Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Tayeil Mohammed est né au Canada, mais il a passé son enfance au Soudan. Il est revenu au Canada en 2000. M. Mohammed a un accent lorsqu’il parle anglais.

M. Mohammed, citoyen canadien, a quitté le Canada pour se rendre au Soudan en décembre 2018. À son retour à l’aéroport international de Vancouver le 4 février 2019, il a été renvoyé vers une inspection secondaire obligatoire par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). L’inspection a été effectuée par l’agent des services frontaliers Fabian Gutierrez, qui avait relativement peu d’expérience.

M. Mohammed a ressenti un profond manque de respect pendant l’entrevue. Les questions sur sa compétence en anglais semblaient insinuer qu’il n’était pas né au Canada ou que son passeport était faux. On lui a demandé de déverrouiller son téléphone, puis il a vu M. Gutierrez mettre le téléphone dans sa poche. Ce geste ne correspondait pas au protocole d’une inspection secondaire. Selon M. Mohammed, son téléphone avait été pris en raison de sa race, de sa couleur et de son origine ethnique. L’ASFC a dit que c’était parce que M. Gutierrez était inexpérimenté.

Une fois que son téléphone et ses bagages ont été examinés, M. Mohammed a été autorisé à partir. Toutefois, le retard causé par l’inspection a fait en sorte qu’il n’a pas pu prendre son autre vol pour rentrer chez lui à Calgary, ce qui a considérablement perturbé ses plans de voyage.

Le Tribunal a reconnu que l’inspection secondaire aurait pu être effectuée de façon plus professionnelle. Toutefois, compte tenu des éléments de preuve disponibles, le Tribunal n’a pas été convaincu que le traitement de M. Mohammed lors de l’inspection était attribuable à sa race, à sa couleur ou à son origine ethnique. Le Tribunal a plutôt conclu que M. Gutierrez n’avait pas bien effectué l’inspection secondaire en raison de son manque d’expérience. La plainte est donc rejetée.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 101

Date : Le 13 septembre 2024

Numéro du dossier : HR-DP-2768-22

Entre :

Tayeil Mohammed

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

l’intimée

Décision

Membre : Edward P. Lustig



I. APERÇU

[1] Le plaignant, Tayeil Mohammed, est un citoyen canadien né au Canada en 1980 qui a grandi au Soudan dès l’âge de deux ans. Son père, une personne noire d’origine africaine, étudiait dans une université de la Saskatchewan au moment de sa naissance, et sa mère est d’origine arabe. M. Mohammed est revenu vivre au Canada en 2000. Vers le mois de décembre 2018, il a quitté le Canada pour se rendre au Soudan, en visite, puis, sur le chemin du retour vers Calgary, le 4 février 2019, il a fait escale à l’aéroport international de Vancouver. Après une inspection primaire au cours de laquelle il a fourni son passeport et d’autres informations par l’intermédiaire d’une borne d’inspection primaire libre-service (la « borne ») à l’aéroport international de Vancouver, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC »), l’intimée, l’a renvoyé à une inspection secondaire automatique obligatoire sur le fondement de renseignements de sécurité.

[2] L’inspection secondaire a été menée par l’agent des services frontaliers (l’« ASF »), Fabian Gutierrez, qui était un employé de l’ASFC depuis moins de deux ans et qui effectuait des inspections depuis moins d’un an. L’inspection secondaire a commencé sans incident, mais des tensions sont apparues au cours de l’inspection, et M. Mohammed a cessé de coopérer.

[3] M. Mohammed allègue que l’ASF Gutierrez lui aurait posé des questions déplacées sur les raisons pour lesquelles il parlait si bien l’anglais, malgré le fait que son passeport indiquait qu’il était né au Canada et qu’il était citoyen canadien, et ce, alors qu’il lui avait déjà dit qu’il avait vécu au Canada pendant près de dix-neuf ans et qu’il avait fait des études universitaires au Canada. M. Mohammed affirme que l’ASF Gutierrez lui a posé plusieurs autres questions déplacées et lui a fait des commentaires qui, selon lui, étaient insultants et irrespectueux, notamment lorsqu’il a laissé entendre qu’il ne semblait pas être né au Canada. Selon M. Mohammed, l’ASF ne croyait pas que son passeport, qui indique qu’il est né au Canada, était authentique. L’ASF Gutierrez a également demandé à M. Mohammed de déverrouiller son téléphone cellulaire, après lui avoir pris et l’avoir mis dans sa poche. M. Mohammed a d’abord refusé de fournir le mot de passe pour déverrouiller son téléphone cellulaire, puis il a accepté de le faire lorsque la superviseure de l’ASF Gutierrez, la surintendante Julia Prinja, est arrivée. Le téléphone a ensuite été inspecté, et son contenu a été jugé conforme (tout comme ses bagages), et M. Mohammed a été autorisé à quitter la zone d’inspection après un nouvel examen minutieux de son passeport.

[4] M. Mohammed dit avoir remarqué que d’autres voyageurs de la zone d’inspection secondaire ont été traités plus rapidement que lui, sans qu’on retienne leur téléphone. Lorsqu’il a été libéré à l’issue de l’inspection secondaire, qui a duré plusieurs heures, il avait manqué son vol de retour vers Calgary. Il a été obligé de trouver une solution de rechange, ce qui, selon lui, l’a retardé de huit heures. Il dit s’être senti blessé à la suite de cet incident et il estime qu’on lui a manqué de respect.

[5] Le 8 février 2019, M. Mohammed a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), dans laquelle il alléguait que l’ASFC avait fait preuve de discrimination à son endroit lors de l’inspection secondaire. Plus particulièrement, il alléguait qu’il avait été défavorisé par les actes de l’ASF Gutierrez à l’occasion de la fourniture de services (c’est-à-dire les services d’inspection à la frontière) destinés au public en raison de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique, au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP »).

[6] L’ASFC admet que l’inspection secondaire de M. Mohammed n’a pas été effectuée aussi bien qu’elle aurait dû l’être en raison de l’inexpérience de l’ASF Gutierrez. Toutefois, elle nie avoir fait preuve de discrimination à l’égard de M. Mohammed durant l’inspection secondaire. L’ASFC soutient que la plainte devrait être rejetée, car M. Mohammed n’a pas réussi à en établir le bien-fondé.

