Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La présente décision porte sur la requête de Mme Rizzo visant à obtenir une ordonnance d’anonymisation et de confidentialité. Dans la plainte qu’elle a faite à la Commission canadienne des droits de la personne, Mme Rizzo soutient qu’Air Canada a fait preuve de discrimination à son égard en cours d’emploi en raison de sa déficience (trouble de santé mentale). Elle souhaite limiter l’accès à ses renseignements d’identification personnels, à des renseignements qui présenteraient un risque pour sa sécurité ou lui causeraient un préjudice indu s’ils étaient rendus publics, à ses renseignements médicaux et à des renseignements concernant ses témoins.

Le Tribunal accepte une partie de la requête de Mme Rizzo. Il ordonne la suppression de son adresse personnelle, sa date de naissance, son numéro de téléphone, son numéro d’assurance sociale et son numéro de carte d’assurance-maladie des documents du dossier du Tribunal. Cependant, le Tribunal rejette les autres parties de la requête de Mme Rizzo.

Les exceptions à la règle voulant que l’instruction menée par le Tribunal soit publique (le « principe de la publicité des débats judiciaires ») sont très limitées. Mme Rizzo devait prouver qu’il existait un risque sérieux que la communication des renseignements lui cause un préjudice indu. Le Tribunal a conclu que cette partie de la requête était trop générale. Mme Rizzo n’a pas précisé quels renseignements dans quels documents devaient être déclarés confidentiels. De plus, elle n’a fourni aucun élément de preuve permettant de conclure à l’existence d’un préjudice indu. Ses déclarations générales ne suffisent pas à démontrer qu’elle courrait un risque sérieux de subir un préjudice indu. Sans éléments de preuve, le Tribunal ne pouvait pas justifier une exception au principe de la publicité des débats judiciaires.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 90

Date : Le 12 juillet 2024

Numéro du dossier : HR-DP-2788-22

Entre :

Sabrina Rizzo

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois

 



I. APERÇU

[1] La plaignante, Sabrina Rizzo, allègue qu’Air Canada, l’intimée, a fait preuve à son égard de discrimination au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la « LCDP »), pour le motif de la déficience, à savoir la maladie mentale.

[2] Mme Rizzo a déposé une requête en vue d’obtenir des ordonnances d’anonymisation et de confidentialité.

[3] Dans un courriel envoyé le 6 mai 2024, la plaignante a fait les demandes suivantes :

[traduction]

[…] que tous mes renseignements, particulièrement ceux d’ordre médical, demeurent confidentiels. J’ai besoin d’une protection complète de ma vie privée et de mes renseignements personnels. Le fait que mes renseignements personnels soient publics, et donc mis à la disposition de n’importe qui, me causerait un préjudice injustifié.

[4] Le 7 mai 2024, elle a ajouté :

[traduction]

Je sollicite et j’exige la confidentialité totale dans mon dossier. La discrimination dont j’ai été victime m’a fait subir beaucoup de préjudices et, pour moi, il n’est pas acceptable que cela soit public. Aimeriez-vous que votre dossier médical et vos renseignements personnels soient publiés?

[5] Le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») a demandé à Mme Rizzo de fournir plus de détails sur sa requête. Il lui a indiqué qu’elle devait examiner ses documents puis envoyer une réponse par écrit dans laquelle elle préciserait quelle partie elle souhaitait voir caviardée, et dans quel document.

[6] Le 14 juin 2024, Mme Rizzo a transmis la réponse suivante :

[traduction]

Je demande à ce qu’une ordonnance de confidentialité soit rendue et à ce que certains éléments soient caviardés dans mon dossier. {…] Je veux que l’accès à mes renseignements soit restreint afin de ne pas être facilement identifiable et ainsi risquer de devenir la cible de vol d’identité et d’activités frauduleuses, et pour assurer ma sécurité personnelle et mon bien-être. Veuillez, s’il vous plaît, caviarder tous les éléments suivants :

1. Toutes mes données d’identification personnelle… mon nom, mon adresse, ma date de naissance, mon numéro de téléphone, mon numéro d’assurance sociale et mon numéro de carte Santé ainsi que toutes les informations relatives à mes comptes financiers.

