Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

L’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry (ACSEF) a déposé deux plaintes. Selon la première plainte, le Service correctionnel du Canada (SCC) discrimine toutes les femmes qui purgent une peine fédérale, et ce, en raison de :

• ses outils de classification de sécurité et d’évaluation du risque;
• son recours à la ségrégation, à l’isolement et à des conditions de détention restrictives;
• ses services et programmes en matière de santé mentale.

Selon la deuxième plainte, le SCC fait preuve de discrimination à l’égard de toutes les femmes autochtones qui purgent une peine fédérale lorsqu’il leur refuse l’accès aux pratiques spirituelles, culturelles et sociales des Autochtones.

En 2019, le SCC a mis en place une nouvelle méthode de gestion des détenus qui ne peuvent pas rester dans la population carcérale générale. Cette méthode consiste à remplacer l’« isolement préventif » par des « unités d’intervention structurées » (UIS). L’ACSEF et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») affirment que même avec la mise en place des UIS, le SCC continue de faire preuve de discrimination (voir la décision 2022 TCDP 12, dans laquelle le Tribunal autorise des modifications aux exposés des précisions des parties).

La Commission veut maintenant que le SCC partage les documents relatifs aux UIS et les mises à jour relatives à d’autres documents de politique. La Commission a déclaré qu’elle avait besoin de ces documents pour évaluer les conditions des femmes purgeant une peine fédérale depuis 2019. Le SCC a soutenu que les demandes étaient inutiles ou déraisonnablement larges.

Le Tribunal a examiné si les documents demandés pourraient être pertinents. Le Tribunal a également examiné si la demande établissait un juste équilibre entre le droit des parties à faire valoir leurs arguments et la nécessité d’avoir une procédure efficace et équitable. Le Tribunal s’est dit très inquiet relativement à l’effet que pourrait avoir la demande de la Commission sur le déroulement de l’instruction. Le Tribunal a également noté que les documents contiennent des renseignements très personnels et délicats sur des personnes qui ne participent pas à l’enquête. Aucun individu n’a choisi de participer à l’enquête à titre de partie plaignante.

Le Tribunal a décidé d’examiner un échantillon de documents. Il a demandé au SCC de discuter avec l’ACSEF et la Commission au sujet des documents qui seront compris dans l’échantillon à fournir par le SCC. Le Tribunal a aussi demandé aux parties de collaborer à l’élaboration d’une proposition sur les divulgations supplémentaires. La proposition doit recommander des mesures visant à protéger la vie privée, la sécurité et les intérêts des femmes concernées qui purgent une peine fédérale. Le Tribunal examinera l’échantillon de documents et la proposition. Il planifiera ensuite une conférence téléphonique préparatoire pour discuter des prochaines étapes.

Le Tribunal a ordonné au SCC de communiquer ce qui suit :

• des données statistiques agrégées sur les UIS dans les établissements pour femmes;
• dix décisions non caviardées de décideurs externes indépendants concernant les UIS;
• dix dossiers non caviardés concernant quelques mesures prises à l’égard d’individus (voir les paragraphes 32(3), 34(2), 37(2) et 37.3(4) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20);
• les politiques et procédures actuelles sur lesquelles le SCC a l’intention de s’appuyer dans le cadre de cette enquête.

Afin de protéger les femmes visées par ces dossiers, le Tribunal a ordonné que tout document communiqué ne soit utilisé qu’aux fins de la divulgation et demeure confidentiel jusqu’à ce que le Tribunal donne d’autres directives. Les parties peuvent présenter une requête en confidentialité avant de présenter leur proposition conjointe sur les divulgations supplémentaires ou peuvent, au plus tard, en présenter une avec leur proposition.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 39

Date : le 7 septembre 2023

Numéros des dossiers : T1848/7812; T1849/7912

Entre :

ASSOCIATION CANADIENNE DES SOCIÉTÉS ELIZABETH FRY

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

SERVICE CORRECTIONNEL CANADA

l'intimé

- et -

ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

la partie interessée

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


I. APERÇU

[1] La plaignante, l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry (l’« ACSEF »), a déposé deux plaintes au nom des femmes purgeant une peine de ressort fédéral dans lesquelles elle allègue que l’intimé, Service correctionnel du Canada (« SCC »), fait preuve de discrimination fondée sur le sexe, la race, l’origine nationale ou ethnique, la religion ou la déficience, en contravention de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « Loi »). Ces plaintes ne sont pas déposées pour le compte de femmes en particulier et aucune mesure de réparation pour un acte précis de discrimination alléguée n’est demandée.

[2] La première plainte porte sur des allégations de discrimination relatives à des outils de classement selon le niveau de sécurité et d’évaluation des risques, au recours à l’isolement, aux conditions d’incarcération restrictives, au défaut d’offrir un accès à des soins de santé mentale et à des mesures d’adaptation appropriées, ainsi qu’au refus d’offrir un accès à des programmes. Dans la deuxième plainte, qui a été déposée au nom des femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral, il est allégué que SCC leur refuse l’accès aux pratiques spirituelles, culturelles et sociales des Autochtones, notamment en ce qui concerne l’expérience particulière vécue par des femmes autochtones qui ont reçu une cote de sécurité trop élevée et qui sont placées en isolement.

