Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Bronwyn Cruden

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence canadienne de développement international

- et -

Santé Canada

les intimées

Et entre :

Jonathon Wheatcroft

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence canadienne de développement international

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Sophie Marchildon
Date : Le 10 décembre 2010
Référence : 2010 TCDP 32

[1] Le 21 octobre 2010, l’intimé, le sous-procureur général du Canada, représentant l’Agence canadienne du développement international (l’ACDI), a déposé une requête en jonction des causes Bronwyn Cruden c. Agence canadienne du développement international et Santé Canada et Jonathon Wheatcroft c. Agence canadienne du développement international.

[2] La plaignante, Mme Cruden, a déposé deux plaintes à la Commission le 8 novembre 2008 basées sur le motif de la déficience. Elle soutient que Santé Canada a agi de façon discriminatoire à son égard au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP) et que l’ACDI a agi de façon discriminatoire à son égard au sens des articles 7 et 10 de la LCDP. Le 26 avril 2010, en application de l’alinéa 44(3)a) de la LCDP, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire les deux plaintes. Le plaignant, M. Wheatcroft, a déposé une plainte à la Commission le 9 février 2009 basée sur le motif de la déficience. Il soutient que l’ACDI a agi de façon discriminatoire à son égard au sens des articles 7 et 10 de la LCDP. Le 27 avril 2010, en application de l’alinéa 44(3)a) de la LCDP, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire la plainte. La Commission participera pleinement aux auditions des plaintes Cruden et Wheatcroft. Le 21 octobre 2010, l’intimée, l’ACDI, a demandé au Tribunal de tenir une instruction commune des deux causes. Les deux plaignants s’opposent à la jonction de leurs causes.

[3] Le 21 octobre 2010, Mme Shirish P. Chotalia, c.r., la présidente du Tribunal canadien des droits de la personne, a décidé que la requête serait tranchée sur présentation d’observations écrites. La soussignée fut désignée pour statuer sur la présente requête.

[4] La position de l’intimée se résume comme suit :

  1. Le Tribunal peut ordonner l’instruction commune de plusieurs plaintes qui comportent essentiellement les mêmes questions de faits et de droit.
  2. Les plaintes ont des questions de faits et de droit communes et la grande majorité de la preuve sera présentée par l’intimée.
  3. La tenue d’une instruction commune évitera la possibilité que des décisions incohérentes soient rendues, elle sera plus efficace et permettra à l’intimée, à la Commission et au Tribunal de réduire les coûts qui seraient attribuables à la tenue de deux audiences.
  4. Il est dans l’intérêt supérieur des témoins de l’intimée, puisqu’ils sont fonctionnaires, de témoigner à une seule audience plutôt qu’à deux, et il est aussi dans l’intérêt supérieur du public d’éviter la multiplicité des instances.
  5. Bien que Mme Cruden, qui est enceinte, ait des raisons valides de souhaiter que l’audition de sa plainte ait lieu avant qu’elle accouche, le préjudice envers l’intimée découlant du rejet de la demande pour une instruction commune l’emporte sur le préjudice qui découlerait d’un report de 90 jours des dates d’audience.

Analyse

[5] Les deux questions dont je suis saisie sont les suivantes :

[6] Premièrement, comme membre du Tribunal canadien des droits de la personne, ai-je le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la jonction des deux causes et, deuxièmement, si j’ai ce pouvoir, est-il approprié de rendre une telle ordonnance dans les circonstances en l’espèce ?

[7] En ce qui concerne la première question, pour déterminer si j’ai le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la jonction des causes, il est utile d’examiner les dispositions applicables de la LCDP.

[8] Le paragraphe 40(4) traite précisément de la capacité de la Commission de joindre des plaintes présentées par différents plaignants contre le même intimé, lorsque la Commission est convaincue que les plaintes comportent essentiellement les mêmes questions de faits et de droit. Dans de tels cas, la Commission peut aussi demander que le président du Tribunal canadien des droits de la personne ordonne une instruction commune.

