Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Selon les Laboratoires nucléaires canadiens (LNC), la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») n’aurait pas dû transmettre le dossier de Leah Adams au Tribunal canadien des droits de la personne. Les LNC contestent la décision de la Commission devant la Cour fédérale. Elles demandent au Tribunal de suspendre la présente affaire en attendant la décision de la Cour fédérale.

Le Tribunal a décidé de ne pas suspendre l’affaire pour quatre raisons :

1. Le Tribunal n’a pas accepté l’argument des LNC selon lequel leur contestation de la décision de la Commission serait probablement accueillie puisque la Commission avait eu clairement tort de renvoyer l’affaire au Tribunal.
2. Le Tribunal n’a pas jugé qu’une suspension de la procédure du Tribunal serait efficace, même si la contestation devant la Cour fédérale se déroulerait plus rapidement.
3. Un litige entraîne toujours des frais juridiques et cela ne justifie pas une suspension des procédures du Tribunal.
4. Selon les délais fixés par les LNC pour l’audience devant la Cour fédérale, celle-ci devrait se terminer avant que le Tribunal rende sa décision, ce qui réduit beaucoup la probabilité que le Tribunal prenne une décision différente de celle de la Cour fédérale.

Le Tribunal est maintenant prêt à continuer.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 87

Date : Le 25 juin 2024

Numéro du dossier : HR-DP-2990-24

Entre :

Leah Adams

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Laboratoires Nucléaires Canadiens

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Sarah Churchill-Joly



I. APERÇU

[1] La présente décision porte sur une requête que l’intimée, les Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltée (« LNC »), a déposée afin de demander au Tribunal de suspendre l’instance jusqu’à ce que la Cour fédérale ait statué sur sa demande de contrôle judiciaire. En effet, l’intimée a sollicité auprès de la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a renvoyé l’affaire devant le Tribunal. L’intimée affirme qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l'instance du Tribunal. La plaignante, Cynthia « Leah » Adams, s’oppose à la requête et fait valoir que des délais supplémentaires lui seraient préjudiciables.

[2] En l’espèce, une suspension de l’instance ne favoriserait pas le déroulement d’une procédure juste et expéditive, et aucune circonstance exceptionnelle ne permet d’affirmer qu’une suspension est dans l’intérêt de la justice. La question de savoir si la plaignante a fait l’objet de discrimination lorsque les LNC ont mis fin à son contrat de travail alors qu’elle était en congé de maladie n’est pas une question qui appartient au droit du travail, comme le prétend l’intimée, mais une question de droits de la personne qui relève directement de l’expertise du Tribunal. La décision de la Commission de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il la tranche ne comporte pas d’erreur exceptionnelle ou évidente qui augmenterait les risques d’une intervention judiciaire.

[3] S’il est vrai que les parties ne peuvent pas récupérer leurs frais de justice engagés devant le Tribunal, et que les procédures multiples sont coûteuses en ressources pour les tribunaux, la présente affaire n’est pas inhabituelle pour autant. En outre, le risque de résultats contradictoires entre la décision de la Cour fédérale et celle du Tribunal est faible, compte tenu des délais prévus mentionnés par l’intimée. Si l’on tient compte, d’une part, du préjudice que subirait la plaignante advenant que le Tribunal décide de suspendre l’instruction de sa plainte, et d’autre part, de la capacité du Tribunal à procéder sans délai à cette instruction, étant donné l’affectation d’un membre du Tribunal au dossier, il n’est pas justifié d’accorder une suspension de l’instance. L’intérêt de la justice milite en faveur de la poursuite de l’instance du Tribunal, comme prévu. La requête de l’intimée visant à suspendre l’instance est donc rejetée.

II. CONTEXTE

[4] Le 25 mai 2020, la plaignante, au titre de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C (1985), ch. H-6 (la « Loi), une plainte dans laquelle elle allègue avoir subi un traitement défavorable lorsque son employeur, l’intimée, a procédé à son congédiement alors qu’elle était en congé d’invalidité.

[5] Le 6 février 2024, après l’enquête de la Commission sur la plainte, la Commission a demandé au Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi parce que, compte tenu de toutes les circonstances de la plainte, une enquête plus approfondie était justifiée. Le 5 mars 2024, l’intimée a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale.

[6] Le 12 avril 2024, l’intimée a déposé auprès du Tribunal une requête en suspension de l’instance, en attendant que la Cour fédérale se prononce sur sa demande de contrôle judiciaire. C’est cette requête qui fait l’objet de la présente décision.

