Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a demandé au Tribunal de délivrer une citation à comparaître à l’actuel directeur exécutif et avocat général principal du Conseil canadien de la magistrature (CCM). Une citation à comparaître ordonne à une personne de se présenter à une audience du Tribunal. Le Tribunal a rejeté la demande de la GRC.

La GRC voulait que le Tribunal exige au directeur exécutif et avocat général principal de témoigner et d’apporter « le dossier no 15-0516 du Conseil canadien de la magistrature, y compris la plainte et la lettre de décision originales ». Par ailleurs, la GRC voulait aussi que le témoin proposé envoie les documents au Tribunal sous forme d’affidavit de pièces commerciales. Un affidavit est une déclaration écrite sous serment confirmant la véracité des renseignements. Les documents en question concernaient une plainte contre un juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui a été déposée par les participants à la présente affaire sur le CCM. Cette plainte est liée à une poursuite en diffamation entre Laura Robinson (agissant comme témoin dans la présente affaire) et A.B. (agissant comme personne intéressée dans la présente affaire).

Vu le stade avancé de la procédure et le manque de clarté de la part de la GRC relativement à sa demande de citer un témoin du CCM, le Tribunal a demandé des explications supplémentaires. Plus précisément, il voulait savoir quelles étaient les intentions de la GRC, quelle était la pertinence de la preuve proposée et pourquoi la GRC n’avait pas demandé la divulgation de ce dossier beaucoup plus tôt.

Au cours de la présente enquête, le Tribunal s’est montré très flexible avec les parties, dans les limites de l’équité procédurale. Cependant, il ne doit pas accepter toutes les demandes. Le Tribunal utilise son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il faut délivrer une citation à comparaître.

Les preuves proposées doivent être liées à la plainte et le Tribunal n’a pas été suffisamment convaincu de leur pertinence. Le Tribunal s’est également interrogé sur le moment de la demande.

La GRC était au courant de la plainte concernant le CCM depuis au moins janvier 2016 et avait déjà transmis la lettre de décision du CCM aux plaignants au début de l’affaire. Elle l’a ajoutée comme pièce proposée, mais ne l’a pas déposée comme pièce lors du contre-interrogatoire des personnes liées à la plainte concernant le CCM.

La GRC a maintenant la plainte et la réponse du CCM. Il n’y a aucune raison de penser que d’autres informations se trouvent dans le dossier du CCM.

La GRC a affirmé que son évaluation de la pertinence des documents avait changé après avoir reçu récemment un courriel indiquant que les plaignants lui demandaient d’enquêter de nouveau. Le Tribunal n’a pas été convaincu que la GRC ignorait cette demande avant de recevoir ce courriel.

Il n’était pas nécessaire d’accepter la demande de citation à comparaître pour que le Tribunal mène l’audition et l’examen complets de la plainte pour atteinte aux droits de la personne. Par conséquent, le Tribunal a rejeté la demande de citation à comparaître.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 5

Date : 29 janvier 2024

Numéro(s) du/des dossier(s) : T2459/1620

Entre :

Cathy Woodgate, Richard Perry, Dorothy Williams, Ann Tom, Maurice Joseph et Emma Williams

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l’intimée

- et -

Procureure générale de la Colombie-Britannique

la partie intéressée

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Contexte

[1] L’audience sur la plainte a commencé le 1er mai 2023 à Burns Lake, en Colombie-Britannique. Elle s’est déroulée en personne pendant deux semaines et se poursuit au moyen de la plate-forme de vidéoconférence Zoom depuis plusieurs semaines. Jusqu’à présent, le Tribunal a entendu plus de 30 témoins sur une période de presque 40 jours d’audience. Le 31 mai 2023, j’ai décidé de permettre aux plaignants de rouvrir leur dossier, après que la GRC ait entamé le sien, afin de convoquer d’autres témoins concernant une réparation particulière qu’ils revendiquent (l’équipe d’enquête indépendante) (2023 TCDP 21 (CanLII)). Les plaignants ont maintenant présenté tous leurs éléments de preuve.

[2] Le 15 novembre 2023, j’ai accordé le statut de personne intéressée à la procureure générale de la Colombie-Britannique en réponse à la réparation de l’équipe d’enquête indépendante revendiquée par les plaignants. Nous en sommes maintenant à l’étape où la GRC convoque ses derniers témoins relativement aux réparations revendiquées par les plaignants, après quoi la procureure générale de la Colombie-Britannique appellera un nombre limité de témoins concernant la réparation de l’équipe d’enquête indépendante.

