Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal Tribunal canadien des droits de la personne

ENTRE:

BERYL NKWAZI

la plaignante

- et -

SERVICE CORRECTIONNEL CANADA

l'intimé

DÉCISION RELATIVE AUX FRAIS JURIDIQUES

Décision no 3

2001/03/29

MEMBRE INSTRUCTEUR: Anne Mactavish, présidente du Tribunal

TABLE DES MATIÈRES

I. COMPÉTENCE DU TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE EN MATIÈRE D'ADJUDICATION DE DÉPENS

II. MME NKWAZI DEVRAIT-ELLE ÊTRE INDEMNISÉE DE SES FRAIS JURIDIQUES EN L'ESPÈCE?

III. MME NKWAZI DEVRAIT-ELLE ÊTRE INDEMNISÉE DE LA TOTALITÉ OU D'UNE PARTIE DE SES FRAIS JURIDIQUES?

IV. ORDONNANCE

[1] Beryl Nkwazi a déposé une plainte relative aux droits de la personne dans laquelle elle a allégué que le Service correctionnel du Canada (SCC) l'a soumise à un traitement différentiel en cours d'emploi en raison de sa race et de sa couleur. Mme Nkwazi a aussi allégué que le SCC a refusé de la garder à son service pour les mêmes motifs. Après une longue audience, j'ai rendu une décision dans laquelle j'ai conclu que plusieurs des allégations de Mme Nkwazi à l'encontre de son ex-employeur étaient fondées.

[2] À l'audience sur le fond de la plainte de Mme Nkwazi, les parties m'ont prié de conserver ma compétence au sujet de la question des dépens, ce que j'ai fait. Les parties m'ont présenté des exposés à ce propos. Ma décision à l'égard de la demande de Mme Nkwazi concernant le remboursement de ses frais juridiques est exposée ci-après.

I. COMPÉTENCE DU TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE EN MATIÈRE D'ADJUDICATION DE DÉPENS

[3] Je dois d'abord déterminer si le Tribunal canadien des droits de la personne est habilité à indemniser un plaignant qui a gain de cause des frais juridiques qu'il a engagés relativement à l'audition de sa plainte. Malheureusement, le droit est loin d'être clair sur ce point.

[4] Le Tribunal canadien des droits de la personne est une entité créée par une loi. Par conséquent, il convient d'abord d'examiner la Loi canadienne sur les droits de la personne pour déterminer la compétence du Tribunal à cet égard. J'ai déjà conclu qu'étant donné que la plainte de Mme Nkwazi porte sur des faits qui sont pour la plupart survenus entre 1995 et avril 1998, ce sont les dispositions de la Loi, telle qu'elle existait avant le 30 juin 1998, qui régissent dans le cas présent ma compétence en matière de redressement.

[5] Il y a lieu de jeter d'abord un coup d'oeil à l'article 2, qui énonce l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne:

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l'état de personne graciée.

La disposition pertinente de la Loi en l'espèce est l'alinéa 53 (2) c), qui se lit comme suit:

À l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire:

.....

c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte. [je mets en caractères gras]

[6] Le Tribunal canadien des droits de la personne et la Cour fédérale du Canada ont tous deux été appelés, à un certain nombre d'occasions, à déterminer si l'alinéa 53 (2) c) les autorisait à ordonner le remboursement au plaignant de ses frais juridiques dans les cas où la plainte est accueillie. Pour ce qui est des décisions du Tribunal, qu'il suffise de dire que celui-ci a habituellement interprété l'alinéa en question comme l'autorisant à indemniser de ses frais juridiques le plaignant qui a gain de cause(1). Toutefois, la jurisprudence qui émane de la Cour fédérale n'est pas aussi concluante.

[7] C'est dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Thwaites (2) que les tribunaux se sont penchés pour la première fois sur la question. Dans cet arrêt, le juge Gibson a affirmé ce qui suit:

...Je ne vois aucune raison de restreindre le sens des termes dépenses entraînées. Les honoraires que M.Thwaites a dû payer pour les services de son avocat et pour l'expertise actuarielle sont, dans la langue courante, des dépenses qui ont été entraînées par l'acte discriminatoire. Le fait que les avocats et les juges accordent une signification particulière au terme frais et à l'expression frais d'avocat ne peut servir de fondement à l'argument selon lequel l'expression dépenses entraînées ne comprendrait pas ces frais à moins qu'ils ne soient expressément mentionnés par la loi. Partant du principe que les mots uitlisés par le législateur doivent être interprétés selon leur sens habituel à moins que le contexte n'en dicte un autre, et considérant que le contexte de l'espèce ne dicte pas un autre sens, j'en conclus que le Tribunal n'a pas commis d'erreur de droit en accordant à M. Thwaites les dépens raisonnables, y compris les frais de l'expertise actuarielle.