[9] En l’espèce, la Commission n’a pas eu recours au paragraphe 40(4) de la LCDP pour joindre les plaintes de Mme Cruden et de M. Wheatcroft ou pour demander, lors du renvoi des plaintes au Tribunal, que celles-ci fassent l’objet d’une instruction commune, même si les dates de renvoi ne diffèrent que d’une journée. La plainte de Mme Cruden a été renvoyée le 26 avril 2010 et celle de M. Wheatcroft a été renvoyée le 27 avril 2010. Cependant, la Commission a mentionné dans ses observations écrites qu’elle souscrivait à la requête de l’ACDI en jonction des deux causes.

[10] Dans la décision du Tribunal Lattey c. Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2002 CanLII 45928 (T.C.D.P.), les remarques de l’ancienne présidente du Tribunal, Anne Mactavish, sont instructives :

[11] Bien qu’elle fournisse des précisions quant au pouvoir de la Commission de joindre des plaintes, la Loi est muette en ce qui concerne le pouvoir du Tribunal canadien des droits de la personne de joindre ou de séparer des plaintes dont il est saisi. À mon avis, la décision de tenir une ou plusieurs audiences relève de la procédure. En l’absence de directives précises dans la Loi, il est loisible au Tribunal de déterminer la procédure à suivre. [Renvois omis.]

[11] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue, quant à la première question, que j’ai le pouvoir discrétionnaire de décider si ces plaintes devraient faire l’objet d’une instruction commune.

[12] En ce qui a trait à la deuxième question, je dois maintenant examiner s’il est approprié de procéder à la jonction des causes.

[13] J’ai examiné attentivement toutes les preuves qui m’ont été présentées et j’ai tenu compte de la jurisprudence que toutes les parties ont présentée.

[14] La décision Lattey est aussi instructive, puisqu’elle cible les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si les affaires devraient être jointes, notamment :

  1. L’intérêt public qu’il y a à éviter la multiplicité des procédures, y compris la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, du besoin de répéter la preuve et du risque de parvenir à des résultats incohérents;
  2. Le préjudice que pourrait causer aux intimés [en l’espèce, les plaignants, qui s’opposent à la jonction des causes] une audience unique, notamment en raison du prolongement de la durée de l’audience pour chaque intimé, étant donné la nécessité d’examiner des questions propres à l’autre intimé, ainsi que du risque de confusion que pourrait engendrer la présentation d’éléments de preuve n’ayant peut‑être pas rapport aux allégations mettant en cause particulièrement l’un ou l’autre intimé;
  3. L’existence de questions de fait ou de droit communes.

[15] Même si les principes de la décision Lattey sont instructifs, je note que l’ancienne présidente Mactavish n’a pas précisé dans sa décision que son énumération des facteurs pertinents constitue une liste exhaustive. De plus, on ne peut pas faire abstraction des distinctions entre les faits de l’affaire Lattey et les faits en l’espèce. Dans l’affaire Lattey, l’ancienne présidente n’était pas confrontée, comme je le suis, à deux plaignants distincts qui en sont à de très différentes étapes de la procédure devant le Tribunal et qui s’opposent à l’audition commune de leurs plaintes.

[16] Comme je suis d’avis qu’il s’agit d’un facteur supplémentaire pertinent quant à mon analyse, j’expliquerai plus en détails la question des étapes différentes de chaque affaire devant le tribunal et des considérations connexes: Mme Cruden a déjà déposé toutes ses preuves au Tribunal, elle est prête à aller de l’avant et les dates d’audience sont prévues dès le 17 janvier 2011. Elle espère que l’audience sera terminée avant son accouchement, qui est prévu en février 2011. Dans l’affaire Wheatcroft, l’intimée n’a pas encore déposé son Exposé des précisions, qui doit être déposé au plus tard le 20 décembre 2010. Bien que Mme Cruden subirait le préjudice le plus important s’il y avait jonction des causes, M. Wheatcroft, qui s’y oppose également, ne subirait aucun préjudice si les affaires étaient instruites séparément.