[3] Le 12 janvier 2024, la GRC a présenté au Tribunal un formulaire d’assignation à comparaître. Le formulaire demande au Tribunal de délivrer une assignation pour une personne que la GRC a ultérieurement désignée comme étant l’actuel directeur exécutif et avocat général principal du Conseil canadien de la magistrature (CCM). Le formulaire de demande indique que [traduction] « le témoin avait ou a une connaissance personnelle ou directe des faits et des questions en litige » et demande au témoin de produire les documents suivants lors de l’audience qui se tiendra le 25 janvier 2024 : [traduction] « le dossier no 15-0516 du Conseil canadien de la magistrature, y compris la plainte et la lettre de décision originales ». Dans son formulaire de demande, la GRC indique aussi ce qui suit : [traduction] « Nous accepterons un affidavit de pièces commerciales en application de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada au lieu de la comparution à l’audience et de la présentation des documents à ce moment-là ». Dans un courriel au Tribunal accompagnant le formulaire, l’avocate de la GRC affirme que cette dernière demande l’assignation parce que, [traduction] « [s]elon les éléments de preuve que les plaignants ont récemment présentés et leur courriel du 18 décembre 2023, [elle] réévalu[e] les éléments de preuve pour présenter [son] dossier en réponse ».

[4] Étant donné le stade avancé de la procédure, et puisqu’il n’était pas clair pour le Tribunal pourquoi la GRC demandait de convoquer un témoin du CCM, le Tribunal n’a pas délivré l’assignation; il a plutôt établi des dates limites pour la présentation des observations de la GRC et des autres parties en réponse à la demande d’assignation du CCM.

[5] Plus particulièrement, le Tribunal a demandé à la GRC d’indiquer pourquoi elle souhaite citer ce témoin en particulier, ce qu’elle croit qui est contenu dans le dossier no 15‑0516 du CCM, comment ou pourquoi ces éléments de preuve concernent éventuellement un fait, une question de droit ou une réparation revendiquée par une partie à la procédure et surtout en quoi cette demande est liée au courriel du 18 décembre 2023 des plaignants et aux éléments de preuve qu’ils ont récemment présentés. La GRC devait aussi indiquer pourquoi elle n’a pas désigné ce témoin ou demandé la divulgation de ce dossier beaucoup plus tôt dans la procédure, et, particulièrement, avant le début de l’audience.

[6] Les plaignants et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») s’opposent à la demande d’assignation du CCM.

II. Positions des parties

A. La GRC

[7] Le 17 janvier 2024, la GRC a fourni les informations complémentaires demandées. Selon la GRC, le but d’appeler ce témoin est de soumettre le dossier du CCM concernant une plainte déposée par Ronnie Matthew West, Beverly Abraham, Ronnie Alec, Richard Perry, Cathy Woodgate et Ann Tom contre la juge Wedge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Cathy Woodgate, Ann Tom et Richard Perry sont tous des plaignants dans la présente instance relative aux droits de la personne. Richard Perry a témoigné lors de l’audience, alors que Cathy Woodgate et Ann Tom sont décédées avant le début de l’audience. Ronnie Matthew West et Beverly Abraham sont des témoins qui ont comparu lors de l’audience tenue en mai 2023.

[8] La juge Wedge a présidé et rendu une décision (2015 BCSC 1690 (CanLII)) dans une poursuite en diffamation entre Laura Robinson, un témoin dans le cadre de la présente audience pour atteinte aux droits de la personne, et A.B. L’enquête de la GRC sur A.B. est l’objet de la présente instance. Il n’est pas partie à la plainte pour atteinte aux droits de la personne, mais il s’est vu accordé le statut restreint de personne intéressée à un stade antérieur de la présente procédure. La GRC affirme que les éléments de preuve et le jugement dans cette poursuite en diffamation auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en disaient beaucoup sur l’enquête de la GRC de 2012 à 2014 qui est l’objet de la présente audience, notamment les accusations portées contre A.B. Elle indique que [traduction] « bon nombre des mêmes accusations (et acteurs) qui existent » dans la présente instance en droits de la personne ont été émises ou invoquées lors du procès en diffamation.

[9] Dans les observations qu’elle a présentées le 17 janvier 2024, la GRC indique avoir la lettre de décision du CCM, qui est incluse dans la liste de pièces qu’elle a proposées avant le début de l’audience (à R-13). Toutefois, elle n’a pas la plainte introductive d’instance déposée auprès du CCM ni aucun autre document du dossier du CCM. Elle affirme que la lettre de décision du CCM donne [traduction] « peu de détails ».