[8] La Cour fédérale en est venue à la conclusion contraire dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Green (3), où le juge Lemieux a déclaré ce qui suit :

... [S]i le législateur avait voulu que le tribunal ait le pouvoir d'octroyer des frais de justice, il l'aurait précisé. On peut citer ici l'alinéa 53 (2) d)(4), qui parle d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d'autres biens, services, installations ou moyens d'hébergement. Aucune mention n'est faite de frais juridiques, ce qui indique que le législateur n'avait pas l'intention d'accorder au tribunal le droit d'ordonner le paiement de tels frais.

[9] À l'appui de cette opinion, le juge Lemieux cite l'arrêt rendu par le juge Nadon dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Lambie (5) comme source relativement à sa prémisse que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne confère pas au Tribunal le pouvoir d'accorder des dépens. Il convient de noter que les dépenses dont il est question dans Lambie ne sont pas des frais juridiques engagés par un plaignant qui a eu gain de cause. Dans l'affaire Lambie, il s'agissait pour la Cour fédérale de décider si le Tribunal avait le pouvoir d'indemniser la victime de l'acte discriminatoire pour les congés et le temps pris pour élaborer et préparer [la] plainte. Le juge Nadon a conclu que ... le mot dépense n'est pas assez large pour couvrir le temps consacré à la préparation, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Le juge Nadon a exprimé l'avis que l'affaire dont il avait été saisie ne comportait pas de circonstances exceptionnelles, étant donné que c'était l'avocat de la Commission canadienne des droits de la personne qui avait plaidé la cause du plaignant, et que rien n'indiquait que le lieutenant-colonel Lambie avait dû faire quoi que ce soit hors de l'ordinaire pour se préparer à l'audience.

[10] Bien que le juge Nadon ait fait remarquer que la Loi ne fait pas expressément mention du paiement des dépenses, je n'interprète pas l'arrêt Lambie comme déterminant par rapport à l'objet du différend dans Green. En fait, il semble que le juge Nadon ait expressément laissé la porte ouverte au remboursement des frais juridiques d'un plaignant qui a gain de cause et dont les intérêts n'ont pas, par exemple, été représentés à l'audience par l'avocat de la Commission canadienne des droits de la personne.

[11] Il convient de noter qu'il ne semble pas que l'arrêt rendu antérieurement par la Cour fédérale dans Thwaites ait été porté à l'attention du juge Nadon, puisqu'il n'est pas fait mention de ce jugement dans Lambie. De même, il n'est pas fait référence à l'arrêt Thwaites dans Green.

[12] Par suite des arrêts Thwaites et Green, je suis confrontée à deux jugements de la Cour fédérale qui me lient tous les deux et dont les conclusions sont opposées. Pour un certain nombre de raisons, je préfère le raisonnement suivi par le juge Gibson dans Thwaites. Je ne souscris pas à la prétention du SCC voulant qu'il faille donner au mot dépenses un sens restreint, conformément à la règle ejusdem generis qui s'applique à l'interprétation des lois. Je souscris à l'opinion du juge Gibson, à savoir que les termes dépenses entraînées, dans leur sens courant, incluent les frais juridiques, et que le contexte dans lequel ces termes sont utilisés à l'alinéa 53 (2) c) ne donne aucunement à croire qu'on devrait les interpréter différemment.

[13] Il y a lieu de noter que, même si le juge Gibson a pu tirer sa conclusion en se fondant sur les principes habituels d'interprétation des lois, il faut donner à la législation sur les droits de la personne une interprétation libérale conforme à son but(6). Cette conception s'applique à l'interprétation non seulement des droits protégés en vertu de la Loi, mais aussi des pouvoirs que la Loi accorde au Tribunal en matière de redressement(7).

