Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Air Canada a discriminé Erik Marcovecchio en retirant une offre de promotion en raison de sa déficience.

M. Marcovecchio a subi deux blessures au travail lorsqu’il était un employé d’Air Canada. La première blessure, en 2016 dans un centre d’appels, a été à l’oreille et l’a laissé avec des limitations permanentes. M. Marcovecchio a déposé une réclamation devant la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et une contestation devant le Tribunal administratif du travail (TAT) concernant cette blessure auditive. Plus tard, il a conclu une entente de médiation avec Air Canada, qui lui a offert un poste adapté à l’aéroport. La deuxième blessure de M. Marcovecchio, en février 2019 à l’aéroport, a été à la tête. Il a aussi déposé une réclamation devant la CNESST pour cette autre blessure.

En avril 2020, M. Marcovecchio a postulé pour un poste de bureau chez Air Canada. Ce poste offrait un meilleur horaire et une meilleure rémunération. Il a passé deux entrevues et Air Canada lui a ensuite annoncé qu’il avait obtenu le poste. Plus tard, Air Canada a retiré l’offre d’emploi en raison des limitations permanentes de M. Marcovecchio et de sa réclamation en cours devant la CNESST concernant sa blessure à la tête.

En juin 2020, Air Canada a mis fin à l’emploi de M. Marcovecchio en réponse à la pandémie de COVID-19. La plupart des employés travaillant au bureau où il avait postulé ont conservé leur emploi malgré la COVID-19.

Air Canada a soutenu que la CNESST et le TAT devaient traiter la plainte de M. Marcovecchio, mais le Tribunal était en désaccord. La plainte en matière de droits de la personne de M. Marcovecchio n’était pas liée à sa réclamation auprès de la CNESST. En fait, la question de sa blessure auditive subie au travail avait été réglée lorsque Air Canada lui avait offert un poste adapté à l’aéroport. Lorsqu’il a postulé pour une promotion, M. Marcovecchio était une personne vivant avec une déficience. Sa blessure à la tête l’empêchait de soulever des objets lourds, mais non d’accomplir le travail de bureau requis pour le nouveau poste.

Air Canada a soutenu que le placer dans le poste de bureau ne respectait pas ses limitations permanentes. Air Canada a supposé que ce travail serait inacceptable sans même avoir consulté M. Marcovecchio ni évalué le lieu de travail. Air Canada n’a pas envisagé les mesures d’adaptation existantes ni même demandé à M. Marcovecchio s’il pensait avoir besoin d’une adaptation.

Le Tribunal a accordé à M. Marcovecchio 15 472 $ pour le salaire perdu, 10 000 $ pour le préjudice moral subi et 5 000 $ à titre d’indemnité spéciale.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 56

Date : le 4 décembre 2023

Numéros des dossiers : HR-DP-2802-22 et HR-DP-2932-22

Entre :

Erik Marcovecchio

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada

l'intimée

Décision

Membre : Athanasios Hadjis

 



I. APERÇU

[1] Erik Marcovecchio, le plaignant, travaillait au centre d’appels d’Air Canada, l’intimée. Il a subi une blessure au travail qui lui a occasionné certaines limitations permanentes. À titre de mesure d’adaptation, Air Canada l’a affecté à un autre emploi, à l’aéroport. Environ un an plus tard, le plaignant a présenté sa candidature en vue d’être promu à un nouveau poste. Il a été informé qu’il avait été sélectionné pour le poste, mais peu de temps après Air Canada a changé d’idée, puisque le chef du service de réadaptation croyait que le nouveau poste ne respectait pas les limitations permanentes de M. Marcovecchio.

[2] M. Marcovecchio affirme qu’en le privant de cet emploi, Air Canada a fait preuve de discrimination fondée sur la déficience, puisque sa décision n’était pas fondée sur une preuve médicale ou sur une évaluation de sa capacité à exécuter les fonctions du poste. Il a déposé deux plaintes pour atteinte aux droits de la personne. La première est fondée sur le refus de lui accorder la promotion, et la deuxième se rapporte aux conséquences de ce refus. Pendant la pandémie de COVID-19, M. Marcovecchio a perdu l’emploi adapté à ses besoins qu’il occupait à l’aéroport. Il affirme que, s’il avait été promu à l’autre poste, il aurait pu continuer à travailler. M. Marcovecchio demande une indemnité pour perte de salaire, une indemnité pour préjudice moral et une indemnité pour les actes discriminatoires délibérés ou inconsidérés qui auraient été commis par Air Canada.

[3] Air Canada invoque deux arguments en défense. Elle affirme que nommer M. Marcovecchio au poste en question aurait clairement été en violation de ses limitations permanentes. En outre, elle souligne que M. Marcovecchio avait présenté une deuxième demande d’indemnisation pour lésion professionnelle, qui était toujours en cours d’examen. La prise de mesures d’adaptation relativement à cette blessure relevait du régime d’indemnisation des accidentés du travail applicable. Air Canada ne pouvait pas nommer M. Marcovecchio à un autre poste avant que sa demande d’indemnisation soit réglée. Si M. Marcovecchio avait des préoccupations quant au traitement de ses demandes d’indemnisation, il aurait dû déposer une plainte auprès de la commission des accidents du travail.

II. DÉCISION

[4] Je conclus que les plaintes sont fondées. La déficience de M. Marcovecchio était un facteur dans la décision de ne pas lui accorder la promotion, et Air Canada n’a pas établi que sa décision était justifiée sur le plan juridique. En outre, Air Canada n’a pas établi que le fait que les blessures liées au travail relèvent du régime d’indemnisation des accidentés du travail du Québec l’empêchait de nommer M. Marcovecchio au poste en cause.

[5] La majorité des faits présentés ci-dessous ont été énoncés dans l’exposé conjoint des faits des parties. Une partie de la preuve portait sur des questions qui n’étaient finalement pas pertinentes dans le contexte des questions en litige en l’espèce, comme les griefs déposés en lien avec les problèmes de rémunération et la désignation des congés pris par M. Marcovecchio. Dans la présente décision, je ne mentionnerai que les éléments de preuve qui sont pertinents dans le contexte des questions en litige.

III. CONTEXTE

[6] L’offre d’emploi en cause a été présentée en avril 2019. Cependant, afin de comprendre le contexte qui a mené à la décision d’Air Canada de révoquer l’offre d’emploi, je dois présenter les faits qui suivent au sujet de la carrière de M. Marcovecchio à Air Canada, en particulier au sujet de ses deux demandes d’indemnisation pour lésions professionnelles, dont la dernière a été présentée peu avant qu’il ne présente sa candidature en vue d’être promu au nouveau poste.

[7] M. Marcovecchio a été embauché par Air Canada en 2011 à titre d’agent du centre d’appels à Montréal, au Québec. En janvier 2016, M. Marcovecchio a été blessé au travail alors qu’il prenait un appel. Il a entendu un bruit strident et un bruit statique dans son casque d’écoute, qui lui ont occasionné de la douleur. Le tintement et le bourdonnement dans ses oreilles n’ont pas cessé.

[8] M. Marcovecchio a présenté une demande d’indemnisation auprès de la commission des accidents du travail du Québec, soit la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la « CNESST »).

[9] La demande d’indemnisation a d’abord été rejetée, mais M. Marcovecchio a interjeté appel de la décision au Tribunal administratif du travail (le « TAT »). Les parties ont finalement réglé l’affaire par voie de médiation, et un protocole d’entente a été signé le 31 octobre 2016. Les parties ont convenu que M. Marcovecchio ne pouvait pas réintégrer son poste au centre d’appels et qu’elles seraient liées par les conclusions de l’audiologiste qui l’évaluerait. M. Marcovecchio a retiré son appel auprès du TAT.

[10] Le 18 janvier 2018, l’audiologiste a conclu que M. Marcovecchio pouvait occuper un poste qui respectait les limitations fonctionnelles suivantes :

  • Aucune utilisation d’un casque d’écoute;
  • Utilisation minimale et occasionnelle d’un téléphone;
  • Lieu de travail aussi calme que possible ou avec un bruit de fond constant qui ne nécessite généralement pas le port de protecteurs auditifs. Si le bruit de fond constant (p. ex. le bruit de fond dans un aéroport ou dans un avion) devient trop fort et que le sujet ne peut pas le tolérer, il pourrait utiliser des bouchons d’oreilles pour musiciens (munis d’un filtre), qui lui permettraient de communiquer avec les autres tout en réduisant l’intensité du bruit ambiant.