II. DÉCISION

[7] La plainte de M. Mohammed est rejetée, car la preuve ne suffit pas à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’allégation selon laquelle l’ASFC a fait preuve de discrimination à son égard durant l’inspection secondaire menée par l’ASF Gutierrez.

III. QUESTION EN LITIGE

[8] La seule question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si l’ASFC a fait preuve de discrimination à l’égard de M. Mohammed lors de l’inspection secondaire menée par l’ASF Gutierrez.

IV. CONTEXTE

[9] M. Mohammed est né à Saskatoon, en Saskatchewan, d’un père noir d’origine africaine et d’une mère arabe. Son nom est d’origine moyen-orientale. Il est citoyen canadien et possède un passeport canadien. À l’époque de sa naissance, son père suivait des études de doctorat dans une université de la Saskatchewan. M. Mohammed a quitté le Canada vers l’âge de deux ans et a grandi au Soudan. Il est revenu au Canada en 2000 pour faire des études universitaires. Il a affirmé avoir eu quelques difficultés à apprendre l’anglais à son retour au Canada. Il parle couramment l’anglais, mais avec un accent étranger, et il cherche parfois les bons mots et les bonnes phrases en anglais, bien qu’il soit facile de le comprendre. Il a fait des études postsecondaires en Nouvelle-Écosse, en Ontario et en Alberta, où il a obtenu un diplôme en administration des affaires de l’Université Lethbridge. Il travaille actuellement comme vérificateur pour une entreprise de l’Ouest du Canada et il possède deux entreprises exerçant des activités dans le secteur du commerce international. Il doit donc voyager à l’international de temps à autre.

[10] Le 4 février 2019, M. Mohammed retournait chez lui, à Calgary, après une visite au Soudan, où il s’était rendu à plusieurs reprises depuis décembre 2018. À son arrivée à l’aéroport international de Vancouver vers 16 h 19, il a utilisé la borne pour commencer la procédure de douane et d’immigration et entrer au Canada en tant que Canadien de retour au pays. Il a balayé son passeport et fourni des informations, y compris des déclarations (sans valeur), en réponse aux invites et aux questions sur l’écran de la borne. La borne a imprimé un reçu qu’il a ensuite présenté à l’ASF responsable de l’inspection primaire, qui l’a renvoyé à une inspection secondaire.

[11] Suivant les informations fournies à la borne, M. Mohammed a fait l’objet d’un signalement à titre de personne devant se soumettre automatiquement à une inspection secondaire. Étant donné qu’un avis de surveillance (l’« avis de surveillance ») avait été produit en novembre 2018, M. Mohammed a été renvoyé à l’inspection secondaire obligatoire et l’ASF Gutierrez a été désigné au hasard pour mener une inspection secondaire axée sur les stupéfiants.

[12] Un avis de surveillance est un document interne préparé par les enquêteurs de l’ASFC sur le fondement des renseignements de sécurité reçus. L’objectif de l’avis de surveillance est de signaler certains voyageurs aux ASF, de relever des motifs de préoccupation devant être portés à leur attention et de faire en sorte qu’ils investiguent sur ceux-ci. L’intimée affirme qu’un [traduction] « avis de surveillance est composé de renseignements fiables, précis et pouvant donner lieu à une action portant sur des infractions ou des activités criminelles réelles ou présumées, qui prend la forme d’un dossier électronique. Toute personne faisant l’objet d’un avis de surveillance actif au moment de son entrée au Canada est automatiquement renvoyée à un examen secondaire obligatoire par le système de l’ASFC ».

[13] M. Mohammed n’a pas soulevé de question liée à l’avis de surveillance ou au système de l’ASFC dans sa plainte, son exposé des précisions ou sa réplique avant l’audience en ce qui concerne la question de savoir s’il a fait l’objet de discrimination de la part de l’ASFC lors de l’inspection secondaire. Par conséquent, ces questions ne font ni partie des éléments sur lesquels la Commission a enquêté, ni des éléments que cette dernière a renvoyés au Tribunal pour instruction dans la présente affaire. M. Mohammed a tenté de soulever cette question à l’audience. J’ai tranché la présente affaire sans examiner la question de savoir si l’avis de surveillance ou le système de l’ASFC était défaillant ou biaisé, ou s’il avait joué un rôle quelconque dans la discrimination dont M. Mohammed aurait été victime, car cela dépasse le cadre de la présente affaire.

[14] Je n’ai pas non plus autorisé M. Mohammed à présenter les documents dont la date était postérieure aux événements dans le présent dossier, et sur lesquels il voulait s’appuyer pour démontrer la discrimination systémique par les ASF de l’ASFC dans d’autres affaires. Ces documents n’ont pas été présentés devant la Commission et ne faisaient pas partie du dossier qui a été soumis au Tribunal pour instruction; par conséquent, ils sortaient du cadre de l’affaire dont le Tribunal est saisi.

[15] M. Mohammed est arrivé à l’inspection secondaire vers 16 h 47 et a été accueilli par l’ASF Gutierrez. Ses bagages ont dû être débarqués de l’avion et emportés dans la zone d’inspection secondaire pour commencer l’inspection proprement dite; à ce moment, M. Mohammed a été conduit par l’ASF Gutierrez à un poste de la zone pour l’inspection. Les bagages de M. Mohammed, une grande et une petite valise, ont été fouillés par l’ASF Gutierrez, qui a conclu que leur contenu n’enfreignait aucune loi ni aucun règlement. Au début de l’inspection, l’ASF Gutierrez a pris le passeport de M. Mohammed pour le vérifier. M. Mohammed a dû répondre à un certain nombre de questions standards, notamment sur sa destination, l’objet et la durée de sa visite et ses activités professionnelles. Les parties conviennent que l’inspection a commencé sans incident, M. Mohammed ayant partagé son histoire et ses expériences avec l’ASF Gutierrez, notamment son militantisme au Soudan pendant la révolution, qui était encore récente à ce moment.