III. QUESTION EN LITIGE

[7] La requête soulève la question suivante :

L’intérêt de la justice exige-t-il que l’instance relative à la présente plainte soit suspendue jusqu’à ce que la Cour fédérale statue sur la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimée à l’encontre de la décision de la Commission de renvoyer la plainte devant le Tribunal?

IV. DROIT APPLICABLE

[8] Le droit applicable aux requêtes qui visent à suspendre une procédure propre à un organisme juridictionnel, comme c’est le cas ici, a évolué au cours des dernières années. La Cour suprême du Canada a déjà défini, dans l’arrêt RJR-MacDonald, 1994 CanLII 117 (SCC), un exigeant critère à trois volets qui consiste à déterminer : 1) s’il y a une question sérieuse de fait ou de droit à juger; 2) si un préjudice irréparable sera causé; et 3) quelle est la prépondérance des inconvénients. Ce critère est employé par les cours de justice lorsqu’elles sont appelées à suspendre les procédures d’autres instances juridictionnelles, en attendant l’issue d’un appel ou d’une autre démarche, ou encore, d’une demande d’injonction. Or, dans le cas qui nous occupe, plutôt que d’appliquer ce critère, la Cour fédérale doit maintenant analyser si, compte tenu de toutes les circonstances, « l’intérêt de la justice » justifie de retarder l’affaire : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 [Mylan], au par. 14. Voir également Clayton c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 [Clayton].

[9] Le Tribunal a adopté cette approche dans la décision sur requête Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2018 TCDP 5 [Duverger], à laquelle les parties me renvoient à juste titre. Dans cette affaire, le Tribunal a repris les principes établis dans l’arrêt Mylan en les appliquant dans le cadre de la Loi. Le libellé de la Loi ne fait pas expressément mention de « l’intérêt de la justice », à la différence de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, sur lequel les décisions Mylan et Clayton se fondent, et qui autorise les Cours fédérales à suspendre une procédure « lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige ». Néanmoins, je souscris à l’avis exprimé par le Tribunal dans la décision Duverger, selon lequel la notion d’intérêt de la justice sous-tend les principes de justice naturelle, d’équité procédurale et de célérité prévus au paragraphe 48.9(1) de la Loi, et constitue le précepte fondamental sur lequel se base le pouvoir des cours d’imposer une suspension des procédures : Duverger, au par. 54. Voir aussi Korea Data Systems (USA), Inc. v. Aamazing Technologies Inc., 2012 ONCA 756, aux par. 16 à 18.

[10] En d’autres termes, pour statuer sur une requête en suspension de l’instance, le Tribunal doit déterminer s’il existe des considérations liées à l’intérêt de la justice qui justifient de faire droit à la requête.

[11] Les considérations relatives à l’intérêt de la justice sont à la fois discrétionnaires et d’ordre général, et elles peuvent varier en fonction des circonstances. Elles peuvent porter sur le risque de dédoublement des ressources judiciaires et juridiques, la durée de la suspension demandée, le motif de la requête, la perte potentielle de ressources judiciaires, l’état d’avancement de la procédure et tout préjudice éventuellement causé aux parties : Mylan au par. 5; Power To Change Ministries v. Canada (Employment, Workforce and Labour), 2019 CanLII 13579, au par. 20; Clayton c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 1, au par. 28. Ces considérations cadrent avec les pleins pouvoirs du Tribunal sur les procédures dont il est saisi, pouvoirs qu’il tire du paragraphe 50(2) et de l’alinéa 50(3)e) de la Loi, ainsi que des paragraphes 1(1) et 1(6) des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, notamment celui de trancher des questions de procédure, par exemple celle de savoir s’il doit suspendre l’instance tenue devant lui. Les tribunaux administratifs sont maîtres de leur propre procédure. Toutefois, leurs décisions doivent être étayées par la preuve et adaptées aux circonstances. Par ailleurs, les requêtes visant à suspendre les procédures ne devraient être accueillies que dans des circonstances exceptionnelles : Bailie et al. c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6, au par. 22. L’intimée soutient qu’il existe, en l’espèce, des circonstances exceptionnelles justifiant d’accorder une suspension.

V. OBSERVATIONS DES PARTIES ET ANALYSE

[12] Lorsqu’une demande ou une requête est présentée au Tribunal, le fardeau de la preuve incombe à la partie requérante. Je conclus qu’en l’espèce, l’intimée ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

A. Question : est-il dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance?

[13] Non. Bien que je comprenne les préoccupations de l’intimée, les circonstances de l’affaire ne permettent pas de conclure qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance.

(i) Existe-t-il des circonstances exceptionnelles justifiant la suspension de l’instance du Tribunal?

