Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La présente affaire porte sur les délais de traitement des demandes de citoyenneté canadienne, de résidence permanente ou de visas présentées par des personnes iraniennes. Il y a quatre plaintes, à savoir une plainte contre chacun des intimés (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Sécurité publique Canada, Agence des services frontaliers du Canada et Service canadien du renseignement de sécurité). Chaque plainte concerne de nombreuses personnes iraniennes dont la demande a été retardée.

L’histoire de ces plaintes est complexe. Habituellement, le Tribunal commence à traiter une affaire après avoir reçu la plainte envoyée par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »). Après que la Commission a envoyé les plaintes au Tribunal, les intimés ont demandé à la Commission de transmettre les plaintes à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (l’« OSSNR »). L’OSSNR est un organisme distinct du Tribunal. Le Tribunal a suspendu son processus en attendant l’issue de l’enquête de l’OSSNR, qui est maintenant terminée. Cependant, les intimés ne sont pas satisfaits du résultat. Ils veulent que la Cour fédérale renvoie les affaires à l’OSSNR de nouveau. Ce processus s’appelle « contrôle judiciaire ».

Le Tribunal devait décider s’il suspendrait la présente affaire jusqu’à la fin du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Le Tribunal a toutefois décidé de ne pas le faire.

En fait, le Tribunal suspend rarement les affaires. Il doit établir un équilibre entre l’équité envers les parties et la nécessité de faire progresser les affaires. Les intimés n’ont pas prouvé qu’une pause était justifiée. Ils n’ont pas non plus démontré que poursuivre la présente affaire devant le Tribunal était plus qu’un simple inconvénient pour eux. Cependant, la vie des personnes iraniennes concernées a été perturbée par les retards du processus d’immigration. De plus, le contrôle judiciaire de la Cour fédérale pourrait prendre du temps. Vu l’historique compliqué dans ce cas-ci, le Tribunal doit décider si la présente affaire est fondée sur les plaintes que la Commission a envoyées en 2020 et 2021 ou sur la version envoyée en 2023 après l’enquête de l’OSSNR.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 23

Date : Le 19 avril 2024

Numéros des dossiers : T2511/6820; T2512/6920; T2661/3721 and T2667/4321

[traduction française]

Entre :

Milad Irannejad et al.

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Sécurité publique Canada, Agence des services frontaliers du Canada et Service canadien du renseignement de sécurité

les intimés

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


I. APERÇU

[1] Milad Irannejad a déposé quatre plaintes au nom de plus de 40 personnes à l’encontre des intimés, c’est-à-dire Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC »), Sécurité publique Canada (« SPC »), l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC ») et le Service canadien du renseignement de sécurité (le « SCRS »). En termes généraux, les plaignants, qui sont tous de nationalité iranienne, allèguent que les intimés ont fait preuve de discrimination à leur égard en raison de leur origine nationale ou ethnique en retardant le traitement de leurs demandes de résidence permanente, de visa ou de citoyenneté. Les plaignants sont représentés par cinq personnes.

[2] En 2020 et 2021, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a renvoyé les quatre groupes de plaintes au Tribunal (les « plaintes déposées par M. Irannejad »). Pour les plaintes à l’encontre d’IRCC et de SPC, 41 personnes sont désignées comme parties plaignantes en annexe et pour les plaintes à l’encontre de l’ASFC et du SCRS, ce sont 47 personnes qui sont désignées comme parties plaignantes. Par ailleurs, la Commission a renvoyé 57 plaintes de même nature qui ne font pas partie des plaintes déposées par M. Irannejad et qui sont traitées individuellement. Ces quatre plaintes ne sont ni présentées conjointement ni réunies aux fins de l’instruction, mais la décision sur requête est la même pour les quatre.