[14] Étant donné qu'il faut interpréter la législation sur les droits de la personne en se fondant sur l'objet visé, certaines considérations de principe impérieuses relatives à l'accès à la procédure en matière de droits de la personne militent en faveur de l'adoption de la méthode suivie dans Thwaites. Ces considérations s'appliquent aux circonstances entourant la présente plainte. Mme Nkwazi n'avait pas initialement retenu les services d'un avocat. Elle avait compris que ses intérêts coïncidaient avec ceux de la Commission canadienne des droits de la personne, et que la Commission serait représentée par un avocat à l'audience. Comme cela se produit à l'occasion, l'avocat de la Commission a informé le Tribunal et les parties, quelques jours avant la date prévue de l'audience, que la Commission se retirait de l'affaire. Mme Nkwazi a alors demandé et obtenu l'ajournement des procédures afin de pouvoir se trouver un avocat, ce qu'elle a fait. Elle a été habilement représentée par sa propre avocate tout au cours de ce qui s'est avéré une audience longue et complexe du point de vue factuel. Il n'y a absolument aucun doute dans mon esprit que Mme Nkwazi n'aurait pu faire instruire sa plainte par le Tribunal si elle n'avait pas été représentée par un avocat, et qu'elle n'aurait pu, par conséquent, jouir de la pleine protection qu'offre la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[15] À mon avis, si je donnais au mot frais un sens aussi étroit que celui que le juge Lemieux y a prêté dans Green, privant ainsi les victimes d'un acte discriminatoire du droit de recouvrer les frais juridiques raisonnables liés à l'audition de leur plainte, j'irais à l'encontre du principe qui sous-tend la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit celui de l'intérêt public. Dans la pratique, une telle interprétation aurait inévitablement pour effet d'annuler les droits quasi constitutionnels garantis par la Loi dans les cas où la Commission canadienne des droits de la personne se retire d'une audience : les plaignants de condition modeste comme Beryl Nkwazi ne pourraient tout simplement pas poursuivre les procédures.

[16] Il convient également de noter que, bien qu'une indemnité ait été accordée à Mme Nkwazi pour compenser les pertes de salaire qu'elle a subies par suite des actes discriminatoires de son employeur, les plaintes relatives aux droits de la personne ne comportent pas toutes des aspects monétaires. Ainsi, il se peut que des individus qui se sont vu refuser l'accès à des services n'aient pas subi de pertes financières et ne s'attendent, par conséquent, à aucune compensation monétaire, si ce n'est peut-être une indemnité symbolique au titre du préjudice moral. Cela ne signifie pas pour autant que le droit à un traitement égal soit moins important que les droits des employés lésés, qui peuvent bénéficier d'indemnités appréciables. La plupart des individus qui déposent une plainte relative aux droits de la personne sont de condition très modeste. Il est difficile de concevoir qu'une personne qui se plaint de ne pas avoir eu accès à certains services puisse valablement revendiquer son droit à un traitement égal si elle doit retenir les services d'un avocat et payer elle-même ses honoraires, sans pouvoir espérer qu'on lui accordera une compensation financière importante à la fin de la journée et qu'on l'indemnisera de ses frais juridiques.

[17] Enfin, l'interprétation que le juge Gibson donne au mot dépenses dans Thwaites est conforme au principe qui régit les ordonnances en matière de redressement rendues en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Lorsqu'il juge que la plainte est fondée, le Tribunal doit, sous réserve des principes de la prévisibilité des dommages et de l'atténuation des pertes, tenter, dans la mesure du possible, de remettre la victime dans la position où elle aurait été, n'eut été de l'acte discriminatoire(8). On pourrait difficilement affirmer que la victime a bénéficié d'un tel redressement si elle a été incapable de réclamer le remboursement des frais juridiques liés à l'audition de sa plainte.

[18] Eu égard à tous ces motifs, je suis convaincue que le sens qu'on devrait donner au mot

dépenses tel qu'il est utilisé aux alinéas 53 (2) c) et 53 (2) d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne englobe les frais juridiques liés à l'audition de la plainte. Cela ne signifie pas que les plaignants qui ont gain de cause auront automatiquement le droit d'être indemnisés de leurs frais juridiques. Le paragraphe 53 (2) précise clairement que le Tribunal a le pouvoir de prendre les mesures de redressement qu'il juge pertinentes, compte tenu des circonstances qui entourent l'affaire.

[19] Si je commets une erreur en concluant que la Loi confère au Tribunal le pouvoir général d'indemniser le plaignant qui a gain de cause de ses frais juridiques, je suis convaincue que le cas présent fait partie des circonstances exceptionnelles que le juge Nadon avait à l'esprit lorsqu'il a rendu son jugement dans Lambie. Plus précisément, à cause du retrait de la Commission canadienne des droits de la personne à la dernière minute, Mme Nkwazi n'a eu d'autre choix que de retenir les services de son propre avocat pour faire instruire sa plainte.

