Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) est l’intimée dans cette affaire. Après le témoignage du dernier témoin de la GRC lors de l’audience, celle-ci a demandé au Tribunal d’admettre en preuve un document (affidavit) qui comportait deux pièces. Ces pièces comprenaient une plainte que les plaignants et des témoins impliqués dans la présente affaire ont déposée auprès du Conseil canadien de la magistrature (CCM) et aussi la réponse de ce dernier à cette plainte. Cette plainte de 2016 concernait un juge qui a présidé une affaire devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

Le Tribunal a refusé d’admettre l’affidavit et la plainte de 2016 en preuve, mais a admis la réponse du CCM à cette plainte de 2016. Lorsqu’il examine l’admissibilité de la preuve, le Tribunal tient compte de la pertinence, de l’équité procédurale et des restrictions du droit de la preuve. Si l’admission de certains éléments de preuve devait causer un préjudice, le Tribunal examinerait alors si le préjudice pourrait être réparé.

La GRC a demandé au Tribunal d’appliquer l’article de la Loi sur la preuve au Canada concernant les pièces commerciales à cette affaire. Selon la Loi canadienne sur les droits de la personne, le Tribunal peut faire preuve de souplesse à l’égard de ce qu’il accepte comme preuve. Les deux lois visent à simplifier les litiges. Il n’y a pas non plus de conflit entre les articles pertinents des deux lois. La Loi sur la preuve au Canada n’enlève pas au Tribunal sa flexibilité.

La plainte de 2016 déposée auprès du CCM et sa réponse étaient très peu pertinentes pour l’affaire du Tribunal. La GRC a communiqué la réponse du CCM conformément aux Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), mais non la plainte de 2016. Dans sa requête, la GRC a soulevé pour la première fois qu’elle pourrait vouloir présenter des arguments sur l’abus de procédure ou sur un sujet connexe. Cependant, les témoins n’en ont pas été informés lors de leur témoignage à l’audience, ce qui signifie que les plaignants ne connaissaient pas les arguments à réfuter au sujet des lettres du CCM. Les témoins ne savaient donc pas pourquoi la GRC laissait maintenant entendre qu’elle pouvait utiliser ces lettres.

La réouverture de l’audience entraînerait des retards et serait difficile pour les témoins. Au cours de la partie de l’audience qui a eu lieu en personne, les parties et les témoins étaient entourés de leur communauté. Ils ont eu accès à un soutien en personne offert par l’Indian Residential School Survivors Society. Un plaignant avait été accompagné d’une personne de soutien qui est maintenant décédée. De plus, les jours d’audience ont commencé par une cérémonie. À la fin des témoignages entendus à Burns Lake, une cérémonie de la plume d’aigle avait été tenue avec la communauté pour aider les personnes qui avaient témoigné à être soulagées de leurs expériences difficiles de l’audience afin qu’elles puissent les laisser derrière elles. Étant donné que les documents en cause ne concernaient pas une question essentielle à l’affaire, le Tribunal a refusé de rappeler les témoins pour qu’ils témoignent à nouveau sans le soutien qui était en place dans la communauté.

Le dépôt de la plainte de 2016 pouvait être établi par la lettre de réponse du CCM, sans qu’il soit nécessaire d’admettre la plainte même en preuve. Le Tribunal a conclu qu’admettre la plainte de 2016 en preuve porterait préjudice aux plaignants. La GRC avait toutefois communiqué la lettre de réponse du CCM correctement et le Tribunal l’a donc admise en preuve.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 18

Date : 28 mars 2024

Numéro du dossier : T2459/1620

Entre :

Cathy Woodgate, Richard Perry, Dorothy Williams, Ann Tom, Maurice Joseph et Emma Williams

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l’intimée

- et -

Procureure générale de la Colombie-Britannique

la partie intéressée

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Décision

[1] La GRC a demandé au Tribunal d’admettre en preuve un affidavit de la directrice et avocate principale du Conseil canadien de la magistrature (CCM), auquel sont jointes deux pièces liées au dossier no 15-0516 du CCM (l’« affidavit du CCM »). La première pièce jointe à l’affidavit du CCM, qui n’a été obtenue que récemment par la GRC, est la lettre de plainte présentée le 7 janvier 2016 par certains des plaignants et de leurs témoins dans la présente affaire concernant une juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « lettre de plainte adressée au CCM »).

[2] La seconde pièce jointe à l’affidavit du CCM, une lettre de réponse du CCM datée du 29 janvier 2016 et adressée à ces mêmes plaignants et témoins (la « lettre de réponse du CCM »), a été remise à la GRC il y a plusieurs années. Elle figurait sur la liste des documents que la GRC a divulgués aux autres parties, de même que sur sa liste des pièces proposées dans la présente enquête, à R-13.

[3] Pour les motifs énoncés ci-dessous, je rejette la demande de la GRC d’admettre l’affidavit du CCM avec les pièces qui y sont jointes. Toutefois, je conviens d’admettre en preuve dans la présente procédure la pièce R-13, à savoir la lettre de réponse du CCM datée du 29 janvier 2016.

II. Contexte

[4] La présente décision sur requête est liée à une autre décision sur requête que j’ai récemment prononcée dans la présente affaire (2024 TCDP 5 [CanLII]), dans laquelle j’ai rejeté la demande de la GRC d’assigner la directrice et avocate principale du CCM, Jacqueline Corado, à comparaître à l’audience de la présente plainte et à produire les documents contenus dans le dossier no 15-0516 du CCM (l’« assignation du CCM »). La présente décision sur requête pourrait être décrite comme étant essentiellement la partie 2 de la décision sur requête concernant l’assignation du CCM, car la présente demande de la GRC porte sur les mêmes documents qu’elle cherchait à obtenir et à faire admettre en preuve au moyen de sa demande d’assignation du CCM.