[16] M. Mohammed a affirmé que puisqu’il voyageait fréquemment à l’étranger, il avait été soumis à des inspections secondaires avant et après la présente affaire sans aucun problème, excepté à une occasion, à Toronto. Il a affirmé que lors d’un contrôle à Toronto, l’ASF avait également agi de manière inadéquate lors de l’inspection, mais qu’il ne s’était pas plaint puisqu’il n’était pas au courant des droits que lui conférait la LCDP. Malheureusement, au cours de l’inspection secondaire dans la présente affaire, les relations entre les deux hommes se sont détériorées. Au bout d’un certain temps, M. Mohammed a cessé de coopérer avec l’ASF Gutierrez, qui a alors demandé l’aide de ses collègues pour gérer une situation à laquelle il n’avait jamais été confronté au cours de sa carrière relativement courte d’ASF au sein de l’ASFC.

[17] M. Mohammed a finalement été libéré de la zone d’inspection secondaire vers 20 h, soit plusieurs heures après le début de l’inspection, sans qu’aucune violation aux lois ou aux règlements n’ait été constatée. Or, ce sont les événements qui se sont produits lors de l’inspection secondaire, décrits plus loin, qui ont conduit M. Mohammed à porter plainte pour discrimination contre l’ASF Gutierrez dans la présente affaire. Comme on le verra, les témoignages de M. Mohammed et de l’ASF Gutierrez (ainsi que de la surintendante Prinja) divergent quant à ce qui s’est passé lors de l’inspection secondaire. Personne d’autre n’a été témoin de l’inspection secondaire.

[18] Avant de décrire les événements, il convient de souligner que l’ASF Gutierrez a été engagé par l’ASFC en partie en raison de ses origines. Il est membre d’une minorité visible. Il est entré au Canada à titre d’immigrant en provenance du Mexique en 2008. Tout comme M. Mohammed, il parlait couramment en anglais à l’audience, mais il avait aussi un accent et cherchait parfois les mots ou les expressions justes. Il a affirmé avoir eu des difficultés à apprendre l’anglais lorsqu’il est venu au Canada pour y vivre et y travailler, tout comme M. Mohammed. L’ASF Gutierrez a reconnu avoir commis des erreurs lors de l’inspection secondaire qu’il ne commettrait plus aujourd’hui étant donné qu’il a pris de l’expérience et qu’il a suivi d’autres formations, et qu’il a mis plus de temps pour effectuer l’inspection qu’il n’en mettrait aujourd’hui. Cependant, il nie être raciste ou avoir fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Mohammed lors de l’inspection secondaire en le défavorisant à l’occasion de la prestation des services frontaliers du fait de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique.

[19] De manière générale, l’ASF Gutierrez estime avoir respecté les protocoles et les pratiques appropriés de l’ASFC lors de l’interrogatoire et de l’inspection de M. Mohammed, lequel avait été signalé par le système de l’ASFC et automatiquement renvoyé à une inspection secondaire à la suite d’un avis de surveillance axé sur les stupéfiants. La décision d’inspecter M. Mohammed ne lui appartenait pas; au contraire, on lui a remis son passeport, et le système, sur lequel il n’a aucun contrôle, lui a ordonné de procéder à une inspection secondaire. L’ASF Gutierrez estime qu’il a traité M. Mohammed de la même manière qu’il aurait traité tout autre voyageur dans les mêmes circonstances à cette époque, sans tenir compte de ses caractéristiques protégées. Il souhaitait simplement complimenter M. Mohammed sur sa capacité à bien parler l’anglais malgré le fait qu’il n’avait pas été élevé au Canada pour favoriser sa coopération à l’enquête. Il nie avoir dit que M. Mohammed ne paraissait pas être né au Canada. Il explique que, durant son inspection, il a relevé des indices qui l’ont raisonnablement amené à poser certaines questions et à prendre certaines mesures, conformément aux pratiques appropriées appliquées par les ASF, ce qui incluait l’inspection des bagages et du téléphone cellulaire de M. Mohammed. Il estime que M. Mohammed s’est montré évasif dans certaines de ses réponses alors qu’il tentait d’en savoir plus sur ses projets d’affaires et de voyage. M. Mohammed est donc devenu hostile et a totalement cessé de coopérer. Il s’agissait d’une situation qu’il n’avait jamais vécue, ou à laquelle il n’avait jamais été confronté au cours de son expérience relativement courte en tant qu’ASF; il a donc demandé l’aide de ses collègues, mais cela n’a pas été suffisant.

[20] De manière générale, M. Mohammed affirme qu’il a fait l’objet de discrimination par rapport à d’autres voyageurs de la zone d’inspection secondaire dont l’inspection se déroulait en même temps que la sienne. Il affirme qu’ils n’ont pas été détenus aussi longtemps, que leurs téléphones portables n’ont pas été confisqués et qu’ils ont été libérés plus rapidement après avoir été interrogés et inspectés. Il allègue que l’ASF Gutierrez lui a posé des questions, lui a fait des commentaires et a posé des gestes qui étaient inappropriés et inutiles sur le fondement de soupçons injustifiés concernant sa langue, sa naissance, sa citoyenneté, ses activités professionnelles et ses projets de voyage. Il affirme avoir été harcelé et puni par les actions de l’ASF Gutierrez au cours de l’inspection secondaire, sur le fondement de soupçons injustifiés et déraisonnables concernant le contenu de son téléphone cellulaire et l’authenticité de son passeport.

[21] M. Mohammed qualifie de déraisonnables ou d’illogiques les explications données par l’ASF Gutierrez et l’ASCF, qui affirment que les événements n’étaient pas discriminatoires, même si l’inspection a été mal gérée en partie par l’ASF Gutierrez en raison de son inexpérience et sa formation incomplète. M. Mohammed en déduit que la manière dont l’inspection secondaire a été effectuée portait une subtile odeur de discrimination, ce qui donne à penser que les choses se seraient déroulées différemment, n’eût été ses caractéristiques protégées par la LCDP.

[22] M. Mohammed n’a jamais directement affirmé qu’il pensait que l’ASF Gutierrez était raciste, qu’il avait exprimé des soupçons injustifiés et déraisonnables fondés sur l’image stéréotypée négative et raciste d’un musulman noir d’origine soudanaise, ou que le racisme était à l’origine des événements. Toutefois, M. Mohammed a fait valoir que le racisme a pu jouer un rôle dans les événements, car il se questionne sur leur tournure, alors qu’il avait présenté un passeport valide établissant sa citoyenneté et son lieu de naissance et qu’il avait fourni à l’ASF Gutierrez un compte rendu honnête de ses antécédents, exempts de crimes, de ses projets de voyage et de ses documents d’affaires. Bien que rien dans ses bagages, dans son téléphone cellulaire ou ailleurs n’ait été jugé comme enfreignant une loi ou un règlement quelconque, il a été soumis à un long examen dont certains aspects l’ont mis tellement en colère qu’il a cessé de collaborer.