[3] Le recours à l’isolement préventif a été aboli en 2019 lorsque la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la « LSCMLC ») a fait l’objet de modifications. Le gouvernement fédéral a mis en place les unités d’intervention structurée (les « UIS ») afin de pouvoir gérer les détenus qui ne peuvent pas rester dans la population carcérale régulière. À la suite de ces modifications, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et l’ACSEF ont demandé de mettre à jour leurs exposés des précisions afin d’y ajouter des allégations selon lesquelles les UIS perpétuent la discrimination exercée sous le régime de l’isolement préventif, particulièrement envers les délinquantes ayant des troubles de santé mentale, qu’elles soient autochtones ou non. Dans la décision Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry c. Service correctionnel Canada, 2022 TCDP 12 (la « décision sur requête relative aux UIS »), j’ai autorisé la Commission et l’ACSEF à mettre à jour leurs exposés des précisions après avoir conclu qu’il existe un lien suffisant entre les modifications proposées et les plaintes initiales, qui traitaient des allégations liées à l’effet discriminatoire continu de l’isolement sur les détenues.

[4] La Commission a déposé une requête afin que le Tribunal ordonne au SCC de produire les documents liés aux UIS ainsi que les mises à jour des autres documents de politique. La Commission a l’intention d’appeler une experte, Dr Kelly Hannah-Moffat, à témoigner notamment au sujet des UIS. Selon la Commission, Dr Hannah-Moffat a besoin de documents pour évaluer les conditions d’incarcération depuis la mise en œuvre des UIS.

[5] SCC demande au Tribunal de rejeter la requête et fait valoir que les demandes sont injustifiées et excessivement larges. Il soutient également que la divulgation des dossiers personnels que l’établissement tient sur les délinquantes dans les UIS soulève des préoccupations en matière de protection des renseignements personnels et de sécurité étant donné la nature très personnelle et délicate des renseignements contenus dans les documents demandés. SCC offre de produire un nombre raisonnable de dossiers de femmes qui consentent à la communication de leurs renseignements personnels. Il fait valoir qu’une communication limitée facilitera la gestion des procédures qui sont déjà d’une ampleur exceptionnelle, surtout si l’on tient compte du fait que plus de 67 000 documents ont déjà été produits dans le cadre de ces plaintes.

[6] L’ACSEF convient avec la Commission que SCC tente de réduire indûment l’étendue des plaintes dans le cadre du processus de divulgation.

[7] J’ai présenté ci-dessous mes ordonnances concernant les prochaines étapes du présent dossier. De plus, j’encourage fortement les parties à amorcer des discussions en vue d’un règlement à l’amiable, soit entre elles ou en ayant recours à la médiation présidée par le Tribunal ou à la procédure de médiation-arbitrage.

II. QUESTION EN LITIGE

[8] Le Tribunal devrait-il ordonner la production des documents que la Commission demande de la manière énoncée dans sa requête et dans sa réplique?

III. DÉCISION

[9] Oui, mais en partie seulement. J’examinerai les données agrégées qui seront produites et un échantillon des dossiers demandés avant de donner d’autres instructions sur la manière de procéder.

[10] Je ne suis pas convaincue que la production des dossiers personnels de chacune des femmes purgeant une peine de ressort fédéral qui a été transférée dans une UIS, avec tous les détails qu’ils contiennent, est nécessaire pour que l’ACSEF et la Commission puissent présenter équitablement leur position. Accueillir les demandes de la Commission dans leur intégralité aura une incidence sur la capacité à instruire cette affaire efficacement et en temps opportun. De plus, j’ai des réserves quant à la protection des renseignements personnels et à la sécurité des femmes visées par ces plaintes. Celles-ci n’ont pas choisi de participer à la présente instance et si j’ordonne la production de leurs dossiers personnels comme le demande la Commission, des renseignements très personnels seront divulgués.

[11] SCC produira les données agrégées qu’il a offert de communiquer, ainsi qu’un petit nombre de dossiers personnels, tel qu’énoncé ci-dessous. Les parties travailleront ensemble et s’entendront sur un échantillon de dossiers que SCC soumettra aux avocats et au Tribunal. Ces dossiers ne seront divulgués à aucun témoin éventuel ni à qui que ce soit d’autre, y compris à la partie intéressée, jusqu’à ce que le Tribunal rende une nouvelle ordonnance.

[12] Une fois que j’aurai examiné les dossiers, je convoquerai les parties à une conférence téléphonique de gestion préparatoire juste avant laquelle elles devront présenter une proposition conjointe sur la divulgation de tout autre dossier personnel. Les parties exposeront leur proposition pour protéger les renseignements personnels et la sécurité des femmes visées par ces plaintes. J’examinerai les documents et la proposition des parties avant de déterminer s’il y a lieu d’ordonner la production d’autres documents et, le cas échéant, sous quelle forme.

[13] Je suggère aussi fortement aux parties de reconsidérer la possibilité de recourir à la médiation ou à la procédure de médiation-arbitrage au lieu de s’engager dans un litige qui s’annonce long et coûteux et qui risque de s’étirer sur plusieurs années. Si les parties collaborent pour résoudre tout ou partie des questions soulevées dans ces plaintes, elles pourront avancer bien plus rapidement. Elles pourront également envisager diverses options créatives dans le cadre de plaintes qui visent à obtenir un changement systémique et une réforme politique à grande échelle. Les parties pourront arriver avec des solutions créatives qui vont au-delà de ce que le Tribunal serait être en mesure d’ordonner si l’ACSEF réussissait à établir la discrimination.

IV. LES DEMANDES DE LA COMMISSION

[14] La Commission a déposé une requête en production de documents afin d’obtenir plusieurs catégories de documents. Après avoir examiné la réponse de SCC, j’ai convié les parties à une conférence téléphonique de gestion préparatoire parce qu’il semblait que SCC ne contestait pas la production de certains des documents demandés. J’ai aussi demandé à la Commission et à l’ACSEF de répondre expressément aux arguments de SCC quant à la protection des renseignements personnels, à la confidentialité, à la sécurité, à la proportionnalité et à la prolongation de la procédure.