[5] Par le biais de sa demande d’assignation du CCM, la GRC tentait d’obtenir la lettre de plainte adressée au CCM par les plaignants et leurs témoins, car elle était déjà en possession de la lettre de réponse du CCM. Immédiatement après que j’ai rejeté la demande d’assignation du CCM, la GRC a montré qu’elle pouvait obtenir la lettre de plainte en la demandant au CCM, ce qui met en lumière le sentiment exprimé dans la dernière phrase de la décision sur requête concernant l’assignation du CCM selon laquelle « [s]i la GRC avait simplement demandé [...] une copie de la lettre de plainte beaucoup plus tôt dans le processus, le temps et les ressources de tous auraient pu être préservés » (2024 TCDP 5 [CanLII] au par. 48).

[6] Lors de la réception de la lettre de plainte adressée au CCM et avant de terminer sa plaidoirie, la GRC a demandé au Tribunal d’admettre les deux documents du CCM au moyen d’un « affidavit de pièces commerciales » souscrit par Me Corado en application de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 [LPC]. Il est indiqué ci-dessus que ces documents concernent une plainte déposée auprès du CCM par certains des plaignants et de leurs témoins en l’espèce. Plus particulièrement, la lettre de plainte adressée au CCM contre la juge Wedge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été présentée par Cathy Woodgate, Ann Tom, Richard Perry, Ronnie Matthew West, Beverly Abraham et Ronnie Alec[1].

[7] Cathy Woodgate, Ann Tom et Richard Perry sont tous des plaignants dans la présente instance en droits de la personne, bien que Cathy Woodgate et Ann Tom soient décédées avant le début de l’audience. Richard Perry a témoigné durant les deux premières semaines de l’audience, tout comme Ronnie Matthew West et Beverly Abraham, qui étaient des témoins appelés par les plaignants. La GRC a contre-interrogé M. Perry, M. West et Mme Abraham, mais elle n’a pas porté la lettre de réponse du CCM (pièce proposée R-13) à leur connaissance pendant le contre-interrogatoire et ne leur a ni demandé de lui fournir la lettre de plainte adressée au CCM ni posé de question à ce sujet.

[8] La juge Wedge, qui était visée par la lettre de plainte adressée au CCM, a présidé un procès intenté par Laura Robinson, qui affirmait avoir fait l’objet de diffamation par une personne désignée dans la présente instance en droits de la personne sous le nom d’« A.B. ». La juge Wedge a rejeté la requête de Mme Robinson contre A.B. (Robinson c. [A.B.], 2015 CSCB 1690 (CanLII)). A.B. a fait l’objet des enquêtes de la GRC qui sont en cause dans la présente enquête pour atteinte aux droits de la personne et il s’est vu accordé le statut restreint de personne intéressée dans la présente procédure. Mme Robinson a été convoquée comme témoin par les plaignants dans la présente instance en droits de la personne. Lorsqu’elle a été contre-interrogée par la GRC, Mme Robinson s’est fait poser des questions sur la plainte contre la juge Wedge qu’elle avait déposée auprès du CCM, et sa plainte et la réponse du CCM ont été admises en preuve.

III. Demande d’admission de l’affidavit du CCM présentée par la GRC

[9] Après que le dernier des témoins de la GRC ait témoigné le 31 janvier 2024, la GRC a demandé que l’affidavit du CCM soit admis en preuve. La GRC soutient que l’affidavit du CCM est pertinent et important quant aux questions soulevées dans la présente enquête et qu’il est admissible en application de l’article 30 de la LPC.

[10] Le paragraphe 30(1) de la LPC indique que « [l]orsqu’une preuve orale concernant une chose serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des renseignements sur cette chose est, en vertu du présent article, admissible en preuve dans la procédure judiciaire sur production de la pièce ».

[11] L’affidavit du CCM souscrit par Me Corado le 30 janvier 2024 indique que le CCM a notamment comme mandat d’examiner les plaintes déposées contre des juges des cours supérieures. Dans ses registres, le CCM conserve toutes les plaintes qu’il reçoit et ses réponses à celles-ci. Il est indiqué dans l’affidavit de Me Corado que même si ces documents sont accessibles au public en ligne, elle a fourni par le biais de son affidavit des copies de la lettre de plainte adressée au CCM par Mme Woodgate et les autres, ainsi que de la lettre de réponse du CCM. Il ressort de la lettre de réponse du CCM que la plainte ne justifie pas un examen par le CCM parce qu’elle ne relève pas de son mandat.

[12] La GRC soutient que les documents joints à l’affidavit du CCM mettent l’audience en contexte en expliquant le contexte de l’affaire. Elle soutient que les affirmations antérieures que les plaignants ont avancées auprès d’autres organes sont pertinentes à l’égard des questions soulevées dans la présente enquête, surtout étant donné que le Tribunal a entendu un grand nombre d’éléments de preuve concernant le litige Robinson c. [A.B.] et les plaintes relatives aux enquêtes de la GRC qui font l’objet de la présente audience. Elle affirme que la plainte déposée auprès du CCM était [traduction] « une autre procédure que les plaignants ont suivie après le prononcé de la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Robinson c. [A.B.] ».

[13] La GRC indique qu’elle a mentionné, dans son exposé des précisions modifié, la plainte que les plaignants ont déposée auprès du CCM. Elle affirme que, en plus de [traduction] « mettre en contexte », [traduction] « la lettre adressée par les plaignants au CCM et celle que celui-ci leur a envoyée portent directement sur la remise en question des enquêtes criminelles qui font l’objet de la présente audience par le biais de plusieurs actes judiciaires et autres dans plusieurs ressorts, une question qui est soulevée dans l’acte de procédure de l’intimée et qui devrait l’être aussi dans les observations finales ». Elle soutient qu’elle devrait pouvoir présenter les éléments de preuve pertinents qui pourraient appuyer ses observations ultérieures concernant un argument potentiel d’abus de procédure comme le principe de l’attaque indirecte ou de la chose jugée ou une théorie connexe.