[11] À la suite de discussions tenues entre M. Marcovecchio, son syndicat, l’audiologiste et Air Canada, les parties ont conclu qu’Air Canada pouvait répondre aux besoins du plaignant (c.-à-d. lui offrir un emploi convenable) en lui offrant un poste de spécialiste des ventes et du service à la clientèle (le « poste d’agent du service à la clientèle ») à l’aéroport de Montréal.

[12] Un protocole d’entente a donc été signé le 28 février 2018. En vertu de l’entente entre intervenue entre les parties, M. Marcovecchio a accepté un poste d’agent du service à la clientèle à l’aéroport de Montréal, à compter du 18 mars 2018. Les parties ont convenu que le protocole d’entente réglait complètement et définitivement toutes les questions liées à cette affaire et que M. Marcovecchio et son syndicat ne déposeraient pas de grief ni d’appel et n’intenteraient aucun autre recours à cet égard.

[13] M. Marcovecchio a expliqué que le poste d’agent du service à la clientèle comprenait plusieurs tâches. Entre autres, il travaillait au comptoir d’enregistrement et à la porte d’embarquement, et il aidait les passagers en fauteuil roulant à se rendre jusqu’à la porte d’embarquement ou jusqu’à l’avion, ce qui nécessitait parfois qu’il marche sur l’aire de trafic.

[14] Le 27 février 2019, après avoir occupé ce poste adapté à ses besoins pendant près d’un an, M. Marcovecchio a souffert d’une deuxième blessure au travail. Il s’est frappé la tête sur le cadre de porte d’un avion alors qu’il pénétrait dans l’avion par la passerelle d’embarquement. Il a été envoyé à l’hôpital et a reçu un diagnostic de traumatisme cérébral léger. M. Marcovecchio a présenté une demande d’indemnisation auprès de la CNESST, qui a été acceptée. Son médecin traitant a conclu à la consolidation sans restriction de la blessure, et il a été autorisé à retourner au travail le 28 février 2019.

[15] M. Marcovecchio avait l’impression de ne pas être complètement rétabli. Il a donc consulté deux autres médecins les 7 et 29 mars 2019. Le deuxième médecin lui a administré des injections et l’a renvoyé en physiothérapie. Après cette consultation, M. Marcovecchio a présenté une demande d’indemnisation pour rechute ou aggravation d’une blessure auprès de la CNESST, qui a rejeté sa demande d’indemnisation le 10 avril 2019. M. Marcovecchio a demandé la révision de cette décision.

[16] Le 26 septembre 2019, la CNESST a rendu sa décision relativement à la demande de révision et a confirmé le rejet de la demande d’indemnisation. M. Marcovecchio a interjeté appel de cette décision devant le TAT le 30 septembre 2019, mais il s’est désisté de son appel le 6 juin 2020.

[17] Entre-temps, M. Marcovecchio a présenté sa candidature au poste en cause. En avril 2019, un ami de M. Marcovecchio, Andrew Hui, qui avait travaillé avec lui au centre d’appels, lui avait parlé d’un poste qui avait été affiché dans le cadre du projet du système de services aux passagers (le « SSP »), sur lequel il travaillait. Air Canada avait mis sur pied une équipe pour mettre en œuvre ce nouveau système de réservation et de contrôle des départs. L’équipe de projet cherchait un spécialiste des opérations de sécurité qui traiterait les demandes courantes liées aux opérations de sécurité présentées par les unités opérationnelles et les intervenants d’Air Canada.

[18] À la suggestion de M. Hui, M. Marcovecchio a présenté sa candidature au poste. Il a témoigné que le poste était attrayant et qu’il offrait des conditions bien plus favorables que son poste d’agent du service à la clientèle. Le salaire était plus élevé, et il s’agissait d’un travail de bureau dont les heures de travail étaient du lundi au vendredi, de 9 h à 17 h. Le poste ne comprenait pas de quarts de fin de semaine [traduction] « de fous ». En prime, M. Marcovecchio travaillerait avec son ami, M. Hui.

[19] Le 11 avril 2019, un comité composé de trois membres, dont M. Hui, a interviewé M. Marcovecchio. Celui-ci a eu l’impression que l’entrevue s’était bien passée. Une semaine plus tard, Dimitra Dampolias, qui faisait aussi partie du comité, l’a convoqué à une deuxième entrevue, qui a été menée par la directrice principale de la cybersécurité. M. Marcovecchio a eu l’impression que la deuxième entrevue s’était également bien passée.

[20] Le 29 avril 2019, Mme Dampolias a appelé M. Marcovecchio et l’a félicité. Elle lui a annoncé qu’il avait obtenu le poste. M. Marcovecchio a annoncé la nouvelle par messagerie texte interne à M. Hui, qui l’a également félicité.

[21] Cependant, un jour ou deux plus tard, il a reçu deux autres appels dont le ton était décidément différent. Le premier appel provenait du chef du service de réadaptation d’Air Canada, Julien Paradis, qui a dit à M. Marcovecchio qu’il ne pouvait pas obtenir le poste parce que celui-ci ne respectait pas les limitations énoncées dans le deuxième protocole d’entente. M. Marcovecchio a déclaré dans son témoignage qu’il avait été étonné que M. Paradis soit au courant de l’offre d’emploi liée au SSP, puisqu’il n’avait rien à voir avec la gestion de cette unité. En outre, il ne comprenait pas comment Air Canada pouvait lui dire cela sans avoir d’abord cherché à savoir s’il pouvait s’acquitter des fonctions du poste, avec ou sans mesures d’adaptation.

[22] Le deuxième appel provenait de M. Paradis, accompagné cette fois de Veronique Gauthier, gestionnaire des ressources humaines d’Air Canada. M. Paradis et Mme Gauthier ont répété que M. Marcovecchio ne pouvait pas obtenir le poste en raison de ses limitations permanentes et d’une politique d’Air Canada selon laquelle aucune personne ayant une demande d’indemnisation en cours devant la CNESST ne peut être mutée à un autre poste. M. Marcovecchio a de nouveau demandé pourquoi ils ne pouvaient pas envisager de prendre des mesures d’adaptation à son égard, si sa déficience constituait un problème, par exemple en lui assignant un bureau fermé. On lui a répondu que les bureaux fermés étaient réservés aux gestionnaires. M. Paradis et Mme Gauthier ont maintenu qu’il ne pouvait pas occuper ce poste en raison de ses limitations permanentes.

[23] Le 1er mai 2019, Mme Gauthier a envoyé un courriel à M. Marcovecchio pour faire suite à leur conversation téléphonique. Dans son courriel, elle a confirmé qu’Air Canada ne donnerait pas suite à sa candidature au poste lié au SSP, parce que l’emploi ne respectait pas ses limitations permanentes et parce qu’il avait une demande d’indemnisation en cours devant la CNESST. Voici le texte du courriel :

[traduction]
Bonjour Erik,

Suite à notre discussion téléphonique, la présente vise à confirmer que nous ne donnerons pas suite à votre candidature au poste de spécialiste des opérations de sécurité, SSP, pour les raisons suivantes :

- Conformément aux pratiques de l’entreprise, les employés qui ont présenté une demande d’indemnisation à la CNESST ne peuvent pas faire l’objet d’une mutation jusqu’à ce que leur demande d’indemnisation soit définitivement réglée.

- Le poste de spécialiste des opérations de sécurité, SSP, est un poste de soutien et nécessite l’utilisation d’un téléphone et le port d’un casque d’écoute, ce qui va à l’encontre de vos limitations permanentes.

Compte tenu de ce qui précède, ces deux facteurs nous empêchent de donner suite à votre candidature au poste de gestionnaire lié au SSP.

Nous vous remercions de votre temps et vous souhaitons beaucoup de succès.

Cordialement,
Veronique

[24] Dans son témoignage, M. Paradis a expliqué pourquoi il était intervenu dans le dossier. Il avait appris lors d’une conversation informelle avec un autre employé que M. Marcovecchio avait été retenu pour le poste. Il était évident pour M. Paradis que ce travail nécessiterait l’utilisation d’un téléphone, même s’il a reconnu qu’il ne savait pas quelle serait l’intensité du bruit sur les lieux de travail de l’unité du SSP, puisque cette unité était nouvelle et n’était pas encore entièrement aménagée. Il ne savait pas quels problèmes le nouveau système générerait ni quels types d’appels M. Marcovecchio recevrait. M. Paradis comprenait simplement que l’aménagement des lieux de travail serait semblable à celui du centre d’appels où M. Marcovecchio ne pouvait plus travailler. Il lui semblait évident que toutes les personnes travaillant autour de M. Marcovecchio seraient au téléphone et utiliseraient des casques d’écoute et que le milieu de travail pourrait être chaotique compte tenu de la nouveauté du système en ligne. Pour M. Paradis, la sécurité des employés était primordiale. Il devait protéger M. Marcovecchio contre lui-même et s’assurer que ses limitations permanentes étaient respectées.