[23] M. Mohammed fait valoir que l’inspection secondaire a eu un effet préjudiciable sur lui, parce qu’il a été inutilement retardé lors de son trajet de retour et qu’il s’est senti blessé, notamment du fait qu’on l’avait humilié et qu’on lui avait manqué de respect. Il rejette l’idée que la situation n’est attribuable qu’au fait que l’ASF n’avait pas terminé sa formation et qu’il manquait d’expérience et d’encadrement, et donc qu’il n’aurait simplement pas été en mesure de respecter les standards opérationnels attendus dans le cadre d’une inspection secondaire, ou que les autres voyageurs qui auraient été soumis à l’inspection secondaire auraient subi le même traitement, malgré l’absence de caractéristiques protégées similaires.

[24] Les événements visés sont notamment les suivants :

  1. la durée de l’inspection;
  2. les questions et les commentaires de l’ASF Gutierrez et ce que ce dernier aurait affirmé;
  3. la saisie et l’examen du téléphone cellulaire;
  4. l’examen du passeport;
  5. le fait que M. Mohammed n’ait pas été autorisé à s’asseoir à certains moments lors de l’inspection.

Certains de ces événements se recoupent.

A. La durée de l’inspection

[25] L’inspection a duré entre trois et quatre heures. Les notes de l’ASF indiquent que l’inspection a commencé à 16 h 47 et qu’elle s’est terminée à 19 h 55. M. Mohammed conteste l’exactitude, l’authenticité et l’exhaustivité des notes et estime que l’inspection a duré plus longtemps. Il a été retardé d’environ trois heures supplémentaires parce qu’il a manqué son vol de correspondance pour Calgary, ce qui l’a obligé à prendre un vol plus tard. Il ne fait aucun doute que le contrôle a duré plusieurs heures, ce qui aurait mécontenté n’importe quel voyageur qui n’a rien à se reprocher et qui a l’impression d’être traité injustement. Il ne fait aucun doute que l’inspection a été plus longue qu’elle ne l’aurait été si M. Mohammed n’avait pas cessé de coopérer et si l’ASF Gutierrez avait été plus expérimenté, mieux formé et mieux soutenu. L’ASF Gutierrez a dû consulter à plusieurs reprises d’autres agents et des superviseurs au cours de l’inspection en raison des rapports difficiles avec M. Mohammed et de ses incertitudes quant à la meilleure façon de gérer la situation.

[26] M. Mohammed a affirmé avoir remarqué que d’autres voyageurs dans la zone d’inspection secondaire étaient traités plus rapidement que lui, sans qu’on retienne leur téléphone cellulaire pour inspection. Cependant, aucun détail concernant l’expérience de ces autres voyageurs n’a été fourni, comme la raison pour laquelle ils ont été renvoyés à l’inspection secondaire. L’ASF Gutierrez a témoigné que la durée des inspections secondaires peut varier considérablement en fonction des circonstances, ce qui a été confirmé par la surintendante Prinja. La durée peut être beaucoup plus courte, ou beaucoup plus longe, que dans la présente affaire tout dépendant de divers facteurs, y compris la raison du renvoi, qui peut être aléatoire ou obligatoire pour d’autres motifs que les stupéfiants. Elle dépend également de la complexité de l’affaire et de la dynamique de l’entrevue entre l’ASF et le voyageur. Comme cela a été indiqué dans la présente affaire, l’entrevue est devenue houleuse et il n’y avait plus de coopération; l’ASF a admis qu’il était inexpérimenté et qu’il a demandé de l’aide, ce qui a pris plus de temps que s’il avait effectué l’inspection avec ses connaissances actuelles.

B. Les questions et commentaires de l’ASF Gutierrez et ce que ce dernier aurait affirmé

[27] Aucune des parties ne conteste que l’inspection a commencé de manière amicale : l’ASF Gutierrez a posé des questions d’introduction standards sur l’identité de M. Mohammed, l’objet de son voyage, son emploi ou ses activités commerciales, sa destination et d’autres questions similaires auxquelles M. Mohammed a répondu avec coopération. En fait, M. Mohammed a témoigné qu’il était très ouvert et amical et qu’il a parlé de son parcours et de ses voyages au Soudan, où il avait milité lors de la récente révolution et où il avait été torturé. Il a également raconté qu’il était né en Saskatchewan et qu’il était parti au Soudan à l’âge de deux ans, où il a grandi, avant de revenir au Canada en 2000, vers l’âge de vingt ans, pour suivre des études universitaires et collégiales, et finalement obtenir un diplôme de commerce à l’Université Lethbridge. L’ASF Gutierrez avait en main son passeport, lequel indiquait qu’il était né au Canada et qu’il était citoyen canadien. Pourtant, M. Mohammed a affirmé qu’il a dû expliquer pourquoi il parlait si bien l’anglais au cours de l’inspection. Il en a déduit que l’ASF avait des réserves à son sujet et à l’égard de son passeport, et il a trouvé ce comportement irrespectueux et blessant. Cette situation l’a mis en colère, surtout lorsque l’ASF Gutierrez aurait dit qu’il [traduction] « n’avait pas l’air Canadien », ou aurait tenu des propos du même ordre, et qu’il lui aurait demandé à plusieurs reprises où il était né. Dans son témoignage, M. Mohammed n’a pas précisé la teneur exacte de ce qui a été dit ni à combien de reprises, mais il était convaincu que cette manière d’agir n’était pas justifiée dans le cadre d’une inspection juste et équitable.