2. Toute donnée biométrique (faciale, vocale, oculaire et empreinte digitale) qui a été recueillie par le ministère des Transports lors du contrôle de sécurité effectué alors que j’étais agente de bord.

3. Toute information dont la divulgation est susceptible de constituer une menace pour ma sécurité ou de me causer des préjudices injustifiés.

4. Veuillez restreindre l’accès à mes renseignements médicaux et les retrancher entièrement de mon dossier puisque je serais gravement déprimée s’ils étaient rendus publics. De plus, mes renseignements médicaux contiennent mon numéro de carte Santé, mon adresse, ma date de naissance, mon nom, de même que des informations très confidentielles et de nature délicate à mes yeux.

5. Veuillez également caviarder les noms, les professions et les numéros d’identification personnels de mes témoins.

[7] La Commission consent à l’ordonnance d’anonymisation sollicitée par la plaignante. En outre, elle mentionne que les données d’identification personnelle énumérées ci-dessus sont généralement caviardées dans les documents déposés auprès du Tribunal. En ce qui concerne les points 2 à 5, la Commission ne se prononce pas.

[8] L’intimée s’oppose à la demande d’anonymisation et à la requête en ordonnance de confidentialité de Mme Rizzo.

II. DÉCISION

[9] Le Tribunal accueillera en partie la requête en ordonnance de confidentialité soumise par Mme Rizzo. Il ordonnera que l’adresse personnelle, la date de naissance, le numéro de téléphone et les numéros d’assurance sociale et de carte Santé de Mme Rizzo soient caviardés des éléments de preuve qui figureront au cahier de documents. Ces renseignements devront également être retranchés des autres documents qui figurent déjà au dossier du Tribunal et de ceux qui pourraient y être ajoutés.

[10] La demande d’anonymisation et les autres demandes contenues dans la requête en ordonnance de confidentialité de la plaignante seront rejetées.

III. ANALYSE

[11] La LCDP énonce, en tant que principe général, que les instructions du Tribunal sont publiques (au par. 52(1)). Cependant, le Tribunal peut rendre une ordonnance de confidentialité lorsqu’il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique (à l’al. 52(1)c) de la LCDP).

[12] L’alinéa 52(1)c) est libellé comme suit :

52 (1) L’instruction est publique, mais le membre instructeur peut, sur demande en ce sens, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que, selon le cas :

[…]

c) il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;

52 (1) An inquiry shall be conducted in public, but the member or panel conducting the inquiry may, on application, take any measures and make any order that the member or panel considers necessary to ensure the confidentiality of the inquiry if the member or panel is satisfied, during the inquiry or as a result of the inquiry being conducted in public, that

. . .

(c) there is a real and substantial risk that the disclosure of personal or other matters will cause undue hardship to the persons involved such that the need to prevent disclosure outweighs the societal interest that the inquiry be conducted in public; or

[13] La Cour suprême du Canada a réaffirmé, dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, au paragraphe 30 [Sherman (Succession)], que la publicité des débats judiciaires, qui est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, est essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie.

[14] Ainsi, chaque fois qu’une personne cherche à obtenir une restriction du principe de la publicité des débats judiciaires, cette personne doit démontrer que la publicité des débats en cause présente un risque sérieux pour un intérêt opposé qui revêt une importance pour le public. Cette condition préliminaire est considérée comme un seuil élevé (Sherman (Succession), au par. 3). En effet, comme la Cour suprême du Canada l’avait résumé dans l’arrêt Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, aux paragraphes 23 à 26, il ne faut pas modifier à la légère le principe de la publicité des débats en justice.