IV. Position de la Commission

[14] En réponse à la position de la GRC sur l’article 30 de la LPC, la Commission soutient que les lettres liées au CCM relèveraient des exceptions énoncées aux sous-alinéas 30(10)a)(i) et 30(10)a)(ii) de la LPC, car elles pourraient être décrites comme (i) « une pièce établie au cours d’une investigation ou d’une enquête » ou (ii) « une pièce établie au cours d’une consultation en vue d’obtenir ou de donner des conseils juridiques ou établie en prévision d’une procédure judiciaire ».

[15] Toutefois, l’argument principal de la Commission est que la GRC n’a pas à s’appuyer sur les critères d’admissibilité de la LPC pour demander l’admission de ces deux lettres en preuve documentaire puisque l’alinéa 50(3)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personnes, L.R.C. (1985), ch. H-6 [LCDP], permet au Tribunal « de recevoir [...] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ». La Commission renvoie à l’affaire Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2020 TCDP 38 (CanLII) [Itty], dans laquelle le Tribunal a indiqué que les différentes sous-sections de l’article 50 de la LCDP « [...] ont pour effet combiné d’autoriser le Tribunal à admettre des éléments de preuve indépendamment des règles qui régissent leur admissibilité devant un tribunal judiciaire [...] », sous réserve des restrictions liées aux renseignements confidentiels (par. 54).

[16] La Commission soutient que l’affaire Itty, même si elle n’est pas identique, est analogue à la présente situation. Dans Itty, le plaignant a demandé d’admettre deux lettres en preuve après que les deux parties aient terminé la présentation de leur preuve. L’intimée s’est opposée à leur admission. Pour décider s’il y avait lieu d’admettre les lettres en preuve, le Tribunal a déterminé qu’il devait répondre à trois questions (par. 59) : 1) Les éléments de preuve proposés sont-ils pertinents quant à un fait, une question ou une réparation dans la plainte? 2) Le cas échéant, l’admission des éléments de preuve proposés causera-t-elle un préjudice excessif à l’une des parties? 3) Le cas échéant, le préjudice pourra-t-il être réparé?

[17] La Commission affirme que d’autres éléments de preuve concernant les plaintes déposées auprès du CCM ne respectent pas la première partie du critère de Itty. Elle soutient qu’il s’agit d’un sujet accessoire qui n’est pas pertinent pour que le Tribunal se prononce sur la question dont il est saisi, qui est de déterminer si la GRC a fait preuve de discrimination à l’égard des plaignants dans la tenue d’un service aux termes de la LCDP.

[18] La Commission soutient aussi que l’admission des éléments de preuve causera un préjudice aux plaignants qui ne peut être réparé à ce stade de la procédure. Elle affirme que, puisque la GRC n’a pas porté son argument d’abus de procédure à la connaissance des témoins des plaignants qui étaient les signataires de la lettre de plainte adressée au CCM et qui ont témoigné à l’audience, ils n’ont pas eu l’occasion d’aborder la question en réinterrogatoire. La Commission soutient qu’un tel préjudice ne peut être réparé sans causer un autre retard, qui causerait aussi un préjudice aux plaignants.

[19] La Commission souligne que la GRC connaissant l’existence de ces documents et a eu l’occasion de faire part au moins de la lettre de réponse du CCM aux témoins des plaignants lors du contre-interrogatoire, mais qu’elle ne l’a pas fait. Elle affirme qu’une nouvelle convocation des témoins âgés et vulnérables à ce stade de la procédure, alors qu’ils ont déjà traversé des périodes intenses de témoignage, leur causerait un préjudice.

[20] La Commission soutient que les faits dont est saisi le Tribunal ne respectent pas le critère de Itty et que, par conséquent, l’affidavit du CCM et les pièces qui y sont jointes ne doivent pas être admis.

V. Position des plaignants

[21] Les plaignants adoptent les observations de la Commission et soutiennent que la GRC n’a pas établi la pertinence de l’instance civile Robinson c. [A.B.] à l’égard de la présente procédure en matière de droits de la personne. Ils affirment que, même si la lettre de plainte adressée au CCM que la GRC souhaite admettre en preuve a été rédigée par certaines personnes qui ont été des témoins à la présente audience, l’objet de la lettre est leur opposition au fait que des décisions ont été rendues à leur sujet dans une poursuite au civil alors que leurs voix n’ont pas été entendues. L’objet de la présente plainte pour atteinte aux droits de la personne est la discrimination dont aurait fait preuve la GRC dans la façon dont elle a mené ses enquêtes sur l’abus de beaucoup plus de personnes que celles qui ont signé la lettre adressée à la CCM. Les plaignants indiquent que le procès civil présidé par la juge Wedge n’avait rien à voir avec la discrimination et que la lettre de plainte adressée au CCM ne porte pas sur leur plainte en matière de droits de la personne pour discrimination de la part de la GRC.

[22] Les plaignants soutiennent que si la GRC veut s’appuyer sur la lettre de plainte adressée au CCM, elle aurait dû la porter à la connaissance des témoins afin qu’ils puissent y répondre. Le faire à ce stade-ci ne serait pas juste pour les plaignants et risquerait de causer un autre retard, alors que cela n’est pas pertinent quant aux questions dont le Tribunal est saisi. Les plaignants affirment que la convocation à la barre de ces témoins pour qu’ils témoignent de nouveau leur causerait un préjudice, car le processus a été très difficile pour eux.

VI. Réponse de la GRC

[23] En réponse aux positions de la Commission et des plaignants, la GRC réitère sa position selon laquelle, étant donné que les plaignants et la GRC ont présenté des éléments de preuve concernant le litige antérieur entre Mme Robinson et A.B., ainsi que d’autres plaintes déposées à l’égard des enquêtes de la GRC, ces documents liés au CCM sont aussi pertinents.