[10] La GRC souligne que, après la clôture de la preuve des plaignants le 19 décembre 2023 [traduction] « et les modifications qu’ils ont en réalité apportées à leurs actes de procédure le 18 décembre 2023 pour indiquer que les réparations qu’ils revendiquent comprennent une nouvelle enquête », elle a évalué les éléments de preuve à présenter pour son dossier.

[11] La GRC renvoie à l’alinéa 50(3)(a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 [LCDP], qui prévoit que le Tribunal a le pouvoir de contraindre les témoins à comparaître et à produire des pièces, et indique que le Tribunal doit le faire en l’espèce. Elle s’appuie sur l’affaire Dorais c. Forces armées canadiennes, 2021 TCDP 13 (CanLII) [Dorais 2021], dans laquelle le Tribunal a indiqué que, pour déterminer si un témoignage est indispensable, « [...] la règle d’or [...] » est qu’« [...] il doit y avoir une pertinence, un lien, entre la preuve qu’une partie tente d’obtenir par le témoignage d’un témoin et un fait, une question de droit ou une réparation qui sont liés à la plainte ».

[12] La GRC indique que le Tribunal peut appliquer l’analyse à trois volets de l’affaire Dorais c. Forces armées canadiennes, 2023 TCDP 6 (CanLII) [Dorais 2023] pour déterminer s’il doit délivrer l’assignation à comparaître du CCM, même s’il ne s’agit pas d’une demande de réouverture de son dossier, mais plutôt [traduction] « de la présentation d’éléments de preuve dans le cours normal de la procédure ». Cette analyse à trois volets, modifiée par le Tribunal dans la présente affaire en ce qui a trait à l’examen de la demande des plaignants de rouvrir leur dossier, consiste à poser les questions suivantes : (i) l’élément de preuve proposé est-il pertinent? Autrement dit, s’il est présenté, le nouvel élément de preuve pourrait-il influer sur l’issue? (ii) L’élément de preuve proposé aurait-il pu être obtenu avant l’audience en faisant preuve de diligence raisonnable? (iii) Des circonstances exceptionnelles existent-elles pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal de recevoir un nouvel élément de preuve? La GRC affirme que le Tribunal doit aussi tenir compte de la question résiduelle de savoir si la délivrance de l’assignation causerait un préjudice à une partie.

[13] La GRC soutient que les affirmations antérieures que les plaignants peuvent avoir avancées auprès d’autres organes concernant une nouvelle enquête ou les accusations portées contre A.B. sont forcément pertinentes, car elles sont rationnellement liées aux actes de procédure qu’ils ont [traduction] « en réalité modifiés ». La GRC indique que, là où les plaignants ont effectivement modifié, ou clarifié, leurs actes de procédure, son évaluation des éléments de preuve pertinents change inévitablement, et qu’elle doit avoir l’occasion d’obtenir, d’évaluer et de présenter des éléments de preuve pertinents au moyen d’une assignation à comparaître. La GRC affirme que l’objectif de recherche de la vérité du Tribunal serait favorisé par la délivrance de l’assignation. Elle ajoute que le refus de lui permettre de présenter les éléments de preuve qu’elle choisit pour son dossier lui causerait nécessairement un préjudice et que le refus de délivrer l’assignation l’empêcherait de présenter une réponse complète à la plainte déposée contre elle.

B. Les plaignants

[14] Les plaignants ne sont pas d’accord avec l’affirmation de la GRC selon laquelle ils ont en réalité modifié leur exposé des précisions le 18 décembre 2023 pour demander une nouvelle réparation sous forme de nouvelle enquête. Ils affirment qu’une nouvelle enquête sur les allégations d’abus a toujours été une issue souhaitée du présent processus en matière de droits de la personne. Ils soutiennent que cela ressort clairement du sens ordinaire des mots employés dans l’exposé des précisions qu’ils ont présenté en juin 2020, lequel comprend le paragraphe ci-dessous sous le titre [traduction] « Réparations pour les plaignants et survivants d’abus passés » :

[traduction]

91. En outre, conformément à l’alinéa 53(2)(b) de la LCDP, les plaignants demandent une ordonnance pour la tenue des services d’enquête qui leur ont été refusés en raison des pratiques discriminatoires de la GRC. Une telle ordonnance devrait préciser que les services d’enquête qui seront mis à la disposition des plaignants doivent s’appliquer à toutes les personnes qui ont fréquenté les écoles énumérées à l’annexe A.

