Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Le procureur général du Canada veut garder confidentiels certains éléments de preuve, car ils pourraient permettre d’identifier des enfants et des familles des Premières Nations qui ne font pas partie de la procédure judiciaire.

Le Tribunal a accepté de garder confidentiels les renseignements permettant d’identifier les enfants des Premières Nations. Par contre, le Tribunal n’était pas d’accord que tous les renseignements pouvaient être utilisés pour identifier les enfants. Pour cette raison, le Tribunal a seulement accepté de garder confidentiels certains de ces renseignements.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 92

Date : Le 30 juillet 2024

Numéro du dossier : T1340/7008

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig



Décision sur requête visant une demande d’ordonnances de confidentialité présentée au titre de l’article 52 de la LCDP

I. Contexte

[1] Le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») a conservé sa compétence sur toutes ses ordonnances, y compris celles relatives au principe de Jordan, à l’exception des ordonnances d’indemnisation qu’il a rendues depuis qu’il a approuvé l’entente de règlement révisée (2023 TCDP 44). L’objectif premier du Tribunal est de veiller à ce que la discrimination systémique constatée soit éliminée et ne se reproduise pas, afin que les enfants et les familles des Premières Nations puissent vivre en toute sécurité et s’épanouir dans leur foyer, leur famille et leur collectivité. Cet objectif sera d’autant mieux atteint à long terme que les programmes et les services seront axés sur la prévention et seront conçus et offerts par les Premières Nations elles-mêmes, dans le respect de leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, et que des ressources et des fonds adéquats et durables seront affectés aux programmes et aux services par le Canada qui, aux termes des ordonnances rendues par le Tribunal, a l’obligation légale de mettre fin aux actes de discrimination systémique constatés et de s’abstenir de tels actes. Par ailleurs, le Tribunal est conscient que toutes les Premières Nations ne choisiront pas d’offrir les services pour le moment. Le Canada a donc toujours un rôle important à jouer auprès des peuples des Premières Nations, et il a encore des obligations légales et positives à leur égard, qu’ils décident de fournir ou non ces services.

[2] La Société de soutien a présenté au Tribunal une requête dans laquelle elle contestait la conformité de la mise en œuvre, par le Canada, du principe de Jordan. Le Canada a aussi déposé une requête reconventionnelle pour demander qu’une autre approche soit adoptée. Au cours de l’instance relative à ces requêtes, le procureur général du Canada (le « PGC ») a présenté au Tribunal, par écrit, une demande d’ordonnances de confidentialité afin de protéger les renseignements sensibles concernant les enfants, les pourvoyeurs de soins et les familles tiers. Le PGC a sollicité une ordonnance de confidentialité pour cinq catégories de renseignements figurant dans les affidavits et les documents qu’il avait déposés, et il a fourni des copies expurgées et des copies confidentielles non expurgées de ces documents et affidavits aux parties et au Tribunal. Les copies confidentielles non expurgées ont fait l’objet d’une décision sur requête provisoire rendue par le Tribunal le 18 mars 2024, décision qui s’appliquait jusqu’à ce que le Tribunal rende sa décision sur requête relativement aux ordonnances. Le Tribunal a ensuite examiné les documents de l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN »), déposés après ceux du Canada, et il a autorisé la divulgation publique des documents de l’APN. Le 28 mars 2024, il rendait sa décision sur requête (similaire à une décision rendue à l’audience) sous la forme d’une lettre-décision sommaire, dont les motifs seraient fournis ultérieurement. Ces motifs sont énoncés en détail ci-après.

II. Considération importante en l’espèce

[3] Bien que la plainte qui nous occupe concerne des enfants, ni les enfants eux-mêmes, ni leurs pourvoyeurs de soins n’y sont parties. À quelques exceptions près, ces derniers n’ont communiqué aucun renseignement d’ordre médical ou personnel aux fins de la procédure. Il s’agit là d’une considération importante, que le Tribunal a toujours placée au premier plan de l’instance. Même si le principe de la publicité des débats est respecté et que la procédure et le dossier sont accessibles au public, et ce, depuis le début de l’instance, le Tribunal et les parties ont convenu que, dans l’intérêt supérieur des enfants, il était préférable que leurs noms et leurs renseignements personnels soient protégés contre une publication à grande échelle, à moins que ces noms soient déjà connus du public ou que les personnes qui ont la garde légale des enfants consentent à ce que de tels renseignements soient divulgués. Le Tribunal s’est efforcé avant tout de protéger la dignité de tous les intéressés, en particulier celle des enfants des Premières Nations, et d’éviter de victimiser ces enfants à nouveau. Par exemple, dans la décision sur requête visant l’indemnisation, le Tribunal a apprécié de la manière suivante les difficultés liées à l’établissement d’un processus par rapport au risque de victimiser à nouveau les enfants :

De plus, les aspects non pratiques et le risque de victimiser à nouveau les enfants l’emportent sur les difficultés que comporte l’établissement d’un processus visant à indemniser l’ensemble des victimes et survivants et sur le besoin que la preuve comporte le témoignage d’enfants sur les sentiments qu’a provoqués chez eux la séparation d’avec leur famille et leur communauté.
(Voir 2019 TCDP 39, au par. 189.)

[4] La présente affaire est très médiatisée. Elle est filmée par les médias, et fait l’objet de deux documentaires de l’Office national du film présentés au Toronto International Festival, lesquels suscitent un vif intérêt au Canada et à l’étranger. Elle a aussi attiré l’attention de nombreuses organisations à l’échelle internationale, y compris l’Organisation des Nations Unies[1].

[5] Sur le site de la campagne en ligne Je suis un témoin[2], on invite les gens à s’informer sur le dossier des services de bien-être offerts aux enfants des Premières Nations et sur le principe de Jordan. On y publie également tous les documents ayant été déposés devant le Tribunal dans le cadre de l’affaire. Actuellement, cette campagne compte des milliers de membres inscrits[3].

[6] Par conséquent, les circonstances uniques de la présente affaire, auxquelles s’ajoutent le fait que les enfants et leurs familles sont des tiers et que bon nombre d’entre eux ne savent pas que leur cause est traitée dans le cadre de la présente instance, mais aussi la nécessité de préserver la dignité des enfants et de leurs familles et de leur laisser le contrôle sur les renseignements personnels les concernant, créent un contexte factuel particulier dont le Tribunal doit tenir compte lorsqu’il applique le principe de la publicité des débats et l’article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »).

[7] En outre, notre système judiciaire protège largement l’identité des enfants, même dans les cas de protection où l’on intervient directement auprès des enfants.

[8] La Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a reconnu qu’en cas d’atteinte à la dignité, l’incidence sur la personne n’est pas théorique, mais pourrait entraîner des conséquences humaines réelles, y compris une détresse psychologique (voir Nordhage‑Sangster c. Agence des services frontaliers du Canada et Pridmore, 2023 TCDP 45 [Nordhage‑Sangster], aux par. 26 et 27, citant Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman (Succession)], au par. 72).

[9] En ce qui concerne l’aspect procédural de la demande d’ordonnances de confidentialité en l’espèce, la formation souscrit à l’approche récemment adoptée par le Tribunal, comme nous l’expliquerons plus loin. Pour seules différences, notons que dans le présent dossier, l’instance se poursuit selon les anciennes règles de procédure, et que la formation a instruit une requête que la Société de soutien qualifiait d’urgente, étant donné qu’elle visait la prestation de services à des enfants se trouvant dans des situations désastreuses.