[17] Si la requête est accueillie et que la solution offerte par l’intimée est retenue, l’audience sera inévitablement divisée en deux en raison de la date d’accouchement de Mme Cruden; l’audition d’une partie de sa plainte serait retardée jusqu’à ce qu’elle accouche ou bien son audience serait retardée, créant de nouvelles difficultés pour elle. Compte tenu de ce qui précède, je ne vois pas comment la requête de l’intimée répond adéquatement à l’efficacité de l’audience. Il faut examiner cette question en fonction de l’intérêt du public envers le traitement expéditif des plaintes de discrimination (Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, (1997) A.C.F. no 207 (C.F. 1re inst.); voir aussi LCDP, paragraphe 48.9(1)). Cela m’amène au caractère opportun de la requête de l’intimée. Bien que les plaintes aient été renvoyées pour instruction en avril 2010, la requête en jonction des deux causes n’a pas été présentée avant la fin octobre. L’intimée ne m’a pas convaincue de la raison pour laquelle la requête a été présentée à ce moment dans la procédure, et non plus tôt. Si je procédais de la façon dont l’intimée me le demande, cela ajouterait à la complexité du processus d’audience et ne prendrait pas suffisamment en compte le préjudice causé aux plaignants, qui s’opposent à la requête.

[18] Je reconnais qu’il peut y avoir un certain recoupement de la preuve qui sera présentée dans les deux cas au nom de l’intimée et que la majeure partie du témoignage en interrogatoire principal de l’intimée dans la première affaire sera répétée dans la deuxième. Cependant, cette répétition pourrait possiblement être réduite par une requête ultérieure visant à présenter au Tribunal, dans la deuxième audience, des transcriptions du témoignage en interrogatoire principal de la première audience. (Bien entendu, une telle requête devrait être examinée sur le fond par le membre présidant à la deuxième audience, probablement après le dépôt des observations de toutes les parties.)

[19] À titre d’observation supplémentaire, bien que je reconnaisse qu’il n’est pas désirable pour le Tribunal de rendre des décisions incohérentes ou contradictoires au sujet de la même question, je tiens à noter qu’une ordonnance visant la jonction des causes Cruden et Wheatcroft n’est peut-être pas la seule façon d’éviter une telle incohérence. En effet, le besoin d’éviter les résultats incohérents faisait partie du débat de la Cour suprême sur la doctrine de l’abus de procédure dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77.

[20] Ultimement, le préjudice que Mme Cruden subirait si ses plaintes n’étaient pas instruites selon le calendrier établi l’emporte sur les inefficacités qui pourraient découler si des instructions distinctes des affaires étaient tenues.

[21] Ma décision aurait pu être différente si les deux affaires étaient à la même étape de la divulgation avant l’audience et au même degré de préparation pour l’audience. Je souligne l’importance d’une approche en fonction de chaque cas.

[22] L’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal est assujetti aux règles de la justice naturelle et au régime prévu par la LCDP. L’intimée n’a pas démontré comment le résultat qu’elle souhaite obtenir répond mieux à la justice naturelle, ni comment il favorise les objectifs prévus par la loi concernant le processus d’instruction, en particulier la célérité et l’obligation de donner à toutes les parties l’occasion pleine et entière de participer (LCDP, paragraphe 50(1)).

[23] Pour tous les motifs susmentionnés, la requête de l’intimée en jonction des causes est rejetée.

Signée par

Sophie Marchildon
Juge administrative

OTTAWA (Ontario)
Le 10 décembre 2010

TRIBUNAL canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1466/1210 et T1471/1710

Intitulé de la cause :

Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada

Jonathon Wheatcroft c. Agence canadienne de développement international

Date de la décision sur requête du tribunal : le 10 décembre 2010

Comparutions :

Andrew Raven, pour la plaignante, Bronwyn Cruden

Jonathon Wheatcroft, pour lui même
Peter Engelman, pour le plaignant, Jonathon Wheatcroft

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Alex Kaufman, pour les intimées

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