[15] Bien que l’analyse effectuée dans l’arrêt Sherman (Succession) ne soit pas relative à la LCDP, elle est, dans l’ensemble, compatible avec les critères établis au paragraphe 52(1) de la LCDP. L’arrêt Sherman (Succession) clarifie l’analyse que le Tribunal doit réaliser en regard de la Loi lorsqu’il est appelé à trancher une requête en ordonnance de confidentialité (voir, par exemple, SM, SV et JR c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 35, aux par. 8 à 10 et A.B. et Gracie c. Service correctionnel du Canada, 2022 TCDP 15, aux par. 14 à 16).

[16] Avant d’entreprendre l’examen des demandes de Mme Rizzo, le Tribunal note que le terme « undue hardship » utilisé dans la version anglaise du paragraphe 52(1) de la LCDP n’a pas d’équivalent dans la version française. Cela dit, je souscris à la récente décision sur requête Abdul-Rahman c. Transports Canada, 2024 TCDP 7, au paragraphe 17 [Abdul-Rahman], dans laquelle le Tribunal a estimé que le fait d’exiger une preuve d’un préjudice injustifié cadre avec la position exprimée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sherman (Succession) selon laquelle il faut respecter un seuil élevé pour pouvoir obtenir une limitation de la publicité des débats judiciaires. Dans le cadre de l’analyse à réaliser, il convient donc d’évaluer la possibilité d’un préjudice injustifié.

[17] Dans la décision Peters c. United Parcel Service Canada Ltd. et Gordon, 2022 TCDP 25, au paragraphe 40 [Peters], le Tribunal a déclaré que le préjudice injustifié « va au-delà de la difficulté passagère, de l’embarras ou du stress normal qu’engendre le fait d’être partie à une procédure judiciaire publique. Il comporte en outre une dimension liée à l’obligation de rendre compte, laquelle coïncide avec l’attente selon laquelle notre système juridique public se doit d’agir de façon transparente ». La notion de préjudice injustifié « va au-delà de l’inconfort que les parties peuvent ressentir à l’idée que leurs actes et omissions, leurs allégations et les moyens de défense qu’elles invoquent puissent être soumis au jugement de tiers et susciter un intérêt au sein de la société ».

[18] Il incombe à Mme Rizzo de prouver l’existence d’un risque sérieux que la divulgation lui cause un préjudice injustifié.

[19] Le Tribunal estime que la requête de Mme Rizzo est trop large et ne précise pas quelle serait la partie d’un document de son dossier médical qui, si elle n’était pas caviardée ni maintenue confidentielle, lui ferait subir un préjudice injustifié. Mme Rizzo semble faire valoir que l’ensemble de son dossier médical devrait être maintenu confidentiel. Je conclus qu’un manque de précision empêche le Tribunal d’effectuer une analyse sérieuse du préjudice possible qu’elle invoque.

[20] Mme Rizzo souhaite restreindre l’accès aux renseignements [traduction] « afin de ne pas être facilement identifiable et ainsi risquer de devenir la cible de vol d’identité et d’activités frauduleuses, et pour assurer [sa] sécurité personnelle et [son] bien-être ». Cependant, elle n’a présenté aucun élément de preuve attestant du danger ou des risques auxquels elle serait exposée. Lorsqu’il lui faut déterminer s’il y a lieu de caviarder des documents, le Tribunal doit savoir quels renseignements devraient être retranchés, et pour quelles raisons. Je considère qu’une seule allégation de préjudice injustifié ne suffit pas à compenser l’absence d’éléments de preuve, dans un contexte où le principe de la publicité des débats judiciaires est la règle, et où le seuil à atteindre pour y imposer des restrictions est très élevé.