[10] Le Tribunal a instruit la présente demande d’ordonnances de confidentialité de façon expéditive et sans formalisme de manière à respecter le calendrier des audiences établi, compte tenu du caractère prétendument urgent de la requête. En effet, toute demande qui aurait supposé de procéder avec formalisme aurait forcé le Tribunal à repousser l’échéance de présentation des observations et compromis la tenue de l’audience consacrée aux contre-interrogatoires. De plus, conformément aux anciennes Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les « Règles »), qui régissent toujours la présente instance, le Tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire pour traiter cette demande d’ordonnances de confidentialité de manière informelle, et sans qu’il soit nécessaire de déposer une requête en bonne et due forme. Pareille approche respecte l’article 1 des Règles et le paragraphe 48.9(1) de la LCDP. Par ailleurs, la décision du Tribunal de procéder de manière urgente est la principale raison pour laquelle il s’est éloigné du formalisme dans le présent contexte particulier de prestation de services urgents aux enfants des Premières Nations. En appliquant l’article 3 des Règles compte tenu de l’article 1 des mêmes règles et de l’objet de la LCDP, le Tribunal a conclu qu’il pouvait admettre une demande d'ordonnance de confidentialité clairement formulée au moyen d’une lettre informelle, en lieu et place d’une requête officielle. Toutefois, l’analyse est toujours à effectuer au cas par cas. Dans l’affaire qui nous occupe, la demande avait été faite à la toute dernière minute, à la veille du dépôt de documents importants, et, comme je l’ai mentionné précédemment, la présentation d’une requête formelle aurait retardé tout le processus de dépôt, de même que les contre-interrogatoires. Le Tribunal a donc opté pour une approche expéditive, en sachant qu’il pourrait demander des éclaircissements, au besoin. Enfin, le paragraphe 48.9(1) de la LCDP prévoit que l’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive, dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. L’article 1 des Règles de procédure prévoit la même chose.

III. La demande d’ordonnances de confidentialité est accueillie en partie

[11] Les différentes ordonnances demandées seront traitées tour à tour ci-dessous.

IV. Observations des parties

A. Procureur général du Canada (représentant SAC)

[12] Le PGC demande une ordonnance de confidentialité au titre de l’article 52 de la LCDP. En résumé, il soutient que la protection des renseignements personnels concernant les enfants (et leurs familles) est une question d’intérêt public. Sous le régime de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 (la « LPRP »), Services aux Autochtones Canada (« SAC ») est tenu de veiller à ce que, dans la mesure du possible, ce type de renseignements soient en tout temps protégés. En l’espèce, l’intérêt du public dans la protection de tels renseignements l’emporte sur l’intérêt public en matière de publicité des instances du Tribunal. La Société de soutien est libre, par exemple, de mentionner des tiers dans ses observations. Cependant, SAC doit déterminer si des éléments de preuve par affidavit présentés par la Couronne, lorsqu’ils sont associés à la preuve par affidavit fournie par la Société de soutien, pourraient permettre d’identifier un individu en particulier, notamment un enfant. Dans l’affirmative, SAC doit tenter de protéger les renseignements concernés, sauf si l’une des exceptions énoncées dans la LPRP s’applique. Parmi ces exceptions, on compte le cas où il existe une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, généralement pour usage dans des poursuites judiciaires intentées contre la Couronne du chef du Canada.

[13] Le PGC affirme que dans le contexte d’une instance en justice, il peut transmettre aux parties des renseignements personnels concernant des tiers. Mais cela ne veut pas dire que ces renseignements peuvent ou doivent être communiqués au grand public. Dans certains cas, il convient d’expurger pareils renseignements personnels.

[14] Comme l’a souligné la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), la présomption en faveur de la publicité des instances du Tribunal est très forte, mais pas absolue. L’article 52 de la LCDP confère au Tribunal de larges pouvoirs pour rendre une ordonnance de confidentialité, s’il le juge nécessaire dans certaines circonstances. L’article 52 autorise le Tribunal à imposer des mesures de confidentialité s’il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres susceptible de causer un préjudice injustifié aux personnes concernées (voir l’al. 52(1)c)). Le préjudice injustifié va au-delà des difficultés ordinaires et d’une preuve de préjudice. Par ailleurs, la preuve doit pouvoir permettre de prédire avec une certitude raisonnable le risque de préjudice.

[15] Selon le PGC, la Cour suprême précise, dans l’arrêt Sherman (Succession), que « l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité ». Dans la décision sur requête Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2018 TCDP 27 [2018 TCDP 27], le Tribunal a reconnu l’intérêt public à l’égard de la protection des renseignements personnels sensibles concernant les enfants des Premières Nations. Le Tribunal a également souligné que les préoccupations en matière de vie privée pourraient être plus importantes au sein des petites collectivités, car même la divulgation de renseignements qui semblent préserver l’anonymat pourrait permettre d’identifier des individus dans la collectivité. C’est ce type de renseignements que le PGC tente de protéger en l’espèce.

[16] Même si la décision sur requête 2018 CHRT 27 est antérieure à l’arrêt Sherman (Succession), l’examen, par le Tribunal, des facteurs relatifs à la divulgation de renseignements personnels reste pertinent et applicable à la demande d'ordonnances de confidentialité du Canada.

[17] Le PGC ajoute que, pour évaluer si la divulgation de renseignements personnels concernant des tiers serait préjudiciable, il est important de tenir compte de l’effet de mosaïque. Comme l’explique la Cour fédérale dans la décision Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490 [Khawaja], « l’effet de mosaïque » est un principe selon lequel un renseignement ne doit pas être considéré isolément, car des renseignements apparemment sans rapport entre eux, qui en eux‑mêmes ne sont peut‑être pas particulièrement sensibles, pourraient, pris collectivement, servir à peindre un tableau plus précis.

[18] Pris isolément, des renseignements tels qu’un numéro de dossier ou un numéro d’élément peuvent ne pas suffire à identifier un enfant ou une famille des Premières Nations. Toutefois, dans la présente affaire, ces renseignements peuvent être recoupés avec ceux fournis dans les affidavits déposés par la Société de soutien. Autrement dit, c’est lorsque les renseignements personnels communiqués notamment des initiales, un numéro de dossier ou un numéro d’élément – sont recoupés avec le type de produit, d’aide ou de service demandé que la divulgation de renseignements personnels risque de causer un préjudice injustifié aux enfants et à leurs familles. Ceci est d’autant plus vrai que de nombreux tiers vivent dans de petites collectivités, dont des membres pourraient bien connaître certains dossiers ou circonstances. Dans ce contexte, le risque de préjudice pour les enfants et les familles des Premières Nations peut être prédit avec une certitude raisonnable.

[19] Selon le PGC, un tel préjudice pourrait se traduire par de la stigmatisation, de la discrimination ou un jugement non désiré de la part du public, ce qui pourrait avoir des effets sur le plan émotionnel, personnel ou social ou sur l’avenir professionnel d’une personne, et porter atteinte à sa dignité. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sherman (Succession), au par. 77, « il faut se demander si les renseignements révèlent quelque chose d’intime et de personnel sur la personne, son mode de vie ou ses expériences ». En ce qui concerne les renseignements que l’on propose d’expurger dans les affidavits de Mmes Gideon et St-Aubin, leur divulgation publique pose un risque sérieux pour un intérêt public important, à savoir la protection de renseignements quasi médicaux. L’ordonnance de confidentialité sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt des personnes concernées, car aucune autre mesure raisonnable ne permettra d’écarter ce risque. Comme il est démontré plus loin, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

B. Société de soutien

[20] La Société de soutien ne s’oppose pas aux expurgations proposées aux paragraphes 20 à 29 et à la pièce « A » de l’affidavit de Mme St-Aubin, à l’exception de certaines expurgations, sur lesquelles le Tribunal reviendra lorsqu’il traitera des ordonnances sollicitées à l’égard des paragraphes 23 et 24. Même si la Société de soutien est d’avis que l’utilisation d’initiales suffirait à répondre à toute préoccupation en matière de vie privée (des initiales ont été employées dans les documents de la Société de soutien liés à la requête en l’espèce et dans de nombreuses autres situations dans le présent dossier), les expurgations proposées sont conformes à l’ordonnance de confidentialité rendue dans la décision sur requête 2018 TCDP 27 (et confirmant la décision sur requête rendue de vive voix le 9 mai 2018 relativement à un affidavit déposé par les Chefs de l’Ontario en réponse aux affidavits et aux rapports sur la conformité déposés par le Canada en novembre 2017). Il convient toutefois de noter que la décision sur requête 2018 TCDP 27 a été rendue avant que le Tribunal n’adopte les facteurs énoncés dans l’arrêt Sherman (Succession).