[28] L’ASF Gutierrez avait un point de vue très différent sur la discussion concernant la capacité de M. Mohammed à parler anglais. L’ASF Gutierrez a affirmé qu’il avait examiné le passeport au début de l’inspection pour se préparer; il était parfaitement au courant du lieu de naissance de M. Mohammed et il ne doutait ni de sa nationalité ni de la validité de son passeport, car l’inspection n’avait révélé aucun problème à cet égard. Il affirme n’avoir jamais laissé entendre que M. Mohammed n’avait pas l’air Canadien, ou avoir tenu des propos du même ordre, et qu’il ne lui avait pas demandé où il était né. Qui plus est, il a affirmé que son commentaire sur le fait que M. Mohammed parlait bien l’anglais était un compliment, car il était sincèrement impressionné compte tenu du temps qu’il avait passé à l’étranger et du fait qu’il avait grandi au Soudan. Il a également fait état de ses propres difficultés à apprendre l’anglais lorsqu’il est arrivé au Canada en provenance du Mexique et a reconnu qu’il éprouvait encore certaines difficultés à l’époque de l’inspection. Il a également affirmé qu’il avait voulu complimenter M. Mohammed afin de gagner sa confiance au cours de l’inspection, car il savait à quel point les inspections secondaires peuvent être difficiles, tant pour l’ASF que pour le voyageur.

C. La saisie et l’examen du téléphone cellulaire

[29] Les éléments de preuve ne permettent pas de savoir exactement à quel moment l’ASF Gutierrez a pris le téléphone cellulaire de M. Mohammed au cours de l’inspection, mais aucune des parties ne conteste qu’il l’a ensuite mis dans sa poche, ce qui est un comportement inapproprié lors d’une inspection secondaire. L’ASF a reconnu qu’il avait eu tort de mettre le téléphone dans sa poche et qu’il ne le ferait plus aujourd’hui, mais que c’était sa manière de faire à l’époque lorsqu’il devait saisir le téléphone d’un voyageur, peu importe ses caractéristiques protégées. M. Mohammed a estimé qu’il s’agissait d’un manque de respect à son égard, car le téléphone cellulaire lui appartenait et contenait des informations privées et personnelles, comme des photos de ses enfants. Selon lui, les autres personnes faisant l’objet d’inspections secondaires dans la zone ne se sont pas fait saisir leur téléphone cellulaire, bien qu’aucun élément de preuve particulier n’ait été présenté sur la présence d’autres voyageurs dans la zone et la nature des inspections dont ils ont fait l’objet.

[30] Toutefois, l’ASF Gutierrez a affirmé qu’il était approprié, dans le cadre d’une recherche de stupéfiants, que l’ASF saisisse et inspecte un téléphone cellulaire s’il a un motif raisonnable de le faire sur le fondement d’indices découlant de l’inspection. L’ASF Gutierrez a affirmé qu’à l’époque, sa formation sur les procédures de l’ASFC à l’égard de ces saisies n’était pas encore terminée et qu’il a pu commettre quelques erreurs au moment de les appliquer, mais qu’il disposait des indices appropriés lui permettant de saisir le téléphone cellulaire et d’examiner son contenu dans le cadre d’une inspection fondée sur un avis de surveillance axé sur les stupéfiants. Parmi les indices relevés, l’ASF Gutierrez a mentionné le changement d’attitude de M. Mohammed, qui a cessé de coopérer au moment de répondre aux questions, notamment lorsqu’il a refusé de déverrouiller son téléphone, ou encore, le fait qu’il voyageait seul, le fait que les projets de voyage de ses compagnons avaient changé, le fait qu’il était en possession de la carte de crédit de quelqu’un d’autre, l’organisation d’un voyage à la dernière minute, des informations professionnelles incomplètes, etc. Du point de vue de l’ASF, ces indices, considérés collectivement comme un ensemble plutôt qu’un élément isolé, peuvent donner lieu à des soupçons légitimes. Il était donc justifié de procéder à un examen plus approfondi pour faire son travail correctement et protéger la population canadienne.

[31] Ces indices ont été contestés par M. Mohammed, qui a eu l’impression que la demande visant à accéder au contenu de son téléphone avait pour but de le punir et de le harceler. Il a également affirmé qu’on l’avait menacé de confisquer son téléphone et de l’envoyer à un laboratoire d’Ottawa pour qu’il soit ouvert s’il ne fournissait pas le code d’accès. M. Mohammed conteste l’affirmation de l’ASF selon laquelle le téléphone a effectivement été inspecté, puisqu’il affirme avoir refusé de lui donner le code. En fait, M. Mohammed affirme avoir précisément demandé à la surintendante Prinja, qui a été appelée sur les lieux pour résoudre le problème à la fin de l’inspection, d’interdire à l’ASF d’inspecter le téléphone; il affirme avoir donné le code à la surintendante Prinja uniquement, pour qu’elle inspecte le téléphone dans son bureau. La surintendante Prinja a affirmé que l’ASF Gutierrez était avec elle et qu’il avait inspecté le téléphone, qu’elle l’avait supervisé et qu’ils n’avaient rien trouvé d’anormal, après quoi ils ont informé M. Mohammed qu’il pouvait quitter l’inspection, ce qu’il a fait sans problème et sans porter plainte.

D. L’examen du passeport

[32] Le passeport de M. Mohammed a été réexaminé par l’ASF Gutierrez et la surintendante Prinja avant que M. Mohammed ne quitte définitivement la zone d’inspection secondaire. L’ASF Gutierrez a affirmé qu’il était soucieux du fait qu’une des reliures du passeport était lâche, car cela pourrait poser problème à M. Mohammed lors d’une prochaine utilisation. M. Mohammed a nié que son passeport avait été examiné à la fin de l’inspection pour cette raison. Il a plutôt affirmé qu’il considérait cette nouvelle inspection comme un autre manque de respect de la part de l’ASF, qui continuait à le harceler et à le punir sans justification. Il a fait remarquer que son passeport avait déjà été examiné par l’ASF et que les doutes quant à son authenticité n’étaient pas justifiés. M. Mohammed a affirmé que l’ASF continuait d’entretenir des doutes à son égard et à l’égard du passeport sans aucun motif raisonnable.

[33] Dans son témoignage, l’ASF Gutierrez a affirmé que, lorsque M. Mohammed a été autorisé à partir après avoir récupéré son téléphone, l’inspection a pris fin, car il avait déjà examiné le passeport au début de l’inspection, qu’il avait jugé conforme à ce moment-là. Il a affirmé que l’examen supplémentaire du passeport avait pour but d’aider M. Mohammed, et que le passeport n’avait jamais fait l’objet d’une inspection secondaire. Les témoignages sur la durée de la dernière inspection du passeport étaient largement contradictoires, mais cette divergence n’est pas pertinente. M. Mohammed a contesté les notes de l’ASF concernant cet événement. Il a fait valoir qu’elles n’étaient pas cohérentes, authentiques ou complètes. Il a fait remarquer que la note concernant le passeport n’avait été inscrite qu’à la fin de l’inspection, et non au début, et qu’elle avait été saisie dans le système le lendemain de l’événement. L’ASF Gutierrez a indiqué qu’il n’avait pas pu noter tout ce qui s’était passé pendant l’inspection et que les notes n’avaient été prises que pour lui permettre de se souvenir de certaines choses.