[24] La GRC affirme qu’elle n’exerce que son droit de répondre aux arguments qu’elle doit réfuter, un droit qui est garanti par le paragraphe 50(1) de la LCDP, qui exige que le Tribunal donne aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leur cause. Cela aide le Tribunal à assumer sa fonction de recherche de la vérité. La GRC indique qu’elle a écouté les éléments de preuve concernant le litige et les plaintes antérieurs et a réfléchi à sa position sur cette question. Elle affirme que, puisque l’affidavit du CCM et les pièces qui y sont jointes sont pertinents à l’égard d’un argument qu’elle pourrait vouloir avancer dans sa plaidoirie finale, le GRC veut que ces éléments de preuve supplémentaires soient admis.

[25] Lorsqu’elle s’est fait demander pourquoi elle voulait faire admettre la preuve documentaire liée au CCM à ce stade-ci de la procédure et comment cela pourrait être juste pour les plaignants, étant donné que M. Perry, M. West et Mme Abraham avaient tous témoigné au début de l’audience, la GRC a indiqué qu’il n’y a aucune obligation juridique de présenter les éléments de preuve dans un ordre particulier.

[26] La GRC soutient que la question que doit trancher le Tribunal dans cette demande est celle de savoir si les éléments de preuve sont admissibles par le biais d’un affidavit de pièces commerciales, et non celle de savoir si les éléments de preuve pourraient être admissibles d’une autre façon ou par l’entremise d’un autre témoin quelconque. Elle affirme que les éléments de preuve peuvent être admissibles par plusieurs moyens différents et par l’entremise de plusieurs témoins.

[27] La GRC indique qu’elle ne demande pas de présenter les documents à des témoins, mais demande plutôt de les admettre en preuve, renvoyant à l’arrêt R c. Smith, 2011 ABCA 136 (CanLII) [R c. Smith], au paragraphe 46, qui indique ce qui suit : [traduction] « [...] Une pièce admise en application de l’article 30 de la LPC est une preuve prima facie de son contenu à toutes fins utiles, au criminel ou au civil, et peut, selon les circonstances, satisfaire à l’exigence de preuve hors de tout doute raisonnable ».

[28] La GRC soutient aussi que l’affidavit du CCM ne va pas à l’encontre de la règle de Browne c. Dunn, 1893 CanLII 65 (FOREP), car il ne tente pas de contredire ou de mettre en doute le témoignage d’un témoin des plaignants.

[29] La GRC n’est pas d’accord avec la position de la Commission selon laquelle le paragraphe 30(10) de la LPC s’applique à l’affidavit du CCM parce que le CCM a rejeté la plainte et refusé d’agir. La GRC soutient aussi que, même si l’article 30 de la LPC ne s’applique pas à la procédure du Tribunal, il doit éclairer sa décision et son approche à l’égard de la preuve, car de nombreuses dispositions de la LPC sont conçues pour accroître l’efficacité et la commodité de l’acte de procédure, ce qui concorde entièrement avec la LCDP et les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 [Règles de pratique].

VII. Analyse

[30] Je suis d’accord avec la Commission pour dire que la GRC n’aurait pas dû s’appuyer sur l’article 30 de la LPC pour faire admettre ces documents au moyen d’un affidavit de pièces commerciales. L’article 30 de la LPC [traduction] « [...] crée en effet une exception légale à la règle interdisant l’admission d’éléments de preuve par ouï-dire » (R c. Smith au par. 15). Dans l’arrêt R c. Mackie, 2020 ONCJ 360 (CanLII), la Cour de justice de l’Ontario a indiqué que l’article 30 de la LPC [traduction] « [...] ne vise pas à remplacer les principes d’admissibilité de la common law, mais offre plutôt un raccourci pratique aux témoignages de vive voix inutiles » (par. 67). La Cour a indiqué dans R c. Mackie que [traduction] « [...] la justification à l’appui d’une exception à l’exclusion du ouï-dire sous forme de “pièces commerciales” est fondée sur la nécessité et l’aspect pratique. Le fait de trouver l’auteur d’une pièce commerciale particulière dans un vaste cadre gouvernemental et de s’assurer de sa comparution pour vérifier la pièce n’ajoute pas souvent des éléments de preuve probants au delà des informations figurant dans la pièce en soi » (par. 56).

[31] La GRC soutient que si des documents n’étaient pas admissibles sous forme d’affidavit de pièces commerciales en application de l’article 30 de la LPC, les auteurs de tels documents devraient témoigner simplement pour authentifier les documents. Cette affirmation n’est pas appuyée par la LCDP ou les Règles de pratique ni par la jurisprudence du Tribunal, et cela n’a pas été le cas dans la présente audience. Le Tribunal a souligné dans la présente instance le point bien accepté selon lequel il n’est pas lié par les règles de preuve officielles, y compris les règles habituelles concernant l’admissibilité d’éléments de preuve par ouï-dire. L’alinéa 50(3)c) de la LCDP confère au Tribunal un très large pouvoir discrétionnaire pour admettre des éléments de preuve, par affidavit ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

[32] L’article 30 de la LPC contient une clause de non-dérogation indiquant que les dispositions s’ajoutent, et ne dérogent pas, « a) à toute autre disposition [...] de toute autre loi fédérale concernant l’admissibilité en preuve d’une pièce ou concernant la preuve d’une chose; b) à tout principe de droit existant en vertu duquel une pièce est admissible en preuve ou une chose peut être prouvée » (par. 30(11)). Cela signifie que l’article 30 n’enlève rien au pouvoir conféré au Tribunal par l’alinéa 50(3)c) de la LCDP.