[21] Cependant, la Société de soutien n’appuie pas les expurgations qui seraient apportées à l’affidavit de Mme Gideon. Selon elle, bien que le fardeau de la preuve lui incombe dans le cadre de la présente requête, le PGC n’a présenté aucune observation ni aucun élément de preuve qui démontrerait que les conditions énoncées à l’alinéa 52(1)c) de la LCDP sont remplies, et la Société de soutien estime que, de toute façon, ces conditions ne sont respectées pour aucune des autres expurgations demandées.

C. Assemblée des Premières Nations, Chefs de l’Ontario et Nation Nishnawbe Aski

[22] L’APN, les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski ont tous décidé de ne pas présenter d’observations au sujet des ordonnances de confidentialité sollicitées.

D. Commission canadienne des droits de la personne

[23] La Commission ne se prononce pas sur la question de savoir si la formation devrait ou non faire droit aux mesures de confidentialité demandées. Plutôt, elle demande simplement au Tribunal d’appliquer le droit invoqué dans les observations de la Commission et de tenir compte des points suivants dans son analyse.

[24] Premièrement, il incombe au Canada, en tant que partie requérante, de démontrer que le critère préliminaire rigoureux à respecter pour obtenir une ordonnance de confidentialité est rempli. À cet égard, le courriel du Canada daté du 14 mars 2024 fournit très peu de détails sur les raisons pour lesquelles les mesures demandées seraient appropriées au regard de l’article 52 de la LCDP et du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Sherman (Succession). Généralement, il ne suffit pas de dire qu’un document contient des renseignements personnels sensibles au sens de la LPRP ou d’une autre source. En effet, la plupart des dossiers liés aux droits de la personne contiennent ce type de renseignements. La partie requérante doit plutôt expliquer : i) de quelle manière la divulgation publique des renseignements personnels sensibles entraînerait un risque sérieux pour l’un des intérêts publics importants mentionnés aux alinéas 52(1)a) à d) de la LCDP; ii) pourquoi aucune mesure moins attentatoire au principe de la publicité des débats ne permettrait d’écarter ce risque; et iii) de quelle façon les avantages des mesures demandées l’emportent sur leurs effets négatifs.

[25] Deuxièmement, le Tribunal et les parties ont déjà reconnu, par le passé, que des mesures de confidentialité pouvaient être indiquées pour protéger l’identité des enfants et des familles des Premières Nations dont les dossiers sont en cause.

[26] Ainsi, en 2018, dans la décision sur requête 2018 TCDP 27, la formation a ordonné, avec le consentement de toutes les parties, qu’un affidavit déposé par les Chefs de l’Ontario ne soit pas rendu public parce qu’il relatait une affaire survenue dans une petite collectivité. Même si l’affidavit ne contenait pas de renseignements personnels concernant l’enfant visé, les Chefs de l’Ontario se sont montrés sensibles au fait que l’affaire pouvait être bien connue des membres de la collectivité. Plus tard, dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 17, au par. 20, la formation a précisé que, compte tenu de la nature détaillée des renseignements figurant dans leur affidavit, un enfant et sa famille « auraient facilement pu être identifiés » si le document avait été divulgué.

[27] En même temps, la formation a déjà consenti, dans d’autres contextes similaires, à accorder des mesures de confidentialité qui constituaient une atteinte moindre au principe de la publicité des débats judiciaires. Par exemple, dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 7 [2019 TCDP 7], aux par. 57 à 86, elle a tranché certaines questions en s’appuyant sur une preuve par affidavit dans laquelle des initiales, plutôt que des noms complets, étaient utilisées. Dans cette décision sur requête, qui portait sur une demande de mesures provisoires visant l’admissibilité aux services en vertu du principe de Jordan, la formation avait discuté en détail du cas représentatif de S.J. et de sa famille, sans qu’aucune préoccupation en matière de confidentialité ne soit soulevée.

[28] Si le Tribunal considère que les renseignements figurant dans les affidavits actuels ressemblent à ceux dont il était question dans la décision sur requête 2018 TCDP 27, il pourrait être disposé à en autoriser l’expurgation dans la version publique des affidavits.

[29] Par contre, si le Tribunal estime que les renseignements ressemblent à ceux dont il était question dans la décision sur requête 2019 TCDP 7, il pourrait vouloir rejeter la requête au motif que l’utilisation des initiales, dans cette décision, avait permis de répondre de manière satisfaisante à toute préoccupation relative au préjudice injustifié que la divulgation de renseignements sensibles pourrait causer aux enfants et aux familles des Premières Nations.

[30] Troisièmement, le Canada a proposé d’expurger les noms des membres du comité d’examen externe chargé d’examiner les appels de décisions relatives à des demandes fondées sur le principe de Jordan (le « Comité d’appel »), ainsi que les renseignements biographiques les concernant.

[31] Cependant, dans son courriel du 14 mars 2024, le Canada n’a donné aucune raison pour justifier sa proposition, hormis le fait qu’il s’agissait de renseignements personnels. Or, le fait qu’un document contienne des renseignements personnels ne justifie pas une exception au principe de la publicité des débats. En outre, toute conclusion qui indiquerait que les conditions énoncées au paragraphe 52(1) de la LCDP et dans l’arrêt Sherman (Succession) sont remplies doit être fondée.

[32] Aux fins de l’examen de la proposition dont elle est saisie, la formation juge peut-être utile de souligner que, selon l’article 3 de la LPR – à la définition de « renseignements personnels », aux alinéas j) et k) –, les renseignements personnels ne comprennent pas les renseignements concernant un employé d’une institution fédérale ou un individu qui, au titre d’un contrat, assure ou a assuré la prestation de services à une institution fédérale. Ces exclusions prévues par la loi témoignent de l’existence d’un intérêt public dans l’accès aux renseignements concernant les personnes qui fournissent des services gouvernementaux.

V. Droit applicable

[33] Selon la LCDP, une instruction est en principe publique, mais elle peut faire l’objet d’une ordonnance de confidentialité au titre de l’article 52. En d’autres termes, le principe de la publicité des débats est une exigence enchâssée dans cette loi quasi constitutionnelle. Cette exigence n’est pas absolue, puisque la loi prévoit des exceptions énoncées à l’article 52 de la LCDP, mais les conditions minimales qui doivent être remplies pour qu’une exception s’applique sont strictes. De plus, comme nous le verrons plus loin, la CSC a conclu, dans l’arrêt Sherman (Succession), que le principe de la publicité des débats était un droit garanti par la Constitution.

52(1) L’instruction est publique, mais le membre instructeur peut, sur demande en ce sens, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que, selon le cas :

a) il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique;

b) il y a un risque sérieux d’atteinte au droit à une instruction équitable de sorte que la nécessité d’empêcher la divulgation de renseignements l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;

c) il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;

d) il y a une sérieuse possibilité que la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne puisse être mise en danger par la publicité des débats.

(2) Le membre instructeur peut, s’il l’estime indiqué, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance qu’il juge nécessaire pour assurer la confidentialité de la demande visée au paragraphe (1).

[34] Il ne suffit pas qu’une partie demande une ordonnance de confidentialité ou obtienne le consentement des autres parties pour que le Tribunal rende une ordonnance en vertu de l’article 52 de la LCDP. Le Tribunal doit d’abord effectuer l’analyse décrite à l’article 52 de la Loi.

[35] Dans la décision White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2020 TCDP 5, au par. 50, le Tribunal a établi qu’il était tenu de prendre en compte le principe de transparence des procédures judiciaires et de déterminer si la partie qui demande l’ordonnance a démontré qu’il existait un risque sérieux, bien étayé par la preuve, menaçant un intérêt important dans le contexte du litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque (voir Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, aux par. 48 et 53; Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442).

[36] De plus, il incombe à la partie qui sollicite l’ordonnance de confidentialité de démontrer que les conditions énoncées à l’article 52 de la LCDP sont remplies, afin d’établir que toute limite proposée au principe de la publicité des débats est nécessaire et indiquée, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire (voir Woodgate et al. c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 20, au par. 25). Le Tribunal a récemment déclaré qu’il faut respecter un seuil élevé pour satisfaire aux conditions de l’article 52 de la LCDP et au critère de l’arrêt Sherman (Succession). Il a aussi jugé que, dans l’ensemble, le cadre établi dans ce même arrêt était compatible avec l’article 52 de la LCDP, et qu’il orientait l’analyse à réaliser en regard de la Loi (voir Abdul-Rahman c. Transports Canada, 2024 TCDP 7, aux par. 17 et 18).

