Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Le Tribunal a rejeté les plaintes de Robert Renaud et d’Abraham Morigeau parce qu’elles ne relèvent pas de la Loi canadienne sur les droits de la personne. M. Renaud et M. Morigeau, qui sont Autochtones, ont déposé des plaintes pour atteinte aux droits de la personne après que le Bureau du registraire des Indiens a rejeté leurs demandes d’inscription à titre d’« Indien ». Ils ont soutenu que les critères d’admissibilité à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens constituent de la discrimination fondée sur l’âge, le sexe et la situation de famille. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada voulait que le Tribunal rejette les plaintes parce que celles-ci n’avaient aucune chance raisonnable de succès. Le Tribunal a estimé que l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne peut être invoqué pour contester des lois. Dans ce cas-ci, M. Renaud et M. Morigeau ne pouvaient pas être inscrits comme « Indiens » en raison des critères de la Loi sur les Indiens. Seules les cours de justice ont compétence pour entendre une contestation directe d’une loi.

Contenu de la décision

Tribunal canadien

des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human

Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 26

Date : Le 22 avril 2024

Numéros de dossier : T1894/12612 et T1894/12412

[traduction française]

Entre :

Robert Renaud et Abraham Morigeau

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Affaires autochtones et Développement du Nord Canada

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana

 


APERÇU

[1] M. Renaud est un Autochtone né en 1942. Abraham Morigeau est un Autochtone né en 1933. Ils sont les plaignants dans la présente affaire et ont présenté une demande d’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5. Le Bureau du registraire des Indiens a refusé leurs demandes parce qu’ils ne répondaient pas à la définition d’« Indien » au sens de la Loi sur les Indiens au moment où ils ont présenté leurs demandes. M. Renaud et M. Morigeau ont déposé des plaintes pour atteinte aux droits de la personne dans lesquelles ils soutenaient que les critères d’admissibilité à l’inscription prévus à l’article 6 de la Loi sur les Indiens constituent de la discrimination fondée sur l’âge, le sexe et/ou la situation de famille.

[2] L’intimé, autrefois connu sous le nom d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, veut que le Tribunal rejette les plaintes de façon préliminaire parce qu’il affirme qu’elles n’ont aucune chance raisonnable de succès. L’intimé soutient que l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi ») ne peut pas être invoqué pour contester les critères d’admissibilité à l’inscription prévus dans la Loi sur les Indiens et qu’il faut s’adresser aux cours de justice pour contester directement une loi.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») convient que les plaintes n’ont aucune chance raisonnable d’aboutir. Les plaignants n’ont pas répondu à la requête en rejet des plaintes.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les plaintes doivent être rejetées. Les questions dépassent la portée de la Loi.

CONTEXTE

[5] La Loi sur les Indiens établit un régime d’inscription prévoyant une liste exhaustive de critères d’admissibilité au statut d’« Indien ». Ces critères ne correspondent pas nécessairement aux coutumes propres à chaque communauté autochtone pour ce qui est de définir l’appartenance de ses membres ou ne cadrent pas nécessairement non plus avec l’identité ou le patrimoine autochtones (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 4 [Matson/Andrews (CSC)]).

[6] M. Renaud est né en 1942 et, au moment de sa naissance, ni ses grands-parents maternels ni ses parents n’avaient de statut en vertu de la Loi sur les Indiens, même si sa mère et sa grand-mère maternelle étaient Autochtones. Par conséquent, M. Renaud n’était pas admissible à l’inscription. M. Morigeau est né en 1933 et, au moment de sa naissance, ni ses grands-parents paternels ni ses parents n’avaient de statut en vertu de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, M. Morigeau n’était pas admissible à l’inscription.

[7] Avant 1985, la Loi sur les Indiens retirait aux femmes leur statut d’Indiennes lorsqu’elles épousaient un homme sans statut. Cependant, les hommes ne perdaient rien, quelle que soit la personne qu’ils épousaient. Si un homme avec le statut d’Indien épousait une femme sans statut, cette dernière obtenait ce statut.

