Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE :

ROSEALIE JACKSON

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

- et -

SERGENT D'ÉTAT-MAJOR ROBERT TAUBMAN

les intimés

DÉCISION SUR LA COMPÉTENCE

Décision no 1
2001/01/17

MEMBRE INSTRUCTEUR : Anne Mactavish, présidente

[1] Rosealie Jackson a déposé deux plaintes, l'une contre son employeur, la Gendarmerie royale du Canada, et l'autre contre un de ses collègues, le sergent Robert Taubman. Mme Jackson allègue que le serg. Taubman l'a harcelée sexuellement, contrevenant ainsi à l'article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle allègue également que la GRC a négligé de lui offrir un milieu de travail exempt de harcèlement et a enfreint de ce fait les articles 7 et 14 de la Loi.

[2] Le serg. Taubman s'oppose à la poursuite des procédures pour le motif qu'il existe une crainte raisonnable de partialité institutionnelle à l'égard du Tribunal canadien des droits de la personne. Plus précisément, le serg. Taubman affirme que le Tribunal ne jouit pas d'une indépendance institutionnelle suffisante pour assurer aux parties une audience équitable et impartiale.

[3] À cet égard, le serg. Taubman se fonde sur la décision récente de la Cour fédérale dans l'affaire Bell Canada c. ACET, Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne (Bell Canada) (1). Dans Bell Canada, la juge Tremblay-Lamer, de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a conclu que le Tribunal n'était pas un organisme indépendant et impartial du point de vue institutionnel puisque la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir d'émettre des directives ayant un effet obligatoire pour lui (2). La juge Tremblay-Lamer a également conclu que l'indépendance du Tribunal était compromise par le fait qu'il faut obtenir l'approbation de son président pour qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi (3). Par conséquent, la juge Tremblay-Lamer a ordonné d'interrompe les procédures dans l'affaire Bell Canada jusqu'à ce que les problèmes qu'elle a soulevés en ce qui concerne le régime légal aient été réglés.

[4] Le serg. Taubman soutient que le régime légal considéré par la juge Tremblay-Lamer comme insuffisant pour assurer l'indépendance du Tribunal canadien des droits de la personne entre en jeu dans la présente instance et que, par conséquent, l'on devrait interrompre les procédures jusqu'au dénouement final de l'affaire Bell Canada. Il est d'avis, en outre, qu'il est d'autant plus nécessaire de confier à un tribunal indépendant l'audition de cette affaire que la décision de la Commission de renvoyer les plaintes au Tribunal en l'espèce va à l'encontre de la recommandation de l'enquêteur de la Commission.

[5] La GRC ne conteste pas la compétence du Tribunal.

I. Applicabilité de l'arrêt Bell Canada à la présente affaire

[6] Bien qu'elles aient été invitées à le faire, ni la Commission canadienne des droits de la personne ni Mme Jackson n'ont présenté d'arguments relativement à la compétence du Tribunal pour entendre cette affaire, à la lueur du jugement rendu dans Bell Canada. Toutefois, elles n'ont pas admis que l'arrêt Bell Canada s'applique aux faits entourant la présente affaire; par conséquent, je traiterai d'abord de cette question.

[7] Rien ne permet de penser que la Commission a donné des directives au sujet des questions que soulèvent les présentes plaintes. Je suis d'avis que la portée de l'arrêt Bell Canada ne se limite pas aux cas où la Commission a donné des directives conformément au paragraphe 27 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon la juge Tremblay-Lamer, le problème que posent les directives découle des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui confèrent à la Commission le pouvoir de donner des directives, et non de l'existence des directives proprement dites (4). Cette opinion est réitérée dans le dispositif du jugement de la juge Tremblay-Lamer :

[Traduction] Je conclus que le vice-président du Tribunal a commis une erreur de droit et n'était pas fondé à déterminer que le Tribunal était un organisme indépendant et impartial au regard du pouvoir de la Commission d'émettre des directives ayant un effet obligatoire pour le Tribunal ... (c'est nous qui mettons en italique) (5)

[8] Le pouvoir de la Commission d'émettre des directives découle de la Loi. Ce pouvoir ne s'applique pas qu'aux affaires de parité salariale. La Loi canadienne sur les droits de la personne régit toutes les instances dont le Tribunal canadien des droits de la personne est saisi. Par conséquent, je suis d'avis que le jugement rendu dans l'affaire Bell Canada s'applique aux cas où il n'existe peut-être pas de directives.

[9] En ce qui concerne le pouvoir conféré à la présidente du tribunal de consentir à ce qu'un membre dont le mandat est échu puisse terminer une affaire dont il a été saisi, je ferai remarquer que la Loi canadienne sur les droits de la personne est loin d'être la seule à renfermer une disposition de ce genre. Il existe des dispositions similaires dans les lois habilitantes qui régissent de nombreux tribunaux administratifs (6). Néanmoins, la juge Tremblay-Lamer a conclu que le paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte au principe de l'inamovibilité des membres du Tribunal au point de compromettre l'indépendance et l'impartialité de celui-ci.