II. MME NKWAZI DEVRAIT-T-ELLE ÊTRE INDEMNISÉE DE SES FRAIS JURIDIQUES EN L'ESPÈCE?

[20] Le SCC prétend que la plaignante ne devrait pas avoir droit au remboursement des frais juridiques qu'elle a engagés relativement à l'audition de sa plainte, étant donné qu'il n'y a pas de lien de causalité entre les actes posés par le SCC et l'engagement de ces frais par Mme Nkwazi. Les dépenses engagées par Mme Nkwazi n'ont pas été entraînées par l'acte, pour reprendre les mots utilisés dans la Loi. Selon l'avocat du SCC, les frais juridiques de Mme Nkwazi résultent entièrement de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de se retirer de l'affaire. Cette décision de la Commission constitue un novus actus interveniens qui rompt le lien de causalité entre les actes discriminatoires dont Mm Nkwazi a été l'objet et sa décision de retenir les services de son propre avocat. À l'appui de son argument, le SCC invoque les décisions rendues par le Tribunal dans Hinds c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration)(9) et Oliver c. Canada (ministère de l'Environnement) (10) . Ayant conclu que ce sont les gestes posés par la Commission canadienne des droits de la personne qui ont amené le plaignant à retenir les services d'un avocat, le Tribunal a recommandé que la Commission rembourse les frais juridiques. Le Tribunal a conclu que, par conséquent, les frais devraient être à la charge des intimés.

[21] Selon le SCC, la Commission s'est retirée de l'affaire parce qu'elle était convaincue que le règlement qu'il avait offert répondait à ses préoccupations en matière d'intérêt public. Le SCC est d'avis que l'adjudication de dépens dans ces circonstances équivaudrait à le pénaliser pour avoir tenté de régler l'affaire à l'amiable.

[22] De l'avis de l'avocate de Mme Nkwazi, on arriverait à un résultat ridicule si l'on jugeait que la décision de la Commission de se retirer de l'affaire a été suffisante pour rompre le lien de causalité, et si l'on privait ainsi Mme Nkwazi de son droit au remboursement de ses frais juridiques. Les plaignants qui demandent l'audition d'une plainte relative aux droits de la personne en l'absence de la Commission n'auraient pas droit au remboursement de leurs frais juridiques, tandis que, dans les cas où la Commission est partie à l'affaire, ceux qui retiennent les services de leur propre avocat parce que leur position diffère de celle de la Commission seraient en mesure de se faire rembourser ces frais par les intimés.

[23] Tel que mentionné ci-haut, les mesures de redressement prises en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne visent à remettre la victime dans la position où elle aurait été, n'eut été de l'acte discriminatoire, sous réserve des principes de la prévisibilité des dommages et de l'atténuation des pertes. À supposer que le principe novus actus interveniens puisse s'appliquer à autre chose que les réclamations pour cause de négligence(11), je ne suis pas convaincue que la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de se retirer de l'affaire la veille de l'audience a été suffisante pour rompre le lien de causalité. Je ne suis pas persuadée non plus que les frais juridiques engagés par Mme Nkwazi étaient une conséquence imprévisible des actes discriminatoires du SCC.

[24] J'ai déjà conclu que Mme Nkwazi a été l'objet d'un traitement aberrant en cours d'emploi au Centre psychiatrique régional, établissement qui relève du SCC. En cette ère contentieuse où nous vivons aujourd'hui, le SCC était tout à fait -- ou aurait dû être -- en mesure de prévoir qu'un employé confronté à des agissements semblables à ceux qui se sont produits en l'occurrence s'adjoindrait les services d'un avocat et engagerait des frais juridiques. N'eut été des actes discriminatoires du SCC, Mme Nkwazi n'aurait pas eu besoin des services de Me Glazer. Si Mme Nkwazi a dû recourir aux services d'un avocat, c'est d'abord et avant tout à cause des actes commis par le SCC, et non en raison de ceux posés par la Commission canadienne des droits de la personne.

[25] À mon avis, il convient en l'espèce d'ordonner le remboursement des frais juridiques de Mme Nkwazi dans le but de remettre cette dernière dans la position ou elle aurait été si elle n'avait pas été victime des actes discriminatoires reprochés.