[8] Les modifications législatives à la Loi sur les Indiens adoptées en 1985 et en 2011 ont rétabli le droit au statut de certaines femmes et de leurs petits-enfants qui l’avaient perdu précédemment par suite d’un mariage. Ces changements ont donc permis à la grand-mère maternelle et à la mère de M. Renaud et à la grand-mère paternelle et au père de M. Morigeau de s’inscrire en vertu de l’alinéa 6(1)c) et du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Les petits-enfants nés le 4 septembre 1951 ou après cette date sont également devenus admissibles au statut.

[9] M. Morigeau a présenté quatre demandes d’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens, en 1987, 2005, 2008 et 2011. M. Renaud en a présenté trois, en 1991, 2009 et 2011. Le Bureau du registraire des Indiens a informé les plaignants, chaque fois qu’ils ont présenté une demande, qu’ils n’étaient pas admissibles à l’inscription parce qu’ils ne répondaient pas aux critères prévus dans la Loi sur les Indiens. Les plaignants sont également nés avant la date limite de 1951 prévue dans la Loi sur les Indiens.

[10] M. Renaud a déposé une plainte auprès de la Commission en 2011 dans laquelle il soutenait que la Loi sur les Indiens établissait une discrimination fondée sur l’âge et/ou le sexe, et M. Morigeau en a déposé une la même année dans laquelle il soutenait que la discrimination était fondée sur l’âge, le sexe et/ou la situation de famille. La Commission a renvoyé les deux plaintes au Tribunal en décembre 2012 et a demandé au Tribunal de les traiter ensemble comme une même affaire.

[11] Les plaintes ont été suspendues dans l’attente de l’issue de deux autres plaintes déposées auprès du Tribunal qui contestaient également la Loi sur les Indiens. Le Tribunal a rejeté ces plaintes et a conclu que l’article 5 de la Loi ne pouvait pas servir à contester directement des lois fédérales adoptées par le législateur en affirmant qu’elles sont discriminatoires (Matson et al c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13; Andrews et al c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21) [désignées ensemble « Matson/Andrews (TCDP) »]. En d’autres termes, l’élaboration des lois ne constitue pas un « service » au sens de la Loi et les lois fédérales doivent être contestées devant les cours de justice. La Commission a demandé le contrôle judiciaire des décisions, qui ont été confirmées par la Cour fédérale (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2015 CF 398), par la Cour d’appel fédérale (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 200) et, ultimement, par la Cour suprême du Canada (Matson/Andrews (CSC)).

[12] Le Tribunal a écrit aux parties après que la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt confirmant les conclusions du Tribunal dans les affaires Matson/Andrews (TCDP). L’intimé a soutenu que les plaintes dépassent la compétence du Tribunal. Les plaignants voulaient aller de l’avant avec leurs plaintes. La Commission a convenu que toute contestation de la loi doit être portée devant les cours de justice. Elle affirme que M. Renaud et M. Morigeau, comme les parties dans les affaires Matson/Andrews, contestent les effets discriminatoires découlant de l’application des critères d’admissibilité obligatoires contenus dans la loi fédérale, lesquels sont sans équivoque. Ces contestations dépassent la portée de la Loi.

[13] L’intimé a déposé devant le Tribunal la présente requête en rejet des plaintes.

QUESTIONS EN LITIGE

[14] Je dois décider si les plaintes relèvent de l’article 5 de la LCDP ou si elles doivent être rejetées au motif qu’elles ne présentent aucune chance raisonnable de succès. Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si la loi est discriminatoire ou injuste.

[15] Dans le but d’établir si le Tribunal a compétence pour instruire les plaintes, je dois répondre aux questions suivantes :

  1. M. Renaud et M. Morigeau contestent-ils une loi? Le cas échéant, prétendent-ils aussi avoir fait l’objet de discrimination quant à la manière dont un service leur a été fourni?
  2. Si les plaintes constituent une simple contestation de la loi, relèvent-elles de l’article 5 de la Loi?

MOTIFS

[16] Le Tribunal est maître de sa propre procédure et est habilité à établir selon quel processus les questions soulevées par une plainte pour atteinte aux droits de la personne seraient tranchées. Il n’est pas toujours tenu de procéder à une instruction complète comportant audition de témoins à l’égard de chacun des points soulevés par une plainte pour trancher des questions de fond (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au par. 119 [Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations]). La nature de la procédure à suivre pour parvenir rapidement à une décision équitable et juste à l’égard de chaque plainte dont le Tribunal est saisi peut varier d’un cas à l’autre, selon le type de questions en cause (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, au par. 128).