[25] M. Paradis a donc immédiatement communiqué avec les ressources humaines pour leur faire part des limitations de M. Marcovecchio. On lui a dit que l’équipe du SSP cherchait à embaucher du personnel immédiatement. Par conséquent, il a été décidé d’informer M. Marcovecchio que sa candidature ne serait plus retenue.

[26] Entre-temps, M. Marcovecchio n’a pas repris ses fonctions d’agent des ventes. Il a travaillé jusqu’au 6 mai 2019 comme agent de transit international. À compter du 6 mai 2019, son médecin a rempli des rapports médicaux concernant son traumatisme cérébral, lesquels indiquaient d’abord qu’il pouvait retourner au travail pendant quelques semaines, puis, à compter du 11 juin 2019, qu’il pouvait travailler sous réserve de certaines limitations temporaires (c.‑à‑d. faire du travail de bureau ne l’obligeant pas à soulever des objets lourds, à se pencher de manière répétée et à rester debout pendant de longues périodes). M. Marcovecchio a déclaré qu’Air Canada n’avait pas réussi à lui trouver de poste qui respectait ces limitations avant le 13 novembre 2019, date à laquelle il s’est vu confier une affectation temporaire à titre d’agent d’enregistrement.

[27] M. Marcovecchio a occupé ce poste jusqu’au 20 mars 2020, soit dans la semaine suivant la déclaration de l’état de pandémie liée au virus de la COVID-19. Il a témoigné qu’il vit avec une personne souffrant d’un problème de santé et qu’il craignait de lui transmettre le virus. Ainsi, M. Marcovecchio a d’abord pris un congé compensatoire provenant de l’accumulation d’heures supplémentaires, puis, à compter du 1er avril 2020, il a pris volontairement un congé (« statut inactif »), approuvé par Air Canada, jusqu’au 6 juin 2020.

[28] Du 8 au 20 juin 2020, M. Marcovecchio était en congé annuel. Il est retourné au travail du 24 au 28 juin 2020.

[29] Le 29 juin 2020, M. Marcovecchio a été mis à pied dans le cadre de la réponse d’Air Canada à la pandémie. Air Canada a mis à pied près de la moitié de ses effectifs, une mesure qui a touché plus particulièrement les opérations aéroportuaires. Le poste de M. Marcovecchio était à l’aéroport de Montréal et il n’avait pas suffisamment d’ancienneté pour conserver son emploi. Les employés du centre d’appels n’ont pas été mis à pied, mais M. Marcovecchio ne pouvait pas y travailler en raison de ses limitations permanentes. M. Marcovecchio a continué de recevoir un salaire grâce au programme de Subvention salariale d’urgence du Canada (la « SSUC ») mis en place par le gouvernement fédéral.

[30] Les prestations reçues par M. Marcovecchio au titre de la SSUC ont pris fin le 29 août 2020, mais il demeurait mis à pied. On lui a dit qu’il devrait présenter une demande de prestations d’assurance-emploi.

[31] M. Marcovecchio affirme que, contrairement aux opérations aéroportuaires d’Air Canada, l’équipe du SSP a continué ses activités et ses membres n’ont pas été mis à pied. M. Hui a confirmé dans son témoignage qu’il avait continué de travailler au projet du SSP à partir de son domicile tout au long de la pandémie. Dans son équipe composée de six personnes, le contrat d’un entrepreneur a été résilié et l’emploi d’un autre employé a pris fin, quoiqu’il ne savait pas si cet employé avait d’abord été mis en [traduction] « congé forcé », pour reprendre les mots de M. Hui. Il a ajouté qu’un autre employé avait été en congé forcé pendant un certain temps, mais avait réintégré son poste. Pritesh Ghandi, qui était le directeur principal des plateformes numériques et du commerce électronique et dont les responsabilités comprenaient le projet du SSP à son lancement, a déclaré que personne n’avait travaillé sur place pendant la pandémie. Comme [traduction] « la plupart du monde », les gens travaillaient à partir de leur domicile.

[32] M. Marcovecchio a été mis à pied d’Air Canada jusqu’à la fin de 2020. En janvier 2021, il a été embauché comme représentant au service à la clientèle par une société d’investissement en ligne. Son nouvel employeur lui a fourni un ordinateur portable et M. Marcovecchio travaillait à partir de son domicile. La plupart de ses communications se faisaient par clavardage ou par courriel et les communications verbales se faisaient principalement au moyen du haut-parleur de l’ordinateur portable.

[33] En avril 2021, Air Canada a envoyé une lettre à M. Marcovecchio lui proposant de le rappeler au travail. M. Marcovecchio n’a pas donné suite à cette lettre et, par conséquent, son emploi à Air Canada a pris fin. Il a expliqué dans son témoignage qu’il n’était pas retourné à Air Canada parce qu’il gagnait plus d’argent dans son nouvel emploi et qu’après tout ce qui s’était passé, il se sentait trahi par Air Canada.

[34] M. Marcovecchio travaille actuellement comme coordonnateur régional dans une importante succursale bancaire du centre-ville de Montréal.

[35] M. Marcovecchio a déposé sa première plainte le 28 juillet 2019 et sa deuxième plainte le 30 novembre 2020.

IV. QUESTIONS EN LITIGE

[36] Les questions en litige s’articulent autour de la décision d’Air Canada de ne pas donner suite à la nomination de M. Marcovecchio au poste lié au SSP. Air Canada a déclaré que le poste ne respectait pas ses limitations permanentes. M. Marcovecchio allègue que sa déficience, un motif de distinction illicite au sens de l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »), a donc constitué un facteur dans la décision de ne pas lui accorder la promotion.

[37] Selon l’alinéa 7a) de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser d’employer un individu. Selon l’alinéa 7b) de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de défavoriser un individu en cours d’emploi.

[38] M. Marcovecchio doit établir une preuve prima facie de discrimination, c’est-à-dire qu’il doit démontrer que l’acte allégué était, à première vue, discriminatoire.

[39] Pour établir une preuve prima facie de discrimination, M. Marcovecchio doit démontrer, conformément au critère établi au paragraphe 33 de l’arrêt Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, qu’il est plus probable qu’improbable (c.‑à‑d. selon la prépondérance des probabilités) :

1) qu’il possède une caractéristique protégée par la LCDP (c.-à-d. un motif de distinction illicite);

2) qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi (c.‑à‑d. qu’il a été privé de son emploi ou défavorisé en cours d’emploi);

3) que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

[40] M. Marcovecchio n’est pas tenu de démontrer qu’Air Canada avait l’intention de commettre un acte discriminatoire à son endroit (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 [Bombardier], aux par. 40 et 41). C’est le résultat ou l’effet préjudiciable qui importe (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, 1985 CanLII 18, aux par. 12 et 14).

[41] Il n’est pas nécessaire que la caractéristique protégée soit l’unique mobile du traitement défavorable ni qu’il y ait un lien de causalité (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, au par. 25).

[42] Pour décider s’il y a eu discrimination, le Tribunal prend en considération la preuve présentée par toutes les parties. Si le plaignant établit selon la prépondérance des probabilités les trois éléments du critère de la preuve prima facie de discrimination, l’intimé a alors le fardeau de justifier la discrimination. Dans les affaires d’emploi, la justification la plus souvent invoquée est l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, c’est-à-dire véritable ou réelle (Bombardier, aux par. 36 à 38). En l’absence de justification établie par l’intimé, la plainte sera jugée fondée (Bombardier, au par. 64).

[43] En outre, Air Canada affirme que les faits en l’espèce se rapportent à l’administration du régime québécois d’indemnisation des accidentés du travail et que la LCDP ne s’applique pas.

[44] Par conséquent, voici les questions à trancher en ce qui concerne l’allégation de refus discriminatoire d’une chance d’emploi :

1) M. Marcovecchio a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination? Plus précisément :

a. M. Marcovecchio possède-t-il une caractéristique protégée par la LCDP?

b. M. Marcovecchio a-t-il subi un effet préjudiciable relativement à l’emploi (c.‑à‑d. a-t-il été privé de son emploi ou défavorisé en cours d’emploi)?

c. La caractéristique protégée de M. Marcovecchio a-t-elle constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable?

2) Si M. Marcovecchio a établi une preuve prima facie de discrimination, Air Canada a-t-elle justifié l’acte discriminatoire? Plus précisément, a-t-elle établi l’existence d’une exigence professionnelle justifiée?