[3] Après que le Tribunal eut été saisi des plaintes, les intimés ont demandé à la Commission de transmettre les plaintes à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (l’« OSSNR ») en vertu de l’alinéa 45(2)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la « Loi »). Le 2 novembre 2020, le Tribunal a mis les plaintes initiales en suspens et a suspendu tout délai en attendant l’issue de l’enquête de l’OSSNR. Le Tribunal a également mis en suspens toutes les plaintes qui lui ont été renvoyées par la suite.

[4] L’OSSNR a remis son rapport à la Commission le 13 mars 2023. Les intimés ont demandé à la Commission d’attendre l’issue de la demande de contrôle judiciaire par laquelle ils contestaient l’équité procédurale du processus d’enquête de l’OSSNR avant de traiter les plaintes. De mars à octobre, la Commission a fait savoir qu’elle étudiait les plaintes et qu’elle allait décider si celles-ci devaient être renvoyées au Tribunal.

[5] Le 17 octobre 2023, la Commission a informé le Tribunal qu’elle avait décidé, en vertu de l’alinéa 46(2)a) de la Loi, de lui renvoyer de nouveau les plaintes (les « renvois renouvelés »). Or, cette fois, la Commission a réduit le nombre de personnes désignées comme parties plaignantes dans chaque groupe de plaintes. Elle a décidé de [traduction] « ne pas examiner » la situation de six personnes et a rejeté les allégations de trois des personnes qu’elle avait initialement renvoyées dans le cadre des plaintes déposées par M. Irannejad. Selon la Commission, les plaintes déposées par M. Irannejad ne comptent plus que 38 plaignants. De plus, la Commission a modifié les plaintes afin d’y ajouter les motifs fondés sur l’âge et le sexe, que les plaignants ne semblent pas avoir invoqués dans les formulaires de plainte qu’ils ont déposés auprès de la Commission. Elle a également retiré le motif fondé sur la race, qu’elle avait ajouté lorsqu’elle avait initialement renvoyé les plaintes au Tribunal, après avoir reconnu qu’elle ne savait pas pourquoi elle l’avait ajouté au départ.

[6] Dans une lettre datée du 20 octobre 2023, le Tribunal a informé les parties que, comme l’enquête de l’OSSNR était terminée, il mettait fin à la mise en suspens et allait procéder à l’instruction des plaintes.

[7] Les intimés veulent que le Tribunal remette les plaintes en suspens en attendant la résolution de toutes les questions actuellement soumises à la Cour fédérale, ce qui, selon eux, ne prendra que quelques mois. Ils soutiennent que l’enquête de l’OSSNR était inéquitable sur le plan procédural et affirment que si l’enquête était rouverte, la Commission pourrait être amenée à prendre des décisions différentes en ce qui concerne le renvoi des plaintes. Comme il est exposé ci-après, les parties ont toutes des demandes de contrôle judiciaire en instance devant les tribunaux. L’OSSNR a également demandé l’autorisation d’intervenir dans la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés à l’encontre de son processus d’enquête.

[8] Les plaignants contestent la demande de mise en suspens au motif qu’elle repose sur l’idée que la Cour fédérale donnera gain de cause aux intimés. Ils affirment également qu’ils ont été injustement exclus du processus d’enquête de l’OSSNR. Ils soutiennent que les intimés emploient une tactique dilatoire et demandent que leurs plaintes soient traitées rapidement.

[9] La Commission conteste la demande des intimés et soutient qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie l’octroi d’un sursis et que cette mesure n’est pas dans [traduction] « l’intérêt de la justice ».

[10] Dans leurs observations, les parties utilisent les termes « surseoir » et « mettre en suspens ». Je ne me pencherai pas sur la différence entre ces termes ou sur la question de savoir s’ils devraient être utilisés de manière interchangeable, car cet exercice n’est pas nécessaire pour trancher la demande des intimés. Quels que soient les termes utilisés, la demande des intimés est claire. Ils veulent que le Tribunal suspende le traitement des plaintes jusqu’à ce que toutes les questions actuellement en instance devant les tribunaux soient réglées.