[33] L’article 30 de la LPC et le paragraphe 50(3) de la LCDP partagent le but commun d’assurer la souplesse et l’efficacité des procédures judiciaires. Bien que l’article 30 puisse simplifier la façon dont les pièces commerciales sont admises, il ne remplace pas les considérations habituelles du Tribunal à l’égard de l’admissibilité des éléments de preuve.

[34] Le Tribunal se doit d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour admettre les éléments de preuve d’une manière qui concorde avec l’esprit de la LCDP et les principes de justice naturelle, et ce, en mettant en balance les droits qu’ont toutes les parties à une audience complète et équitable (Clegg c. Air Canada, 2019 TCDP 4 (CanLII) [Clegg], au par. 68; par. 48.9(1) et 50(1) de la LCDP). Dans Clegg, le Tribunal a indiqué que la « [...] règle de base est que toutes les preuves doivent être pertinentes quant à une question qui est importante dans l’affaire [...] » (par. 70). Dans l’examen de l’admissibilité d’un élément de preuve proposé, « le Tribunal soupèse la pertinence de cette preuve, examine les questions d’équité procédurale et peut tenir compte des restrictions qu’impose le droit de la preuve, de façon plus générale, ou de tout autre préjudice susceptible de militer contre l’admissibilité de la preuve selon le régime que la LCDP a établi » (Clegg, par. 72).

[35] Je n’ai pas à décider si les documents joints à l’affidavit du CCM sont vraiment des pièces commerciales en application de l’article 30 de la LPC, comme l’a soulevé l’argument avancé par la Commission en vertu du paragraphe 30(10) de la LPC. Étant donné la souplesse que la LCDP me confère pour admettre des éléments de preuve par affidavit ou par un autre moyen, je dois encore déterminer si les documents liés au CCM que la GRC a présentés sont pertinents à l’égard d’un fait ou d’une question dans la présente instance et si j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour les admettre à ce stade-ci de l’audience.

[36] Comme il est indiqué ci-dessus, la Commission a renvoyé à l’affaire Itty, précitée, qui traite d’une question semblable, à savoir une partie présentant une preuve documentaire qui aurait pu être présentée par l’entremise d’un témoin qui avait déjà témoigné plus tôt dans la procédure. Dans cette affaire, les deux parties avaient déjà terminé la présentation de leur preuve lorsque le plaignant a demandé d’admettre deux lettres, alors que, en l’espèce, la GRC a demandé d’admettre les documents juste avant de terminer sa plaidoirie.

[37] Les critères d’admissibilité des éléments de preuve appliqués par le Tribunal dans Itty – les éléments de preuve proposés sont-ils pertinents quant à un fait, une question ou une réparation dans l’instance? le cas échéant, l’admission des éléments de preuve proposés causera-t-elle un préjudice à l’une des parties? et, le cas échéant, le préjudice pourra-t-il être réparé? – concordent avec l’approche généralement adoptée par le Tribunal lorsqu’il examine les demandes d’admission d’éléments de preuve.

[38] Je suis d’avis que le critère de Itty concorde avec l’esprit de la Loi et les principes de justice naturelle et met en balance les droits qu’ont toutes les parties à une audience complète et équitable. Je ne vois pas d’incohérence à appliquer les mêmes critères aux documents joints à l’affidavit du CCM.

(i) Pertinence

[39] Il est indiqué ci-dessus que la règle de base de l’admissibilité est que tous les éléments de preuve doivent être pertinents quant à une question qui est importante dans l’affaire. Dans la présente instance, la GRC veut l’admission de deux lettres liées au CCM afin d’éventuellement s’y rapporter lors de ses observations finales, à l’appui d’un argument de type abus de procédure. La GRC n’a pas expliqué ce en quoi consisterait cet argument, ni dans son exposé des précisions, ni dans ses observations dans la présente demande.

[40] Il ressort d’un examen de l’exposé des précisions modifié de l’intimée qu’elle fait mention de la lettre de réponse du CCM une fois dans la section [traduction] « Faits » lorsqu’il est question de ce qui s’est passé après la tenue des enquêtes de la GRC, et une fois dans la section intitulée [traduction] « Preuve prima facie », qui explique en quoi les enquêtes de la GRC ont été rigoureuses et impartiales. Toutefois, il n’est pas mentionné dans l’exposé des précisions que la GRC revendique un type de réparation liée à un abus de procédure de la part des plaignants ni qu’elle avance un autre argument connexe. Ces observations finales potentielles ont été mentionnées pour la première fois à l’occasion de la présente demande. Elles n’ont même pas été formulées comme motif pour demander l’assignation du CCM.

[41] La position de la GRC lors de sa demande d’assignation du CCM était que les documents étaient pertinents à l’égard de son dossier parce que les plaignants avaient récemment modifié leurs actes de procédure pour indiquer pour la première fois qu’ils revendiquaient une nouvelle enquête sur leurs allégations d’abus à titre de réparation dans la présente procédure. La GRC a indiqué que cela l’avait conduite à réévaluer les éléments de preuve qu’elle pouvait souhaiter présenter lors de l’audience. J’ai rejeté l’affirmation de la GRC selon laquelle elle n’était pas au courant que les plaignants demandaient une nouvelle enquête et qu’ils avaient modifié leurs actes de procédure en ce sens, et j’ai rejeté la demande d’assignation.

[42] Maintenant, la GRC a changé sa position concernant la raison pour laquelle ces documents doivent être admis en preuve, affirmant qu’ils sont pertinents quant à un argument d’abus de procédure qu’elle pourrait avancer dans ses observations finales. Je ne peux conclure qu’un tel argument potentiel avancé pour la première fois à la clôture de sa preuve est une « question qui est importante dans l’affaire ».