[14] L’intimée soutient que, compte tenu de la nature évidente de l’erreur de la Commission qui constitue le fondement de la demande de contrôle judiciaire, les faits en l’espèce satisfont au critère des « circonstances exceptionnelles » justifiant une suspension, suivant l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax Regional Municipality]. Dans cet arrêt, la Cour suprême a jugé que les tribunaux de révision ne devaient intervenir dans la décision d’une commission des droits de la personne de renvoyer une plainte à une commission d’enquête que « lorsque la loi ou la preuve n’offre aucun fondement raisonnable à la décision » (aux par. 45 et 53).

[15] La position de l’intimée est que le renvoi par la Commission se fonde sur un droit désuet concernant l’obligation de l’employeur de suspendre un délai de préavis lorsqu’un employé atteint d’invalidité n’est pas en mesure de chercher un autre emploi. Cette erreur est soi-disant [traduction] « évidente, à la lecture du rapport [de la Commission] ». Étant donné que cette question, invoquée comme fondement au contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, est la seule partie de la plainte que la Commission a renvoyée au Tribunal, l’intimée en déduit que la demande de contrôle aura de meilleures chances de succès que dans les affaires Duverger et Halifax Regional Municipality. L’intimée conteste également la conclusion de la Commission selon laquelle la plaignante, contrairement à d’autres employés qui ont dû travailler pendant leur période de préavis, a subi un quelconque traitement défavorable.

[16] Enfin, l’intimée fait valoir que la question soulevée dans l’avis de requête a trait à des principes de common law en matière de licenciement et de préavis raisonnable, et non à l’interprétation de la Loi. Lorsqu’un contrôle judiciaire porte sur l’interprétation de la Loi, le critère rigoureux énoncé dans l’arrêt Halifax Regional Municipality militera fortement en faveur d’une poursuite de l’instruction par le Tribunal, malgré l’existence de procédures de contrôle judiciaire parallèles. Étant donné que la question examinée ne relève pas de l’expertise du Tribunal, ce critère exigeant ne s’applique pas. Selon l’intimée, voilà qui distingue également la présente affaire de l’affaire Duverger, dans laquelle le renvoi au Tribunal par la Commission était lié à la loi habilitante de ce dernier. En l’espèce, la Cour fédérale a une compétence concurrente pour trancher la question, et ne fera preuve d’aucune déférence à l’égard du Tribunal. En d’autres termes, lorsqu’ils sont combinés à la norme de la décision correcte que la Cour fédérale appliquera, les faits en l’espèce satisfont au critère relatif à l’existence de « circonstances exceptionnelles ».

[17] Contrairement à ce que fait valoir l’intimée, la question de savoir si la plaignante a fait l’objet d’une discrimination fondée sur la déficience lorsque son employeur n’a pas suspendu sa période de préavis et l’a congédiée est une question qui relève de l’expertise particulière du Tribunal. En effet, en tant que créature de la Loi, le Tribunal n’a compétence pour instruire une plainte que si cette compétence prend sa source dans la Loi : Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14 (CanLII) au par. 16. L’intimée invoque les décisions White v FW Woolworth Co, 1996 CanLII 11076 (NL CA) au paragraphe 69, Datardina v. Royal Trust Corp. Of Canada, 1995 CanLII 1538 (BC CA) [Datardina]; White v. Viceroy Fluid Power International Inc, 1997 CanLII 3448, au paragraphe 6; et Bohun v. Similco Mines Ltd, 1995 CanLII 285 (BC CA.), au paragraphe 11, pour appuyer sa position selon laquelle la période de préavis raisonnable prévue en common law ne devrait pas être suspendue pour tenir compte de la déficience d’un employé. Cette jurisprudence, bien qu’instructive, émane de diverses juridictions provinciales en matière d’emploi. Aucune de ces décisions ne présente une analyse de la question sous l’angle des droits de la personne, et aucune ne lie le Tribunal.