[10] Le problème soulevé par la juge Tremblay-Lamer par rapport à la Loi ne concerne pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire de la présidente peut être exercé dans un cas particulier, mais plutôt l'existence du pouvoir discrétionnaire proprement dit (7). Je suis liée par sa conclusion à cet égard.

[11] Eu égard à ces motifs, je suis convaincue que l'arrêt Bell Canada s'applique en l'espèce.

II. Conclusion concernant la plainte à l'encontre du serg. Taubman

[12] Compte tenu, d'une part, de la conclusion énoncée ci-haut et, d'autre part, de l'objection opportune du serg. Taubman (8), je n'ai d'autre choix à mon avis que d'ajourner sine die l'instruction de la plainte de Mme Jackson à l'encontre du serg. Taubman, jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait déterminé que le Tribunal canadien des droits de la personne est indépendant et impartial en tant qu'institution. C'est avec beaucoup de réticence que j'en viens à cette conclusion. Il est bien établi qu'il est dans l'intérêt public de faire en sorte que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive (9). Ma décision d'ajourner sine die l'instruction de la plainte à l'encontre du serg. Taubman ne sert pas l'intérêt public. Elle ne sert pas l'intérêt de Mme Jackson, qui, deux ans après avoir déposé devant la Commission sa plainte concernant le serg. Taubman, ne peut toujours pas se présenter devant le Tribunal. Elle ne sert pas non plus l'intérêt du serg. Taubman : l'épée de Damoclès que représentent les allégations non prouvées de discrimination continuera de pendre au-dessus de sa tête pendant une période indéterminée, sans qu'il ait l'occasion de se défendre.

[13] Cependant, l'intérêt public ne se limite pas à une justice expéditive : les Canadiens qui ont recours à la procédure en matière de droits de la personne ont droit à une audience devant un tribunal équitable et impartial. Selon la Cour fédérale, le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un tel tribunal.

III. La plainte à l'encontre de la GRC

[14] Mme Jackson a déposé une plainte distincte contre la GRC. La GRC a indiqué qu'elle ne conteste pas la compétence du Tribunal par rapport à la plainte de Mme Jackson. Par conséquent, je ne rendrai à ce moment-ci aucune ordonnance à l'égard de la plainte à l'encontre de la GRC.

[15] Je note que la correspondance reçue des avocats de la Commission et de Mme Jackson fait état d'une [Traduction] jonction des plaintes et précise qu'ils pourraient avoir d'autres arguments à présenter à ce sujet. Si l'une des parties désire présenter des soumissions relativement à la possibilité ou à l'opportunité d'instruire la plainte dont fait l'objet la GRC, eu égard à ma conclusion à propos de la plainte mettant en cause le serg. Taubman, les soumisisons en question peuvent être faites par écrit; en outre, ils doivent être signifiées et déposées devant le Tribunal au plus tard le 12 février 2001.

IV. Ordonnance

[16] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, la requête du serg. Taubman est accueillie, et l'instruction de la plainte de Mme Jackson à l'encontre du serg. Taubman est ajournée sine die jusqu'à ce que l'on ait remédié aux problèmes décrits par la juge Tremblay-Lamer dans l'arrêt Bell Canada relativement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou jusqu'à ce que l'on ait jugé que le Tribunal canadien des droits de la personne est autonome et impartial en tant qu'institution.

1. [2000] A.C.F. no 1747.

2. Voir les paragraphes 27 (2) et 27 (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

3. Paragraphe 48.2 (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

4. Bell Canada, par. 86.

5. Bell Canada, par. 128.

6. Voir, par exemple, l'article 63 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c- I-2, concernant les membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié; le paragraphe 9(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e supp.); le paragraphe 12(2) du Code canadien du travail concernant les membres du Conseil canadien des relations industrielles; le paragraphe 14(3) de la Loi sur le statut de l'artiste, 1992, c. 33, concernant les membres du Tribunal canadien des relations professionnelles artistes-producteurs; et le paragraphe 7(1) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, c. 18. Voir aussi le paragraphe 45(1) de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 16 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, c. T-2.

7. Bell Canada, par. 109.

8. Je suis convaincue que l'objection du serg. Taubman relative à la compétence du Tribunal a été soulevée à la première occasion, et que, par conséquent, le principe de la reconciation ne s'applique pas dans son cas. (Voir Zündel c. Commission canadienne des droits de la personne et autres, [2000] A.C.F. no 1838 et In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103).

9. Soit dit en passant, le juge Richard, alors qu'il faisait partie de la Section de première instance de la Cour fédérale, a réitéré ce principe dans un jugement rendu antérieurement dans l'affaire Bell Canada. (Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier et autres, [1997] A.C.F. no 207.)


Anne L. Mactavish, présidente

OTTAWA (Ontario)
Le 17 janvier 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL No : T611/6900

INTITULÉ DE LA CAUSE : Rosealie Jackson c. Gendarmerie royale du Canada et sergent d'état-major Robert Taubman

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 17 janvier 2001

ONT COMPARU :

Cynthia Sams pour Rosealie Jackson

Eddie Taylor pour la Commission canadienne des droits de la personne

Michel Lapierre pour la Gendarmerie royale du Canada

James Barnes pour le sergent d'état-major Robert Taubman

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