[37] Le critère de l’arrêt Sherman repose sur trois conditions préalables :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

(Voir Sherman (Succession), au par. 38.)

[38] La CSC a ajouté ce qui suit :

Le pouvoir discrétionnaire est ainsi structuré et contrôlé de manière à protéger le principe de la publicité des débats judiciaires, qui est considéré comme étant constitutionnalisé sous le régime du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte (Nouveau-Brunswick, par. 23). Reposant sur la liberté d’expression, le principe de la publicité des débats judiciaires est l’un des fondements de la liberté de la presse étant donné que l’accès aux tribunaux est un élément essentiel de la collecte d’information. Notre Cour a souvent souligné l’importance de la publicité pour maintenir l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, la confiance du public à l’égard de leur travail et sa compréhension de celui‑ci, et, au bout du compte, la légitimité du processus (voir, p. ex., Vancouver Sun, par. 23-26). Dans l’arrêt Nouveau-Brunswick, le juge La Forest a expliqué que la présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires était devenue « [traduction] “l’une des caractéristiques d’une société démocratique” » (citant Re Southam Inc. and The Queen (No.1) (1983), 41 O.R. (2d) 113 (C.A.), p. 119), qui « fait en sorte que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit [...], situation qui favorise la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice » (par. 22). Le caractère fondamental de ce principe pour le système judiciaire sous‑tend la forte présomption — quoique réfutable — en faveur de la tenue de procédures judiciaires publiques (par. 40; Mentuck, par. 39).

(Sherman (Succession), au par. 39)

[39] De plus, la CSC a reconnu comme suit l’intérêt public important à l’égard de la vie privée et la nécessité de concilier cet intérêt et le principe de la publicité des débats judiciaires :

Pour les motifs qui suivent, je propose de reconnaître qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522. La tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité. Dans les cas où il est démontré que cette dimension plus restreinte de la vie privée, qui me semble tirer son origine de l’intérêt du public à la protection de la dignité humaine, est sérieusement menacée, une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut être justifiée.

(Voir Sherman (Succession), au par. 7)

En fait, les atteintes particulières à la vie privée ayant été occasionnées par la publicité des débats judiciaires ne sont pas passées inaperçues et n’ont pas non plus été écartées au motif qu’il s’agissait de simples préoccupations personnelles. Les tribunaux ont exercé leur pouvoir discrétionnaire de limiter la publicité des débats judiciaires afin de protéger les renseignements personnels de la publicité, y compris pour empêcher que soient divulgués l’orientation sexuelle d’une personne (voir, p. ex., Paterson, par. 76, 78 et 87‑88), sa séropositivité (voir, p. ex., A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, par. 9 (CanLII)), et ses antécédents de toxicomanie et de criminalité (voir, p. ex., R. c. Pickton, 2010 BCSC 1198, par. 11 et 20 (CanLII)). Notre Cour a souligné cette nécessité de concilier l’intérêt du public à l’égard de la vie privée et le principe de la publicité des débats judiciaires (voir, p. ex., Edmonton Journal, p. 1353, la juge Wilson). Dans un article de doctrine, la juge en chef McLachlin a expliqué que [traduction] « [s]i nous nous préoccupons sérieusement de la vie intime des gens, nous devons protéger un minimum de vie privée. De même, si nous nous préoccupons sérieusement de notre système judiciaire, les débats judiciaires doivent être publics. La question est de savoir comment concilier ces deux impératifs d’une manière qui soit équitable et raisonnée » (« Courts, Transparency and Public Confidence – To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1, p. 4). En cherchant à concilier ces deux impératifs, il faut alors se demander si la dimension de la vie privée en cause constitue un intérêt public important qui, lorsqu’il est sérieusement menacé, justifierait de réfuter la forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires.

(Voir Sherman (Succession), au par. 55.)

En résumé, l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. Le public a certainement un intérêt dans la publicité des débats, mais il a aussi un intérêt dans la protection de la dignité : l’administration de la justice exige que, lorsque la dignité est menacée de cette façon, des mesures puissent être prises pour tenir compte de cette préoccupation en matière de vie privée. Bien qu’il soit évalué en fonction des faits de chaque cas, le risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité. La reconnaissance de cet intérêt est conforme à l’accent mis par la Cour sur l’importance de la vie privée et de la valeur sous-jacente de la dignité individuelle, tout en permettant aussi de maintenir la forte présomption de publicité des débats.

(Voir Sherman (Succession), au par. 85)

[40] Ainsi, dans l’arrêt Sherman (Succession), la CSC déclare que « l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité ». Toutefois, le « risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité » (Sherman (Succession), au par. 85).

[41] Certaines questions soulevées dans la demande de confidentialité en l’espèce visent des enfants et leurs parents ou pourvoyeurs de soins légaux qui ne sont pas parties à la présente affaire, de même que des renseignements médicaux ou autres renseignements personnels sensibles les concernant. Cela fait partie du contexte particulier de la présente instance, étant donné qu’un volet important de l’affaire porte sur les services fournis aux enfants des Premières Nations.

[42] En outre, la CSC a pris acte du fait que :

[l]a reconnaissance du principe de la vulnérabilité inhérente des enfants demeure profondément enracinée en droit canadien. Ainsi, la vie privée des jeunes est protégée en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (art. 486), de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1 (art. 110) et de la législation en matière de protection de l’enfance, sans oublier les ententes internationales comme la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, et cette protection est fondée entièrement sur l’âge et non sur la sensibilité de l’enfant en particulier.

(A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567, au par. 17.)

VI. Demande d’ordonnances de confidentialité

[43] Toutes les observations ont été examinées attentivement et seront traitées tour à tour ci-après.

A. Catégorie de renseignements no 1 : le paragraphe 24 de l’affidavit de Mme St-Aubin

[44] Cette catégorie comprend les initiales des pourvoyeurs de soins des enfants, leurs renseignements personnels, des renseignements sur leur situation ainsi que les renvois précis aux endroits où se trouvent ces renseignements dans les documents déposés en preuve. Ces renvois établissent essentiellement le lien entre les éléments de preuve déposés par le PGC et d’autres éléments, ce qui pourrait permettre à quiconque de lier les renseignements entre eux.

[45] En résumé, le PGC fait valoir que SAC craint que la divulgation de l’ensemble de ces renseignements dans le dossier public ne soit préjudiciable aux personnes concernées. Dans son affidavit, Mme Matthews mentionne que des enfants pourraient être en danger, ce qui constitue de l’information de nature hautement délicate et personnelle en soi. Il est d’intérêt public que cette information, très précise et délicate, soit expurgée. De plus, ces renseignements et d’autres renseignements contenus dans l’affidavit de Mme Matthews (comme la région et les besoins de services particuliers), lorsqu’associés aux renseignements figurant au paragraphe 24 de l’affidavit de Mme St-Aubin, pourraient permettre d’identifier les personnes concernées s’ils ne sont pas expurgés. La divulgation de ces renseignements pourrait leur causer un préjudice injustifié.

[46] La Société de soutien n’est pas d’avis que les informations caviardées indiqués au paragraphe 24 de l’affidavit de Mme St-Aubin — qui renvoient à des parties de l’affidavit de Mme Matthews dans lequel cette dernière décrit des procédures devant la Cour fédérale — risquent de causer un préjudice injustifié à la personne mentionnée dans ce paragraphe. L’affidavit de Mme Matthews ne fait l’objet d’aucune ordonnance de confidentialité, les procédures devant la Cour fédérale sont publiques et Mme St-Aubin fait également référence à celles-ci dans une phrase du paragraphe 27 de son affidavit que le PGC n’a pas demandé à expurger.