III. MME NKWAZI DEVRAIT-ELLE ÊTRE INDEMNISÉE DE LA TOTALITÉ OU D'UNE PARTIE DE SES FRAIS JURIDIQUES?

[26] Le SCC est d'avis que dans le cas où je jugerais que Mme Nkwazi a droit au remboursement de ses frais juridiques, ma décision devrait tenir compte du fait que la plaignante a soulevé au cours de l'audience une multitude d'éléments dont beaucoup n'ont pas été considérés comme des actes discriminatoires et qui ont considérablement ralenti le déroulement des procédures. Selon le SCC, je devrais également tenir compte du temps qu'il a fallu pour étudier les requêtes visant à obtenir le statut de partie intéressée qui ont été présentées par divers organismes de revendication. Le SCC soutient qu'il ne devrait pas avoir à assumer les dépenses liées à ces requêtes.

[27] Le SCC a fait observer que, selon la Cour suprême du Canada, les dépens entre procureur et client ne sont accordés que s'il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d'une des parties(12). De l'avis du SCC, les circonstances entourant cette affaire exigent d'adjuger les dépens sur la base de frais entre parties.

[28] Compte tenu des circonstances entourant cette affaire, Mme Nkwazi devrait avoir droit à l'attribution de dépens raisonnables entre procureur et client, et ce pour plusieurs raisons. À cet égard, il convient d'abord et avant tout de mentionner le principe voulant que je tente dans la mesure du possible de remettre Mme Nkwazi dans la même situation que celle où elle aurait été en l'absence de discrimination, lequel principe exige de l'indemniser de la totalité de ses frais juridiques raisonnables.

[29] Les parties ont décidé d'aborder cette question en se fondant sur les principes qui ont cours en droit civil, mais le résultat final est le même. Je constate qu'il existe dans la jurisprudence un certain désaccord sur la question à savoir si la conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante qui justifie une ordonnance de dépens entre procureur et client est celle qui a été observée en cours de procédure ou celle qui a engendré le différend, ou les deux(13). Toutefois, il n'est pas nécessaire en l'espèce que je tente de résoudre cette question puisque la conduite du SCC satisfait dans les deux cas au critère régissant le prononcé d'une telle ordonnance.

[30] En ce qui touche la conduite du SCC qui a suscité le différend, j'ai conclu que Diane Neufeld, un cadre supérieur du Centre psychiatrique régional, a délibérément tenté d'empêcher Mme Nkwazi de participer au concours visant à recruter du personnel infirmier, en raison de sa race et de sa couleur, et qu'elle a fait ultérieurement un commentaire désobligeant à propos du caractère ethnique du nom Nkwazi. J'ai également conclu que, lorsque Mme Nkwazi s'est plainte des actes posés par Mme Neufeld, les cadres du CPR se sont serré les coudes et ont inventé au sujet de la compétence de Mme Nkwazi des préoccupations qui lui ont fait perdre son poste d'infirmière occasionnelle. Mme Nkwazi a été soumise à l'expérience humiliante du face à face avec Mme Neufeld qui visait à atténuer les choses entre les deux, alors que la décision de ne pas renouveler son contrat avait déjà été prise. Après deux ans et demi au service du SCC, et après avoir vu son contrat être renouvelé à neuf reprises, Mme Nkwazi n'a même pas eu droit à la courtoisie la plus élémentaire, qui impliquait de faire un simple appel téléphonique pour lui annoncer que son contrat n'avait pas été renouvelé. On l'a invitée à aller chercher ses affaires au CPR; lorsqu'elle s'est présentée là-bas, des gardes de sécurité l'ont accompagnée sans cérémonie jusqu'à la sortie de l'établissement, au vu de ses collègues. La conduite du SCC à l'occasion des incidents qui ont donné lieu au présent différend est certes répréhensible, scandaleuse et outrageante.

[31] La conduite du SCC en cours de procédure répond elle aussi au critère énoncé par la Cour suprême du Canada en ce qui concerne l'adjudication de dépens entre procureur et client. J'ai conclu qu'avant le début de l'audience, Mme Neufeld a tenté d'intimider un témoin, sachant que le témoignage qu'il allait rendre serait favorable à Mme Nkwazi.

[32] Compte tenu de toutes les circonstances, je suis convaincue que le SCC devrait rembourser à Mme Nkwazi ses dépens raisonnables entre procureur et client.