3) L’affaire concerne-t-elle exclusivement le régime d’indemnisation des accidentés du travail de sorte que le Tribunal n’a pas le pouvoir de la traiter en vertu de la LCDP?

[45] Même s’il peut sembler peu conventionnel d’aborder la question de la compétence en dernier, j’estime qu’il est préférable de traiter d’abord des questions de fond en l’espèce.

V. ANALYSE

A. Première question en litige : M. Marcovecchio a établi une preuve prima facie de discrimination

(i) M. Marcovecchio possède une caractéristique protégée par la LCDP (une déficience)

[46] La première étape pour établir une preuve prima facie de discrimination consiste à déterminer si le plaignant possède une caractéristique protégée par la LCDP, en l’occurrence une déficience. L’article 3 de la LCDP inclut la déficience dans la liste des motifs de distinction illicite. L’article 25 définit la déficience comme une déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue.

[47] Au paragraphe 15 de l’arrêt Desormeaux c. Ottawa (Ville), 2005 CAF 311 [Desormeaux], la Cour d’appel fédérale a précisé que la déficience au sens juridique consiste en un handicap physique ou mental, qui occasionne une limitation fonctionnelle ou qui est associé à la perception d’un handicap.

[48] Il ne fait aucun doute que M. Marcovecchio souffrait d’un handicap physique occasionnant une limitation fonctionnelle permanente lorsqu’il a présenté sa candidature pour le poste lié au SSP. Toutes les parties au deuxième protocole d’entente ont convenu que M. Macovecchio avait les limitations fonctionnelles définies par l’audiologiste et énoncées dans le deuxième protocole d’entente. M. Marcovecchio avait donc une déficience.

(ii) M. Marcovecchio a subi un effet préjudiciable (l’offre d’emploi liée au SSP a été révoquée)

[49] Il ne fait également aucun doute que M. Marcovecchio a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi à Air Canada. M. Marcovecchio a participé à deux entrevues qui, selon lui, se sont bien passées, après quoi Mme Dampolias l’a appelé pour lui dire qu’il avait été sélectionné pour le poste, qui représentait pour lui une promotion et lui offrait des conditions de travail plus favorables.

[50] Cependant, quelques jours plus tard, Air Canada l’a informé qu’elle ne donnerait plus suite à sa candidature au poste lié au SSP. L’offre d’emploi a essentiellement été révoquée, ce qui représente un effet préjudiciable.

(iii) La déficience de M. Marcovecchio a constitué un facteur dans la décision de retirer l’offre d’emploi

[51] M. Marcovecchio a été informé verbalement et par écrit que l’une des raisons pour lesquelles Air Canada ne donnerait pas suite à l’offre d’emploi liée au SSP était que le poste ne respectait pas ses limitations permanentes, c’est-à-dire sa déficience.

[52] Par conséquent, sa déficience a constitué un facteur dans la décision de le priver d’une chance d’emploi.

[53] M. Marcovecchio a donc établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination.

B. Deuxième question en litige : les moyens de défense d’Air Canada

[54] Air Canada présente essentiellement deux moyens de défense. Premièrement, elle soutient que M. Marcovecchio ne pouvait pas accomplir les fonctions rattachées au poste lié au SSP et respecter ses limitations fonctionnelles. Aucune mesure d’adaptation n’aurait pu être prise, et l’employer au sein de l’équipe du SSP aurait certainement causé une contrainte excessive à Air Canada étant donné l’état de santé de M. Marcovecchio. Air Canada ne pouvait pas faire autrement que d’empêcher M. Marcovecchio d’accepter ce poste.

[55] Deuxièmement, et peut-être plus important encore, Air Canada soutient qu’en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, R.L.R.Q. ch. A-3.001 (la « LATMP »), qui établit le régime d’indemnisation des accidentés du travail au Québec, la CNESST et le TAT ont compétence exclusive pour trancher les questions liées aux mesures d’adaptation dans le cas d’une blessure survenue au travail. Air Canada soutient que la demande d’indemnisation de M. Marcovecchio est visée par la LATMP et que le Tribunal devrait donc refuser d’instruire la plainte.

(i) Air Canada n’a pas établi un moyen de défense fondé sur une exigence professionnelle justifiée

[56] Selon l’alinéa 15(1)a) et le paragraphe 15(2) de la LCDP, les « refus » d’un employeur qui découlent d’exigences professionnelles justifiées ne constituent pas des actes discriminatoires. Un employeur ne peut établir qu’un acte découle d’une exigence professionnelle justifiée que s’il démontre, selon la prépondérance des probabilités, que les mesures destinées à répondre aux besoins de la personne visée constituent, pour lui, une contrainte excessive en matière de santé, de sécurité et de coûts.

[57] Comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé aux paragraphes 64 et 65 de Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu. Outre les évaluations individuelles visant à déterminer si la personne a les aptitudes ou les compétences requises pour exécuter le travail, il y a lieu de prendre en considération la possibilité d’exécuter le travail de différentes manières. Les aptitudes, les capacités et l’apport potentiel du demandeur doivent être respectés autant qu’il est possible de le faire.

[58] Dans le cas de M. Marcovecchio, Air Canada n’a même pas envisagé de prendre des mesures d’adaptation à son égard et encore moins de procéder à des évaluations individuelles pour déterminer s’il pouvait ou même devait bénéficier de mesures d’adaptation. M. Paradis a décidé lui-même, selon son évaluation personnelle des limitations fonctionnelles de M. Marcovecchio, que celui-ci ne pouvait pas occuper le poste. Il a pris cette décision même s’il a reconnu qu’il n’avait pas évalué l’intensité du bruit sur les lieux de travail, la façon dont les opérations étaient menées ou la question de savoir si et à quelle fréquence M. Marcovecchio serait appelé à utiliser le téléphone. Aucune lecture des décibels sur les lieux de travail n’a été effectuée. M. Paradis a déclaré que Mme Gauthier était d’accord avec lui, mais il n’est pas clair que sa compréhension des opérations liées au SSP était meilleure que la sienne. Mme Gauthier n’a pas témoigné.

[59] D’après ce qu’il a vu lorsqu’il s’est rendu sur les lieux de travail pour ses entrevues, M. Marcovecchio croit qu’il aurait pu s’acquitter des tâches rattachées à l’emploi sans mesures d’adaptation. M. Hui a déclaré dans son témoignage que même si les employés du SSP travaillaient dans des cubicules sur un grand étage d’un immeuble du parc industriel, leur travail était de nature technique et ils n’étaient pas [traduction] « en contact direct avec les clients », contrairement aux employés du centre d’appels où M. Marcovecchio et lui avaient travaillé par le passé.

[60] Par exemple, les employés d’Air Canada qui rencontraient des problèmes lors de l’utilisation du nouveau système ne communiquaient pas directement avec l’équipe du SSP. Ils communiquaient d’abord avec le service d’assistance interne. Seules certaines questions étaient par la suite renvoyées à l’équipe du SSP. M. Hui a déclaré que ces questions étaient le plus souvent reçues par courriel ou par une simple [traduction] « tape sur l’épaule » pendant les heures de travail. L’équipe du SSP ne recevait généralement des appels téléphoniques qu’après les heures de travail, lorsque certains groupes d’utilisateurs avaient des questions urgentes. D’autres utilisateurs continuaient de poser leurs questions par courriel, même après les heures de travail. M. Hui a ajouté que seuls [traduction] « certains » des quelque 100 employés utilisaient des casques d’écoute.

[61] M. Ghandi a déclaré dans son témoignage que les utilisateurs savaient que les boîtes de courriels n’étaient pas surveillées après 17 h et que s’ils voulaient qu’un problème soit réglé immédiatement, ils devaient téléphoner. Les employés qui se trouvaient encore au bureau après les heures, le cas échéant, répondraient à leur appel. M. Ghandi a également mentionné que, à l’occasion, le personnel devait appeler le fournisseur de logiciels par téléphone pour mieux comprendre le système. M. Ghandi a confirmé que le poste en question était un poste technique, comme l’a également indiqué M. Hui.

[62] Compte tenu de ces éléments de preuve, je ne suis pas convaincu que le milieu de travail était exactement comme celui du centre d’appels où avait travaillé M. Marcovecchio, comme M. Paradis l’avait présumé. De plus, dans la lettre révoquant l’offre d’emploi, Air Canada a affirmé que le poste nécessitait le port d’un casque d’écoute, ce qui était manifestement faux, compte tenu des observations d’une personne qui travaillait sur place, M. Hui, qui a déclaré que seuls certains employés utilisaient un casque d’écoute.