[15] Les plaignants affirment que le courriel qu’ils ont envoyé aux parties et au Tribunal le 18 décembre 2023 précisait que, dans le cadre de la présente audience, la preuve n’avait pas été présentée concernant l’ensemble des écoles énumérées à l’annexe A de leur exposé des précisions, mais seulement relativement à l’Immaculata School et au Prince George College.

[16] En ce qui concerne la demande d’assignation à comparaître, les plaignants ne considèrent pas que le dossier du CCM soit pertinent pour l’étape des réparations de la présente procédure. Ils affirment que la GRC aurait pu poser ses questions sur la plainte déposée auprès du CCM aux témoins concernés qui ont comparu en mai 2023. Ils fournissent un lien vers la lettre de plainte originale présentée au CCM, qui, selon eux, est accessible au public depuis janvier 2016. Les plaignants soulignent que la plainte déposée auprès du CCM n’abordait pas les réparations revendiquées auprès du Tribunal.

C. La Commission

[17] La Commission affirme que le Tribunal doit refuser, pour plusieurs motifs, la demande de la GRC visant la délivrance d’une assignation à comparaître. Premièrement, elle indique que la GRC a attendu trop longtemps pour présenter cette demande. La Commission renvoie à l’affaire Nash c. Forces armées canadiennes, 2023 TCDP 22 (CanLII) [Nash], dans laquelle le Tribunal a indiqué qu’une partie ne peut appeler un témoin à l’audience que si un résumé de son témoignage a été fourni conformément aux échéances prévues dans les Règles de pratique du Tribunal ou si le Tribunal accorde l’autorisation de le faire. Dans l’affaire Nash, le Tribunal a refusé d’accorder une assignation qui avait été demandée la veille du début de l’audience, indiquant que le dépôt tardif de la demande permettait de la rejeter sans motif additionnel (par. 48) et qualifiant le moment de la demande de « [...] problématique, surtout venant d’une partie représentée par avocat » (par. 50).

[18] La Commission souligne que la GRC demande cette assignation à comparaître plus de sept mois après le début de l’audience. Elle affirme que rien ne justifie que la GRC n’ait pas fait sa demande il y a longtemps, d’autant plus que la GRC était au courant de la plainte déposée auprès du CCM avant même le début de l’audience, étant donné qu’elle a elle-même fourni la lettre de décision du CCM. La Commission soutient que, tout comme dans l’affaire Nash, le retard inexplicable de sa demande d’assignation du CCM permet de la rejeter sans motif additionnel.

[19] La Commission soutient que le Tribunal doit rejeter la suggestion de la GRC selon laquelle sa demande d’accès au dossier du CCM a en quelque sorte été déclenchée par une modification alléguée des réparations demandées par les plaignants. La Commission est d’accord avec les plaignants sur le fait qu’ils demandent une nouvelle enquête depuis qu’ils ont déposé leur exposé des précisions en 2020 et que rien n’a changé à cet égard en décembre 2023.

[20] En outre, la Commission soutient que le fait de faire droit à la demande d’assignation à comparaître présentée par la GRC causerait presque certainement un préjudice sous forme de retard important. Elle affirme que le fait de permettre à la GRC [traduction] « d’assigner le témoin à comparaître, d’obtenir le dossier du CCM et de l’examiner, puis de déposer une partie ou la totalité de son contenu dans l’espèce en vertu d’un affidavit de pièces commerciales [...] serait injuste et contraire aux règles de preuve ». La Commission indique que, si la GRC prévoit utiliser des déclarations antérieures contradictoires potentielles pour miner la crédibilité des plaignants, les témoins en question devraient être rappelés, ce qui causerait un préjudice important sous forme de retard supplémentaire.

[21] La Commission soutient aussi que la GRC n’a pas montré que les autres éléments de preuve demandés auprès du CCM sont suffisamment pertinents pour justifier le préjudice qui découlerait de la tardiveté de la demande. La Commission affirme que le dossier du CCM traite d’une plainte pour inconduite judiciaire dans un dossier de diffamation auquel participent des parties autres que les plaignants ou leurs témoins. En outre, la GRC a la lettre de décision du CCM et, comme l’ont souligné les plaignants dans leurs observations, la lettre de plainte présentée au CCM est accessible au public depuis de nombreuses années. La Commission indique que la GRC n’a donné aucun motif pour demander la production du reste du dossier du CCM autre que de laisser entendre que le dossier peut contenir des informations que la GRC pourrait tenter d’utiliser pour mettre en doute la crédibilité des plaignants ou de leurs témoins relativement à des questions cruciales pour la présente instance en discrimination en vertu de la LCDP. La Commission soutient qu’il s’agit essentiellement d’une mission exploratoire qui ne doit pas être permise à ce stade tardif de l’audience.