(i) Questions et commentaires du Tribunal

[47] Au début de la présente affaire, le Tribunal et les parties concernées ont convenu d’expurger les noms de tous les enfants qui ne sont pas déjà connus du public. Par exemple, Jordan River Anderson et Phoenix Sinclair sont des enfants dont les noms sont connus du public. Cette règle générale visait à protéger les renseignements de nature délicate concernant les enfants, qui ne sont pas parties à la présente affaire. Dans sa Décision sur le bien-fondé (2016 TCDP 2), le Tribunal traite de cas particuliers d’enfants sans indiquer leur nom. Cette façon de faire n’empêche personne de comprendre les questions en litige et les motifs pour lesquels le Tribunal a conclu à de la discrimination systémique et fondée sur la race. Le Tribunal est d’avis que cette méthode permet l’atteinte d’un juste équilibre entre différents intérêts publics, comme l’intérêt supérieur des enfants et le respect de leur dignité et de leur vie privée; le risque pour les tiers et leur capacité à garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique; le principe de la publicité des débats; la liberté d’expression, etc. Le Tribunal a fait exception lorsqu’il était question d’enfants qui s’étaient tragiquement suicidés et dont les noms avaient déjà été mentionnés dans les médias, car les parents voulaient sensibiliser la population. Le Tribunal a fait une autre exception pour le cas de S.J., car il était d’avis d’autoriser la Société de soutien à utiliser sa situation à titre d’exemple dans une procédure devant le Tribunal. De plus, il ne semblait pas y avoir de risque que l’« effet de mosaïque » se produise dans le cas de S.J. Dans le cadre de la présente demande, les initiales en question sont principalement les initiales de parents ou de pourvoyeurs de soins et non celles d’enfants. Toutefois, bien que l’emploi des initiales protège généralement les enfants, un « effet de mosaïque » peut tout de même se produire dans certaines situations. Le grand nombre de renseignements déposés et le délai extrêmement court qu’a le Tribunal pour examiner la demande visant la présente catégorie font en sorte qu’il est difficile pour lui de rendre une décision éclairée sur chaque point qui y est soulevé en tenant compte de l’intérêt supérieur des enfants.

[48] Le Tribunal a indiqué qu’il en discuterait avec les parties prochainement. Compte tenu des deux jours fériés du vendredi 29 mars et du lundi 1er avril et de l’audience consacrée au contre-interrogatoire, qui commençait le mardi 2 avril, les contraintes de temps n’ont pas permis de tenir la discussion pendant cette période.

[49] Les deux affaires auxquelles renvoie Mme St-Aubin, aux paragraphes 24 à 29 de son affidavit, sont devant la Cour fédérale (l’une est en suspens jusqu’au 22 avril 2024), et les noms complets des deux pourvoyeurs de soins en cause sont utilisés, pas seulement leurs initiales. Cependant, rien ne permet de déterminer si l’état de santé des enfants sera rendu public ni si les enfants seront désignés par leur nom complet, par leurs initiales ou simplement par « l’enfant ». À l’heure actuelle, les dossiers de la Cour ne contiennent que peu d’information. Par conséquent, il est difficile de savoir quels renseignements se trouvent dans le dossier public. Le Tribunal ignore quelle information sera mentionnée dans les décisions de la Cour fédérale. Le Tribunal prend acte du fait que le cabinet Conway Baxter Wilson est désigné pour représenter les pourvoyeurs de soins dans les deux affaires. Me Wilson est inscrit au dossier dans une affaire, et Me David P. Taylor dans la seconde. Étant donné que Me David P. Taylor, du cabinet Conway Baxter Wilson, représente la Société de soutien devant le Tribunal, la formation se demande si Me Taylor pourrait l’informer si les pourvoyeurs de soins ont consenti à communiquer au Tribunal et à la Cour fédérale tous les renseignements qui concernent les enfants dont ils s’occupent et qui sont contenus dans l’affidavit que Mme Matthews a déposé. Cette question particulière est de nature exceptionnelle et n’est soulevée qu’en réponse aux remarques de la Société de soutien selon lesquelles les renseignements relatifs aux deux affaires sont publics. Il ne faut pas interpréter cette façon de faire comme étant la procédure habituelle du Tribunal.

[50] Le Tribunal réexaminera cette question à une date ultérieure et, d’ici là, l’ordonnance de confidentialité provisoire visant les paragraphes 24 à 29 restera en vigueur.

B. Catégorie de renseignements no 2 : le paragraphe 23 de l’affidavit de Mme St-Aubin

[51] Le PGC fait valoir que le paragraphe 23 fait référence à une affaire unique dans laquelle il y a eu, au sein d’une même famille, plusieurs décès à la suite desquels des cérémonies funéraires ont eu lieu. Les faits de l’affaire sont bien connus de la communauté. SAC craint que les initiales des personnes, lorsqu’associées à des renseignements précis sur les cérémonies funéraires, permettent à un lecteur informé de déterminer l’identité de celles-ci par déduction. Ainsi, l’expurgation des initiales des personnes et des renvois aux cérémonies funéraires diminuerait le risque qu’un lecteur informé identifie les personnes concernées et que celles-ci subissent un préjudice injustifié en conséquence.

[52] La Société de soutien n’est pas d’avis que le contenu du paragraphe 23, qui traite des préoccupations d’une personne concernant la sensibilisation aux réalités culturelles et l’engagement de SAC à offrir à son personnel de la formation culturelle supplémentaire, devrait être expurgé. Le PGC n’a fourni aucun motif qui permettrait de conclure que des déclarations sur une question aussi générale risqueraient d’avoir une incidence sur l’identité fondamentale de la personne dans la sphère publique ou de lui causer autrement un préjudice injustifié. En fait, l’information concerne surtout les difficultés rencontrées par la personne lorsqu’elle a fait affaire avec SAC, et non les besoins de sa famille.

(i) La publicité des débats pose-t-elle un risque sérieux pour un intérêt public important? Y a-t-il un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique?

[53] Oui. Les initiales des personnes, lorsqu’associées à des renseignements précis, comme le nom des cérémonies, et à d’autres renseignements figurant dans les documents déposés par la Société de soutien, pourraient permettre à un lecteur informé de déterminer, par déduction, l’identité des personnes concernées et celle des enfants visés par la demande fondée sur le principe de Jordan. Les personnes concernées, y compris les enfants, sont des tiers et il pourrait y avoir atteinte à leur droit à la vie privée.

[54] Ces personnes ne seraient pas en mesure de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. De plus, le risque pour cet intérêt est sérieux étant donné que les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques des personnes d’une manière qui menace leur intégrité.

[55] Le Tribunal est d’avis que le terme « intégrité » comprend l’intégrité psychologique, surtout lorsqu’il est question d’enfants.

[56] Le Tribunal conclut en outre qu’il y a un risque sérieux de divulgation de renseignements personnels de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique.

[57] Les membres des Premières Nations qui se réclament du principe de Jordan pour obtenir de l’aide pour leurs enfants, et qui se trouvent souvent dans des situations difficiles, notamment sur le plan émotif, peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leurs renseignements personnels et médicaux, associés à des renseignements sur leur identité, ne soient pas divulgués dans les médias, en ligne et dans des documentaires ou autres sans leur consentement.

[58] Une demande de services fondée sur le principe de Jordan n’annule pas le droit d’un tiers à la vie privée ni son droit de contrôler l’identité fondamentale de ses enfants dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. Une telle demande ne signifie pas non plus que les renseignements personnels ou médicaux de nature délicate des enfants de ce tiers peuvent être rendus publics sans son consentement ou en l’absence d’exceptions applicables au cas par cas.

[59] Les constats qui précèdent s’appliquent à la présente affaire. Même s’il n’est question d’aucun renseignement médical en l’espèce, l’affaire porte sur des questions personnelles sérieuses et difficiles pour les enfants concernés. Le Tribunal conclut qu’il peut prédire avec une certitude raisonnable le risque de préjudice pour les personnes visées. Si le Tribunal ne rend pas une ordonnance au titre de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, les documents déposés auprès du Tribunal et publiés en ligne, lorsque lus ensemble, permettront l’identification des personnes concernées.

