Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE:

VICKY WILKINSON

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

COMPAGNIE DE TÉLÉPHONE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

l'intimée

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1

2001/03/21

MEMBRE INSTRUCTEUR: Anne L. Mactavish, présidente

[1] Vicky Wilkinson a déposé une plainte contre son employeur, la Compagnie de téléphone de la Colombie-Britannique (B.C. Tel). Mme Wilkinson allègue que B.C. Tel a exercé à son endroit une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. Plus particulièrement, Mme Wilkinson allègue que B.C. Tel l'a soumise à un traitement différentiel et a négligé de lui offrir un milieu de travail exempt de harcèlement, contrevenant ainsi aux articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] D'après ce que je crois comprendre de la position de B.C. Tel, cette dernière s'oppose à ce que le Tribunal instruise cette affaire pour le motif que le Tribunal canadien des droits de la personne est incapable en tant qu'institution d'assurer une audience équitable conformément aux principes de justice fondamentale. Par conséquent, tout membre instructeur nommé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, sous sa forme actuelle, n'aurait pas la compétence nécessaire pour instruire la plainte.

[3] À cet égard, B.C. Tel se fonde sur la décision récente de la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. ACET, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada)(1). Dans Bell Canada, Madame la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal canadien des droits de la personne n'était pas un organisme indépendant ou impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir d'émettre des directives ayant un effet obligatoire(2) pour lui. La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'indépendance du Tribunal était compromise du fait qu'il faut obtenir l'agrément du président du Tribunal pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il est saisi(3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné que l'on suspende les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime légal aient été réglés.

[4] B.C. Tel soutient que le régime légal considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'indépendance du Tribunal canadien des droits de la personne entre en jeu dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait suspendre les procédures jusqu'à ce que les problèmes soulevés par la juge Tremblay-Lamer aient été résolus.

[5] La Commission canadienne des droits de la personne est d'avis que l'affaire Bell Canada diffère de la présente instance. Contrairement à Bell Canada, la présente instance n'est pas une affaire de parité salariale. Il n'existe pas de directives en vigueur qui pourraient entraver l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un ou plusieurs membres du Tribunal chargés d'instruire cette affaire. En outre, la Commission soutient qu'il est peu probable que le mandat d'un des membres instructeurs expire avant la fin de l'audience et que, par conséquent, la question de la prolongation du mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Enfin, la Commission estime que l'intérêt de la justice et la doctrine de nécessité militent en faveur de l'instruction de la présente plainte. À cet égard, la Commission invoque le préjudice subi par Mme Wilkinson par suite des événements survenus en l'espèce.

[6] Mme Wilkinson n'a pas présenté d'observations à propos de ces questions.

I. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente affaire

[7] Je suis d'avis que l'arrêt Bell Canada ne s'applique pas uniquement aux cas où la Commission a effectivement émis des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir d'émettre des directives, et non de l'existence des directives proprement dites(4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

Je conclus que le vice-président du tribunal a commis une erreur de droit et a décidé à tort que le tribunal était une entité organiquement indépendante et impartiale, eu égard au pouvoir de la Commission d'émettre des directives qui le lient et au pouvoir du président de prolonger le mandat expiré d'un membre jusqu'à la conclusion de l'affaire dont celui-ci a été saisi en cours de mandat.(5) (je mets en italique)

[8] Le pouvoir de la Commission d'émettre des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal est saisi. Par conséquent, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il peut ne pas exister de directives.

[9] En ce qui concerne le pouvoir conféré au président du Tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs(6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre son indépendance et son impartialité. Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[10] Je ne souscris pas à l'argument de la Commission qu'il est peu probable que le mandat d'un des membres chargés d'instruire cette affaire expire avant la fin de l'audience et que, par conséquent, la question de la prolongation de mandat d'un membre n'est pas susceptible de se poser. Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'existence du pouvoir discrétionnaire proprement dit(7).

[11] La juge Tremblay-Lamer a fait remarquer qu'il n'y a aucune garantie objective que les décisions antérieures ou courantes d'un membre dont le mandant est échu n'auraient pas d'effets négatifs sur le maintien en fonctions dudit membre. Selon l'analyse de la juge Tremblay-Lamer, on peut présumer que le fait qu'un membre sache qu'il pourrait être appelé ultérieurement à demander au président l'autorisation de terminer une affaire dont il a été saisi pourrait influencer les décisions qu'il rend dans l'exercice de son mandat.

[12] Même si je concluais que la crainte à l'égard de l'indépendance des membres du Tribunal découle de l'exercice du pouvoir du président, je n'ai été saisie d'aucun élément de preuve indiquant quand le mandat des membres du Tribunal expirera; il n'existe donc aucun fondement probatoire qui me permettrait de conclure que le problème n'est pas susceptible de se poser. Si je devais prendre acte des mandats des membres du Tribunal, je conclurais que le mandat de la plupart d'entre eux doit en fait expirer au cours de la prochaine année -- dès juin 2001 pour certains. Bien qu'aucun membre du Tribunal n'ait encore en l'espèce été affecté à l'audience sur le fond, il est loin d'être sûr, compte tenu du processus judiciaire, que la question de l'expiration du mandat ne se posera pas.

[13] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce.

[14] En ce qui concerne la prétention de la Commission voulant que la doctrine de nécessité milite en faveur de l'instruction de la présente plainte, je ferai observer que la Commission n'a présenté aucun exposé à propos de l'application de la doctrine de nécessité, se contentant d'affirmer qu'elle s'applique en l'espèce. Elle n'a cité aucun texte légal à l'appui de sa prétention selon laquelle cette doctrine devrait s'appliquer dans le cas présent. Il convient cependant de noter que la Commission a invoqué ce même argument dans une affaire similaire -- MacBain c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) et que la Cour d'appel l'a alors rejeté(8).

II. Conclusion

[15] En conséquence, je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die la présente instance jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (9). Ma décision d'ajourner sine die la présente instance ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt de la plaignante, qui, trois ans environ après le dépôt de sa plainte de discrimination devant la Commission, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. Elle ne sert pas non plus l'intérêt du ou des présumés auteurs de l'acte discriminatoire au sein de B.C. Tel : l'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de leurs têtes pendant une période indéterminée, sans qu'ils aient l'occasion de se défendre.

[16] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens en cause dans une instance relative aux droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, Le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

III. Ordonnance

[17] Eu égard à ces motifs, la requête de l'intimée est accueillie et la présente instance est ajournée sine die jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution.

Anne L. Mactavish, présidente

OTTAWA (Ontario)

Le 21 mars 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL NO: T616/0401

INTITULÉ DE LA CAUSE : Vicky Wilkinson c. Compagnie de téléphone de la Colombie-Britannique

DATE DE LA DÉCISION

DU TRIBUNAL : le 21 mars 2001

ONT COMPARU :

Vicky Wilkinson pour elle-même

R. Daniel Pagowski et Carla D. Qualtrough pour la Commission canadienne des droits de la personne

Judith A. Macfarlane pour la Compagnie de téléphone de la Colombie-Britannique

1. Dossier T-890-99, le 2 novembre 2000.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada, par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9 (1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12 (2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14 (3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7 (1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45 (1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109 à 111. Avec respect, je ne partage pas à cet égard l'opinion énoncée par mon collègue dans Stevenson c. Service canadien du renseignement de sécurité, Motifs de décision, 7 novembre 2000 (T.C.D.P.).

8. [1985] 1 C.F. 856. Voir aussi la décision récente du Tribunal canadien des droits de la personne dans Rampersadsingh c. Wignall, Décision no 1, 24 janvier 2001.

9. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no 207.)

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