E. Le fait que M. Mohammed n’ait pas été autorisé à s’asseoir à certains moments lors de l’inspection

[34] À l’audience, M. Mohammed a affirmé qu’il n’avait pas été autorisé à s’asseoir par moments lors de l’inspection secondaire, en dépit du fait qu’il souffrait de blessures causées par la torture pendant son séjour au Soudan. Il a affirmé qu’il n’avait pas consulté de médecin et qu’il n’avait aucun dossier médical à ce sujet, car il se soigne lui-même. L’ASF Gutierrez a affirmé qu’il n’avait pas été informé de la blessure de M. Mohammed au cours de l’inspection et qu’il ne l’avait pas empêché de s’asseoir, car il n’agirait jamais de la sorte envers un voyageur; il ajoute qu’il y avait des chaises disponibles dans la zone d’inspection à cet effet.

V. CRÉDIBILITÉ DES TÉMOINS

[35] Tous les témoins étaient crédibles, y compris la surintendante Eliza Oman, qui a témoigné dans le cadre de la plainte déposée par M. Mohammed le 8 février 2019 auprès de l’ASFC. La surintendante Oman a mené une entrevue téléphonique avec M. Mohammed et a conclu que sa plainte interne, qui était fondée en grande partie sur les mêmes faits que ceux invoqués dans sa plainte auprès de la Commission, était justifiée d’un point de vue procédural. Elle a conclu que l’ASF Gutierrez était mal préparé à l’inspection secondaire compte tenu de son expérience limitée à cette époque et qu’il a commis un certain nombre d’erreurs. Elle a indiqué que l’ASF Gutierrez avait besoin du soutien de ses collègues et d’une formation complémentaire, ce qu’elle a recommandé. Elle a affirmé qu’il avait été « laissé à lui-même » lors de l’inspection secondaire. La surintendante Oman a témoigné que la plainte interne ne portait pas sur la discrimination et que ce sujet n’a été soulevé qu’à la fin de son entrevue, c’est-à-dire lorsque M. Mohammed lui a dit qu’il allait porter plainte auprès de la Commission, ce qui l’a surprise.

[36] La surintendante Prinja est une témoin crédible qui a désamorcé la situation à la fin de l’inspection; elle a affirmé que l’inspection a pris fin sans que M. Mohammed ait soulevé la question de la discrimination. Elle n’a assisté qu’à une partie de l’inspection concernant le téléphone cellulaire et a confirmé le récit de l’ASF Gutierrez à cet égard; elle a également participé à la dernière inspection du passeport.

[37] La crédibilité des deux principaux témoins, soit M. Mohammed et l’ASF Gutierrez, est d’une importance primordiale dans la présente affaire, car leurs témoignages sont contradictoires et ils étaient les seuls témoins de l’ensemble des événements.

[38] Cela dit, j’estime que les deux hommes étaient sincèrement et profondément convaincus de la justesse de leurs impressions respectives sur la question de savoir si la discrimination avait joué un rôle dans les événements. Les deux hommes étaient des témoins sincères et crédibles. Comme la discrimination se produit rarement par un comportement ou des actions manifestes, elle est en grande partie issue d’impressions. Dans la présente affaire, il n’y a pas eu de discrimination manifeste et, pour des raisons exposées plus loin dans la présente décision, les deux hommes ont eu des impressions différentes de ce qui s’était passé en fonction de ce qu’ils ont ressenti à ce moment-là. Cette situation était par nature difficile et chargée en émotion pour les deux principaux témoins.

[39] L’ASF Gutierrez a utilisé le terme [traduction] « évasif » pour décrire plusieurs indices liés, selon lui, au comportement de M. Mohammed, aux réponses qu’il a données et aux informations à son sujet au cours de l’inspection secondaire. Il voulait ainsi justifier sa série de questions et ses actions, y compris lorsqu’il a demandé à M. Mohammed de lui fournir le code pour déverrouiller son téléphone cellulaire. Cependant, rien dans les bagages de M. Mohammed, dans son téléphone ou ailleurs n’a permis de justifier les soupçons de l’ASF Gutierrez et de conclure à la commission d’une infraction. Aucun élément incriminant n’a été retenu contre M. Mohammed après une inspection secondaire de près de quatre heures, laquelle a entraîné un retard supplémentaire de trois heures du fait que M. Mohammed a manqué sa correspondance. Il a été soumis à une inspection par un ASF qui, de l’aveu même de ses supérieurs, n’était pas encore assez expérimenté et bien formé pour effectuer une inspection secondaire comme celle-ci sans commettre d’erreurs. Toutefois, l’ASF Gutierrez faisait son travail le jour en question, avec l’expérience, les connaissances et la formation dont il disposait à l’époque, un travail qui exige de prendre des décisions face à des situations suspectes afin de protéger le public.

[40] Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi M. Mohammed a eu l’impression d’avoir été victime de discrimination lors des événements du 4 février 2019, alors que, de son côté, l’ASF Gutierrez a vécu les événements d’une manière très différente. Il est très difficile dans ces circonstances de savoir ce que l’ASF Gutierrez pensait dans son for intérieur, et de trancher la question de savoir si la race, la couleur ou l’origine ethnique ou nationale de M. Mohammed a eu une incidence sur les décisions qu’il a prises ce jour-là.

[41] En définitive, même si les deux témoins sont crédibles et que M. Mohammed a certainement été affecté et s’est senti blessé, en plus d’avoir eu l’impression qu’on lui manquait de respect, je retiens la version des événements de l’ASF Gutierrez concernant la discrimination plutôt que celle de M. Mohammed.