[60] Ce raisonnement ne s’applique toutefois pas aux parties des documents qui portent sur la sensibilisation aux réalités culturelles ou sur l’engagement de SAC à offrir à son personnel de la formation culturelle supplémentaire. En ce qui a trait à ces parties, le PGC ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la divulgation posait un risque sérieux pour un intérêt public important et un risque sérieux de causer un préjudice injustifié aux personnes concernées. Au contraire, il est dans l’intérêt du public que celui-ci ait accès aux renseignements concernant la formation des fonctionnaires et l’approche employée par ceux-ci. Par conséquent, la première condition du critère n’est pas remplie pour ce qui est des renseignements concernant la sensibilisation aux réalités culturelles et l’engagement de SAC à offrir à son personnel de la formation culturelle supplémentaire.

(ii) L’ordonnance sollicitée est-elle nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettraient pas d’écarter ce risque?

[61] Oui. Le Tribunal conclut qu’il y a un risque réel que l’« effet de mosaïque » se produise, comme l’a expliqué le PGC en s’appuyant sur la décision Khawaja. L’expurgation des initiales des personnes concernées et des renseignements précis ayant trait aux cérémonies funéraires diminuerait le risque qu’un lecteur informé identifie les personnes et que celles-ci subissent un préjudice injustifié en conséquence. Si ces renseignements ne sont pas expurgés, les documents déposés auprès du Tribunal et publiés en ligne, lorsque lus ensemble, permettront l’identification des personnes concernées. Une ordonnance à cet effet n’empêchera pas le public et les médias de comprendre l’affaire.

[62] Ce raisonnement ne s’applique toutefois pas aux parties des documents qui portent sur la sensibilisation aux réalités culturelles ou sur l’engagement de SAC à offrir à son personnel de la formation culturelle supplémentaire. Pour ces parties, puisque le PGC ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la première condition du critère était remplie, à savoir qu’il y avait un risque sérieux pour un intérêt public important et un risque sérieux de divulgation de questions personnelles, il n’est pas nécessaire que le Tribunal se penche sur les deuxième et troisième conditions.

(iii) Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent-ils sur ses effets négatifs?

[63] Oui. En l’espèce, la nécessité de protéger la vie privée, la dignité, l’intégrité et les renseignements personnels des enfants de tiers l’emporte sur les effets négatifs de limiter de façon minimale la publicité des débats judiciaires. De plus, l’ordonnance de confidentialité n’empêchera pas le public et les médias de comprendre l’affaire ni d’avoir accès à la preuve et aux autres renseignements contenus dans le dossier du Tribunal, à l’exception des initiales.

[64] Au titre de l’alinéa 52(1)c) et du paragraphe 52(2) de la LCDP, le Tribunal fait droit à la demande d’ordonnance de confidentialité pour la présente catégorie, sauf pour les expressions suivantes : « to cultural sensitivity regarding the importance of » et « additional cultural training for staff ». Ces expressions ne sont pas visées par l’ordonnance de confidentialité et ne devraient pas être expurgées.

C. Catégorie de renseignements no 3 : les paragraphes 20 à 22 et la pièce A de l’affidavit de Mme St-Aubin

[65] Comme pour la catégorie no 1 dont il a été question précédemment, cette catégorie comprend les initiales des pourvoyeurs de soins des enfants, leurs renseignements personnels, des renseignements sur leur situation ainsi que les renvois précis aux endroits où se trouvent ces renseignements dans les documents déposés en preuve. Ces renvois établissent essentiellement le lien entre les éléments de preuve déposés par le PGC et d’autres éléments, ce qui pourrait permettre à quiconque de lier les renseignements entre eux.

[66] Le PGC fait valoir que l’expurgation demandée est nécessaire afin d’empêcher un lecteur informé de lier des renseignements en apparence anodins au portrait général et de parvenir à des déductions préjudiciables concernant des personnes précises ou des enfants. Non seulement l’expurgation demandée est nécessaire pour respecter les dispositions de la LPRP, mais le seuil établi dans l’arrêt Sherman (Succession) est atteint, ce qui justifie que le Tribunal rende une ordonnance de confidentialité afin d’empêcher la divulgation involontaire de renseignements personnels et privés sur des personnes, leur mode de vie ou leurs expériences. Le PGC fait également valoir que, dans la décision 2018 TCDP 27, le Tribunal a reconnu qu’il était d’intérêt public de protéger les renseignements personnels de nature délicate des enfants des Premières Nations. Le Tribunal a aussi fait remarquer que les préoccupations en matière de respect de la vie privée pouvaient être accrues lorsqu’il était question de personnes vivant de petites communautés, car la divulgation de renseignements qui, en apparence, ne permettent pas d’identifier une personne peuvent permettre à sa communauté d’y parvenir. C’est ce type de renseignement que le PGC cherche à protéger en l’espèce.

[67] La Société de soutien ne s’oppose pas à ce que soient expurgés les éléments demandés aux paragraphes 20 à 29 et à la pièce A de l’affidavit de Mme St-Aubin.

[68] Au paragraphe 26 de la décision Nordhage‑Sangster, dans le cadre d’une demande d’ordonnance de confidentialité visant à protéger la vie privée de la plaignante, le Tribunal s’est penché sur l’application du critère énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) :

Le libellé de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, qui exige d’établir l’existence d’un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres, correspond à la première partie du critère de l’arrêt Sherman (Succession) selon lequel la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important.

(i) La publicité des débats pose-t-elle un risque sérieux pour un intérêt public important? Y a-t-il un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique?

[69] Oui. Les initiales des personnes, lorsqu’associées à des renseignements relatifs à des affaires précises et aux renseignements figurant dans les documents déposés par la Société de soutien, pourraient permettre à un lecteur informé de déterminer, par déduction, l’identité des personnes concernées et celle des enfants visés par les demandes fondées sur le principe de Jordan. Les personnes concernées, y compris les enfants, sont des tiers et il pourrait y avoir atteinte à leur droit à la vie privée.

[70] Ces personnes ne seraient pas en mesure de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. De plus, le risque pour cet intérêt est sérieux étant donné que les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques des personnes d’une manière qui menace leur intégrité.

[71] Le Tribunal conclut qu’il y a un risque sérieux de divulgation de renseignements personnels et médicaux de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique.

[72] Par ailleurs, les commentaires formulés par le Tribunal relativement au principe de Jordan à la catégorie de renseignements no 2 s’appliquent également aux cas visés par la catégorie de renseignements no 3.

[73] Dans ces cas, les renseignements personnels et médicaux des enfants des Premières Nations sont gravement menacés. Si le Tribunal ne rend pas une ordonnance au titre de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, les documents déposés auprès du Tribunal et publiés en ligne, lorsque lus ensemble, permettront l’identification des personnes concernées. Le Tribunal conclut qu’il est possible de prédire avec une certitude raisonnable le risque de préjudice pour les personnes visées.

(ii) L’ordonnance sollicitée est-elle nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettraient pas d’écarter ce risque?

[74] Oui. Le Tribunal conclut qu’il y a un risque réel que l’« effet de mosaïque » se produise, comme l’a expliqué le PGC, qui s’est appuyé sur la décision Khawaja. L’expurgation des initiales des personnes concernées et des renseignements relatifs à des affaires précises diminuerait le risque qu’un lecteur informé identifie les personnes et que celles-ci subissent un préjudice injustifié en conséquence. Si ces renseignements ne sont pas expurgés, les documents déposés auprès du Tribunal et publiés en ligne, lorsque lus ensemble, permettront l’identification des personnes concernées. De plus, l’ordonnance de confidentialité n’empêchera pas le public et les médias de comprendre l’affaire ni d’avoir accès à la preuve et aux autres renseignements contenus dans le dossier du Tribunal, à l’exception des initiales.

(iii) Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent-ils sur ses effets négatifs?

[75] Oui. En l’espèce, la nécessité de protéger la dignité, l’intégrité et les renseignements personnels et médicaux des enfants qui ne sont pas parties à la présente instance l’emporte sur les effets négatifs de limiter de façon minimale la publicité des débats judiciaires.

[76] Au titre de l’alinéa 52(1)c) et du paragraphe 52(2) de la LCDP, le Tribunal fait droit à la demande d’ordonnance de confidentialité pour la présente catégorie.

D. Catégorie de renseignements no 4 : la pièce C de l’affidavit de Mme Gideon

[77] Le PGC demande à ce que soient expurgés les numéros de dossiers et d’éléments de SAC indiqués à la pièce C de l’affidavit de Mme Gideon.