D. Réponse de la GRC

[22] En réponse, la GRC affirme que le dossier du CCM est probablement pertinent étant donné [traduction] « qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il contienne des informations et, potentiellement, des affirmations des plaignants concernant l’enquête en question dans le cadre de la présente enquête et les réparations ou l’issue qu’ils veulent obtenir par le biais des processus judiciaires existants. La réparation que revendiquent les plaignants est une question centrale de la présente enquête ».

[23] La GRC affirme que l’argument avancé par les plaignants et la Commission selon lequel elle aurait pu obtenu le dossier du CCM par d’autres moyens [traduction] « inverse les obligations de divulgation », soutenant que les plaignants étaient responsables de fournir à la GRC tout document concernant le dossier du CCM. Elle affirme que les plaignants ne peuvent utiliser leur omission de le faire comme motif pour que la GRC n’obtienne pas et ne présente pas le dossier en preuve par le biais d’un témoin convenable.

[24] La GRC soutient que, en s’appuyant sur l’affaire Nash, la Commission comprend mal la situation en l’espèce parce que, dans cette affaire, c’était la plaignante qui demandait une assignation à comparaître pour un témoin la veille de l’audience, alors qu’en l’occurrence la GRC est l’intimée. La GRC affirme que les éléments de preuve qu’elle a l’intention de présenter dépendent du dossier que les autres parties prévoient présenter et que, étant donné que l’exposé des précisions déposé en 2020 par les plaignants n’utilise pas l’expression [traduction] « nouvelle enquête », et que cette expression n’est pas non plus utilisée dans le sommaire de leurs dépositions, cela signifie qu’ils ont en réalité modifié leurs actes de procédure en utilisant cette expression dans leur courriel du 18 décembre 2023.

[25] En ce qui concerne la demande de réparation sous forme de nouvelle enquête, la GRC soutient que [traduction] « ce que les plaignants peuvent avoir dit au CCM relativement à leur intention ou à l’issue qu’ils demandent, selon ce qui est consigné dans le dossier du CCM, est pertinent. L’obtention et la présentation de ce dossier constituent l’objet de l’assignation à comparaître ».

[26] En réponse à l’argument de la Commission selon lequel la délivrance de l’assignation donnera lieu au rappel de certains des témoins des plaignants, la GRC affirme que, si les plaignants demandent de rappeler des témoins en raison de ce qui est divulgué dans le dossier du CCM, une telle demande pourra être jugée sur le fond.

[27] La GRC indique aussi que l’affirmation de la Commission selon laquelle il s’agit d’une partie de pêche interprète mal cette expression parce que la GRC connaît l’auteur, le destinataire et l’objet des documents de tiers qu’elle demande.

[28] La GRC n’a pas reconnu dans ses observations en réponse le fait qu’elle a maintenant une copie de la lettre de plainte présentée au CCM, dont le lien a été inclus dans les observations des plaignants et de la Commission.

E. Informations supplémentaires provenant des plaignants

[29] Après avoir reçu les observations des parties, j’ai demandé aux plaignants de fournir d’autres informations au Tribunal et aux parties. Puisque la GRC affirme qu’elle veut savoir ce que les plaignants ont dit au CCM dans leur plainte, j’ai demandé à l’avocate des plaignants de dire si la lettre jointe à l’article paru dans les médias en janvier 2016 dont ils ont fourni le lien dans leurs observations est identique à la lettre de plainte que les plaignants et les témoins ont présentée au CCM. J’ai aussi demandé si les plaignants avaient fourni au CCM des informations autres que la lettre de plainte.

[30] L’avocate des plaignants a répondu qu’elle avait discuté avec toutes les personnes ayant signé la lettre à l’intention du CCM qui a été jointe à l’article paru dans les médias le 22 janvier 2016, à l’exception des personnes qui sont décédées et de Richard Perry, qui est en deuil de sa sœur. Elles ont confirmé que la lettre jointe à l’article paru dans les médias est identique à la lettre qu’elles ont présentée au CCM en janvier 2016. Aucun des plaignants ou des témoins auxquels a parlé l’avocate ne s’est fait demander de fournir d’autres informations au CCM. L’avocate souligne aussi que la seule adresse de courriel qui a été fournie comme coordonnées au CCM était celle de Cathy Woodgate.