[63] M. Marcovecchio soutient que le poste aurait respecté ses limitations étant donné qu’il ne nécessitait pas une grande utilisation du téléphone. Il n’aurait pas eu besoin d’utiliser un casque d’écoute, et l’utilisation anticipée du téléphone aurait respecté la deuxième limitation (utilisation minimale et occasionnelle du téléphone). En ce qui concerne le bruit de fond, il n’aurait vraisemblablement pas nécessité qu’il porte des protecteurs auditifs. Le niveau de bruit n’aurait vraisemblablement pas été supérieur à celui auquel il était exposé à l’aéroport et sur l’aire de trafic dans le cadre de l’emploi adapté à ses besoins qu’il occupait comme agent des ventes.

[64] Air Canada reproche à M. Marcovecchio de ne pas avoir divulgué ses limitations aux personnes qui l’ont passé en entrevue pour le poste lié au SSP. Si ces personnes en avaient été informées, elles ne lui auraient pas offert le poste. M. Hui a déclaré qu’il savait que M. Marcovecchio avait une déficience qui l’empêchait de travailler au centre d’appels, mais qu’il ne connaissait pas tous les détails. Air Canada soutient que M. Marcovecchio avait l’obligation de faciliter la recherche d’un compromis, ce qu’il n’a pas fait. Comme la Cour suprême du Canada l’a statué dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81, [1992] 2 R.C.S. 970, à la page 994 [Renaud], la recherche d’un compromis fait intervenir plusieurs parties. Le plaignant a l’obligation d’aider à en arriver à un compromis convenable.

[65] Air Canada soutient que M. Marcovecchio a manqué à cette obligation en ne divulguant pas ses limitations permanentes. Ainsi, les personnes qui l’ont passé en entrevue ignoraient tout de sa déficience.

[66] Cependant, M. Marcovecchio était convaincu qu’il n’avait besoin d’aucune mesure d’adaptation pour exécuter les fonctions du poste. Selon lui, l’emploi lui convenait et il n’avait donc aucune obligation de faciliter la recherche d’un compromis.

[67] Par ailleurs, comme la Cour suprême l’a précisé dans l’arrêt Renaud, l’employé est tenu de porter à l’attention de l’employeur les faits relatifs à la discrimination et de faciliter la recherche d’un compromis. M. Marcovecchio ne voyait aucun problème avec le poste et estimait qu’il pouvait en exécuter les tâches sans mesures d’adaptation. Ce n’est que lorsqu’Air Canada a refusé de considérer sa candidature au poste lié au SSP que la question de la discrimination s’est posée. L’acte discriminatoire allégué est la révocation de l’offre d’emploi. Ce n’est donc qu’à ce moment-là que M. Marcovecchio aurait eu l’obligation d’aviser son employeur de la discrimination et de faciliter la recherche d’un compromis (voir Desormeaux, au par. 19).

[68] De plus, il importe peu en fin de compte si M. Marcovecchio avait raison de dire que l’emploi lié au SSP était compatible avec ses limitations fonctionnelles et s’il aurait dû malgré tout divulguer sa déficience. Le fait est qu’Air Canada a décidé unilatéralement et précipitamment de priver M. Marcovecchio de l’emploi qui lui avait été offert, sans vérifier s’il pouvait ou non exécuter les fonctions du poste et, surtout, sans le consulter.

[69] Comme l’a noté la Cour fédérale aux paragraphes 69 et 70 de la décision Canada (Procureur général) c. Cruden, 2013 CF 520, conf. par Canada (Procureur général) c. Cruden, 2014 CAF 131, bien qu’il n’existe aucune obligation procédurale distincte dans le processus d’adaptation en vertu de la LCDP, en fait, dans la pratique, si un employeur n’a effectué aucune analyse sur la prise de mesures d’adaptation possibles ou n’a pas cherché à accorder de telles mesures lors de la présentation d’une demande en ce sens par un employé, il lui sera probablement très difficile de convaincre le tribunal qu’il n’aurait pas pu fournir de mesures d’adaptation à l’employé sans subir une contrainte excessive.

[70] En l’espèce, M. Marcovecchio n’avait même pas encore demandé de mesures d’adaptation, mais, même s’il l’avait fait, Air Canada n’a procédé à aucune analyse sérieuse relative aux mesures d’adaptation avant de décider de refuser la promotion à M. Marcovecchio. Lorsqu’il a appris que l’offre d’emploi avait été révoquée, M. Marcovecchio a demandé que la prise de mesures d’adaptation soit explorée, demande qui a été rejetée sommairement. M. Paradis a décidé unilatéralement qu’il devait protéger M. Marcovecchio contre lui-même.

[71] Comme l’a fait observer le Tribunal au paragraphe 113 de la décision Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2020 TCDP 33 [Christoforou 2020], les contraintes anticipées causées par une proposition d’adaptation ne doivent pas reposer seulement sur des préoccupations hypothétiques ou non corroborées quant aux conséquences négatives. Les conclusions de M. Paradis étaient en effet, dans le meilleur des cas, hypothétiques. Aucune véritable évaluation du milieu de travail n’a été réalisée.

[72] Si l’on veut que le droit aux mesures d’adaptation raisonnables prenne tout son sens, il doit permettre de procéder à une certaine évaluation individuelle, et non tout simplement permettre à un employeur de faire fi de la capacité d’un employé à faire quoi que ce soit sans entamer un processus ou une analyse quelconque (Christoforou 2020, au par. 124).

[73] M. Paradis prétend avoir procédé à une analyse fondée sur la liste des limitations fonctionnelles énoncée dans le deuxième protocole d’entente, mais cette analyse était superficielle. Il a pris sa décision en toute hâte; il n’y a eu aucun véritable examen des exigences du poste et l’employé n’a pas été consulté.

[74] Air Canada n’a donc pas démontré qu’elle ne pouvait pas répondre aux besoins de M. Marcovecchio sans subir une contrainte excessive. Le moyen de défense fondé sur les exigences professionnelles justifiées n’a pas été établi.

(ii) L’affaire est assujettie à la LCDP et le Tribunal peut donc instruire les plaintes

[75] Air Canada soutient que la CNESST et le TAT ont compétence exclusive, en vertu de la LATMP, pour traiter les questions liées aux mesures d’adaptation lorsque la blessure est liée au travail. La LATMP a pour objet d’accorder une indemnité en cas d’accident du travail et de réparer les conséquences de tels accidents pour les travailleurs.

[76] La CNESST a la responsabilité exclusive d’administrer la LATMP, y compris en ce qui concerne la réadaptation professionnelle, en vertu des articles 169 et suivants de la LATMP. La CNESST est appelée à rendre des décisions écrites sur la recevabilité d’une demande d’indemnisation, l’évolution de l’état de santé du travailleur, la capacité du travailleur à réintégrer le poste qu’il occupait avant d’être blessé ou un poste adapté à ses besoins, ainsi que le droit du travailleur à la réadaptation professionnelle. Les personnes intéressées peuvent contester ces décisions devant le comité de révision de la CNESST, et les décisions du comité de révision peuvent être contestées devant le TAT (articles 358 et 359 de la LATMP).

[77] Air Canada souligne que la LATMP est une loi d’ordre public, qui prévoit explicitement que la CNESST « a compétence exclusive pour examiner et décider toute question visée dans la [LATMP], à moins qu’une disposition particulière ne donne compétence à une autre personne ou à un autre organisme » (article 349).

[78] En outre, l’article 438 de la LATMP dispose : « Le travailleur victime d’une lésion professionnelle ne peut intenter une action en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion. » L’article 438 accorde aux employeurs une immunité à l’égard des actions intentées par un travailleur « en raison de sa lésion ».

[79] Comme l’a noté la Cour suprême du Canada au paragraphe 51 de l’arrêt Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3 [Caron], la CNESST et le TAT possèdent le pouvoir de réparation exclusif, en ce qui concerne le droit à la réintégration, à un emploi équivalent ou à un emploi convenable, d’imposer à l’employeur des mesures d’adaptation raisonnablement possibles à l’égard de la blessure subie par le travailleur invalide et des circonstances qui en découlent.

[80] À cet égard, Air Canada s’est largement appuyée sur la décision Ortega c. Lallemand Solutions Santé inc., 2022 QCTDP 7, rendue par le Tribunal des droits de la personne du Québec (le « TDPQ »). Cette affaire concernait une plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée par un employé contre son employeur, fondée sur une déficience qui aurait découlé d’une blessure subie au travail. Le TDPQ a fait observer, au paragraphe 42, que, lorsque la situation est susceptible d’être visée par la LATMP, le sort des droits fondamentaux en cause et des conséquences de leur non-respect est exclusivement l’affaire des instances visées par la LATMP (c.‑à‑d. la CNESST et le TAT) et non du TDPQ.