[78] Le PGC fait valoir que l’expurgation demandée à la pièce C vise à protéger les numéros de dossiers et d’éléments de SAC. Un numéro de dossier est une référence unique attribuée à chaque demandeur. Chaque numéro de dossier est lié à un grand nombre de renseignements sur un demandeur, notamment l’ensemble des demandes qu’il a présentées, les enfants au nom desquels les demandes ont été faites ainsi que tous les produits, services et mesures de soutien qui ont été fournis. Les numéros d’éléments de SAC, qui correspondent aux produits, aux services et aux mesures d’aide qui ont été fournis à une personne, sont liés aux numéros de dossiers. Ces numéros, pris isolément, peuvent sembler anodins et de nature administrative, mais s’ils sont associés à l’information contenue dans l’affidavit de la Société de soutien, un lecteur informé, comme un coordonnateur ou un prestataire de services, pourrait déceler des renseignements personnels et uniques qui concernent le cœur même de l’identité des enfants ou des membres de leur famille.

[79] C’est pourquoi les parties et la formation doivent être vigilantes quant à l’effet de mosaïque et prendre des mesures raisonnables et modérées pour éviter qu’il ne se produise. Le seuil établi dans l’arrêt Sherman (Succession) est atteint pour la présente catégorie de renseignements, et l’expurgation des numéros de dossiers et d’articles contenus dans la pièce C de l’affidavit de Mme Gideon constitue une mesure appropriée et modérée pour empêcher l’identification des personnes.

[80] La Société de soutien n’est pas d’avis que l’expurgation de ces numéros protégerait un quelconque renseignement biographique fondamental, puisqu’il s’agit de numéros de dossiers (attribués au hasard aux demandes par SAC afin d’en assurer le suivi) et de numéros d’éléments (attribués à différents produits, services et mesures de soutien soumis pour approbation dans une demande donnée). Rien ne permet de conclure que la divulgation de ces renseignements administratifs compromettrait la capacité des personnes visées à garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique ou qu’elle leur causerait autrement un préjudice injustifié. En effet, les numéros de dossiers de SAC n’ont pas été expurgés dans d’autres documents déposés auprès du Tribunal au fil des ans.

(i) La publicité des débats pose-t-elle un risque sérieux pour un intérêt public important? Y a-t-il un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique?

[81] Non. Le Tribunal conclut que le PGC ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le critère prévu à l’article 52 de la LCDP était satisfait ou que la première condition du critère établi dans l’arrêt Sherman (Succession) était remplie. Le PGC n’a pas démontré qu’il y avait un risque sérieux pour un intérêt public important.

[82] Le Tribunal est d’accord avec la Société de soutien sur ce point.

[83] De plus, le Tribunal conclut qu’il est vrai que des numéros de dossiers de SAC n’ont pas été expurgés dans d’autres documents déposés auprès de lui au fil des ans. D’ailleurs, dans le cadre d’instances antérieures où les numéros de dossiers n’avaient pas été expurgés, l’existence d’un risque sérieux de causer un préjudice injustifié aux personnes concernées n’a pas été prouvée. Le même raisonnement et la même conclusion peuvent s’appliquer en l’espèce. Le PGC n’a pas réussi à justifier pourquoi il ne conviendrait pas, en l’espèce, d’appliquer l’approche adoptée dans ces instances antérieures relativement aux numéros de dossiers de SAC.

[84] Le PGC n’a pas non plus prouvé que l’effet de mosaïque risquait de se produire (il n’est pas nécessaire de démontrer que cet effet risque de se produire dans tous les cas en l’espèce ni dans toutes les affaires dont le Tribunal est saisi, mais il s’agit d’un facteur important dans le cadre de la demande d’ordonnance de confidentialité visant la présente catégorie).

[85] Étant donné que la première condition du critère n’est pas remplie, il n’est pas nécessaire que le Tribunal se penche sur les deuxième et troisième conditions.

[86] La demande d’ordonnance de confidentialité est rejetée pour la présente catégorie.

E. Catégorie de renseignements no 5 : la pièce E de l’affidavit de Mme Gideon

[87] Le PGC fait valoir que les renseignements de tiers indiqués à la pièce E concernent des personnes qui sont ou qui ont été membres du Comité d’appel. Il n’est pas nécessaire de rendre publics les noms de ces personnes, car cela pourrait entraîner la divulgation involontaire de renseignements sur des personnes du secteur privé qui assurent des services au titre d’un contrat et leur causer un préjudice injustifié.

[88] En résumé, la Société de soutien n’est pas d’avis que les renseignements de profil concernant les membres du Comité d’appel qui figurent à la pièce E de l’affidavit de Mme Gideon devraient être expurgés. Le PGC n’a présenté aucune observation indiquant que la divulgation de ces renseignements « porte[rait] atteinte […] au cœur même des renseignements biographiques [des] personne[s] d’une manière qui menace[rait] [leur] intégrité » ou laissant croire d’une quelconque manière que ces renseignements étaient sensibles.

[89] Les renseignements de profil fournissent un aperçu des qualifications et des antécédents professionnels des personnes qui examinent les appels de décisions, prises par SAC, de rejeter des demandes fondées sur le principe de Jordan. Ils indiquent également les liens de ces personnes avec les communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada. La Société de soutien n’est pas d’avis que la divulgation de ces renseignements porterait atteinte à l’intégrité ou à la dignité de ces personnes ni qu’elle leur ferait subir un préjudice injustifié d’une quelconque manière. En effet, c’est le type de renseignements que l’on trouve fréquemment sur des services en ligne, comme LinkedIn, ou dans les biographies de conférenciers. Des renseignements semblables à ceux contenus dans l’affidavit sont déjà accessibles en ligne pour toutes les personnes en question, sauf deux, et l’une d’entre elles a même indiqué dans son profil LinkedIn qu’elle était membre du Comité d’appel. Les deux membres du Comité d’appel pour lesquels les avocats de la Société de soutien n’ont pu trouver de profil en ligne font tout de même l’objet de mentions sur différents sites Web, où figurent leurs titres professionnels. La Société de soutien fait valoir que le Tribunal ne peut, à moins de preuve du contraire, considérer l’absence de profil en ligne de ces deux personnes comme signifiant que la divulgation des renseignements entraînerait un risque d’un niveau aussi préoccupant que celui examiné dans l’arrêt Sherman (Succession), lorsque transposé dans le contexte de l’article 52 de la LCDP. De nombreuses raisons peuvent expliquer l’absence de tels profils, dont beaucoup sont anodines. Il incombe au PGC, à titre de partie qui porte le fardeau de la preuve en l’espèce, de convaincre le Tribunal que les expurgations demandées sont appropriées et nécessaires.

[90] De plus, la Société de soutien fait valoir que, même si la LPRP était pertinente d’une quelconque manière pour trancher la requête relative à l’article 52 de la LCDP, il convient de souligner que la LPRP permet l’usage et la communication de renseignements personnels aux fins auxquelles ils ont été recueillis (art. 7 et al. 8(2)a)) et autorise la communication de renseignements personnels au procureur général du Canada pour usage dans des poursuites judiciaires intéressant le gouvernement fédéral (al. 8(2)d)). Selon la Société de soutien, le maintien, par SAC, de son propre système de traitement des demandes fondées sur le principe de Jordan est certainement une utilisation conforme aux fins auxquelles les renseignements sur les membres ont été recueillis.

[91] Par ailleurs, même si la divulgation de ces renseignements entraînait un certain préjudice, la Société de soutien fait valoir qu’un tel préjudice (dont elle nie l’existence) ne l’emporte pas sur l’intérêt public important que représente la transparence des procédures devant le Tribunal. D’après la preuve présentée par SAC, des centaines de milliers de demandes fondées sur le principe de Jordan sont présentées chaque année. Chacune d’elles pourrait se retrouver devant les membres du Comité d’appel de SAC. Il est dans l’intérêt du public que celui-ci connaisse les qualifications de ces décideurs, puisqu’ils occupent des postes d’une grande importance pour le bien-être des enfants des Premières Nations partout au Canada.

(i) La publicité des débats pose-t-elle un risque sérieux pour un intérêt public important? Y a-t-il un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique?