[18] Dans la décision Datardina citée par l’intimée, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que la plaignante avait subi deux pertes distinctes : la perte de la capacité d’occuper un emploi existant en raison d’une blessure, et la perte de la possibilité de chercher et de trouver un nouvel emploi. Alors que la plaignante n’avait pas pu obtenir une double indemnisation pour sa blessure invalidante causée par un accident en vertu des principes de la responsabilité civile délictuelle, les principes servant de fondement à l’octroi de dommages-intérêts pour rupture de contrat étaient, comme l’a expliqué le juge Lambert, [traduction] « entièrement différents » : Datardina, aux paragraphes 7 à 10. Il en va de même pour les droits de la personne. Le fait qu’un acte puisse être autorisé par le droit du travail ne signifie pas qu’il ne peut pas constituer de la discrimination au sens de la Loi : Canada (Procureur général) c. Morgan (C.A.), 1991 CanLII 13184 (CAF), motifs concordants du juge Marceau, à la page 416. Le Tribunal ne doit pas se livrer ici à une interprétation de la common law en matière de licenciement et de préavis raisonnable, bien que la jurisprudence pertinente puisse l’aider dans son travail. Le Tribunal examinera plutôt, sur le fondement des éléments de preuve fournis par les parties, si la plaignante arrive à établir, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de discrimination au sens de l’article 7 de la Loi et, dans l’affirmative, si l’intimée parvient à justifier la discrimination conformément à l’article 15 de la Loi. Dans les affaires relatives aux droits de la personne en matière d’emploi, cette justification est généralement présentée comme étant une exigence professionnelle justifiée du point de vue de la santé, de la sécurité et des coûts. Si cette exigence n’est pas démontrée, la plainte sera jugée fondée : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), aux par. 54-68. Or, dans aucune des affaires citées par l’intimée ne procède-t-on à une telle analyse. Et, même si tel avait été le cas, la nature factuelle de l’évaluation à réaliser appuie l’idée qu’il est nécessaire, pour le Tribunal, de déterminer si les mêmes conclusions devraient être appliquées au dossier de la plaignante en l’espèce.

[19] Quant à l’argument selon lequel il est manifeste et évident que la plaignante n’a subi aucun traitement défavorable, je relève que la position de la plaignante sur ce point est qu’elle a subi un traitement défavorable parce que, contrairement à ses collègues physiquement aptes, elle n’a pas pu, à cause de sa déficience, mettre à profit la période de préavis pour chercher un autre emploi. Il n’est pas manifeste et évident que cet argument est dénué de fondement; par ailleurs, il est normalement censé relever de l’expertise du Tribunal en matière d’interprétation de ses propres lois : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux par. 42 à 53.

(ii) Une suspension favoriserait-elle une instruction juste et expéditive?

[20] L’intimée soutient qu’une fois pondérés tous les intérêts divergents applicables, celui qui consiste en « l’utilisation juste et équitable de ressources [judiciaires] restreintes » penche en faveur de sa requête en suspension de l’instance (citant Bailie c. Air Canada, 2012 TCDP 6). L’intimée estime, au vu de l’échéancier actuellement fixé pour la procédure devant la Cour fédérale, qu’elle peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une audience ait lieu dès l’automne 2024. Le Tribunal, quant à lui, a fait état d’un arriéré; il a averti les parties que la gestion de l’instance en vue d’une audience ne commencerait pas avant plusieurs mois, en ajoutant qu’il n’y avait pas de membre disponible à qui confier le présent dossier et la tâche de décider de la requête en suspension. Dans ce contexte, la demande de contrôle sera tranchée plus rapidement que la plainte devant le Tribunal, et une suspension n’entraînera qu’[traduction] « un retard minime, le cas échéant, dans le processus d’instruction du Tribunal ».

[21] L’intimée a raison de dire que le Tribunal n’était pas en mesure de traiter rapidement la plainte lorsqu’il a envoyé aux parties les lettres les informant qu’il fallait s’attendre à des retards, mais les circonstances ont changé depuis. On m’a confié la plainte, et je peux traiter l’affaire sans délai. Si le Tribunal devait accorder une suspension jusqu’à ce que les parties reçoivent une décision de la Cour fédérale, la présente instance en serait considérablement retardée; autrement, l’instruction se déroulera selon les délais habituels.

[22] Il demeure possible que les parties parviennent au stade de l’audience devant la Cour fédérale avant que n’ait lieu celle devant le Tribunal. Il n’y aurait là rien d’inhabituel, vu la nature expéditive de la procédure de contrôle judiciaire, comparativement au temps nécessaire pour entendre les témoignages en première instance. Toutefois, l’intimée ne m’a pas convaincue que l’une ou l’autre de ces circonstances l’emporte sur l’intérêt public qui exige que les plaintes pour discrimination soient traitées de façon expéditive : paragraphe 48.9(1) de la Loi.

(iii) Y a-t-il des considérations liées aux coûts ou d’autres considérations qui l’emportent sur un éventuel préjudice?

[23] Je suis consciente que cette plainte a mis du temps à parvenir au Tribunal et que les délais rencontrés, quelles qu’en soient les origines, causent un préjudice aux parties, qui doivent attendre des années avant que leur affaire ne soit résolue. J’estime que, contrairement à ce qu’affirme l’intimée, une suspension porterait préjudice à Mme Adams, précisément parce que son congédiement a pris effet il y a près de cinq ans.