[81] Air Canada soutient que les faits sur lesquels reposent les plaintes pour atteinte aux droits de la personne de M. Marcovecchio sont, de façon similaire, liés aux demandes d’indemnisation qu’il a présentées à la CNESST. Les actes discriminatoires sont survenus alors qu’il faisait l’objet de mesures d’adaptation accordées sous le régime de la LATMP et alors que sa demande d’indemnisation devant la CNESST pour rechute ou aggravation était toujours en cours d’examen. Selon Air Canada, la CNESST et le TAT ont donc compétence exclusive pour recevoir et régler les plaintes relatives aux demandes d’indemnisation de M. Marcovecchio; le Tribunal canadien des droits de la personne n’est pas compétent.

[82] Je ne suis pas du même avis. Tout d’abord, les circonstances dans l’affaire Ortega ne sont pas les mêmes qu’en l’espèce. M. Ortega avait déposé auprès de la CNESST une demande d’indemnisation se rapportant à des douleurs aux épaules. Il affirmait que ses douleurs étaient liées à son travail, mais la CNESST a conclu qu’elles n’étaient pas liées à une lésion professionnelle. La CNESST et le TAT ont rejeté sa demande d’indemnisation. Entre-temps, il a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne, dans laquelle il alléguait que son employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation à l’égard de la même blessure. Il demandait essentiellement au TDPQ de revenir sur les conclusions de la CNESST. Le TDPQ a conclu, au paragraphe 44 de sa décision, que la demande d’indemnisation de M. Ortega découlait de ses blessures aux épaules, survenues du fait ou à l’occasion de son emploi, et que la loi ne lui permettait pas de s’adresser au TDPQ simplement parce qu’il avait épuisé ses recours devant les autorités visées par la LATMP.

[83] Les faits sont différents en l’espèce. Les plaintes pour atteinte aux droits de la personne de M. Marcovecchio ne sont liées à aucune demande d’indemnisation devant la CNESST. La question de sa blessure auditive subie au travail a été réglée à la satisfaction des parties. Les parties ont signé le deuxième protocole d’entente dans lequel elles ont convenu que toutes les questions se rapportant à la blessure auditive étaient complètement et définitivement réglées. M. Marcovecchio a convenu de n’engager aucune autre procédure s’y rapportant. Ainsi, contrairement à M. Ortega, M. Marcovecchio ne cherchait pas à faire modifier les décisions rendues par la CNESST et le TAT au sujet de sa blessure auditive. Cette question était réglée. Il avait accepté le poste d’agent des ventes, qui était adapté à ses besoins, même si ce poste ne lui plaisait pas forcément.

[84] Selon moi, lorsque M. Marcovecchio a suivi les conseils de M. Hui et présenté sa candidature pour le poste lié au SSP, il essayait simplement d’obtenir un meilleur emploi offrant de meilleures conditions de travail et un salaire plus élevé. Cela n’avait rien à voir avec le processus d’indemnisation pour la blessure qu’il avait subie au travail.

[85] Les limitations fonctionnelles de M. Marcovecchio sont permanentes. Il avait à l’époque – et aura encore dans dix ans – une déficience. Si sa déficience l’empêchait de se trouver un autre emploi, il faudrait explorer la possibilité que des mesures d’adaptation soient prises, que l’employeur soit Air Canada ou non. Le fait que sa déficience découle d’un accident survenu au travail ne signifie pas qu’il ne peut pas chercher un autre emploi, que des mesures d’adaptation soient nécessaires ou non.

[86] Air Canada a fait référence à l’article 32 de la LATMP, qui prévoit un recours pour les travailleurs qui prétendent avoir été victimes de discrimination de la part de leur employeur. Air Canada soutient que M. Marcovecchio aurait pu déposer une plainte ou un grief en vertu de cet article. Voici le texte de la disposition, telle qu’elle était rédigée en mai 2019 lorsque l’offre d’emploi liée au SSP a été révoquée :

32. L’employeur ne peut congédier, suspendre ou déplacer un travailleur, exercer à son endroit des mesures discriminatoires ou de représailles ou lui imposer toute autre sanction parce qu’il a été victime d’une lésion professionnelle ou à cause de l’exercice d’un droit que lui confère la présente loi.

Le travailleur qui croit avoir été l’objet d’une sanction ou d’une mesure visée dans le premier alinéa peut, à son choix, recourir à la procédure de griefs prévue par la convention collective qui lui est applicable ou soumettre une plainte à la Commission conformément à l’article 253.

32. No employer may dismiss, suspend or transfer a worker or practice discrimination or take reprisals against him, or impose any other sanction upon him because he has suffered an employment injury or exercised his rights under this Act.

A worker who believes that he has been the victim of a sanction or action described in the first paragraph may, as he elects, resort to the grievance procedure set down in the collective agreement applicable to him or submit a complaint to the Commission in accordance with section 253.

[87] Il est quelque peu surprenant qu’Air Canada ait présenté cet argument puisque, comme le TAT l’a confirmé récemment dans la décision Smith et Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique ltée, 2023 QCTAT 3893, au paragraphe 41, il est de jurisprudence constante depuis plus de deux décennies que l’article 32 de la LATMP ne s’applique pas aux entreprises de compétence fédérale (voir Purolator Courrier Ltée c. Hamelin, [2002] R.J.Q. 310 (C.A.), 2002 CanLII 41093 (QC CA) [Purolator].

[88] Par ailleurs, il est évident que cette disposition visait uniquement les sanctions qu’un employeur ne peut imposer à un travailleur parce qu’il a subi une blessure ou à cause de l’exercice d’un droit que lui confère la LATMP (voir Purolator, au par. 54, citant Marin c. Société canadienne des métaux Reynolds ltée, 1996 CanLII 6533 (QC CA)). Il ne s’agit pas d’une disposition qu’un travailleur invoquerait s’il estimait que son employeur n’avait pas répondu à ses besoins relativement à une blessure subie au travail. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Caron, au paragraphe 51, les droits et avantages qu’accorde la LATMP au travailleur victime d’une lésion professionnelle doivent être interprétés et mis en œuvre conformément à l’obligation de l’employeur d’accommoder raisonnablement un employé ayant subi une lésion professionnelle, en vertu du droit existant en matière de droits de la personne. Les dispositions administratives de la LATMP (articles 169 et suivants), et non l’article 32 qui concerne les sanctions, sont celles qui s’appliquent.

[89] Cependant, et plus important encore, comme je l’ai déjà mentionné, la question des mesures d’adaptation relatives à la blessure auditive avait déjà été réglée. Les plaintes pour atteintes aux droits de la personne de M. Marcovecchio ne sont pas fondées sur l’administration de cette demande d’indemnisation pour lésion professionnelle. La question avait déjà été réglée.

[90] Air Canada affirme au contraire que M. Marcovecchio avait une demande d’indemnisation en cours pour un accident du travail, soit la demande d’indemnisation qui se rapportait à la deuxième blessure (c.-à-d. le coup à la tête). Cette demande d’indemnisation était toujours en cours d’examen par la CNESST lorsque M. Marcovecchio a présenté sa candidature au poste lié au SSP. Selon Air Canada, elle ne pouvait pas lui permettre de changer de poste avant que le processus prévu par la LATMP soit terminé. Même si la CNESST avait conclu que la blessure de M. Marcovecchio était consolidée et qu’aucune mesure d’adaptation additionnelle n’était requise, sa demande de révision devant la CNESST ou, éventuellement, un appel devant le TAT aurait pu donner lieu à une ordonnance différente quant aux limitations fonctionnelles de M. Marcovecchio, et l’emploi lié au SSP aurait pu ne pas respecter ces limitations. Air Canada ne pouvait donc pas prendre de risque et mettre sa santé en danger. C’est pourquoi Air Canada a pour « pratique » de ne pas autoriser les mutations internes lorsqu’une demande d’indemnisation pour un accident de travail est en cours, comme elle l’a mentionné dans ses conversations avec M. Marcovecchio et dans sa lettre de suivi.