II. DÉCISION

[11] La demande des intimés est rejetée. Je ne suis pas convaincue que des circonstances exceptionnelles justifient le sursis des procédures ou qu’il est dans l’intérêt de la justice d’attendre que la Cour fédérale se prononce sur les multiples questions dont elle est actuellement saisie. Il est difficile de savoir quand ces demandes seront traitées ou quelle en sera l’issue, et les plaignants attendent depuis des années que leurs plaintes soient instruites par le Tribunal. Il reste toutefois un certain nombre de questions en suspens concernant ces plaintes vu la manière dont elles ont été traitées et renvoyées, et j’ai dressé une liste préliminaire de questions à aborder avec les parties lors de la séance de gestion préparatoire. Il est probable que d’autres soient ajoutées.

III. CONTEXTE

[12] L’historique procédural de ces plaintes est inhabituel, et la chronologie des demandes et requêtes que la Commission et les parties ont déposées devant la Cour fédérale est complexe. Bien que la seule question que je sois appelée à trancher en l’espèce soit celle de savoir si les plaintes doivent être mises en suspens, j’ai énoncé les questions qui sont toujours pendantes devant la Cour fédérale dans la mesure où cette mise en contexte est pertinente aux fins de la présente décision et des prochaines étapes de l’instance, exposées ci-après.

Le fondement juridique des renvois renouvelés

[13] J’ai demandé aux parties, en commençant par la Commission, de présenter des observations exposant le fondement juridique des « renvois renouvelés ». Plus précisément, j’ai demandé à la Commission d’expliquer pourquoi elle avait renvoyé les plaintes déposées par M. Irannejad une deuxième fois et comment, selon elle, le Tribunal devrait traiter ces renvois étant donné que les plaintes sont en cours depuis 2020 et 2021.

[14] La Commission a expliqué que, sur réception du rapport d’enquête de l’OSSNR, elle n’avait que deux possibilités en vertu de l’alinéa 46(2)a). Elle pouvait soit rejeter les plaintes ou « les étudier » dans l’exercice des pouvoirs que lui confère la partie III de la Loi. La Commission a décidé d’étudier les plaintes suivant ses procédures habituelles et a décidé de renvoyer de nouveau les plaintes déposées par M. Irannejad comme s’il s’agissait de nouvelles plaintes, mais en réduisant la liste de plaignants. Elle a également renvoyé de nouveau 52 des 57 plaintes individuelles qui font l’objet de procédures distinctes de celles des plaintes déposées par M. Irannejad.

[15] Le Tribunal n’a pas ouvert de nouveaux dossiers après avoir été saisi de ces renvois renouvelés parce que les plaintes initialement renvoyées au Tribunal en 2020 et 2021 n’avaient jamais été retirées ou réglées d’une quelconque manière. La Commission n’a pas demandé que les plaintes initiales soient déclarées nulles ou réglées.

[16] La Commission reconnaît qu’il est inhabituel de renvoyer deux fois les mêmes plaintes au Tribunal. Elle affirme que cette situation tient au fait que les intimés ont demandé à ce que leurs plaintes soient transmises à l’OSSNR alors que le Tribunal avait déjà commencé l’instruction et qu’il n’existe pas de jurisprudence qui puisse guider le Tribunal et les parties en pareilles circonstances.

[17] Selon la Commission, les renvois d’octobre 2023 devraient définir la portée de l’instruction du Tribunal et devraient se substituer aux renvois initiaux. La Commission soutient qu’aucune valeur ne devrait être accordée aux renvois initiaux. Les autres parties n’ont présenté aucune observation sur ce point ou n’ont pas répondu à cet argument en particulier.