[24] Ce préjudice doit être pris en compte au même titre que d’autres intérêts. Je reconnais que la préparation des dossiers relatifs aux deux procédures s’accompagne de frais juridiques, de coûts supplémentaires et de désagréments généraux. La partie intimée a raison de dire qu’elle n’est généralement pas en mesure de recouvrer les dépends devant le Tribunal : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 [Mowat]. Ce constat vaut pour les deux parties, et il est habituel dans les affaires portées devant les tribunaux administratifs. Il s’agit, pour reprendre les termes employés par la Cour fédérale dans la décision Bell Canada v. Communication, Energy and Paperworkers Union of Canada (1997), 127 FTR 44, 1997 CanLII 4851 (FC), au paragraphe 40, de [traduction] « frais engagés dans le cours ordinaire d’une affaire », et aucune des parties n’a fait état de circonstances qui me donneraient à penser qu’un préjudice irréparable risque d’être causé en l’espèce.

[25] Enfin, je dois également prendre en considération l’argument de l’intimée selon lequel il existe un risque important de résultats contradictoires, en raison de l’examen simultané, par la Cour fédérale, de la demande de contrôle judiciaire. L’arrêt de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, sur lequel l’intimée s’appuie pour étayer sa position, portait sur une demande de suspension dans le contexte d’une action judiciaire distincte et parallèle qui, selon cette cour, [traduction] « [étai]t susceptible de résoudre au moins certaines des questions soulevées dans la présente action, ce qui se traduira[it] par une économie importante des ressources judiciaires et des frais juridiques qui auraient autrement été dépensés pour traiter les mêmes questions en l’espèce » : Apotex Inc. v. Schering Corporation, 2013 ONSC 1411, au par. 17.

[26] Il s’agit là d’une situation différente de celle où la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, car dans ce cas, les procédures de la Cour fédérale et du Tribunal ne se déroulent pas simplement en parallèle, mais sont plutôt reliées par la même décision de la Commission. En l’espèce, le risque de parvenir à un résultat contradictoire est faible. Premièrement, comme l’a souligné la plaignante, le critère préliminaire à satisfaire pour qu’une cour puisse intervenir relativement à une décision de renvoi de la Commission est strict, et il devra être rempli, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il est question d’une procédure véritablement parallèle, comme dans l’arrêt Apotex. Deuxièmement, et, surtout, compte tenu de l’échéancier prévu par l’intimée elle-même pour la procédure devant la Cour fédérale, il est plus probable que les parties et le Tribunal recevront la décision de la Cour relative au contrôle avant que le Tribunal ne se prononce sur la présente plainte. Le Tribunal pourra alors procéder à l’instruction en fonction des directives de la Cour fédérale, ce qui permettra d’éliminer le risque d’un résultat contradictoire. Enfin, il n’est pas rare que la Cour fédérale doive se pencher sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal. À moins qu’il n’existe d’autres circonstances exceptionnelles, le fait d’accorder une suspension des procédures dans ce type de situation desservirait notre régime législatif ainsi que le processus quasi judiciaire de notre Tribunal : Duverger, au par. 71.

VI. ORDONNANCE

[27] En résumé, après avoir soupesé les différents intérêts de la justice qui sont en jeu en l’espèce, je ne vois aucune circonstance qui justifierait d’accorder, à titre exceptionnel, une suspension de la procédure du Tribunal. Tout comme dans la décision sur requête Duverger, les arguments de l’intimée concernant le résultat de la demande de contrôle judiciaire reposent sur des hypothèses, tout comme les estimations de temps fournies pour les procédures devant la Cour fédérale et le Tribunal. Les délais pour ce dernier ont également changé récemment, ce qui affaiblit la position de l’intimée à cet égard. Enfin, je ne suis convaincue ni que les considérations liées aux coûts, aux inconvénients ou au risque de résultats contradictoires devraient l’emporter sur le préjudice que causera une suspension de l’instance, ni que, tout bien soupesé, l’intérêt de la justice milite en faveur de ce que le Tribunal fasse droit à la présente requête.

[28] Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal n’est pas convaincu que l’intimée est parvenue à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance du Tribunal jusqu’à ce que la Cour fédérale se prononce sur la demande de contrôle judiciaire.

[29] La requête est rejetée.

Signée par

Sarah Churchill-Joly

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 juin 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : HR-DP-2990-24

Intitulé de la cause : Leah Adams c. Canadian Nuclear Laboratories

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 25 juin 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Kris Saxberg et Katherine Olson , pour la plaignante

Kevin MacNeill et Jean-Simon Schoenholz , pour l’intimée

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.