[91] Cet argument n’est pas convaincant pour au moins deux raisons. Premièrement, la demande d’indemnisation pour rechute de M. Marcovecchio était fondée sur l’avis de son médecin, selon lequel les limitations liées à son traumatisme cérébral ne l’empêchaient pas d’effectuer un [traduction] « travail de bureau », pourvu qu’il n’ait pas à soulever des objets lourds, à se pencher de manière répétée et à rester debout pendant de longues périodes. Le poste lié au SSP était clairement un travail de bureau et rien n’indique qu’il aurait nécessité que M. Marcovecchio effectue l’une des activités qui lui étaient interdites. Deuxièmement, il ressort clairement de la lettre et du témoignage de M. Paradis que le plaignant a été privé de ses chances d’emploi parce qu’il était d’avis que le poste ne respectait pas les limitations fonctionnelles énoncées dans le deuxième protocole d’entente et liées à sa déficience auditive. C’est cette question, et non la possibilité que la CNESST modifie sa conclusion concernant la rechute relative au traumatisme cérébral, qui était l’enjeu déterminant. De façon réaliste, la modification de la conclusion de la CNESST aurait tout au plus eu l’effet de cantonner M. Marcovecchio au travail de bureau.

[92] Pour toutes ces raisons, je conclus que le moyen de défense d’Air Canada fondé sur l’application exclusive de la LATMP en l’espèce n’est pas fondé.

[93] La preuve prima facie de discrimination n’a pas été réfutée. Air Canada s’est livrée à un acte discriminatoire à l’endroit de M. Marcovecchio.

VI. MESURES DE RÉPARATION

[94] Les plaintes pour atteinte aux droits de la personne de M. Marcovecchio sont fondées, ce qui signifie que le Tribunal peut rendre une ordonnance accordant une ou plusieurs des mesures de réparation prévues à l’article 53 de la LCDP.

[95] Comme le Tribunal l’a fait observer aux paragraphes 37 à 39 de la décision Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 [Christoforou 2021], conf. par 2022 CAF 182, les dispositions de la LCDP visent à accorder une réparation intégrale à la victime de la discrimination et à la replacer dans la position où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu de discrimination. Dans un contexte d’emploi, il peut s’agir de réintégrer la victime dans son poste et de l’indemniser pour les pertes subies en raison de l’acte discriminatoire, dont la perte de salaire (alinéas 53(2)b) et (c) de la LCDP). Le calcul de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire. Il doit y avoir un lien de causalité entre la discrimination et la perte alléguée. Il incombe au plaignant de prouver qu’il est plus probable qu’improbable que ce lien existe.

[96] Dans la décision Christoforou 2021, le Tribunal a également fait remarquer, aux paragraphes 52 à 54, que l’exercice du pouvoir du Tribunal d’accorder une indemnisation pour les pertes de salaire doit obéir à des principes. Le montant de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire, et le Tribunal peut imposer une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire. Un de ces principes est la règle contre la double indemnisation. Selon ce principe, un plaignant ne peut recouvrer plus que ce qui est suffisant pour l’indemniser des pertes subies en raison de la conduite discriminatoire (Hughes c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1026 (CanLII), au par. 46).

[97] La victime peut également réclamer jusqu’à 20 000 $ pour le préjudice moral causé par l’acte discriminatoire (alinéa 53(2)e)). De plus, le Tribunal peut ordonner à l’intimé de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $ s’il en vient à la conclusion que l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré (paragraphe 53(3)).

[98] M. Marcovecchio réclame une indemnité pour perte de salaire ainsi qu’une indemnité pour préjudice moral (alinéa 53(2)e) en plus de l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3)). Il avait mentionné plusieurs autres mesures de réparation dans son exposé des précisions préalable à l’audience, mais ne les a pas demandées dans ses observations finales.

A. Perte de salaire

[99] M. Marcovecchio a demandé une indemnité équivalant à la différence entre le revenu qu’il aurait gagné s’il avait occupé le poste lié au SSP à compter du 1er mai 2019 et ce qu’il a réellement gagné, jusqu’en janvier 2021, lorsqu’il a trouvé un emploi auprès d’un autre employeur.

[100] Les éléments de preuve présentés à l’égard des revenus de M. Marcovecchio au cours des périodes pertinentes étaient pour le moins confus. Certains des calculs qu’il a fournis n’étaient pas particulièrement utiles. De plus, aucune preuve n’a été présentée sur le revenu qu’il aurait gagné s’il avait obtenu le poste lié au SSP, hormis l’annonce du poste, qui indiquait que le salaire se situerait entre 35 000 $ et 65 000 $.

[101] M. Marcovecchio a affirmé, par l’intermédiaire de ses avocates, que mon calcul devrait être fondé sur le milieu de cette fourchette (50 000 $). Il a souligné que sa candidature avait été annulée avant que le salaire ne soit négocié. Il a soutenu que, étant donné qu’il travaillait pour Air Canada depuis huit ans à ce moment-là, il n’aurait pas été rémunéré au bas de l’échelle. Il a également déposé, après les plaidoiries finales, un calcul détaillé de la perte de salaire, selon lequel la différence entre le salaire horaire du poste qu’il occupait à l’aéroport et celui du poste lié au SSP était de 3,54 $. Il n’a fourni de source ni d’explication pour justifier ce montant, et je n’ai rien trouvé dans la preuve non plus. De plus, même si plusieurs employés d’Air Canada ont témoigné, aucun d’entre eux n’a été interrogé sur le salaire des employés de l’équipe du SSP.

[102] Ainsi, le seul élément de preuve qui me reste en ce qui concerne la perte de salaire est l’échelle salariale indiquée dans l’annonce du poste. Rien ne me permet de supposer que M. Marcovecchio n’aurait pas commencé au bas de l’échelle prévue pour le poste.

[103] Par conséquent, je fonde mes calculs sur un salaire de 35 000 $ par année. En supposant que M. Marcovecchio aurait commencé à travailler au début de mai 2019, lorsque l’offre d’emploi a été annulée, il aurait gagné 23 333 $ jusqu’à la fin de l’année, huit mois plus tard (35 000 $ x 8/12).

[104] M. Marcovecchio a produit son feuillet T4 pour 2019, qui indique qu’il a gagné des revenus d’emploi de 21 241 $ cette année-là. L’examen de ses bordereaux de paye révèle que 8 418 $ ont été gagnés au cours de la période allant jusqu’au 4 mai 2019. En gros, son revenu réel à partir du mois de mai était de 12 822 $ (21 241 $ - 8 418 $).

[105] Par conséquent, la différence entre le revenu qu’il a gagné de mai à décembre 2019 et celui qu’il aurait gagné pendant la même période s’il avait obtenu le poste lié au SSP est de 10 511 $ (23 333 $ - 12 822 $).

[106] Pour ce qui est de l’année 2020, le feuillet T4 de M. Marcovecchio pour cette année-là indique qu’il a gagné 30 039 $. Même s’il a été mis à pied de juin à décembre, il a continué de gagner un revenu d’emploi sous forme de prestations au titre de la SSUC. Par conséquent, la différence entre le revenu que M. Marcovecchio aurait gagné s’il avait obtenu le poste lié au SSP et le revenu qu’il a réellement gagné cette année-là est de 4 961 $ (35 000 $ - 30 039 $).

[107] Ainsi, la perte de salaire totale entre la date à laquelle l’offre d’emploi liée au SSP a été annulée et la date à laquelle il a commencé à occuper son nouvel emploi en janvier 2021 est de 15 472 $ (10 511 $ + 4 961 $).

[108] En ce qui concerne la demande d’indemnité pour perte de salaire, Air Canada a fait valoir des arguments semblables à ceux qu’il a formulés à l’égard du bien-fondé des plaintes. Elle a soutenu qu’elle ne pouvait pas affecter M. Marcovecchio au poste lié au SSP puisque sa demande d’indemnisation devant la CNESST était toujours en cours et que ses limitations permanentes l’empêchaient de s’acquitter des fonctions du poste. Air Canada a également soutenu que, de toute façon, M. Marcovecchio avait entravé son affectation à ce poste en omettant, pendant plusieurs mois après son traumatisme cérébral, de faire remplir par son médecin et de déposer le formulaire exigé par l’article 179 de la LATMP, indiquant ses restrictions médicales temporaires. Selon cette disposition, un employeur ne peut assigner temporairement un travail à un travailleur si le professionnel de la santé qui a charge du travailleur n’a pas consigné son avis favorable sur le formulaire prescrit.

[109] Ces observations ne sont pas pertinentes quant à la question soulevée en l’espèce. Comme je l’ai conclu dans la partie de ma décision portant sur le bien-fondé des plaintes, le poste lié au SSP n’était pas une « affectation temporaire » destinée à répondre à ses besoins liés au traumatisme cérébral qu’il avait subi. M. Marcovecchio cherchait simplement à obtenir une promotion.