III. Décision

[31] Je rejette la demande de la GRC de délivrer une assignation pour le témoin et le dossier du CCM.

IV. Analyse

[32] Bien que les parties aient avancé dans leurs observations divers arguments, que j’ai tous lus et pris en compte, étant donné le stade où en est l’instance et la nécessité de prononcer une décision rapidement afin que l’audience puisse se dérouler de façon expéditive, je me suis concentrée, dans la présente décision sur requête, sur les arguments que je juge indispensables et pertinents à l’examen de la question (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159 (CanLII), au par. 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3 (CanLII), au par. 54).

[33] Toutes les parties ont bénéficié d’une grande latitude au cours de la présente audience pour présenter des pièces et des témoins en dehors du cadre strict des Règles de pratique du Tribunal afin de s’assurer qu’elles ont l’occasion de présenter les éléments de preuve qu’elles estiment nécessaires à leur dossier. Il s’agit d’une plainte complexe, et j’ai été aussi souple que possible dans les limites de l’équité procédurale. Par conséquent, l’application des facteurs que le Tribunal a appliqués dans l’affaire Nash ne serait pas équitable dans les circonstances de la présente audience. Je ne rejette pas la demande d’assigner à comparaître le CCM à cause du moment où la demande a été présentée.

[34] L’acte d’assigner un témoin n’est pas un acte purement administratif (Dorais 2021 au par. 18). L’alinéa 50(3)(a) de la LCDP permet au Tribunal « d’assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte ». C’est un libellé discrétionnaire, qui laisse au Tribunal le soin de déterminer si certains éléments de preuve sont indispensables à une audition et un examen complets de la plainte. Si je conclus qu’un élément de preuve n’est pas indispensable, je peux rejeter la demande d’assignation.

[35] Toutefois, pour déterminer si les éléments de preuve proposés sont indispensables, le Tribunal doit déterminer qu’il y a une pertinence, « un lien, entre la preuve qu’une partie tente d’obtenir par le témoignage d’un témoin et un fait, une question de droit ou une réparation qui sont liés à la plainte. La pierre angulaire demeure l’existence de cette pertinence, du lien rationnel, entre les témoignages anticipés et la plainte » (Dorais 2021 au par. 21).

[36] Le paragraphe ci-dessous de l’arrêt Dorais 2021 est également pertinent pour la présente demande :

[22] Il est aussi reconnu que les témoignages, tout comme les documents inclus dans la divulgation, n’ont pas pour buts d’être spéculatifs : il ne s’agit pas d’une « partie de pêche » lors de laquelle une partie peut appeler un nombre illimité de témoins ou présenter des témoignages qui ne sont pas pertinents au litige. Les témoignages ne doivent pas être redondants et ne doivent pas s’éloigner de l’essence du litige (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2010 TCDP 29 (CanLII), au par. 9).

[37] La GRC a déposé une demande pour assigner un témoin du CCM à comparaître et à produire le dossier [traduction] « no 15-0516, y compris la plainte et la lettre de décision originales » ou, au lieu de comparaître à l’audience et de présenter les documents, [traduction] « [à présenter] un affidavit de pièces commerciales en vertu de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada ». La GRC veut savoir ce que les plaignants ou leurs témoins [traduction] « peuvent avoir dit au CCM relativement à leur intention ou à l’issue qu’ils demandent, selon ce qui est consigné dans le dossier du CCM ». La GRC affirme dans ses observations qu’elle souhaite [traduction] « obtenir des documents et des informations de la part du CCM et évaluer si [elle] présenter[a] ces éléments de preuve dans le cadre du dossier de l’intimée ». Elle indique que [traduction] « [l]’obtention et la présentation de ce dossier constituent l’objet de l’assignation à comparaître ».

[38] La GRC était au courant de la plainte déposée auprès du CCM, puisqu’elle était en possession de la lettre de décision du CCM datée du 29 janvier 2016 rédigée par Norman Sabourin, qui était à l’époque directeur exécutif et avocat général principal. La GRC a divulgué, très tôt dans la procédure du Tribunal, cette lettre dans le cadre de ses obligations de divulgation de documents et l’a indiquée dans la liste des pièces qu’elle proposait pour la présente audience, bien qu’elle ne l’ait pas encore présentée comme pièce, même si Ronnie Matthew West, Beverly Abraham et Richard Perry ont tous témoigné durant les deux premières semaines de l’audience.