[43] La GRC affirme aussi que les lettres liées au CCM mettent la plainte davantage en contexte. Elle indique que les plaignants et l’intimée ont présenté des éléments de preuve considérables relativement au litige et aux plaintes antérieurs relativement aux enquêtes de la GRC, ce qui montre que les deux parties considèrent ces questions comme étant pertinentes quant à la matrice factuelle de la présente enquête.

[44] Bien que ces lettres puissent ajouter un peu de contexte supplémentaire sur ce qui s’est passé après la tenue des enquêtes de la GRC et même si certains éléments de preuve ont été admis relativement à la plainte que Mme Robinson a déposée auprès du CCM, il est difficile de voir comment cela constitue une question qui est importante dans la présente instance en discrimination.

[45] Je conclurais que les lettres liées au CCM ne sont que d’une pertinence très minime quant au fait que la GRC puisse vouloir prouver lors de l’audience, à savoir que les plaignants ont pris part à d’autres processus de plainte avant de déposer leur plainte pour atteinte aux droits de la personne. Même là, dans la section de son exposé des précisions traitant de ces faits, la GRC ne mentionne que la lettre de réponse du CCM. La GRC n’avait pas en sa possession la lettre de plainte adressée au CCM lorsqu’elle a rédigé son exposé des précisions et, manifestement, elle n’a pas jugé le document suffisamment important pour son dossier pour l’obtenir avant la fin de l’audience. Le fait que la GRC souhaite prouver – à savoir que certains des plaignants et des témoins en l’espèce ont déposé une plainte concernant la décision d’une juge dans une affaire de diffamation dans laquelle ils n’étaient pas parties – peut être établi par la lettre de réponse du CCM à elle seule.

(ii) Préjudice causé à une partie

[46] La GRC est en possession de la lettre de réponse du CCM depuis plusieurs années; elle l’a divulguée aux autres parties, l’a mentionnée dans son exposé des précisions et l’a indiquée comme pièce proposée avant le début de l’audience, comme l’exigent les Règles de pratique du Tribunal. Ces Règles visent à assurer l’équité procédurale pour toutes les parties et sont conformes au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, qui exige que l’instruction des plaintes se fasse « sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». Les Règles de pratique doivent être appliquées de façon à permettre de « trancher la plainte sur le fond de façon équitable, informelle et rapide » (article 5).

[47] Bien que la GRC ait respecté les Règles de pratique en ce qui a trait à la lettre de réponse du CCM, elle ne s’y est pas conformée relativement à la lettre de plainte adressée au CCM. Elle n’a apparemment pas demandé aux plaignants ni au CCM une copie de la lettre de plainte adressée au CCM à l’étape de la divulgation du processus du Tribunal, et ce, en dépit d’être en possession de la lettre de réponse du CCM. Elle n’a demandé et obtenu le document que vers la fin de l’audience, bien après que les plaignants et leurs témoins aient témoigné.

[48] Lorsque la GRC a échoué à faire admettre en preuve ces documents liés au CCM par Me Corado, ce qui, selon la GRC, était l’objet de son assignation à comparaître comme témoin à l’audience, la GRC a changé son approche et a plutôt demandé de les admettre en application de l’article 30 de la LPC au moyen d’un affidavit de pièces commerciales souscrit par Me Corado.

[49] La GRC soutient que l’admission de la plainte adressée au CCM et de la réponse de celui-ci au moyen d’un affidavit de pièces commerciales ne causerait aucun retard ni préjudice aux parties, puisque les plaignants sont en possession de ces documents depuis 2016 et que la lettre de réponse du CCM a déjà été produite par la GRC dans le cadre de sa divulgation documentaire en l’espèce.

[50] Je ne considère pas qu’il s’agisse d’un argument convaincant. Ce n’est pas parce que les plaignants avaient connaissance de ces documents qu’ils savaient nécessairement dans quel but l’intimée pouvait vouloir les utiliser dans la présente affaire, surtout étant donné que la GRC n’a indiqué que la lettre de réponse du CCM comme pièce proposée et qu’elle ne l’a pas présentée ensuite lors du contre-interrogatoire des témoins à qui la lettre était adressée. Il est injuste pour les plaignants de demander d’admettre ces documents à ce stade-ci et de cette façon, en particulier lorsque la GRC évoque, pour la première fois à ce stade tardif, la possibilité d’avancer un argument d’abus de procédure. Comme l’a souligné la Commission, la GRC n’a pas porté son argument d’abus de procédure à la connaissance des plaignants ni de leurs témoins qui étaient les signataires de la lettre de plainte adressée au CCM et qui ont témoigné à l’audience. Par conséquent, ils n’ont pas pu aborder la question en réinterrogatoire.

[51] Dans Itty, le plaignant demandait d’admettre deux lettres après que toutes les parties aient terminé la présentation de leur preuve. Le Tribunal a déterminé que s’il concluait que les deux lettres étaient ou seraient vraisemblablement pertinentes quant à une question que soulevait l’instruction, il les admettrait, pourvu que leur admission ne cause pas un préjudice excessif à l’intimée, « [...] selon les règles de l’équité procédurale et de la justice fondamentale élaborées en droit administratif [...] » (par. 74).

[52] Dans Itty, les lettres avaient été divulguées au plaignant par l’intimée avant le témoignage du témoin de l’intimée qui pouvait s’exprimer sur les lettres. Le plaignant n’a posé aucune question au témoin en contre-interrogatoire au sujet des deux lettres, même si celles-ci étaient pertinentes quant à la question sur laquelle portait le témoignage, qui était une question importante dans l’affaire. Le Tribunal a conclu que, même si les deux lettres étaient des documents de l’intimée, cette dernière n’était pas tenue de poser des questions à son témoin à leur sujet en interrogatoire principal ni de les produire en preuve. Le Tribunal a déterminé que si le plaignant estimait que les documents étaient pertinents, il aurait dû les présenter lorsqu’il a contre-interrogé le témoin de l’intimée.