[18] Dans le cadre de la présente décision sur la demande de mise en suspens, il n’est pas essentiel de savoir que faire des renvois renouvelés. Quoi qu’il en soit, cette question pourrait être soumise à la Cour fédérale étant donné que les intimés ont demandé une prorogation de délai pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision qu’a prise la Commission de renvoyer de nouveau les plaintes au Tribunal au motif que le processus d’enquête de l’OSSNR comportait des lacunes et n’était pas équitable sur le plan procédural. Les intimés ne semblent pas avoir sollicité le contrôle judiciaire de la première décision de la Commission de renvoyer les plaintes avant que l’affaire ne soit transmise à l’OSSNR. Bien que la Commission affirme que les neuf personnes dont les noms ont été retirés des renvois renouvelés n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision consistant à renvoyer les plaintes de nouveau, il n’est pas certain que ces personnes aient été informées de la distinction entre les deux renvois ou qu’elles comprennent que, selon la Commission, ces renvois renouvelés se substituent aux renvois initiaux. Le Tribunal abordera cette question avec les parties lors de la séance de gestion préparatoire.

Les demandes de contrôle judiciaire en instance

(i) La demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés à l’encontre du rapport d’enquête de l’OSSNR

[19] En mars 2023, les intimés ont présenté une demande de contrôle judiciaire à l’encontre du rapport d’enquête de l’OSSNR, car ils prétendent que le processus d’enquête n’a pas été équitable sur le plan de la procédure (dossier de la Cour fédérale numéro T‑427‑23). Ils demandent que le rapport d’enquête de l’OSSNR soit annulé et que l’affaire soit transmise de nouveau à l’OSSNR. Selon eux, si leur demande de contrôle judiciaire est accueillie, la Commission sera contrainte de rouvrir l’enquête sur les plaintes, voire de réviser ses décisions quant au renvoi des plaintes devant le Tribunal. Ils soutiennent que les prochaines étapes de l’instruction du Tribunal seront déterminées en fonction d’un dossier qui [traduction] « se révélera inexact », entraînant ainsi une perte de temps et des frais pour toutes les parties.

[20] Les intimés soutiennent que l’audience consacrée au contrôle judiciaire s’en vient à grands pas, qu’elle aura lieu sous peu, [traduction] « probablement au printemps 2024 », si la requête en radiation de la demande présentée par la Commission est rejetée.

[21] Selon le résumé de l’état de l’instance devant la Cour fédérale fournie par la Commission le 16 avril 2024, la demande de contrôle judiciaire est en suspens en attendant l’issue de la requête présentée par la Commission en vue de faire radier la demande pour cause de prématurité, comme il est exposé ci-dessous. L’OSSNR a également présenté une demande d’autorisation afin d’intervenir dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire des intimés.

(ii) La requête de la Commission visant à faire radier la demande des intimés pour cause de prématurité

[22] Le 7 juillet 2023, la Commission a présenté à la Cour fédérale une requête visant à faire radier la demande de contrôle judiciaire du rapport d’enquête de l’OSSNR déposée par les intimés au motif que cette demande était prématurée. Selon la Commission, le rapport de l’OSSNR n’est qu’une étape dans son processus de décision et ne peut pas, en soi, faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Elle fait valoir que les intimés doivent plutôt attendre l’issue du processus de la Commission. Or, entre-temps, la Commission a pris sa décision et a de nouveau renvoyé les plaintes devant le Tribunal en octobre 2023.

[23] Selon les renseignements fournis par les parties le 16 avril 2024, la requête en radiation de la Commission a été débattue le 30 janvier 2024, des observations supplémentaires ont été déposées le 4 mars 2024 et la décision de la Cour fédérale est en instance.

[24] La Commission a expliqué que si sa requête en radiation est accueillie, cela mettra fin à la contestation par les intimés du processus d’enquête de l’OSSNR. Si la requête en radiation est rejetée, la requête en autorisation d’intervenir de l’OSSNR devra alors être traitée. Que la demande d’intervention de l’OSSNR soit accordée ou refusée, la demande de contrôle judiciaire sera entendue. La Cour fédérale fixera alors de nouveaux délais pour le dépôt des observations et des affidavits de toutes les parties, y compris de l’OSSNR s’il est autorisé à intervenir et à déposer des documents, et mettra au rôle l’audience relative au contrôle judiciaire.