[15] J’ai ordonné aux parties de créer un tableau récapitulatif des demandes en suspens de la Commission et d’y ajouter les raisons pour lesquelles SCC s’oppose à la production des documents demandés ainsi que les répliques de l’ACSEF et de la Commission. Je leur ai demandé d’y indiquer le temps et les ressources que SCC estime devoir consacrer à la production des documents demandés.

[16] À ses observations en réplique, la Commission a joint l’affidavit de la témoin experte qu’elle entend citer, ainsi qu’une nouvelle annexe A énonçant les mesures de réparation subsidiaires sollicitées. Au vu de l’affidavit et des nouvelles mesures sollicitées dans les observations en réplique, SCC a demandé l’autorisation de déposer une brève contre-réplique, et la Commission a alors déposé une contre-réplique supplémentaire.

[17] Je ne traiterai pas de chacun des arguments avancés par les parties dans les documents liés à la requête. En fait, je n’ai examiné que ceux qui me permettaient de déterminer la voie à suivre à ce stade de la procédure.

A. Les demandes de la Commission

[18] La Commission sollicite une ordonnance du Tribunal pour les quatre catégories de documents suivantes :

  1. Toutes les données et tous les dossiers que SCC a communiqués au Comité consultatif sur la mise en œuvre (le « CCMO ») au sujet des établissements pour femmes, et toutes les demandes de renseignement faites par le CCMO à SCC.
  2. Les décisions que les décideurs externes indépendants (les « DEI ») ont rendues à l’égard des UIS dans les établissements pour femmes depuis le 30 novembre 2019.
  3. Les registres tenus dans les établissements pour femmes en application des paragraphes 32(3), 34(2), 37(2) et 37.3(4) de la LSCMLC.
  4. Les documents importants sur lesquels SCC compte se fonder dans ses exposés des précisions et à l’audience, en se concentrant particulièrement sur les politiques et les procédures actuelles.

[19] Dans une annexe jointe à sa réplique, la Commission sollicite une mesure de réparation subsidiaire. Elle demande que SCC communique les renseignements personnels de chaque délinquante transférée dans les UIS des établissements pour femmes, notamment les renseignements sur son état de santé mentale, sur toute tentative de suicide et sur les interactions personnelles qu’elle a eues pendant sa détention dans l’UIS. Selon la Commission, cette liste reprend essentiellement les renseignements dont son experte aurait besoin pour préparer son rapport. Pour étayer le bien-fondé de sa demande, la Commission a joint à ses observations en réplique l’affidavit de la Dr Hannah-Moffat.

V. ANALYSE

[20] Les parties doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter leur preuve (par. 50(1) de la Loi). À cette fin, chaque partie a le droit que les documents potentiellement pertinents qui se trouvent en la possession de l’autre partie lui soient communiqués de façon à lui permettre de connaître la preuve qu’elle doit réfuter et, ainsi, de se préparer adéquatement pour l’instruction (Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 8, au par. 4). Les Règles du Tribunal exigent que les parties fournissent une copie de tous les documents qu’ils ont en leur possession relativement à un fait ou à une question soulevée dans la plainte, ou à une ordonnance sollicitée par une partie (article 23 des Règles). Il s’agit d’une obligation de communication continue (SM et al. c. GRC, 2022 TCDP 11, au par. 11 et article 24 des Règles).

[21] Le critère applicable à la divulgation est celui de la pertinence potentielle, ce qui n’est pas un critère particulièrement exigeant. La partie qui demande la production d’un document doit démontrer l’existence d’un lien rationnel entre le document et les questions soulevées dans la plainte (voir, par exemple, T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19, au par. 11 [T.P.], et Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1, au par. 30 [Turner]). La demande de divulgation ne doit cependant pas être spéculative ni équivaloir à une partie de pêche (Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33, aux par. 31 et 32 [Egan] et Turner, au par. 30).

[22] Au-delà de la pertinence potentielle, le Tribunal doit également tenir compte des autres intérêts possibles, comme la confidentialité et les privilèges. Il se peut que la divulgation de documents potentiellement pertinents soit refusée ou soit assortie de conditions s’il existe des privilèges ou des préoccupations en matière de vie privée. Pour protéger la vie privée d’une partie, le Tribunal peut prendre différentes mesures, notamment en limitant la communication ou en l’assortissant de conditions. (Voir White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2020 TCDP, au par. 9-10; T.P., au par. 37, Egan, aux par. 34 et 50 et Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22, au par. 12).

[23] Bien que le critère de la pertinence potentielle soit peu exigeant, il vise à empêcher qu’on se lance dans des demandes de production qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires (Brickner c. la Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28, au par. 5).

A. La pertinence potentielle

[24] Je conviens que les documents demandés sont potentiellement pertinents à l’égard des allégations selon lesquelles le recours à l’isolement et les conditions de détention restrictive ont un effet néfaste sur les délinquantes qui ont des problèmes de santé mentale, qu’elles soient autochtones ou non. Le critère de la pertinence potentielle est peu exigeant et la portée des plaintes est large. J’ai déjà conclu que les allégations de discrimination systémique liées à l’isolement et aux conditions d’incarcération restrictives s’inscrivent dans la présente instance depuis le début (décision sur requête relative aux UIS, aux par. 17 à 30). Il n’est pas difficile de conclure à l’existence d’un lien rationnel entre les documents demandés au sujet des UIS et les plaintes. En effet, les plaintes sont de nature systémique, mettent en cause plusieurs motifs et comprennent quatre grandes catégories d’allégations qui se rapportent à de nombreux aspects des conditions carcérales de toutes les femmes purgeant une peine de ressort fédéral au Canada, y compris le recours à l’isolement et les conditions de détention restrictives.

[25] Cependant, la pertinence potentielle n’est pas l’unique facteur à prendre en compte. Le processus d’audience doit être équitable, équilibré et proportionné. J’ai également des réserves en ce qui concerne la protection des renseignements personnels et la sécurité des délinquantes dont le dossier serait divulgué et qui ne sont pas parties à la présente procédure.