[53] Dans Itty, le Tribunal a mentionné l’arrêt Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TCDP 2 (CanLII), dans lequel le Tribunal a reconnu qu’un préjudice pourrait être causé si une partie souhaitait se fonder, à l’étape de l’argumentation finale, « [...] sur des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés conformément à [...] » l’application assouplie des Règles de pratique et que, pour cette raison, le Tribunal pouvait prendre « les mesures curatives qui s’imposent » afin de garantir l’équité procédurale (au paragraphe 58.d). Ces mesures curatives comprenaient le fait de permettre à l’autre partie de citer d’autres témoins à comparaître et de produire des éléments de preuve documentaire additionnels, ainsi que d’ajourner l’audience, afin d’accorder à la partie adverse du temps additionnel pour répondre.

[54] Dans Itty, le Tribunal a considéré comme problématique le fait que l’intimée ne connaissait pas les arguments qu’elle devrait réfuter au sujet des deux lettres que le plaignant demandait à produire en preuve à la fin de la procédure. Le Tribunal a conclu que cela irait à l’encontre de la justice naturelle et de l’équité procédurale si les lettres étaient produites en preuve à un stade aussi tardif et si des observations étaient présentées à leur sujet à l’étape des plaidoiries finales seulement (par. 99).

[55] La présente affaire est très similaire. La GRC n’a porté le document indiqué comme étant la pièce proposée R-13 (la lettre de réponse du CCM) à la connaissance d’aucun des destinataires de la lettre qui ont témoigné à l’audience et n’a pas non plus tenter d’obtenir la lettre de plainte adressée au CCM, que ce soit avant l’audience ou lors du témoignage des témoins des plaignants. Elle veut maintenant faire admettre les lettres afin de pouvoir se fonder sur celles-ci à l’étape des observations finales afin d’avancer un argument relativement auquel elle n’a posé aucune question aux témoins des plaignants et qu’elle n’a même pas soulevé jusqu’à ce que l’audience soit presque terminée, bien après que ces témoins aient témoigné. Je conclus que, puisque ces informations n’ont pas été portées à la connaissance des plaignants, ils ne connaissaient pas les arguments qu’ils devraient réfuter au sujet des lettres liées au CCM, ce qui va à l’encontre de la justice naturelle et de l’équité procédurale. Les plaignants subiraient un préjudice injuste si l’affidavit du CCM était admis en preuve à ce stade-ci et si des observations étaient présentées à leur sujet à l’étape des plaidoiries finales seulement quant à un abus de procédure potentiel.

[56] Le fait que le Tribunal jouisse d’une grande latitude pour ce qui est de décider quelle preuve il peut admettre et, en fin de compte, de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à cette preuve une fois qu’elle est admise ne veut pas dire qu’il est tenu d’admettre n’importe quel élément de preuve qui lui est soumis dans chaque affaire (Clegg, par. 73). À l’étape de l’admissibilité, le Tribunal se doit de soupeser avec soin la valeur de la preuve proposée par rapport au préjudice que son admission pourrait causer à une partie ou à l’instruction. « Cette mise en balance découle intrinsèquement de l’exercice approprié du pouvoir discrétionnaire que l’alinéa 50(3)c) de la LCDP confère au Tribunal » (Clegg, par. 73).

[57] Si la valeur probante des documents liés au CCM l’emportait sur le préjudice causé aux plaignants en admettant l’affidavit du CCM à ce stade-ci, le Tribunal en tiendrait compte. Cependant, la valeur probante de ces deux documents est, à tout le mieux, minime. Comme il a été indiqué précédemment, les deux documents n’ont pas à être admis en preuve afin d’établir le fait contextuel que la GRC souhaite prouver, à savoir que les plaignants ont déposé d’autres plaintes avant de déposer leur plainte pour atteinte aux droits de la personne. La lettre de réponse du CCM peut établir ce fait à elle seule.

(iii) Le préjudice peut-il être réparé?

[58] Je ne suis pas d’avis que le préjudice peut être réparé relativement à la lettre de plainte adressée au CCM, qui a été signée par certains plaignants et par deux témoins qui ont témoigné à la présente audience.

[59] Dans Itty, the Tribunal a déterminé que le préjudice causé à l’intimée pourrait être réparé en lui permettant de rappeler un de ses témoins afin de présenter un témoignage au sujet des lettres que le plaignant voulait admettre en preuve. Toutefois, ce qui importe de noter dans Itty est que les lettres étaient liées à une question qui était importante dans l’affaire, à savoir la destruction alléguée d’éléments de preuve pertinents par l’intimée.

[60] En l’espèce, j’ai déjà déterminé que les lettres liées au CCM ne sont que très peu pertinentes quant au fait que la GRC peut vouloir prouver lors de l’audience, à savoir que les plaignants ont pris part à d’autres processus de plainte avant de déposer leur plainte pour atteinte aux droits de la personne. Le fait peut concerner un argument lié à un abus de procédure que la GRC n’a avancé que tout récemment et qu’elle n’a pas formulé dans son exposé des précisions. Le préjudice causé aux plaignants l’emporte sur la valeur probante de l’admission des deux documents.

[61] Dans Itty, le Tribunal a déterminé que la partie de l’audience concernant la présentation de la preuve pouvait se poursuivre même si les parties avaient terminé leurs plaidoiries. Il a permis à l’intimé de rappeler un témoin ou de convoquer un autre témoin, afin de témoigner au sujet des deux lettres que le plaignant voulait admettre en preuve. Le témoin nécessaire dans Itty était une employée du service gouvernemental, l’Agence des services frontaliers du Canada. En l’occurrence, les personnes qui pourraient témoigner directement au sujet de la lettre de plainte adressée au CCM sont le plaignant Richard Perry et deux témoins, Ronnie Matthew West et Beverly Abraham.