[33] Je ne crois qu'il y ait lieu de réduire le montant accordé pour tenir compte des facteurs mentionnés par l'avocat du SCC. S'il est vrai que le Tribunal n'a pas considéré comme fondées toutes les allégations de Mme Nkwazi, il reste que la plupart des allégations non fondées avaient trait à l'absence apparente de cohérence dans l'application de diverses politiques au sein du CPR. J'ai déjà conclu que ces politiques prêtaient à confusion et n'avaient pas été clairement expliquées aux employés. En outre, même si l'examen de ces questions a pris un certain temps, la majeure partie de l'audience a été consacrée aux allégations que le Tribunal a jugées fondées. Toutes proportions gardées, les diverses requêtes visant à obtenir le statut de partie intéressée ont nécessité très peu de temps; par conséquent, il n'y a pas lieu de tenir compte de cet élément.

IV. ORDONNANCE

[34] Eu égard aux motifs énoncés ci-dessus, le SCC doit rembourser à Mme Nkwazi les dépens raisonnables entre procureur et client. Je prie les parties de bien vouloir tenter de s'entendre sur le montant à accorder à cet égard; toutefois, je demeure saisie de l'affaire pour le cas où elles ne pourraient en venir à une entente.


Anne L. Mactavish

OTTAWA (Ontario)

Le 29 mars 2001

TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL NO : T538/3399

INTITULÉ DE LA CAUSE : Beryl Nkwazi c. Service correctionnel Canada

LIEU DE L'AUDIENCE : Saskatoon (Saskatchewan)

(Du 11 au 15 septembre 2000; du 25 au 29 septembre 2000 et du 6 au 9 novembre 2000)

DATE DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL : le 29 mars 2001

ONT COMPARU :

Christine Glazer pour la plaignante

Denis Bonthoux pour Service correctionnel Canada

RÉFÉRENCE : D.T. 1/01

le 5 février 2001

1. Voir, par exemple, les décisions rendues par le Tribunal canadien des droits de la personne dans Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah, [1999] D.C.D.P. no 2, Koeppel c. Ministère de la Défense nationale, D.T. no 5/97, Swan c. Canada (Forces armées) (1994), C.H.R.R. D/259, modifiée (1995), 99 F.T.R. 250 (C.F. 1re inst.), Grover c. Canada (Conseil national de recherches du Canada) (1992), 18 C.H.R.R. D/1, confirmée (1994) 80 F.T.R. 256, Kurvits c. Canada (Conseil du Trésor), (1991), 14 C.H.R.R. D/469, et Druken v. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada) (1987), 8 C.H.R.R. D/4379, confirmée [1989] 2 C.F. 24 (C.A.F.). Autant que je sache, les seules opinions contraires à celles du Tribunal ont été énoncées dans Morrell c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), (1985), 6 C.H.R.R. D/3021, et dans Corlis c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada) (1987), 87 C.L.L.C. 17, 020.

2. (1994), 21 C.H.R.R. D/224.

3. [2000] 4 C.F. 629 (C.F. 1re inst.).

4. L'alinéa 53 (2) d) traite de l'indemnisation des personnes qui se se sont vu refuser l'accès à des services, installations ou moyens d'hébergement, tandis que l'alinéa 53 (2) c) traite de l'indemnisation dans le contexte de l'emploi. Toutefois, au sujet du remboursement des frais, le langage utilisé dans les deux alinéas est identique.

5. (1996), 124 F.T.R. 303.

6. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. c. Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, p. 1136.

7. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada., supra, et Robichaud c. La Reine, (1987), 40 D.L.R. (4e) 577, pp. 583 et 584 (C.S.C.).

8. Voir Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2.C.F. 401, et Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F. 530.

9. [1988] D.C.D.P. no 13.

10. [1989] D.C.D.P. no 15.

11. Je note que même dans le cas des réclamations pour cause de négligence, les causes intermédiaires ne font pas nécessairement disparaître la responsabilité du défendeur. Voir Ragoonanan Estate c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 51 O.R. (3e) 603, p. 620 (C.S. Ont.).

12. Young c. Young (1994), 108 D.L.R. (4e) 193.

13. Dans Amway Corp.c. La Reine, [1986] 2 C.T.C. 339, la Cour d'appel fédérale a soutenu qu'on ne devrait adjuger les dépens entre procureur et client qu'en cas d'inconduite en cours de procédure; par contre, dans Prise de Parole Inc. c. Guérin, Éditeur Ltée, [1996] A.C.F. no 1427, la Cour a confirmé l'ordonnance relative aux dépens entre procureur et client qui visait à sanctionner l'inconduite liée à l'objet du différend. Dans Stiles c. Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board) (1989), 38 B.C.L.R. (2d) 307 (C.A C.-B.), la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a indiqué que la conduite répréhensible doit être soit celle qui est à l'origine du différend, soit celle manifestée en cours de procédure.

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