B. La proportionnalité

[26] SCC soutient que l’ACSEF et la Commission traitent la présente affaire comme s’il s’agissait de plaintes déposées par 89 personnes différentes, mais sans nommer aucune victime ou plaignante en particulier. Selon lui, on ne peut pas prétendre qu’une plainte est « systémique » dans le but d’élargir la portée de la production de documents d’une manière qui s’apparente à une partie de pêche et de recueillir ainsi des éléments de preuve sur toutes les délinquantes de tous les établissements pour femmes de partout au Canada à tout moment depuis 2011 ou avant. Il soutient que le temps et les ressources nécessaires à la production de ces documents sont disproportionnés par rapport à leur valeur potentielle et auront pour effet de ralentir une procédure déjà lente.

[27] La Commission dit que ses demandes n’équivalent pas à une partie de pêche, car il existe déjà des renseignements publics qui laissent croire que les femmes autochtones sont surreprésentées dans les UIS. Elle affirme que les données sur les UIS montreront les résultats de ce système et prouveront que les femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral souffrent particulièrement des conséquences des UIS.

[28] Selon SCC, certains de ces documents ne sont pas potentiellement pertinents ou le sont très peu, et le principe de proportionnalité exige que tous les acteurs impliqués dans le système de justice agissent de manière à réduire au minimum le temps et les coûts liés aux procédures judiciaires. Le principe de la proportionnalité pourrait aussi justifier que des limites soient imposées (Temate c. Agence de santé publique du Canada, 2022 TCDP 31, aux par. 8 à 16). Il soutient que la Commission cherche en réalité à obtenir les dossiers personnels de chacune des 89 délinquantes ou plus qui ont été transférées dans l’UIS d’un établissement pour femmes dans le cadre d’au moins 149 transfèrements différents depuis la mise en œuvre des UIS en 2019.

[29] Selon SCC, les parties devraient collaborer en vue de favoriser, dans la mesure du possible, une instruction équitable, efficace et rapide. Je suis du même avis. La Commission et l’ACSEF ne m’ont pas convaincue que leur approche permettait d’établir un juste équilibre entre leur droit de défendre leur cause et les impératifs d’efficacité et d’équité. Comme je l’indiquerai ci-dessous, j’ai plutôt des réserves quant à la protection des renseignements personnels et à la sécurité des femmes purgeant une peine de ressort fédéral.

[30] La Commission soutient que ses demandes sont précises et proportionnées, et que le nombre de femmes placées dans les UIS est faible. Elle fait valoir que l’intérêt public et le processus d’enquête demandent que SCC alloue les ressources nécessaires à la communication de ces données.

[31] Selon l’ACSEF, il serait inapproprié que le Tribunal permette à SCC de transformer la discrimination systémique en discrimination individuelle en imposant une limite à la production de documents potentiellement pertinents. L’ACSEF se fonde sur la décision Desmarais c. Service correctionnel du Canada, 2014 TCDP 5 [Desmarais], dans laquelle le Tribunal a conclu qu’il doit tenir compte de la preuve de discrimination systémique à l’égard de détenus atteints de déficience intellectuelle. En se fondant sur Canada (Human Rights Commission) c. Canada (Department of National Health and Welfare), 1998 CanLII 7740 (CF), aux par. 17 à 22, l’ACSEF soutient également que le Tribunal commettrait une erreur de droit s’il refusait de prendre en considération la preuve de nature systémique.

[32] La décision Desmarais ne m’est d’aucune aide. Dans cette décision, SCC cherchait à obtenir la radiation des éléments de l’instruction portant sur la discrimination systémique et demandait que la divulgation des éléments de preuve relatifs aux allégations de discrimination systémique soit limitée aux documents qui définissaient la situation dans laquelle se trouvait le plaignant au moment où il purgeait sa peine sous la surveillance de SCC. En l’espèce, SCC a consenti à produire des données agrégées et un échantillon de dossiers plutôt que l’ensemble des dossiers tenus par les établissements pour chacune des délinquantes visées par ces plaintes.

[33] En outre, je ne refuse pas d’ordonner la production d’éléments de preuve de nature systémique ou de les prendre en compte. Je conviens que toutes les pratiques, les politiques, les statistiques et les données sont susceptibles de démontrer une constante dans la conduite, comme le démontre mon ordonnance ci-dessous. Toutefois, je dois trouver une manière de contenir ce qui pourrait devenir une procédure impossible à gérer si aucune limite n’est fixée et si aucune directive n’est donnée quant à la gestion de l’instance.

[34] J’accepte les observations de la Commission et de l’ACSEF selon lesquelles ces demandes sont fondées. J’accepte également l’observation de l’ACSEF selon laquelle le rôle du Tribunal consiste à instruire les plaintes que la Commission lui renvoie (paragraphes 49(1) et 49(2) de la Loi), y compris les allégations de discrimination systémique, et que le Tribunal peut rendre des ordonnances pour prévenir la discrimination s’il est démontré que la plainte est fondée. Le Tribunal n’a pas le pouvoir de contrôler le nombre de plaintes que la Commission lui renvoie pour instruction ni la nature de ces plaintes. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il est inapproprié de limiter la divulgation simplement parce qu’il s’agit de plaintes systémiques sans plaignant individuel.

[35] Le législateur a choisi de déléguer la prise de décisions dans des domaines spécialisés comme les droits de la personne aux tribunaux administratifs et s’attend à ce qu’ils rendent leurs décisions promptement et efficacement (Dorey et al. c. Emploi et Développement social Canada, 2023 TCDP 23, aux par. 28, 32, citant Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, aux par. 46 et 64). Instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique est non seulement approprié, mais c’est une obligation en vertu du paragraphe 48.9(1) de la Loi. En outre, il revient à l’arbitre d’imposer des limites raisonnables à la divulgation pour assurer le bon fonctionnement du Tribunal et pour fournir des directives dans le cadre de la gestion de cas. Le fait que la discrimination soit qualifiée de « systémique » ne signifie pas que les règles changent ou que le processus accusatoire se transforme en commission royale.