VI. CADRE JURIDIQUE

[42] L’article 5 de la LCDP prévoit, en partie, que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction, le fait, pour le fournisseur de services destinés au grand public, de défavoriser un individu à l’occasion de leur fourniture en raison de sa race, de sa couleur, de soin origine nationale ou ethnique ou de toute autre caractéristique protégée par le paragraphe 3(1) de la LCDP. Il est admis en l’espèce que la fourniture de services frontaliers, y compris les inspections secondaires par l’ASFC des personnes qui arrivent au Canada ou qui reviennent au pays, est un « service » au sens de l’article 5.

[43] Il incombe au plaignant qui allègue une infraction à la LCDP d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. Cette preuve est « [...] celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears [1985] 2 RCS 536, au par. 28). La norme de preuve applicable est la norme civile, soit la prépondérance des probabilités (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 RCS 789 [Bombardier], au par. 65).

[44] Dans une affaire comme celle qui nous occupe, le fardeau de la preuve incombe au plaignant, qui doit établir qu’il a été victime de discrimination. Pour ce faire, il doit prouver 1) qu’il possède une ou plusieurs des caractéristiques protégées par la LCDP; 2) qu’il a subit un effet préjudiciable relativement au service concerné; 3) qu’une ou plusieurs caractéristiques protégées ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Stewart c. Elk Valley Coar Corp, 2017 CSC 30, au par. 24).

[45] Il doit y avoir un lien tangible entre les actions contestées et le motif prohibé de discrimination (Bombardier, aux par. 52, 56 et 88). Si un tel lien ne peut être établi, la plainte est vouée à l’échec (Starr c. BMO Financial Group, 2023 TCDP 54 au par. 56 [Starr]).

[46] Suivant la décision Starr, au paragraphe 54, « [d]ans les affaires mettant en cause des allégations de discrimination raciale, les cours et tribunaux ont résumé les cinq principes suivants et ont souligné à maintes reprises qu’ils revêtaient une importance particulière :

[traduction]

a) il n’est pas nécessaire qu’un motif de distinction illicite soit le seul ou le principal facteur menant à la conduite discriminatoire; il suffit qu’il soit un facteur;

b) il n’est pas nécessaire d’établir qu’une intention ou une motivation a mené à la discrimination; l’enquête doit porter sur l’effet des actions de l’intimé sur le plaignant;

c) il n’est pas nécessaire qu’un motif illicite soit la seule cause de la conduite discriminatoire de l’intimé; il suffit qu’il soit un facteur ou un élément déterminant;

d) il n’est pas nécessaire qu’il y ait une preuve directe de discrimination; la discrimination est plus souvent étayée par des éléments de preuve circonstanciels et des inférences;

e) l’application de stéréotypes raciaux est généralement le résultat de croyances, de partis pris et de préjugés subtils inconscients. »

[47] Il peut être difficile d’identifier un acte discriminatoire sous le régime de la LCDP, car il n’y a souvent aucune preuve directe ou manifeste de discrimination. Le rôle du Tribunal est d’examiner toutes les circonstances et de déterminer s’il existe une « subtile odeur de discrimination » (Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2020 TCDP 1, au par. 48).

[48] Lorsque le plaignant est en mesure d’établir une discrimination prima facie, l’intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux (Bombardier, au par. 64).

[49] Selon la Cour fédérale, les questions de routine posées par les agents de l’ASFC aux postes frontaliers, telles que les questions sur l’emploi d’une personne, ne sont pas discriminatoires (Canada (Procureur général) c. Davis, 2017 CF 159, au par. 27).

[50] La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il est raisonnable pour les agents de l’ASFC de s’appuyer sur leur formation, leurs connaissances et leur expérience lorsqu’ils interagissent avec des personnes à la frontière, et que cela ne constitue pas un profilage racial (Canada (Procureur général) c. Tam, 2014 CAF 220, aux par. 10-14).

VII. ANALYSE

[51] M. Mohammed possède clairement des caractéristiques protégées par l’article 3 de la LCDP.

[52] Le 4 février 2019, M. Mohammed a reçu un service accessible au public, au sens de l’article 5 de la LCDP, à savoir des services frontaliers d’immigration et de douane. Il s’agit notamment de services liés à l’inspection secondaire menée par l’ASFC à l’aéroport international de Vancouver.

[53] Au cours de l’inspection secondaire, M. Mohammed a subi un traitement défavorable en tant que voyageur et en tant que personne. Cette inspection l’a considérablement retardé et il s’est senti mal traité par l’ASFC. Il faut toutefois se demander si ce mauvais traitement était différent de celui qu’aurait subi une personne ne présentant pas les mêmes caractéristiques protégées dans le cadre de la prestation de ce service, et si ses caractéristiques protégées ont eu une incidence sur la manière dont il a été traité. S’agissait-il plutôt d’une inspection secondaire mal menée par un ASF manquant d’expérience et dont la formation était incomplète?

[54] Comme je l’ai déjà indiqué, il n’y a aucune preuve démontrant qu’un acte manifeste de discrimination a été commis lors de l’inspection secondaire. En outre, il n’y a aucune preuve précise permettant de connaître les raisons pour lesquelles d’autres voyageurs ont été soumis à une inspection secondaire en même temps que M. Mohammed, la durée de leur détention ou la manière dont leurs inspections se sont déroulées. Il a été établi que la durée des inspections secondaires peut varier; elles peuvent être plus longues ou plus courtes que l’inspection de M. Mohammed, selon les circonstances particulières ayant mené au renvoi depuis l’inspection primaire.

[55] Par conséquent, s’il y a eu discrimination telle qu’elle a été alléguée par M. Mohammed dans la présente plainte, c’est que l’ASF Gutierrez a agi, consciemment ou non, d’une manière discriminatoire, aussi subtiles que ses actions aient pu être. Il ne fait aucun doute que les émotions étaient vives et que les deux hommes étaient en conflit lors de l’inspection secondaire. Cette situation a pu amener l’ASF Gutierrez à être influencé par tout préjugé négatif qu’il aurait pu avoir à l’égard de M. Mohammed, en raison de sa race, de sa couleur ou de son origine ethnique ou nationale.