[17] Le Tribunal peut examiner et accueillir des requêtes préliminaires en rejet de plaintes, mais doit le faire de manière équitable sur le plan procédural, avec prudence et seulement dans les cas les plus clairs (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, aux par. 132 et 140).

[18] Dans la présente affaire, j’estime qu’il convient que le Tribunal tranche d’abord cette question préliminaire distincte. Les parties ont eu la possibilité de déposer des documents et des observations dans le cadre de la requête. Il ne s’agit pas ici d’une situation où les questions de fait et de droit sont complexes et interreliées (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, aux par. 142 à 143), de sorte qu’il serait plus efficace de tenir une instruction complète sur le fond.

1. M. Renaud et M. Morigeau contestent-ils une loi? Le cas échéant, prétendent-ils aussi avoir fait l’objet de discrimination quant à la manière dont un service leur a été fourni?

[19] La réponse est oui. Les deux plaintes contestaient les critères d’inscription à titre d’« Indien » en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens. La source de la discrimination alléguée est la définition d’« Indien » et les critères d’admissibilité à l’inscription prévus à l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

[20] Autrement dit, les plaintes visent directement les critères non discrétionnaires énoncés dans la loi. Les plaignants ne soutiennent pas que le Bureau du registraire des Indiens qui traitait leurs demandes d'inscription a agi de façon discriminatoire lorsqu'il a appliqué la loi.

2. Si les plaintes constituent une simple contestation de la loi, relèvent-elles de l’article 5 de la Loi?

[21] La réponse est non. Il est bien établi en droit que l’article 5 de la Loi ne peut pas servir à contester directement une loi. L’article 5 de la Loi exige que les services habituellement offerts au grand public soient fournis de manière non discriminatoire (Beattie c. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2014 TCDP 1, au par. 102 [Beattie]). Cependant, l’élaboration des lois n’est pas un service habituellement offert au public, et la législation ne constitue pas en soi un « service » (Andrews/Matson (CSC), aux par. 57 à 62). Seules les cours de justice ont compétence pour entendre une contestation constitutionnelle d’une loi.

[22] Dans certains cas, lorsque les fonctionnaires jouissent d’un pouvoir discrétionnaire dans l’application des lois, ou lorsqu’une disposition comporte quelque ambiguïté susceptible de plus d’une interprétation, une affaire peut relever de la Loi (Beattie, aux par. 99 et 102).

[23] Or, ce n’est pas le cas ici. M. Renaud et M. Morigeau contestent les critères d’admissibilité contenus dans la loi, lesquels sont sans équivoque. À l’époque, les employés de l'intimé n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire d’inscrire les plaignants selon le libellé de la Loi sur les Indiens. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où le fonctionnaire de l’intimé aurait pu interpréter d’une autre façon la disposition sur la date limite.

[24] Compte tenu de la jurisprudence et de la nature des plaintes, je suis d’accord avec l’intimé et les observations de la Commission que les plaintes ne présentent aucune chance raisonnable de succès et qu’elles doivent donc être rejetées. Les plaintes ne contestent pas la façon dont un service a été fourni, mais plutôt la loi en soi, qui est jugée discriminatoire. Le Tribunal n’a pas compétence pour trancher cette question, et il m’est donc interdit d’aller de l’avant.

[25] Même si j’ai rejeté les plaintes, comme le soutient la Commission, depuis que l’intimé a déposé sa requête en rejet, les modifications apportées à la Loi sur les Indiens ont supprimé la date limite de 1951 et accordé des droits à toutes les personnes nées avant avril 1985 qui sont des descendants directs de femmes ayant précédemment perdu leur statut en raison d’un mariage. L’intimé a informé le Tribunal que M. Renaud et M. Morigeau sont depuis inscrits en vertu de la Loi sur les Indiens.

ORDONNANCE

[26] La requête de l’intimé est accueillie. Les plaintes sont donc rejetées.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 22 avril 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T1894/12612 et T1894/12412

Intitulé de la cause : Robert Renaud et Abraham Morigeau c. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 22 avril 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Josef Rosenthal, pour l’intimé

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