[36] En outre, il n’est pas dans l’intérêt du public, ni dans celui des femmes purgeant une peine de ressort fédéral au nom desquelles ces plaintes sont présentées, de faire abstraction du fait que le Tribunal n’a pas le mandat de mener des instances qui ne sont assorties d’aucune limite à l’étape de la communication de la preuve ou à toute autre étape, ni du fait qu’il ne dispose pas non plus des ressources nécessaires à cette fin. Faire fi de cette réalité aurait pour effet de paralyser le Tribunal et d’épuiser ses ressources déjà limitées, ce qui aurait des conséquences non seulement sur la présente instruction, mais sur toutes les autres parties qui attendent que leur plainte soit instruite et tranchée. Une telle situation ne sert pas l’intérêt public et ne fait pas avancer les objectifs de la Loi que je suis tenue d’appliquer. La recherche de positions communes, la collaboration et la gestion d’instance efficace sont nécessaires au bon fonctionnement et à la stabilité de l’administration de la justice, notamment au sein du Tribunal. Toutes les parties devront faire des choix dans le cadre du présent litige, et je leur donnerai des instructions à cet effet au cours de l’instance. Par exemple, les parties devaient présenter toute autre demande de divulgation d’une façon proportionnée (décision sur requête relative aux UIS, au par. 10)

[37] Je reconnais l’importance de la divulgation préalable à l’audience lorsque tous les documents sont entre les mains d’une seule partie. En l’espèce, tous les documents qui se rapportent aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral sont sous la garde et le contrôle de SCC. Je reconnais également que la communication préalable à l’audience doit être proportionnelle à la nature et à la complexité de l’affaire. Les questions sous-jacentes aux présentes plaintes revêtent une grande importance pour l’intérêt public et ont trait à des allégations sur les conditions carcérales des femmes purgeant une peine de ressort fédéral. Cependant, une gestion inadéquate de l’instance n’aidera pas à la prise de décision ou à la résolution efficace de l’affaire.

[38] Je dois également mettre en balance la valeur probante des documents demandés avec le temps, le coût et les autres intérêts en cause dans la production de ces documents, dont l’intérêt des femmes purgeant une peine de ressort fédéral. J’ai énoncé des paramètres et donné des directives dans mes conclusions ci-dessous pour chaque catégorie de documents que la Commission demande.

C. Les préoccupations en matière de protection des renseignements personnels et de sécurité

[39] SCC soutient que, pour des raisons de sécurité, les dossiers personnels tenus par les établissements ne devraient pas être divulgués sans au moins que les délinquantes en soient avisées ou qu’elles consentent à la divulgation de renseignements très personnels. Dans sa réponse à la requête, SCC a joint l’affidavit de Mme Marie-France Lapierre, directrice du Secteur des délinquantes. Mme Lapierre fait observer que la production de ces dossiers pourrait poser un risque à la sécurité si les délinquantes sont identifiables, et ce, surtout en raison du petit nombre de femmes purgeant une peine de ressort fédéral au Canada, du nombre encore plus petit de femmes transférées dans une UIS et du fait que les renseignements qui s’y trouvent sont très personnels. Elle affirme que le caviardage des données et des documents des délinquantes exige une très grande expertise. De plus, SCC dit que les documents liés aux UIS contiennent tellement de renseignements personnels à propos des femmes et d’autres personnes, dont les membres de leur famille, que les caviarder les rendrait illisibles.

[40] La Commission et l’ACSEF prétendent qu’il n’existe aucune obligation d’obtenir le consentement des 89 femmes en cause. Selon elles, la dispense prévue aux alinéas 8(2)c) et d) de la Loi sur la protection des renseignements personnels s’applique parce que sous le régime des Règles du Tribunal, SCC est tenu de communiquer ces documents et parce que SCC est représenté par le Procureur général du Canada. En outre, la Commission fait valoir que si SCC croit devoir obtenir le consentement des femmes, il devrait déjà être en train de le leur demander.

[41] L’ACSEF soutient également qu’il lui est pratiquement impossible d’obtenir le consentement des femmes dans les UIS comme le propose SCC parce qu’elle ne les connaît pas et ne peut pas entrer en contact avec elles, à moins que SCC divulgue leur identité et lui permette de les rencontrer dans les UIS. Enfin, elle dit que la peur de représailles dissuade les femmes purgeant une peine de ressort fédéral de participer aux procédures judiciaires, particulièrement les femmes qui ont été détenues dans une UIS. Elle soutient que leur droit à la vie privée peut être protégé grâce au caviardage et ne devrait pas être utilisé comme un motif pour refuser de produire des renseignements potentiellement pertinents aux autres parties.

[42] La Commission dit que, pour accélérer le processus de divulgation, elle renoncera aux noms des femmes et à d’autres renseignements personnels qui ne sont pas pertinents et acceptera que les documents ne soient que minimalement caviardés. Elle s’engage à protéger les renseignements personnels et les utilisera uniquement dans le cadre de la présente affaire conformément à la règle de l’engagement implicite. Bien que SCC ait élaboré une liste de renseignements qui lui semblent personnels et qui ne devraient pas être divulgués, la Commission s’oppose à ce que SCC les retienne, car elle affirme en avoir besoin pour faire valoir sa thèse.