(iii) La demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés à l’encontre des décisions de la Commission de renvoyer les plaintes au Tribunal et la requête en prorogation du délai pour le dépôt de la demande de contrôle judiciaire

[25] Le 5 décembre 2023, les intimés ont déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision qu’a prise la Commission de renvoyer les plaintes de nouveau devant le Tribunal (dossier de la Cour fédérale numéro 23-T-129). Comme cette demande était tardive, les intimés ont dû présenter une requête en prorogation de délai pour la déposer. En date du 16 avril 2024, les intimés ont fourni une mise à jour, les dossiers de requête ont été signifiés et déposés, et une décision de la Cour est attendue. Selon les intimés, si leur demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’affaire sera renvoyée à la Commission pour un nouvel examen en attendant le nouveau rapport d’enquête de l’OSSNR.

IV. ANALYSE

[26] Ce n’est que dans les circonstances les plus exceptionnelles qu’il y a lieu de suspendre l’instruction d’une plainte (Bailie et al. c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6, au par. 22, et L’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry et Acoby c. Service correctionnel du Canada, 2019 TCDP 30, au par. 14).

[27] La Loi exige que le Tribunal instruise les plaintes de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle (au par. 48.9(1)). Lorsqu’il est saisi d’une demande de sursis, le Tribunal peut tenir compte de « l’intérêt de la justice » (Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2018 TCDP 5, aux par. 58-60 [Duverger]). Cette approche repose sur une évaluation raisonnable et souple des facteurs applicables aux demandes de sursis des procédures, notamment les principes de justice naturelle et d’équité procédurale, la notion de préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients entre les parties et l’intérêt du public à ce que les plaintes en matière de droits de la personne soient instruites rapidement. Les facteurs et les intérêts que le Tribunal doit prendre en considération peuvent varier en fonction des circonstances de chaque affaire (Williams c. Banque de Nouvelle‑Écosse, 2021 TCDP 24, au par. 38 et Duverger, au par. 58).

[28] Il n’est généralement pas dans l’intérêt de la justice que le Tribunal suspende les procédures dans l’attente de l’issue du contrôle judiciaire de la décision de la Commission de renvoyer une plainte au Tribunal (Duverger, aux par. 68 et 71).

[29] Il incombe à la partie qui demande le sursis de présenter des preuves claires et non hypothétiques démontrant qu’un préjudice irréparable sera causé si leur requête est rejetée (Canada (Procureur général) c. Amnesty International Canada, 2009 CF 426, au par. 29). Le gaspillage de temps et de ressources financières, l’impossibilité de recouvrer les coûts engendrés, et le stress et l’anxiété qu’entraînent les procédures judiciaires et quasi judiciaires ne constituent pas en soi un préjudice irréparable pour les parties (Duverger, aux par. 64-65 et 70, citant Bell Canada v. Communication, Energy and Paperworkers Union of Canada, 1997 CanLII 4851 (FC) [Bell Canada], au par. 40).

[30] À mon avis, il est dans l’intérêt de toutes les parties, et dans l’intérêt public, d’aller de l’avant à ce stade-ci et d’éviter d’autres retards. L’historique des procédures et les circonstances de ces plaintes sont particuliers, mais je ne suis pas convaincue, sur la base des renseignements limités dont je dispose, que des circonstances exceptionnelles justifient le sursis des procédures ou la remise en suspens des plaintes. Actuellement, les circonstances de ces plaintes et les renseignements dont dispose le Tribunal ne justifient pas un sursis.