[56] Pour M. Mohammed, la façon dont il a perçu le comportement de l’ASF Gutierrez a été influencé par ce qu’il avait déjà vécu ou ressenti dans ses rapports avec les autres, ce qui lui a fait croire que l’ASF Gutierrez faisait preuve de discrimination à son endroit. Pour lui, les explications fournies par l’ASF Gutierrez sur ses commentaires, questions et actions lors des événements survenus au cours de l’inspection n’avaient aucun sens. Par exemple, M. Mohammed affirme qu’il n’y avait aucune raison valable de lui poser des questions répétées sur ses compétences en anglais alors que son passeport indiquait qu’il était un citoyen canadien né au Canada. Il estime que les réponses et les informations qu’il a fournies à l’égard des soupçons infondés de l’ASF Gutierrez portant sur l’achat tardif d’un billet d’avion, l’annulation à la dernière minute des projets de voyage de ses collègues, ses activités et son emploi étaient honnêtes et directes, et non évasives. Selon lui, ces facteurs ne constituent pas des motifs raisonnables justifiant les longs délais, la demande d’accès au contenu de son téléphone cellulaire ou la seconde inspection de son passeport.

[57] En d’autres termes, M. Mohammed estime que les divers indices mentionnés par l’ASF Gutierrez pour justifier ses actions n’étaient pas légitimes. Au cœur du conflit, le fait d’être inutilement détenu alors qu’il n’avait commis aucune violation a donné, à juste titre, à M. Mohammed le sentiment d’être victime d’un acte discriminatoire en raison de ses caractéristiques protégées. C’était sa perception des événements, et il avait certainement des raisons d’être contrarié par le traitement qui lui avait été infligé; il était normal qu’il ressorte blessé de cette expérience. Comme l’ASFC a admis que M. Mohammed n’avait pas été traité correctement lors de l’inspection secondaire en raison de l’inexpérience et du manque de formation de l’ASF Gutierrez, j’estime que M. Mohammed aurait dû recevoir une lettre d’excuses officielle (bien qu’il ne soit pas en mon pouvoir d’ordonner la production de pareille lettre).

[58] Pour conclure à l’existence d’un acte discriminatoire, plutôt qu’à la simple fourniture d’un mauvais service de la part d’un ASF inexpérimenté et mal formé, je dois examiner les éléments de preuve dans leur ensemble pour essayer de comprendre ce que l’ASF Gutierrez pensait au moment où il a effectué l’examen secondaire. Il ne s’agit pas d’une science exacte et je ne suis ni devin ni psychologue. Ma conclusion est fondée sur la prépondérance des probabilités concernant les événements qui se sont produits lors d’une situation difficile pour les deux hommes.

[59] La décision d’inspecter M. Mohammed n’appartenait pas à l’ASF Gutierrez. Il a été contraint de procéder à l’inspection parce que le système de l’ASFC a renvoyé automatiquement M. Mohammed à l’inspection secondaire, et c’est l’ASF Gutierrez qui a été choisi au hasard pour la mener. Un tel examen est toujours difficile pour le voyageur, mais aussi pour l’ASF, qui sait que le voyageur sera contrarié. Cependant, l’ASF doit demeurer diligent et sur ses gardes afin de remplir sa mission de protection du public, en particulier dans les cas où le renvoi peut comporter un aspect criminel, comme en l’espèce. Il s’agit d’une tâche très difficile, en particulier pour un nouvel ASF inexpérimenté qui, de l’aveu même de l’intimée, a commis des erreurs, avait besoin d’une formation approfondie et a été « laissé à lui-même » par ses collègues et ses superviseurs lorsqu’il a demandé de l’aide. Pour ajouter aux difficultés, M. Mohammed était très mécontent, hostile et peu coopératif, ce qui a contribué à alourdir l’atmosphère.

[60] L’ASF Gutierrez n’aurait pas dû mettre le téléphone cellulaire de M. Mohammed dans sa poche ni consacrer autant de temps à l’inspection. Ces circonstances s’expliquent en partie parce qu’il a dû consulter ses collègues en raison de son inexpérience, et en partie par le manque de coopération de M. Mohammed. Toutefois, l’ASF Gutierrez avait le droit, et la responsabilité, d’enquêter sur les projets de voyage de M. Mohammed, sur ses documents professionnels et les informations connexes, et il pouvait inspecter son téléphone cellulaire lorsqu’il a conclu qu’il existait des indices légitimes pour le faire. Un ASF plus expérimenté, mieux formé et mieux soutenu aurait également pu décider de procéder de cette manière, ou autrement. En résumé, j’estime que l’ASF Gutierrez n’a pas fait un bon travail d’inspection, comme l’a confirmé la surintendante Oman lors de son examen de la plainte interne, mais que cela est dû à son inexpérience, à son manque de formation et au manque de soutien, et non à une forme de discrimination.

[61] Selon la prépondérance des probabilités compte tenu des éléments de preuve dont je dispose et malgré ma sympathie pour M. Mohammed, qui a été inutilement retardé et bouleversé par les événements, il m’est très difficile de conclure qu’à un moment ou l’autre des événements, l’ASF Gutierrez a été motivé par un préjugé contre M. Mohammed fondé sur sa race, sa couleur ou son origine ethnique ou nationale.

[62] À mon avis, la preuve ne suffit tout simplement pas à démontrer qu’une ou plusieurs des caractéristiques protégées de M. Mohammed ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable qu’il a subi pendant l’inspection secondaire, ou après. Il était mécontent, à bon droit, de la manière dont l’inspection a été menée et de sa durée. Cependant, le fait d’attribuer cette frustration à un acte de discrimination de la part de l’ASF Gutierrez, plutôt qu’à une inspection secondaire mal gérée par un ASF inexpérimenté, repose sur des spéculations et des impressions. Aucun élément présenté à l’audience n’a permis d’établir un lien tangible entre les événements et la discrimination, y compris les commentaires sur ses compétences en anglais. Rien ne prouve que l’ASF ou la surintendante Prinja l’ont traité différemment de tout autre voyageur dans sa situation en raison d’une caractéristique protégée par la LCDP. Par conséquent, je conclus que la plainte de M. Mohammed dans la présente affaire n’est pas fondée.

VIII. ORDONNANCE

[63] La plainte est rejetée.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 13 septembre 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : HR-DP-2768-22

Intitulé de la cause : Tayeil Mohammed c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 13 septembre 2024

Date et lieu de l’audience : 10 – 14 juin 2024

Vancouver (Colombie-Britannique)

Comparutions :

Tayeil Mohammed , pour son propre compte

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Benjamin Bertram , pour l’intimée

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