[43] Bien que je convienne avec l’ACSEF qu’obtenir le consentement des femmes pour avoir accès à leur dossier pose un défi, je ne suis pas disposée à ordonner la production d’un si grand nombre de documents sans examiner attentivement les besoins de ces femmes en ce qui concerne la protection des renseignements personnels et la sécurité. Je reconnais que je dois tenir compte de la Loi sur la protection des renseignements personnels, sur laquelle la Commission et l’ACSEF s’appuient, mais je dois aussi garder à l’esprit la sécurité et la protection des renseignements personnels de ces femmes qui n’ont aucune voix dans cette affaire. Il est possible qu’elles ne sachent pas que leurs antécédents personnels et médicaux, y compris les tentatives de suicide et d’autres renseignements profondément personnels à leur sujet et même au sujet de membres de leur famille —, risquent d’être divulgués au témoin expert, aux autres parties et au Tribunal. Tant l’ACSEF que la Commission ont formulé des commentaires quant à la vulnérabilité des femmes purgeant une peine de ressort fédéral.

[44] Étant donné la nature des renseignements demandés, qui comprennent des détails sur les risques de suicide et sur les antécédents psychologiques et médicaux des femmes, je ne souscris pas à l’argument de la Commission selon lequel ces craintes sont purement hypothétiques. Il ne s’agit pas de simples réflexions faites par les avocats. SCC a présenté l’affidavit de Mme Lapierre. Cette dernière travaille à SCC avec les femmes purgeant une peine de ressort fédéral et s’appuie sur son expérience pour justifier ces craintes, que je ne suis pas prête à ignorer.

[45] Il est vrai que nous ne sommes qu’à l’étape de la communication préalable et qu’à mesure que l’instruction progressera, il est possible que j’ordonne des mesures de confidentialité. Toutefois, avant que tout dossier ne soit communiqué plus largement, je dois trouver le moyen de bien concilier les besoins des femmes visées dans cette instance tout en tenant compte des traumatismes. Je commencerai par examiner quelques documents et par entendre les parties avant de décider de la marche à suivre. Je n’ordonnerai pas une divulgation aussi large des dossiers personnels tenus par l’établissement sans d’abord avoir la garantie de ne pas causer plus de tort à des personnes qui n’ont pas intenté cette poursuite elles-mêmes et dont la vie est contrôlée par d’autres.

[46] Une des plaintes a été déposée au nom des femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral. La partie intéressée, l’Association des femmes autochtones du Canada, pourrait peut-être aussi être en mesure d’offrir son point de vue et son expertise sur la meilleure façon de répondre aux préoccupations en matière de sécurité et de protection des renseignements personnels qu’ont certaines femmes dont il est question dans la demande de divulgation.

1) Toutes les données et tous les dossiers que SCC a communiqués au Comité consultatif sur la mise en œuvre (le « CCMO ») au sujet des établissements pour femmes, et toutes les demandes de renseignement faites par le CCMO à SCC

[47] SCC dit que les données qu’elle a fournies au CCMO ne sont ni actuelles ni propres aux établissements pour femmes. En outre, il a fourni au CCMO des données brutes qui peuvent être difficiles à comprendre et à interpréter sans une bonne connaissance de ses opérations et de ses pratiques en matière de collecte de donnée et de production de rapports. SCC émet également des réserves quant à la protection des renseignements personnels et à la confidentialité, et indique qu’il faudrait au moins six mois pour extraire et caviarder les données transmises au CCMO. Subsidiairement, SCC a offert de fournir des données à jour et propres aux établissements pour femmes. Il propose d’indiquer le nom de l’établissement, un identifiant unique, l’identité autochtone ou non autochtone, ainsi que la raison et la durée du séjour dans l’UIS.

[48] La Commission affirme avoir besoin de données statistiques pour prouver une constante dans la conduite discriminatoire, s’il y en a une. Elle n’a toutefois pas accepté l’offre de SCC et affirme que son experte a besoin de plus de données. À l’annexe A de ses observations en réplique, elle a répertorié un certain nombre d’éléments qu’elle sollicite pour chaque femme purgeant une peine de ressort fédéral qui a été transférée dans une UIS, notamment les besoins en santé mentale, les cas d’automutilation ou de tentatives de suicide avant le transfèrement en UIS, la cote de sécurité, les possibilités de contacts humains significatifs offertes chaque jour, le temps passé à l’extérieur de la cellule chaque jour et les renseignements sur la façon dont se déroulent les périodes passées à l’extérieur de la cellule. La Commission prétend que Dr. Hannah-Moffat a besoin de renseignements personnels pour faire une analyse intersectionnelle des résultats, à savoir si les femmes purgeant une peine de ressort fédéral qui ont des problèmes de santé mentale, qu’elles soient autochtones ou non, sont détenues plus longtemps dans les UIS que les autres.

[49] Selon SCC, les renseignements que demande la Commission et qui figurent dans son annexe excèdent ce dont l’experte dit avoir besoin. Si la Commission a besoin de données pour démontrer le résultat du système et établir une constante dans la conduite discriminatoire, SCC fait valoir que celle-ci n’a pas besoin de ces renseignements personnels et détaillés.

[50] La demande de la Commission, y compris la [traduction] « réplique » qu’elle a présentée à titre subsidiaire, est rejetée. SCC a déjà confirmé qu’il n’a fourni que des données brutes au CCMO et que le CCMO ne lui a présenté aucune demande de renseignements se rapportant précisément aux établissements pour femmes. SCC n’est pas tenu de créer des documents qui n’existent pas. En fait, la proposition de SCC est raisonnable et permet à la Commission et à l’ACSEF de recevoir des données agrégées à jour qui sont propres aux établissements pour femmes, notamment le nombre de délinquantes transférées dans une UIS par cote de sécurité, le nombre d’autochtones parmi elles, le temps passé dans l’UIS et le nombre de fois qu’elles ont été transférées dans une UIS.