[62] L’avocate des plaignants a indiqué que le processus d’audience a été très difficile pour les plaignants et leurs témoins et qu’ils ne souhaiteraient pas être rappelés pour répondre à des questions au sujet des documents liés au CCM. Cette position est compréhensible. Au cours de la partie en personne de l’audience, les plaignants et leurs témoins étaient entourés de leur communauté et ils avaient accès à un soutien en personne offert par l’Indian Residential School Survivors Society. La sœur de M. Perry qui était en sa compagnie lorsqu’il a témoigné est récemment décédée, et il est en deuil de sa sœur.

[63] En outre, chaque jour d’audience à Burns Lake, c’est-à-dire la période pendant laquelle les plaignants et la plupart de leurs témoins ont présenté leurs témoignages, commençait par une cérémonie visant à s’assurer que l’audience se déroule bien. À la fin des témoignages entendus à Burns Lake, une cérémonie de la plume d’aigle a été tenue avec la communauté pour aider les personnes qui avaient témoigné à être soulagées de leurs expériences difficiles de l’audience afin qu’elles puissent les laisser derrière elles. La cérémonie a été très significative pour les participants, et je ne souhaiterais rappeler aucun des témoins afin qu’ils témoignent de nouveau sans le soutien qui était en place dans la communauté, sauf si cela était absolument nécessaire; ce que je veux dire par là, c’est qu’il faudrait qu’il s’agisse d’une question centrale de la présente affaire de discrimination. Les documents liés au CCM ne sont pas au cœur de la discrimination alléguée en l’espèce ni de la réponse de la GRC à ces allégations. Par conséquent, je refuserais de rappeler des témoins pour qu’ils répondent à des questions sur ces documents.

[64] L’alinéa 37c) des Règles de pratique du Tribunal prévoit qu’une partie ne peut produire en preuve à l’audience que les documents mentionnés précédemment conformément aux autres Règles de pratique. En ce qui concerne la lettre de plainte adressée au CCM le 7 janvier 2016 et signée par certains des plaignants et de leurs témoins, la GRC n’a pas respecté les Règles de pratique du Tribunal à cet égard. Elle n’a pas tenté d’obtenir ce document de quelque façon que ce soit jusqu’à ce qu’elle ait présenté presque tous ses éléments de preuve. Bien que la GRC puisse soutenir que les plaignants auraient dû divulguer la lettre eux-mêmes, rien ne l’empêchait de la demander, que ce soit aux plaignants ou au CCM, si elle pensait que le document pouvait être pertinent à l’égard d’une question importante dans la présente audience. Même si je jugeais la lettre de plainte adressée au CCM pertinente quant à une telle question, le préjudice causé aux plaignants en ne la portant pas à la connaissance des signataires de la lettre qui ont témoigné l’emporte sur la valeur probante minime qu’elle peut avoir pour la GRC, et ce préjudice ne peut être réparé sans causer un autre préjudice aux plaignants et à leurs témoins.

[65] La GRC a pensé après coup à la lettre de plainte adressée au CCM, et il serait préjudiciable de l’admettre en preuve à ce stade-ci de la procédure. Il est moins préjudiciable d’admettre en preuve la lettre de réponse du CCM, puisque cela a été envisagé au début de l’audience. La GRC s’est conformée aux Règles de pratique du Tribunal concernant la lettre de réponse du CCM, de sorte que les plaignants savaient que la GRC la considérait comme étant pertinente quant à la plainte.

[66] Afin de permettre à la GRC de s’assurer que le dossier comporte des éléments de preuve liés au fait qu’elle souhaite établir – à savoir que certains des plaignants ont déposé une plainte auprès du CCM avant de déposer leur plainte pour atteinte aux droits de la personne – je conviendrais d’admettre la lettre de réponse du CCM seulement. Il n’est pas nécessaire d’admettre les deux documents pour établir ce fait. La lettre de réponse du CCM n’a pas été rédigée par les plaignants ou leurs témoins, mais par le directeur exécutif et avocat général principal du CCM de l’époque; elle explique pourquoi leur plainte n’a pas été acceptée, puisqu’elle ne relevait pas du mandat du CCM. Il n’y a aucune raison de rappeler des témoins pour témoigner au sujet de la réception de cette lettre, étant donné le préjudice que cela causerait, car les plaignants ont admis avoir reçu la lettre.

VIII. Ordonnance

[67] Puisque la lettre de réponse du CCM a été indiquée comme pièce proposée R-13 dans la liste de pièces proposées de la GRC, j’admets en preuve la lettre en tant que pièce R-13 dans la présente affaire. Je tiendrai compte des observations des parties lors des plaidoiries finales au sujet du poids que je devrais accorder à cette lettre.

Signé par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal, Ottawa (Ontario)

28 mars 2024


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2459/1620

Intitulé : Woodgate et al. c. GRC

Date de la décision sur requête du Tribunal : 28 mars 2024

Dates et lieu des observations : 31 janvier 2024 et 7 février 2024

Par vidéoconférence

Comparutions :

Karen Bellehumeur , pour les plaignants

Christine Singh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Spencer Slipper , pour l’intimée

Graham Rudyk, pour la personne intéressée, la procureure générale de la Colombie-Britannique (qui ne participe pas à la présente demande)



[1] Dans la décision sur requête concernant l’assignation du CCM (2024 TCDP 5), j’ai indiqué au paragraphe 40 que, outre ces six signataires, la lettre adressée au CCM incluse dans le lien vers un rapport des médias fourni par les plaignants comprenait un signataire supplémentaire, « Morice Joseph », un plaignant dans la présente procédure. Cependant, la lettre jointe à l’affidavit du CCM n’inclut pas le nom de M. Joseph à titre de signataire. Je constate aussi que l’orthographe de son prénom dans la lettre jointe à l’article des médias diffère de celle qui se trouve dans l’intitulé de la cause et dans la présente procédure, qui est « Maurice ».

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