[31] Les intimés allèguent qu’ils ont été privés de la possibilité de présenter des observations à l’OSSNR au cours de l’enquête, ce qui a eu pour effet de vicier le rapport d’enquête et, par conséquent, la décision de la Commission de renvoyer les plaintes au Tribunal. Bien que, au vu du peu de renseignements au dossier à ce sujet, je sois disposée à accepter que les intimés ont soulevé une question sérieuse en ce qui concerne l’équité procédurale du processus d’enquête de l’OSSNR, je ne suis pas convaincue que l’instruction du Tribunal devrait être suspendue sur la base d’une conjecture quant à l’issue des demandes de contrôle judiciaire et au moment où elles seront entendues.

[32] Les intimés affirment qu’ils subiraient un préjudice irréparable si les plaintes étaient instruites devant le Tribunal. Ils soutiennent que la procédure du Tribunal entraînerait un gaspillage de temps et d’argent irrécupérable pour toutes les parties qui auraient à se préparer et à participer à ce qui pourrait s’avérer être une audience inutile si la Cour fédérale en venait à conclure que l’enquête de l’OSSNR était inéquitable sur le plan procédural et que la décision de la Commission de renvoyer les plaintes était fondée sur un dossier vicié. Les intimés soutiennent également qu’ils subiraient un préjudice irréparable si la Cour fédérale et le Tribunal en venaient à tirer des conclusions contradictoires.

[33] Le Tribunal a rejeté des arguments similaires au motif que l’allégation de préjudice était fondée sur la prémisse hypothétique que la Cour fédérale accueillerait les demandes de contrôle judiciaire (Duverger, au par. 64 et Williams, au par. 43). Les arguments des intimés concernant le gaspillage de temps et d’argent ne suffisent pas en soi à établir l’existence d’un préjudice irréparable. Les intimés n’ont pas fourni d’éléments de preuve clairs et non hypothétiques établissant qu’ils subiraient un préjudice irréparable si ces plaintes étaient instruites.

[34] Je reconnais que les intimés contestent le processus d’enquête de l’OSSNR et de la Commission qu’ils jugent vicié sur le plan procédural et que la Cour fédérale est actuellement saisie de ce dossier. Toutefois, l’enquête de la Commission n’est pas un élément de preuve soumis au Tribunal et la procédure du Tribunal en est une de novo. En termes très clairs, à ce stade, ce que la Commission a fait comme enquête ou a décidé est chose du passé et n’a aucune incidence sur l’instruction du Tribunal. Bien que l’enquête de la Commission soit déterminante lorsqu’elle décide de renvoyer les plaintes au Tribunal, une fois les plaintes renvoyées, c’est le processus d’instruction qui commence. Les parties peuvent présenter leurs arguments au Tribunal comme elles le veulent. Les plaignants doivent faire valoir leur cause, et les intimés peuvent répondre aux allégations de discrimination et présenter tous les arguments qu’ils souhaitent à ce moment-là.

[35] Je rejette également l’affirmation des intimés selon laquelle la prépondérance des inconvénients penche en leur faveur et que le [traduction] « stress et l’anxiété que les plaignants peuvent éprouver en raison d’un retard de quelques mois dans la procédure du Tribunal ne devraient pas être plus importants que le stress et l’anxiété que les intimés éprouveraient si l’affaire n’était pas mise en suspens ». Selon les intimés, si la demande de contrôle judiciaire du rapport d’enquête de l’OSSNR est rejetée, le Tribunal pourrait reprendre l’instruction dans quelques mois. Ils considèrent qu’ils devront investir beaucoup plus de temps et d’énergie si le Tribunal refuse de mettre l’affaire en suspens que les plaignants ne le devraient si le sursis était accordé.