[51] Les observations n’indiquent pas clairement de quels éléments personnels Dr Hannah-Moffat a besoin si SCC fournit les données agrégées, ou à quel point les renseignements très personnels et individualisés au sujet de toutes les délinquantes transférées dans les UIS sont pertinents et nécessaires.

[52] J’examinerai les données exposées dans l’annexe 1 de la contre-réplique de SCC et je traiterai de cette question avec les parties à la conférence téléphonique de gestion préparatoire après avoir entendu leur proposition conjointe.

2) Les décisions que les décideurs externes indépendants (les « DEI ») ont rendues à l’égard des UIS dans les établissements pour femmes depuis le 30 novembre 2019

[53] En vertu de la LSCMLC, les DEI ont le pouvoir de décider si le détenu doit demeurer dans l’UIS. Ils peuvent également modifier les conditions d’incarcération. La Commission affirme avoir besoin de ces décisions, car elles sont grandement pertinentes en ce qui concerne le fonctionnement des UIS et les allégations de discrimination.

[54] Dans son affidavit, Mme Lapierre explique que les décisions des DEI sont des décisions individualisées et détaillées qui portent sur les circonstances propres aux délinquantes et qui contiennent l’historique social, les problèmes de santé actuels et passés, les peines antérieures, les détails sur la communauté d’origine, la cote de sécurité, le plan correctionnel, les délinquantes « incompatibles », l’affiliation à des groupes menaçant la sécurité, les événements qui ont mené au transfèrement dans l’UIS et les interactions pendant l’incarcération dans l’UIS. Ces décisions comportent également des renseignements personnels à propos d’autres personnes, comme des membres de la famille de la délinquante, d’autres délinquantes et des DEI eux-mêmes. Selon SCC, les DEI ont rendu environ 70 décisions depuis 2019.

[55] SCC produira dix décisions de DEI non caviardées à la Commission et à l’ACSEF, ainsi qu’au Tribunal, au plus tard le 20 octobre 2023. Les parties travailleront ensemble afin de décider de la manière de choisir les dossiers que SCC fournira. Si elles ne parviennent pas à s’entendre et à trouver une approche raisonnable en temps utile, l’affaire sera encore retardée. Ces dossiers ne doivent être divulgués à aucun témoin potentiel ou à qui que ce soit d’autre jusqu’à ce que le Tribunal rende une nouvelle ordonnance.

[56] À la suite de mon examen des dossiers, je traiterai de la marche à suivre avec les parties après les avoir entendues, et en particulier après avoir entendu la Commission au sujet des données particulières dont son experte a réellement besoin.

3) Les registres tenus dans les établissements pour femmes en application des paragraphes 32(3), 34(2), 37(2) et 37.3(4) de la LSCMLC

[57] La LSCMLC et les directives du commissaire qui en découlent exigent que SCC tienne les registres suivants :

  • a)Tout contact humain réel avec un détenu, qui est gêné ou limité par des obstacles physiques, notamment des barreaux, des vitres de sécurité, des guichets de porte ou des écrans (par. 32(3));

  • b)Toute autorisation de transfèrement d’un détenu dans une unité d’intervention structurée avec les motifs justifiant l’autorisation et les autres solutions possibles étudiées (par. 34(2));

  • c)Toute situation où le détenu s’est vu offrir la possibilité de passer au moins quatre heures en dehors de sa cellule ou d’interagir avec autrui pendant au moins deux heures et a refusé de s’en prévaloir, en y indiquant la possibilité offerte et toute raison donnée à l’égard du refus, et la raison pour laquelle une telle possibilité ne lui a pas été offerte (par. 37(2));

  • d)Toutes les circonstances entourant toute situation où, pour des impératifs de sécurité, la visite n’a pas eu lieu en personne ou s’est déroulée par le guichet de la porte de la cellule (par. 37.3(4));

[58] La Commission affirme avoir besoin de ces registres pour connaître les conditions d’incarcération dans les UIS et pour savoir si les détenues ont la possibilité d’avoir des contacts humains réels tel qu’exigé par la loi.

[59] SCC dit qu’il y a eu au moins 149 transfèrements vers des UIS dans les établissements pour femmes et qu’il faudra un mois de travail à temps plein pour extraire tous ces registres, en plus du temps nécessaire à la révision de ces registres. Il fait également valoir que les registres comportent des renseignements personnels qui devront être caviardés et qui soulèvent les mêmes préoccupations relatives à la protection des renseignements personnels et à la sécurité qu’à l’égard des décisions des DEI.

[60] SCC produira un échantillon de dix registres non caviardés à la Commission et à l’ACSEF, ainsi qu’au Tribunal, au plus tard le 20 octobre 2023, après avoir déterminé avec la Commission et l’ACSEF quels registres doivent être fournis.

[61] Comme il a été énoncé ci-dessus à propos de la deuxième demande de la Commission, le Tribunal décidera de la prochaine ordonnance, le cas échéant, lorsqu’il aura examiné les registres, que les parties auront présenté leur proposition et que la conférence téléphonique de gestion préparatoire aura eu lieu.

4) Les documents pertinents sur lesquels SCC compte se fonder dans son exposé des précisions et à l’audience, en se concentrant particulièrement sur les politiques et les procédures actuelles

[62] Initialement, la Commission avait demandé de nouvelles versions à jour de documents qui ont déjà été produits, ou qu’il était convenu ou ordonné de produire, de façon continue. SCC a indiqué qu’il serait impossible de le faire puisque 67 000 documents ont déjà été produits au cours de cette instance. Il a plutôt proposé de se concentrer sur les politiques et les procédures actuelles sur lesquelles il compte se fonder à l’audience.

[63] La Commission a accepté la proposition de SCC. Le Tribunal ordonne à SCC de communiquer ces documents aux autres parties au plus tard le 20 octobre 2023.