[92] Non. Le Tribunal conclut que le PGC ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le critère énoncé à l’article 52 de la LCDP était respecté ou que la première condition du critère établi dans l’arrêt Sherman (Succession) était remplie.

[93] Le Tribunal conclut également que le PGC n’a pas démontré que le seuil élevé était atteint et qu’il y avait un risque sérieux pour l’intérêt des personnes concernées du fait que les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires étaient suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porterait atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques des personnes d’une manière qui menacerait leur intégrité (Sherman (Succession), au par. 85).

[94] Le Tribunal conclut que le PGC n’a pas démontré que la divulgation des renseignements aurait une incidence élevée sur les personnes concernées : « [Un préjudice injustifié] comporte bien plus que des difficultés ordinaires. La preuve doit établir l’existence d’un préjudice ou prédire avec une certitude raisonnable le risque de préjudice » (voir Cherette c. Air Canada, 2024 TCDP 8, au par. 75).

[95] Le Tribunal souscrit aux observations de la Société de soutien et de la Commission concernant la présente catégorie.

[96] Le Tribunal constate que le Comité d’appel est formé d’experts provenant de l’extérieur de l’appareil gouvernemental et exerçant des professions réglementées dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Les membres du Comité fournissent des recommandations à SAC à l’égard des appels en s’appuyant sur leurs connaissances et leurs compétences professionnelles.

[97] Actuellement, le Comité d’appel est composé de neuf consultants embauchés par l’entremise d’un processus d’appel d’offres. Tous les consultants soit sont autochtones, soit ont vécu et travaillé avec des communautés autochtones, soit ont une expérience de longue date au service des communautés autochtones du Canada (voir l’affidavit de Mme Gideon du 15 mars 2024, aux pages 16-17 et aux par. 55-56).

[98] Le gouvernement du Canada décrit le Comité d’appel comme étant non gouvernemental, mais le Tribunal est d’avis que celui-ci aide le gouvernement fédéral à remplir le mandat dont il doit s’acquitter, suivant les ordonnances du Tribunal, relativement au principe de Jordan. Par exemple, à la pièce E(E) de l’affidavit de Mme Gideon daté du 15 mars 2024, le Comité d’appel déclare ceci : [traduction] « La mise sur pied du nouveau processus d’appel plus indépendant est en cours depuis le mois d’avril 2018, en collaboration avec les parties concernées par l’affaire en matière de discrimination dont avait été saisi le Tribunal relativement aux services à l’enfance et à la famille des Premières Nations et au principe de Jordan. […] Nous sommes privilégiés de pouvoir agir à titre de membres du Comité d’appel. Nous sommes pleinement conscients de l’incidence de nos décisions sur la vie des enfants des Premières Nations et de leurs familles. Les besoins sont tellement grands, et les situations et le vécu de ces enfants restent imprégnés dans nos mémoires. Les décisions à prendre sont rarement simples. Les demandes les plus complexes se rendent en appel et, souvent, ces demandes font partie d’autres demandes qui ont été approuvées. De nombreux enfants reçoivent de l’aide récurrente sur le fondement du principe de Jordan, et le lien qui les unit à ce principe persiste pendant bon nombre d’années ».

[99] En outre, le PGC n’a pas justifié pourquoi une ordonnance de confidentialité était requise pour la présente catégorie; il a simplement formulé une observation générale portant qu’il s’agissait de renseignements personnels. Comme il est mentionné précédemment, le fait qu’un document contienne des renseignements personnels ne suffit pas à justifier une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Il doit également y avoir des motifs de conclure que les conditions énoncées au paragraphe 52(1) de la LCDP et dans l’arrêt Sherman (Succession) sont remplies.

[100] Le Tribunal est d’accord avec la Commission pour dire que, selon les alinéas j) et k) de la définition du terme « renseignements personnels » figurant à l’article 3 de la LPRP, le nom des employés d’une institution fédérale et des personnes qui assurent la prestation de services à une institution fédérale au titre d’un contrat, ainsi que d’autres renseignements précisés à ces alinéas, ne sont pas des renseignements personnels. Le fait que ces exceptions soient prévues dans la LPRP montre qu’il est dans l’intérêt du public que celui-ci ait accès aux renseignements sur les personnes qui assurent la prestation de services gouvernementaux.

[101] Le Tribunal conclut, selon la preuve, que la plupart des membres du Comité d’appel de SAC ont déjà un profil public qui comprend leur nom complet, leur photo et d’autres informations. Cependant, même si ces renseignements à leur sujet n’étaient pas déjà publics, la nature de leur travail milite en faveur de la publicité plutôt que de la protection des renseignements.

[102] Conformément aux principes de justice naturelle et d’équité, doivent être publics le nom complet, la profession et les qualifications des membres d’un comité qui sont nommés par le gouvernement fédéral suivant les ordonnances du Tribunal et dont le mandat est d’examiner les appels interjetés à l’encontre de décisions relatives à des demandes fondées sur le principe de Jordan. D’ailleurs, c’est l’adresse professionnelle des membres qui sera divulguée en l’espèce et non leur adresse personnelle. Le Tribunal conclut que la divulgation de ces renseignements ne portera pas atteinte à la vie privée et à la dignité des personnes ni au cœur même de leurs renseignements biographiques d’une manière qui menace leur intégrité.

[103] Étant donné que la première condition du critère n’est pas remplie, il n’est pas nécessaire que le Tribunal se penche sur les deuxième et troisième conditions.

[104] Le PGC ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait dans le cadre de la présente catégorie, et la forte présomption qui existe en faveur de la publicité des débats judiciaires sous le régime de la LCDP n’est pas réfutée.

[105] La demande d’ordonnance de confidentialité est rejetée pour la présente catégorie.

VII. Ordonnances

[106] Au titre de l’alinéa 52(1)c) et du paragraphe 52(2) de la LCDP, le Tribunal fait droit en partie à la demande d’ordonnances de confidentialité pour les catégories de renseignements no 2 (sauf pour les passages indiqués plus haut) et no 3.

[107] Le Tribunal rejette la demande d’ordonnances de confidentialité pour les catégories nos 4 et 5.

[108] L’ordonnance de confidentialité provisoire reste en vigueur pour la catégorie no 1. Au moment de la publication de la présente décision sur requête, les renseignements demandés au paragraphe 49 avaient été reçus. Le Tribunal se penchera à nouveau sur l’ordonnance de confidentialité provisoire pour la catégorie no 1 afin de déterminer si elle devrait être levée ou rendue permanente. Cette question fera l’objet d’une autre décision sur requête.

A. Échéancier

[109] Le PGC doit, au plus tard le 2 avril 2024, modifier les affidavits et les autres documents afin que ceux-ci soient conformes à l’ensemble des ordonnances qui précèdent. Il doit aussi déposer une copie électronique et deux copies papier auprès du Tribunal, en plus de transmettre une copie électronique aux parties. Au moment de la publication de la présente décision sur requête, le PGC s’était conformé à ce délai ainsi qu’aux ordonnances.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 30 juillet 2024


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

David P. Taylor, Sarah Clarke et Kevin Droz , avocats, pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke, Lacey Kassis et Adam Williamson , avocats, pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith et Jessica Walsh , avocats, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Christopher Rupar, Paul Vickery, Sarah-Dawn Norris, Meg Jones, Dayna Anderson, Kevin Staska et Samantha Gergely , avocats, Procureur général du Canada, pour l’intimé

Maggie Wente et Darian Baskatawang, avocats, pour les Chefs de l’Ontario, la partie intéressée

Julian Falconer, Christopher Rapson et Shelby Percival, avocats, pour la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée



[1]En 2016, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies (le « CDESC ») a recommandé que le Canada révise et hausse le financement qu’il accorde pour les services d’aide à la famille et à l’enfance offerts aux peuples autochtones vivant dans des réserves, et qu’il se conforme entièrement à la décision que le Tribunal a rendue le 26 janvier 2016 (voir l’affidavit de Mme Blackstock, au par. 33, ainsi que la pièce L : CDESC, 23 mars 2016, Observations finales) (voir 2018 TCDP 4, aux par. 82 et 191).

[3] Information accessible au public.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.