[36] Les plaignants soutiennent que la manière dont les intimés tentent de comparer le stress et l’anxiété inhérents au processus aux conséquences graves et profondes qu’ils subissent démontre une incompréhension fondamentale de leur situation. Ils affirment que le fait de suggérer que la perte d’emploi, l’interruption de carrière, l’incapacité d’assurer la réunification de la famille et l’impossibilité d’avoir accès à des soins médicaux essentiels peuvent se réduire à un simple sentiment de stress et d’anxiété est non seulement méprisant, mais aussi révélateur d’une profonde déconnexion par rapport à leur réalité. Les plaignants soutiennent qu’ils se sont retrouvés dans un état d’incertitude et que la discrimination qu’ils ont vécue n’a pas été qu’une simple source de détresse, mais a eu pour effet de les priver de possibilités, de stabilité et de moments cruciaux de leur vie.

[37] Je souscris aux arguments des plaignants sur ces points. En affirmant qu’ils éprouvent du stress et de l’anxiété et en laissant entendre que les plaignants et les intimés ressentent la pression de la même façon, les intimés font une interprétation erronée de la réalité de chacune des parties en présence.

[38] Les intimés sont de grandes institutions représentées par des avocats du ministère de la Justice. Les plaignants semblent être représentés par cinq personnes qui ne sont pas des avocats et qui ont déposé des plaintes il y a plusieurs années pour obtenir réparation à la suite de la discrimination dont ils allèguent avoir été victimes. Les intimés ont fait des allégations quant au [traduction] « stress et à l’anxiété » qu’ils subiraient comparativement aux plaignants. Or, comparer leurs ressources ainsi que le stress et l’anxiété qu’ils éprouveraient en se défendant contre des allégations fondées sur la Loi à ceux des plaignants est pour le moins fallacieux.

[39] Je rejette également la thèse des intimés selon laquelle [traduction] « toutes les questions en instance devant la Cour fédérale » seront réglées « d’ici quelques mois ». Il s’agit potentiellement d’une sous-estimation importante compte tenu de la complexité des questions liées aux demandes de contrôle judiciaire et de l’incertitude qui subsiste, ainsi que de la possibilité d’appels ultérieurs. « Quelques mois » se sont déjà écoulés depuis que les intimés ont présenté la présente demande en décembre et les questions ne sont pas encore toutes réglées, comme l’ont signalé les intimés et la Commission le 16 avril 2024.

[40] En outre, les plaignants et le public ont tout intérêt à ce que les plaintes pour atteinte aux droits de la personne soient instruites de façon expéditive, et les retards inutiles compromettent la préservation de la preuve (Duverger, au par. 68).

[41] Enfin, comme je l’ai mentionné plus haut, on ignore quel est le fondement juridique des renvois renouvelés ou quelles sont les conséquences que peuvent avoir le rejet des plaintes ou la décision de ne pas instruire les plaintes qui sont déjà devant le Tribunal. De même, on ne connaît pas les conséquences que pourrait avoir la demande de contrôle judiciaire d’un renvoi renouvelé alors qu’il semble qu’aucune demande de ce type n’ait été faite lorsque les plaintes ont été initialement renvoyées au Tribunal en 2020 et 2021.

[42] Les premières plaintes n’ont pas été retirées ou déclarées nulles, et le Tribunal poursuivra sa tâche, qui consiste à instruire les plaintes que la Commission lui renvoie. Il n’appartient pas au Tribunal d’évaluer si, quand ou comment la Commission aurait dû ou non renvoyer ces plaintes. Dans tous les cas, le Tribunal n’a pas compétence relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission.

V. PROTECTION DES RENSEIGNEMENTS PERSONNELS ET CONFIDENTIALITÉ

[43] Les plaignants ont exprimé des préoccupations quant à la protection de leurs renseignements personnels en raison de mesures qui, selon eux, ont été prises par les intimés en lien avec les demandes de contrôle judiciaire. Ils demandent que le Tribunal prenne des mesures pour [traduction] « s’assurer que les intimés ne portent pas davantage atteinte à [leur] vie privée au cours des présentes procédures ».