(a) Aucune ordonnance n’est requise

Les photographies des UIS dans les établissements pour femmes et l’offre de visite de SCC

[64] Je n’ai aucune ordonnance à rendre. Initialement, la Commission avait demandé des photographies des UIS dans les établissements pour femmes afin que son experte fournisse une opinion sur les conditions d’incarcération. Il n’existe pas de telle photographie. SCC a offert d’organiser une visite avec l’experte de la Commission pour lui montrer les établissements pour femmes et les UIS, à condition d’appliquer des mesures de sécurité raisonnables. La Commission peut organiser cette visite directement avec SCC.

VI. Médiation et exposé conjoint des faits

[65] Le traitement judiciaire des plaintes de discrimination systémique dans la prestation de services, en l’occurrence celles déposées au nom de toutes les femmes purgeant une peine de ressort fédéral au Canada pour divers motifs interreliés, est long, coûteux et nécessite beaucoup de ressources tant pour les parties que pour le Tribunal lorsqu’il n’y a pas un plaignant principal. La médiation d’une partie ou de l’ensemble des questions en litige ou le choix d’une démarche plus collaborative peut mener à un résultat plus rapide, et ce, dans l’intérêt de toutes les parties intéressées. Il existe de nombreuses façons de régler des plaintes, mais parfois, il faut explorer des solutions uniques et créatives.

[66] Certaines mesures de réparation d’intérêt public demandées par l’ACSEF et la Commission nécessiteraient de vastes consultations et réformes politiques, et exigeraient des changements opérationnels et réglementaires dans la prestation des services correctionnels. Bien que la Loi canadienne sur les droits de la personne soit une loi réparatrice de large portée, le Tribunal reste une création de la loi. Il a une compétence limitée et ne peut pas rendre n’importe quelle ordonnance. Le Tribunal ne peut pas remédier à toutes les injustices. Il ne possède pas non plus l’expertise du législateur ou du Parlement pour élaborer des politiques. En outre, le système accusatoire n’est pas forcément le meilleur moyen de faire valoir de larges allégations systémiques et de demander des mesures de réparation qui nécessiteraient d’importantes consultations et réformes politiques. Il existe certainement des moyens plus constructifs qui prendraient moins de temps et qui répondraient mieux aux questions d’intérêt public soulevées dans les plaintes en l’espèce.

[67] En vertu de la Loi, le Tribunal instruit les plaintes que la Commission lui renvoie. J’encourage néanmoins fortement les parties à retourner à la médiation ou à la procédure de médiation-arbitrage pour résoudre leurs différends au lieu de recourir aux tribunaux, particulièrement vu la nature des plaintes. L’ACSEF et la Commission ont présenté des observations au sujet de la vulnérabilité des femmes purgeant une peine de ressort fédéral, en particulier les femmes autochtones et les femmes ayant des problèmes de santé mentale. Travailler en collaboration pourrait permettre le règlement d’une partie ou de l’ensemble de ces plaintes de façon bien plus rapide et plus holistique, ce qui serait également dans l’intérêt public.

[68] Même si les parties ont déjà participé à des séances de médiation, elles peuvent toujours reconsidérer cette option lorsqu’elles le souhaitent. Le Tribunal peut nommer un autre médiateur ou je peux travailler avec les parties en médiation-arbitrage à tout moment.

VII. ORDONNANCE

[69] SCC produira les documents suivants au plus tard le 20 octobre 2023 :

  • 1)Les données statistiques agrégées au sujet des UIS dans les établissements pour femmes, telles qu’énoncées dans l’annexe 1 de la contre-réplique de SCC;

  • 2)Dix (10) décisions non caviardées de DEI à envoyer aux avocats de la Commission et de l’ACSEF, ainsi qu’au Tribunal, tel qu’énoncé ci-dessus au paragraphe 55;

  • 3)Dix (10) dossiers non caviardés de registres tenus conformément aux paragraphes 32(3), 34(2), 37(2) et 37.3(4) de la LSCMLC à envoyer aux avocats de la Commission et de l’ACSEF, ainsi qu’au Tribunal, tel qu’énoncé ci-dessus au paragraphe 60;

  • 4)Les politiques et les procédures actuelles sur lesquelles SCC compte se fonder dans son exposé des précisions et à l’audience.

[70] Le Tribunal ne rend aucune ordonnance concernant la demande présentée par la Commission dans le but d’obtenir des photographies des UIS dans les établissements pour femmes.

[71] Après avoir reçu et examiné ces documents, le Tribunal fournira d’autres directives aux parties avant la tenue d’une conférence téléphonique de gestion préparatoire.

[72] Tous les documents communiqués aux autres parties ou au Tribunal conformément à la présente ordonnance doivent être utilisés uniquement aux fins de la divulgation. Les documents communiqués conformément aux paragraphes 69(ii) et (iii) doivent rester confidentiels en attendant que le Tribunal émette de nouvelles directives. Une fois que le Tribunal aura examiné les documents dont la divulgation est ordonnée dans la présente décision sur requête, les parties pourront présenter une demande de confidentialité au plus tard au moment de soumettre leur proposition. Aucun renseignement ne peut être publié ou divulgué au public sans ordonnance expresse du Tribunal ou sans le consentement des personnes dont les renseignements sont en cause.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 7 septembre 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1848/7812; T1849/7912

Intitulé de la cause : Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 7 septembre 2023

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Morgan Rowe, Simcha Walfish, Anna Rotman ,Emily Coyle , pour la plaignante

Caroline Carrasco, Brittany Tovee, Laure Bourdages-Prévost , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Banafsheh Sokhansanj, Vanessa Wynn-Wiliams, Brooklynne Eeuwes , pour l'intimé

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