[39] La lettre du CCM datée du 29 janvier 2016 rédigée par Me Sabourin indique ce qui suit : [traduction] « J’ai bien reçu votre récente correspondance dans laquelle vous portez plainte contre l’honorable Catherine C. Wedge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique ». La lettre se poursuit en énonçant le mandat du CCM et indique que le processus d’examen préalable des plaintes est régi par les Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet des juges de nomination fédérale. Dans le cadre de ces Procédures d’examen, Me Sabourin affirme que ses fonctions à titre de directeur exécutif comprennent l’examen initial des plaintes. Une fois qu’il a terminé l’examen, il doit déterminer si la question mérite d’être étudiée par le Conseil. Me Sabourin écrit : [traduction] « à mon avis, les questions que vous soulevez expriment votre désaccord avec » les décisions judiciaires de la juge Wedge, qui font partie intégrante des fonctions d’un juge. [traduction] « Les conclusions et décisions de droit d’un juge ne sont pas des questions de conduite des juges ». Il ajoute qu’il s’agit de question devant être soulevées devant les tribunaux, habituellement par voie d’appel. Le CCM n’est pas un tribunal et n’a pas le pouvoir ni le mandat d’annuler ou de modifier le jugement d’un tribunal. Le CCM ne peut pas non plus corriger les informations indiquées dans une décision, réexaminer les éléments de preuve ni déterminer l’issue d’une affaire. Me Sabourin conclut qu’aucune des questions soulevées n’indique une inconduite de la part de la juge et, par conséquent, écrit : [traduction] « en application du devoir que m’impose l’article 4.1 des Procédures d’examen, je conclus que votre plainte ne justifie pas un examen par » le CCM.

[40] Dans le cadre de leurs observations en réponse à la demande d’assignation à comparaître de la GRC, les plaignants ont fourni, par l’entremise de leur avocate, un lien vers un rapport des médias publié le 22 janvier 2016 qui comprenait une copie de la lettre de plainte transmise au CCM. La lettre adressée au CCM est datée du 7 janvier 2016 et signée par cinq chefs héréditaires ainsi que par Cathy Woodgate et Ann Tom. Les cinq chefs héréditaires sont Ronnie Matthew West, Beverly Abraham, Ronnie Alec, Richard Perry et Morice Joseph. Je remarque que la lettre de Me Sabourin excluait Morice Joseph, qui est aussi un plaignant dans la présente procédure. M. Joseph a témoigné en personne en mai 2023 à Burns Lake, tout comme un autre plaignant, Richard Perry, ainsi que Ronnie Matthew West et Beverly Abraham, qui ne sont pas des plaignants, mais qui ont témoigné dans le présent dossier.

[41] La GRC affirme que les informations qu’elle souhaite obtenir du dossier du CCM concernent ce que les plaignants ont dit au CCM. La lettre a maintenant été divulguée à la GRC, quoique d’une façon quelque peu inhabituelle (par le biais d’un lien vers un article publié dans les médias auquel est jointe la lettre). Cependant, les plaignants ont confirmé que la lettre jointe à l’article paru dans les médias est identique à la lettre envoyée au CCM en janvier 2016, à laquelle Me Sabourin a répondu le 29 janvier 2016. Les plaignants et les témoins ont confirmé n’avoir fourni au CCM aucune information autre que leur lettre. La lettre de Me Sabourin indique que son travail à titre de directeur exécutif consiste à examiner les plaintes et à déterminer s’il les renvoie au Conseil; il n’a pas renvoyé la plainte dans ce dossier.

[42] Je n’ai aucun motif de croire que le dossier du CCM contient d’autres informations provenant des plaignants ou de leurs témoins, à part la lettre de plainte qu’ils ont transmise le 7 janvier 2016. Bien qu’il puisse y avoir des documents que le CCM considère privilégiés ou confidentiels concernant son processus décisionnel, ces documents ne seraient certainement pas pertinents dans la présente audience pour atteinte aux droits de la personne et ne constituent pas de toute façon le type d’informations que la GRC demande au CCM. La GRC veut savoir ce que les plaignants ont dit au CCM. Cela a été établi. Par conséquent, il n’y a aucun motif d’assigner le directeur exécutif et avocat général principal du CCM à comparaître devant le Tribunal et à produire le dossier du CCM concernant la plainte déposée par ces plaignants et témoins. Je refuse de délivrer une assignation pour le témoin et le dossier du CCM parce que je ne juge pas cela indispensable à l’examen complet de la plainte, au sens de l’alinéa 50(3)a) de la LCDP.