[21] En ce qui concerne plus particulièrement la demande d’anonymisation, le Tribunal, dans la décision sur requête White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2020 TCDP 5, au paragraphe 48 [White], a examiné des ordonnances d’anonymisation qui avaient été rendues dans des décisions antérieures. Dans certaines affaires, le Tribunal avait « conclu que l’identification du plaignant pourrait entraîner [un préjudice injustifié] et un risque de préjudice pour les enfants de celui-ci ou pourrait entraîner la divulgation de renseignements hautement personnels ou sensibles, par exemple dans des plaintes pour harcèlement sexuel » (voir, par exemple, M. X c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2018 TCDP 11, et N.A. c. 1416992 Ontario Ltd. et L.C., 2018 TCDP 33, aux par. 15 à 30). Dans d’autres affaires, le Tribunal avait été convaincu qu’il y avait une « possibilité réelle [que la partie qui demandait une ordonnance de confidentialité] subisse un préjudice en raison de stigmates pouvant nuire à ses perspectives d’emploi futures » (voir, par exemple, T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 10, aux par. 24 à 30).

[22] Dans la décision sur requête White, le Tribunal a jugé qu’« une déclaration générale concernant les intérêts en matière de vie privée de la plaignante » ne suffisait pas à démontrer un « risque sérieux » de préjudice injustifié. « Les questions de droits de la personne sont complexes et souvent très personnelles pour les parties concernées, y compris pour les plaignants », a-t-il ajouté. « En l’espèce, la plaignante n’a pas démontré en quoi son cas était différent des autres affaires de droits de la personne qui abordent de façon similaire des questions personnelles et qui portent souvent sur des questions de déficience et de santé » (White, au par. 49).

[23] Dans le présent dossier, le Tribunal est confronté au même genre de situation que dans l’affaire White, en ce sens que Mme Rizzo fait une déclaration générale non étayée par la preuve. Il est vrai qu’une stigmatisation sociale accompagne la maladie mentale, surtout lorsqu’une personne est à la recherche d’un emploi. Toutefois, Mme Rizzo n’a présenté aucun élément de preuve pour appuyer ce fait, ni quoi que ce soit d’autre. Par conséquent, le Tribunal n’a rien à analyser et ne peut donc pas justifier de rendre une décision favorable à la demande d’anonymisation de Mme Rizzo. Comme je l’ai déjà mentionné, de simples allégations ne peuvent compenser une absence de preuve. Or dans la présente affaire, la preuve est tout simplement inexistante.

[24] En outre, la déficience de Mme Rizzo est le motif de distinction illicite sur lequel repose sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. C’est elle qui invoque son état de santé (c.-à-d., sa maladie mentale) comme étant le motif sur lequel Air Canada se serait fondée pour la défavoriser en cours d’emploi. Compte tenu de l’absence de preuve, le Tribunal ne peut justifier de déroger au principe de publicité des débats judiciaires qui est crucial pour notre système judiciaire. Les demandes de Mme Rizzo doivent donc être rejetées, à l’exception de la partie qui concerne ses données d’identification personnelle, à savoir, son adresse personnelle, sa date de naissance, son numéro de téléphone, son numéro d’assurance sociale et son numéro de carte Santé.

IV. CONCLUSION

[25] Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal :

ACCUEILLE EN PARTIE la requête en ordonnance de confidentialité de Mme Rizzo;

ORDONNE que l’adresse personnelle, la date de naissance, le numéro de téléphone et les numéros d’assurance sociale et de carte Santé de Mme Rizzo soient retranchés des éléments de preuve qui figureront au cahier de documents, et que ces renseignements soient également retranchés des autres documents figurant au dossier du Tribunal et de ceux qui pourraient y être ajoutés. À cet effet, le Tribunal enjoint aux parties de procéder à un tel retranchement au fur et à mesure qu’elles déposeront des documents auprès de lui;

REJETTE la demande d’anonymisation de Mme Rizzo;

REJETTE les autres demandes de Mme Rizzo contenues dans sa requête en ordonnance de confidentialité.

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 12 juillet 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : HR-DP-2788-22

Intitulé de la cause : Sabrina Rizzo c. Air Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 12 juillet 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Sabrina Rizzo , pour son propre compte

Sophia Karantonis, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Rachel Younan et Jacob Wagner , pour l’intimée

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