de cause, en vertu de l'alinéa 53(2)c) de la LCDP, qui prévoit :

    53 (2) À l'issue de l'instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l'article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire :

    c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte.

    De nombreuses fois, dans la majorité des autorités canadiennes, les tribunaux et les cours ont inclus les dépens dans l'expression des dépenses.

  2. La décision de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Mowat est une interprétation restreinte de cet article de la LCDP et crée un obstacle qui pourrait compromettre l'accès à la justice pour de nombreux plaignants.
  3. Cette interprétation restreinte de l'alinéa 53(2)c) dans l'arrêt Mowat de la Cour d'appel fédérale ne reflète pas l'objet de la LCDP. En excluant les dépens des dépenses, les membres les plus vulnérables et les plus désavantagés de la société canadienne voient brimé leur droit inhérent à l'accès à la justice. Vu l'importance de l'issue de la décision de la Cour suprême du Canada d'accorder l'autorisation de porter la décision dans l'affaire Mowat en appel, le plaignant demande au Tribunal de prendre en délibéré son jugement au sujet des dépens jusqu'à ce qu'une décision soit rendue par la Cour suprême du Canada.

[14] En résumé, les observations de l'intimée sont les suivantes :

  1. Le Tribunal est tenu de suivre les enseignements de l'arrêt Mowat en fonction de la doctrine stare decisis et en fonction de sa propre compétence.
  2. Le Tribunal est functus officio.
  3. La décision du Tribunal, même s'il existait maintenant une jurisprudence lui permettant d'adjuger les dépens, qui n'existe pas, ne soutient pas nécessairement une demande de dépens parce que les deux parties ont partiellement eu gain de cause, le Tribunal ayant décidé de ne pas rendre d'ordonnance au sujet de certaines des mesures de redressement que le plaignant avait demandées.
  4. La demande en l'espèce doit être traitée comme une requête en suspension d'instance. En l'espèce, aucune preuve ne permet de conclure qu'il est satisfait aux critères de la suspension d'instance, notamment le fait qu'aucune preuve ne donne à penser qu'il y a eu dommages irréparables ou qu'il existe une prépondérance des inconvénients en faveur du plaignant, et il n'y a aucun autre fondement permettant au Tribunal de tirer une telle conclusion.

[15] En résumé, les observations en réponse du plaignant sont les suivantes :

  1. Les circonstances en l'espèce sont spéciales, en raison de la décision de la Cour suprême du Canada qui rend inopérant le principe de stare decisis en l'espèce. Malgré le principe de functus officio, comme le plaignant a soulevé la question des dépens dans son exposé des précisions et que la question n'a pas été abordée dans la décision, le Tribunal a compétence pour trancher la question puisque l'alinéa 53(2)c) de la LCDP lui en donne le pouvoir.
  2. Compte tenu du résultat de la décision, il est justifié d'accorder les dépens.
  3. Le plaignant n'a pas demandé une suspension d'instance. Il a plutôt demandé que, pour des raisons pratiques, la question soit prise en délibéré jusqu'à ce que la Cour suprême rende une décision dans l'affaire Mowat.

[16] Lorsque j'ai rendu ma décision dans la présente affaire, j'ai examiné les mesures de redressement demandées par le plaignant. Je n'ai pris aucune question en délibéré. J'ai conclu que j'étais tenu de suivre la décision de la Cour d'appel fédérale dans Mowat, en fonction du principe légal fondamental de stare decisis - qui signifie s'en tenir aux décisions déjà rendues. À ce sujet, j'accepte les observations de l'intimée, notamment les suivantes :

[TRADUCTION]

Le Tribunal est lié par les principes selon lesquels il doit correctement interpréter et appliquer le droit se rapportant à sa compétence.

Un des mécanismes permettant d'atteindre cette certitude et la stabilité qui en découle est la doctrine stare decisis :

Le juge de première instance s'est considéré à bon droit lié par la jurisprudence et je le suis également. Le stare decisis est la règle générale conférant un élément de certitude et de prévisibilité au droit canadien ainsi qu'une certaine efficacité dans l'administration de notre système de justice; il est aussi, en soi, l'un des principes fondamentaux de notre système de justice (donc un élément de la justice fondamentale ).