[110] Par conséquent, les observations d’Air Canada concernant la perte de salaire n’ont aucune incidence sur la question.

[111] En résumé, M. Marcovecchio a donc droit à une indemnité de 15 472 $ pour la perte de salaire qu’il a subie. Il a été noté à l’audience que, lorsqu’il recevra cette indemnité, il pourrait avoir à effectuer certains remboursements relatifs à l’assurance-emploi et à d’autres prestations qu’il aurait pu recevoir pendant la période pertinente. La responsabilité de ces remboursements lui revient et ceux-ci n’ont aucune incidence sur l’indemnité pour perte de salaire accordée par le Tribunal.

[112] M. Marcovecchio a également demandé qu’Air Canada fournisse et dépose le formulaire T1198 de l’Agence du revenu du Canada (État d’un paiement forfaitaire rétroactif admissible). Cette mesure découle des dispositions des lois fiscales et ne nécessite pas une ordonnance du Tribunal.

B. Préjudice moral

[113] Le Tribunal peut accorder une indemnité allant jusqu’à 20 000 $ au titre du préjudice moral subi par M. Marcovecchio à cause de l’acte discriminatoire d’Air Canada (alinéa 53(2)e) de la LCDP). Comme l’a fait observer le Tribunal au paragraphe 98 de la décision Christoforou 2021, le Tribunal a tendance à réserver l’octroi du montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus graves et les plus flagrants.

[114] M. Marcovecchio a parlé de la déception qu’il a ressentie lorsque l’offre d’emploi liée au SSP a été révoquée. Il s’agissait d’un poste convoité qui offrait des heures de travail régulières dans un environnement de travail agréable, où il aurait travaillé avec un ami comme M. Hui. Cette chance d’emploi lui a été retirée sans justification. Il s’est senti trahi par l’entreprise à laquelle il avait jusque-là consacré huit ans de sa vie.

[115] S’il avait commencé à occuper le poste, il aurait évité bon nombre des désagréments qu’il a subis au cours des deux années qui ont suivi. Ces désagréments comprennent les échanges liés à la demande d’indemnisation présentée à la CNESST concernant le poste qu’il occupait à l’aéroport et le dépôt de plusieurs documents y afférent, qui auraient vraisemblablement cessé s’il avait obtenu le poste lié au SSP. Puis, en raison de la COVID‑19, M. Marcovecchio s’est retrouvé dans une situation d’emploi précaire. Il a fini par être mis à pied, puis ne pouvait pas revenir au travail puisqu’il n’y avait pas de poste qui respectait ses limitations permanentes. Il a dû faire appel aux programmes gouvernementaux et à l’assurance-emploi pour s’assurer d’avoir un revenu pendant cette période. Si M. Marcovecchio avait plutôt été embauché à l’unité du SSP, il aurait évité l’angoisse et l’incertitude qu’il a ressenties, parce qu’il aurait simplement pu continuer à travailler à domicile, comme M. Hui, M. Ghandi et les autres employés de cette unité.

[116] M. Marcovecchio a déclaré que, pendant toute cette période, il se sentait comme une âme perdue, attendant de retourner au travail et se demandant s’il devait simplement essayer de se trouver un emploi ailleurs, ce qu’il a finalement choisi de faire.

[117] M. Marcovecchio a demandé l’indemnité maximale de 20 000 $ au titre du préjudice moral. Je ne pense pas que sa situation soit parmi les cas les plus graves et les plus flagrants. Même s’il a subi des désagréments importants, ressenti de l’incertitude et eu le sentiment général d’avoir été lésé, il n’est pas justifié d’accorder l’indemnité maximale en l’espèce.

[118] J’estime qu’une indemnité se situant au milieu de l’échelle est justifiée, soit une indemnité de 10 000 $.

C. Indemnité spéciale (paragraphe 53(3))

[119] Le Tribunal peut accorder une indemnité spéciale allant jusqu’à 20 000 $ s’il conclut l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré (par. 53(3) de la LCDP). Il s’agit d’une « disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Gallinger, 2022 CAF 177, au par. 66, citant Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113).

[120] Comme le Tribunal l’a expliqué aux paragraphes 106 à 111 de la décision Christoforou 2021, pour que l’acte soit délibéré, il faut que la discrimination et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnelles. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante. Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction. Lorsqu’il doit fixer le montant approprié en vertu de cette disposition, le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants.

[121] M. Marcovecchio demande au Tribunal de lui accorder l’indemnité maximale de 20 000 $.

[122] Rien n’indique qu’Air Canada avait l’intention de faire preuve de discrimination à son égard. Cependant, je suis convaincu qu’elle a témoigné d’un mépris à l’égard des conséquences de ses actes et que ceux-ci étaient insouciants. Dès que M. Paradis a pris connaissance de l’offre d’emploi présentée à M. Marcovecchio, il a entamé le processus pour la faire révoquer en se basant uniquement sur sa propre interprétation des limitations de M. Marcovecchio et de sa capacité à s’acquitter des fonctions du poste, même si M. Paradis ne participait pas au processus de dotation en question, ne faisait pas partie du comité de sélection et ne connaissait pas précisément le fonctionnement de l’unité du SSP, si ce n’est qu’il supposait, en se fondant sur les apparences, qu’elle fonctionnait comme un centre d’appels. Rien n’indique que Mme Gauthier en savait plus que lui. M. Paradis et Mme Gauthier ont agi sans consulter M. Marcovecchio : ils lui ont présenté leur décision comme un fait accompli.

[123] M. Paradis avait peut-être de bonnes intentions. Il estimait qu’il veillait à l’intérêt supérieur de M. Marcovecchio et semblait croire sincèrement, bien qu’à tort, avoir les mains liées en raison de la demande d’indemnisation en cours devant la CNESST concernant la deuxième blessure, ce qui peut être considéré comme un facteur atténuant.

[124] Cependant, l’approche adoptée par Air Canada, qui a privé M. Marcovecchio d’un emploi en se fondant uniquement sur la perception qu’avait la direction quant à la déficience d’un employé et à sa capacité à accomplir les tâches liées à un poste sans procéder à une analyse et sans discuter avec l’employé, constitue une violation claire des exigences imposées aux employeurs par le droit et la jurisprudence en matière de droits de la personne. En tant que chef du service de réadaptation d’Air Canada, M. Paradis aurait dû se montrer plus avisé. L’employeur a fait preuve d’indifférence quant aux conséquences de ses actes.

[125] Compte tenu de ces facteurs, j’estime qu’une indemnité spéciale de 5 000 $ est justifiée.

D. Intérêts

[126] Marcovecchio a réclamé les intérêts sur les sommes accordées.

[127] Le Tribunal peut accorder des intérêts sur les indemnités (paragraphe 53(4) de la LCDP). L’article 46 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles »), dispose que les intérêts accordés au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP sont calculés à taux simple équivalant au taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada et courent de la date à laquelle l’acte discriminatoire a été commis jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

[128] J’ordonne que des intérêts soient payés sur toutes les indemnités accordées en l’espèce. En ce qui concerne les indemnités accordées au titre de l’alinéa 53(2)a) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, les intérêts seront calculés à partir de la date à laquelle l’offre d’emploi à l’unité du SSP a été révoquée, soit le 1er mai 2019.

[129] En ce qui concerne la perte de salaire, comme M. Marcovecchio l’a demandé dans ses observations finales, les intérêts seront calculés à compter du 1er mai 2019 et en fonction des dates où le salaire lui aurait été versé.

VII. ORDONNANCE

[130] Il est ordonné à Air Canada de verser à M. Marcovecchio, dans les 30 jours de la présente décision, ce qui suit :

  1. une indemnité pour perte de salaire de 15 472 $, sous réserve des retenues applicables;

  2. une indemnité pour préjudice moral de 10 000 $ (alinéa 53(2)e));

  3. une indemnité spéciale de 5 000 $ (paragraphe 53(3)).

[131] Les intérêts, calculés à taux simple équivalant au taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada, sont accordés sur toutes les indemnités payables et courent à partir du 1er mai 2019. En ce qui concerne l’indemnité pour perte de salaire, les intérêts seront calculés en fonction des dates où le salaire aurait été versé à M. Marcovecchio.

 

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 4 décembre 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : HR-DP-2802-22 et HR-DP-2932-22

Intitulé de la cause : Erik Marcovecchio c. Air Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 4 décembre 2023

Dates et lieu de l’audience : Du 13 au 16 décembre 2023

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Geneviève Grey et Emily Lapointe-Carpenter, pour le plaignant

Eric Beaulieu, pour l'intimée

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