[44] Les instructions du Tribunal sont publiques, sous réserve des mesures prises ou des ordonnances rendues au titre de l’article 52 de la Loi pour assurer la confidentialité.

[45] En outre, l’article 47 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 énonce les éléments qui composent le dossier officiel. Le public a accès aux dossiers officiels du Tribunal, selon les conditions précisées par le président (au par. 47(2)). Le dossier officiel est ainsi composé des documents suivants :

a) la plainte;

b) la demande de la Commission au président de désigner une formation pour instruire la plainte;

c) les exposés des précisions et toute réponse et réplique; d) les documents relatifs aux requêtes;

e) la correspondance entre le greffier et les parties;

f) le sommaire des conférences de gestion préparatoires;

g) les recueils des textes à l’appui;

h) les observations écrites;

i) les ordonnances et décisions;

j) les pièces mises en preuve;

k) les enregistrements de l’audience et toute transcription de ces enregistrements; l) tout autre document désigné par la formation.

 

(au par. 47(1) des Règles)

[46] Les parties peuvent soulever toute question de protection des renseignements personnels qui, selon elles, devrait être prise en compte par le Tribunal lors de la conférence de gestion préparatoire ou par écrit.

PROCHAINES ÉTAPES

[47] Après examen du peu de documents contenus au présent dossier, le Tribunal a dressé la liste non exhaustive suivante des questions préliminaires. Le Tribunal sondera les parties pour fixer la date de la conférence téléphonique de gestion préparatoire afin d’aborder ces questions. Les parties pourraient en avoir d’autres à ajouter. À la suite de la conférence téléphonique de gestion préparatoire, le Tribunal établira des dates limites pour le dépôt des exposés des précisions, des documents et des listes de témoins.

  1. La pertinence des plaintes initiales par rapport aux plaintes renvoyées de nouveau : la question de savoir où sont rendues les neuf plaintes que la Commission n’a pas renvoyées de nouveau et quelle est la portée des plaintes à la lumière des modifications qu’elle a apportées aux plaintes initiales;

  2. La confirmation des personnes figurant sur la liste des plaignants dans les plaintes déposées par M. Irannejad;

  3. L’application du paragraphe 40(1) de la Loi. La Commission a-t-elle interprété les plaintes comme un groupe de plaintes au sens du paragraphe 40(1) de la Loi, de sorte qu’une seule personne puisse représenter l’ensemble du groupe, ou a-t-elle renvoyé les plaintes déposées par M. Irannejad en bloc dès le départ? Les intimés estiment que si le fait de former dès le départ des « groupes de plaintes » s’est avéré efficace aux premiers stades de la procédure, il n’existe pas de mécanisme formel permettant de constituer un « groupe de plaintes », et les plaignants doivent être traités comme des parties distinctes si les individus souhaitent demander réparation devant le Tribunal.

  4. La protection des renseignements personnels et de la vie privée.

VI. ORDONNANCE

[48] La demande de mise en suspens qu’ont présentée les intimés est rejetée. Le greffe sondera les parties pour fixer la date de la conférence téléphonique de gestion préparatoire, à la suite de laquelle il enverra sa lettre initiale afin d’établir les dates de dépôt des exposés des précisions, des documents et des listes de témoins.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 19 avril 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéros des dossiers du Tribunal : T2511/6820; T2512/6920; T2661/3721 and T2667/4321

Intitulé de la cause : Milad Irannejad et al. c. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Sécurité publique Canada, Agence des services frontaliers du Canada et Service canadien du renseignement de sécurité

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 19 avril 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Mahdi Yousefi, Keivan Monfared, Alireza Mansouri, Mahdi Zamani et Amin Jafari Sojahrood , pour les plaignants

Christine Singh et Sarah Chênevert-Beaudoin, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sandy Graham, Helen Gray, Alexander Gay, Jennifer Francis et Alexandra Pullano , pour les intimés

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