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)

c. Fast, 2001 CAF 373, paragraphe 2.

En n'adjugeant pas les dépens en l'espèce, le Tribunal exerce correctement sa compétence, conformément à l'arrêt de la Cour d'appel fédérale précité et au principe de stare decisis.

[17] Puisque j'ai rendu ma décision sans prendre d'élément en délibéré et que je suis lié, comme je l'ai mentionné, par la jurisprudence qui existait (et qui existe toujours) au sujet des dépens, je suis maintenant functus officio. Une fois de plus, à ce sujet, j'accepte les observations de l'intimée, notamment les suivantes :

[TRADUCTION]

Le prononcé de la décision a mis fin à la compétence du Tribunal en ce qui a trait aux questions qu'il devait trancher.

Comme le Tribunal a épuisé sa compétence dans le dossier, il s'est acquitté de ses responsabilités légales par rapport à la plainte. Il est functus officio.

La Cour suprême du Canada a expliqué le concept comme suit :

Functus Officio

La règle générale portant qu'on ne saurait revenir sur une décision judiciaire définitive découle de la décision de la Court of Appeal d'Angleterre dans In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88. La cour y avait conclu que le pouvoir d'entendre à nouveau une affaire avait été transféré à la division d'appel en vertu des Judicature Acts. La règle ne s'appliquait que si le jugement avait été rédigé, prononcé et inscrit, et elle souffrait deux exceptions :

1. lorsqu'il y avait eu lapsus en la rédigeant ou

2. lorsqu'il y avait une erreur dans l'expression de l'intention manifeste de la cour. Voir Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., [1934] R.C.S. 186.

[...]

Je ne crois pas que le juge Martland ait voulu affirmer que le principe functus officio ne s'applique aucunement aux tribunaux administratifs. Si l'on fait abstraction de la pratique suivie en Angleterre, selon laquelle on doit hésiter à modifier ou à rouvrir des jugements officiels, la reconnaissance du caractère définitif des procédures devant les tribunaux administratifs se justifie par une bonne raison de principe. En règle générale, lorsqu'un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s'il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l'arrêt Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., précité.

Le principe du functus officio s'applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d'une cour de justice dont la décision peut faire l'objet d'un appel en bonne et due forme. C'est pourquoi j'estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l'objet d'un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l'intérêt de la justice, afin d'offrir un redressement qu'il aurait par ailleurs été possible d'obtenir par voie d'appel.

Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu'une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d'exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C'était le cas dans l'affaire Grillas, précitée.

De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu'il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi. Cependant, si l'entité administrative est habilitée à trancher une question d'une ou de plusieurs façons précises ou par des modes subsidiaires de redressement, le fait d'avoir choisi une méthode particulière ne lui permet pas de rouvrir les procédures pour faire un autre choix. Le tribunal ne peut se réserver le droit de le faire afin de maintenir sa compétence pour l'avenir, à moins que la loi ne lui confère le pouvoir de rendre des décisions provisoires ou temporaires. Voir Huneault c. Société centrale d'hypothèques et de logement (1981), 41 N.R. 214 (C.A.F.)

Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989]
A.C.S. no 102

En l'espèce [...] il n'y a aucun fondement pour la proposition selon laquelle il y a eu une erreur ou un lapsus, ou qu'il y a un autre objectif impérieux qui justifie que le Tribunal garde compétence et puisse continuer d'exercer cette compétence.

[18] Par conséquent, la demande du plaignant est rejetée.

Signée par

Edward P. Lustig

OTTAWA (Ontario)
Le 15 octobre 2010

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1321/5108

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Wayne Douglas c. SLH Transport Inc.

DATE DE LA DÉCISION SUR REQUÊTE
DU TRIBUNAL :

Le 15 octobre 2010

ONT COMPARU :

Kathryn A. Raymond

Pour le plaignant

(Aucune représentation)

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Blair Mitchell

Pour l'intimée

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