[43] La GRC aurait pu, bien avant que l’audience ne commence, poser aux plaignants ses questions relatives à la plainte déposée auprès du CCM, ou elle aurait pu les poser aux témoins qui ont comparu à l’audience de mai 2023 et demander alors la lettre. Ces deux options auraient probablement rendu la présente demande inutile. Bien que j’accepte que la GRC puisse ne pas avoir su que Morice Joseph avait été signataire de la plainte déposée auprès du CCM au moment où il a témoigné, elle savait que Beverly Abraham, Ronnie Matthew West et Richard Perry étaient des signataires de ladite plainte et elle aurait pu leur transmettre la lettre de décision du CCM, puisqu’il s’agissait d’un document que la GRC avait divulgué dans le cadre du processus du Tribunal et qu’elle avait indiqué dans sa liste de pièces proposées comme R-13. Elle ne l’a pas fait.

[44] La GRC reconnaît dans ses observations qu’elle aurait [traduction] « peut-être » pu obtenir le contenu du dossier du CCM qu’elle demande en l’espèce en faisant preuve de diligence raisonnable. Toutefois, elle maintient la position selon laquelle les plaignants ont [traduction] « en réalité modifié, ou clarifié », leurs actes de procédure dans leur courriel du 18 décembre 2023 en indiquant qu’ils demandent une nouvelle enquête, de sorte que l’évaluation de la GRC concernant les éléments de preuve pertinents a nécessairement changé et qu’elle doit avoir l’occasion d’obtenir, d’évaluer et de présenter les éléments de preuve pertinents par voie d’assignation.

[45] Je ne suis pas convaincue par l’affirmation selon laquelle la GRC n’était pas au courant avant le 18 décembre 2023 que les plaignants demandaient une nouvelle enquête. Dans sa demande de statut de personne intéressée et ses observations en réponse dans le cadre de cette demande, A.B. a expressément indiqué qu’une réparation revendiquée par les plaignants auprès du Tribunal était une nouvelle enquête sur les allégations avancées contre lui. La GRC a reçu les observations d’A.B., qui ont été déposées en novembre 2021, bien avant le début de l’audience sur cette question en mai 2023, et elle y a répondu.

[46] En outre, je remarque que, durant l’audience, la question d’une nouvelle enquête a été soulevée par le plaignant Morice Joseph lors de son témoignage. L’avocate des plaignants et celle de la GRC lui ont tous deux posé des questions relativement à une nouvelle enquête à titre de réparation demandée par les plaignants. Lors du contre-interrogatoire, l’avocate de la GRC a montré à M. Joseph deux plaintes différentes pour atteinte aux droits de la personne faites par lui et par d’autres plaignants, et elle a vérifié avec lui qu’une des réparations qu’ils demandaient était que le gouvernement mène une nouvelle enquête sur A.B.

[47] Étant donné ces facteurs, je ne peux accepter la position de la GRC selon laquelle elle n’a découvert que récemment que les plaignants demandent au Tribunal, à titre de réparation, une nouvelle enquête sur leurs allégations d’abus.

V. Conclusion

[48] Je rejette la demande d’assignation présentée par la GRC pour le témoin et le dossier du CCM. Je ne conviens pas que cette décision est injuste pour la GRC, que cette dernière est empêchée de présenter une défense pleine et entière à l’égard de la plainte ni qu’elle subira un préjudice en n’obtenant pas la citation à comparaître. Il est raisonnable de conclure que la GRC est maintenant en possession des informations du dossier du CCM qu’elle demandait en l’espèce, il n’y a donc aucun motif de délivrer une assignation. Si la GRC avait simplement demandé aux plaignants une copie de la lettre de plainte beaucoup plus tôt dans le processus, le temps et les ressources de tous auraient pu être préservés.

Signé par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

29 janvier 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2459/1620

Intitulé : Woodgate et al. c. GRC

Date de la décision sur requête du Tribunal : 29 janvier 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Karen Bellehumeur , pour les plaignants

Jonathan Bujeau, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Whitney Dunn , pour l’intimée

Aucune observation n’a été reçue de la part d’AGBC.

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