Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 18

Date : le 12 mai 2023

Numéro du dossier : T2735/11121

Entre :

Briana Campos-Ruiz

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada (représentant la Gendarmerie royale du Canada)

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 



I. APERÇU

[1] L’intimé, le procureur général du Canada (représentant la Gendarmerie royale du Canada) (la « GRC »), demande au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de radier plusieurs paragraphes de l’exposé des précisions de la plaignante, Briana Campos-Ruiz. La GRC affirme que les paragraphes contestés visent à étendre inutilement la portée de l’instruction énoncée dans la plainte que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a renvoyée au Tribunal.

[2] Mme Campos-Ruiz s’oppose à la requête et soutient que les prétentions contenues dans ces paragraphes (les « prétentions contestées ») brossent le tableau complet du traitement que lui a réservé la GRC et viennent compléter la plainte. Elle demande que la plainte soit modifiée de manière à y inclure les prétentions contestées.

[3] Les prétentions contestées sont exposées dans une liste jointe en tant qu’annexe A à la présente décision sur requête.

II. DÉCISION

[4] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la requête de la GRC et j’accueillerai la demande de Mme Campos-Ruiz visant à modifier sa plainte.

III. QUESTION EN LITIGE

[5] Les prétentions contestées renvoient à des incidents qui se sont produits après le dépôt de la plainte et qui n’étaient évidemment pas inclus dans la plainte initiale.

[6] Je dois donc trancher la question suivante :

  • Les prétentions contestées doivent-elles être radiées ou, subsidiairement, Mme Campos-Ruiz doit-elle être autorisée à modifier la plainte de manière à les inclure?

IV. LES PRÉTENTIONS CONTESTÉES

[7] Mme Campos-Ruiz a déposé sa plainte en février 2018. À l’époque, elle était au service de la GRC depuis 16 ans, dans la ville de Langley, en Colombie-Britannique, mais était en congé de maladie depuis avril 2016 après avoir reçu un diagnostic de maladie. Elle affirme que, tout au long de son congé de maladie, elle a été victime de discrimination et de harcèlement fondés sur la déficience. Selon le résumé de la plainte de la Commission figurant au début de la plainte, la disposition concernée de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « Loi »), est l’article 7, qui traite des actes discriminatoires en cours d’emploi. La section de la plainte qui présente la version des faits de la plaignante renvoie aussi à l’article 10 (lignes de conduite discriminatoires) et à l’article 14 (harcèlement) de la Loi.

[8] La plainte décrit plusieurs actes de discrimination et de harcèlement dont Mme Campos-Ruiz affirme avoir fait l’objet. Le premier acte concerne ce qu’elle décrit comme le refus injustifié de la part de la GRC d’approuver son deuxième emploi. Son prestataire de soins médicaux lui avait conseillé d’ouvrir une petite entreprise à domicile pour lui donner un certain cadre et une raison de se lever le matin, ce qui aiderait à son rétablissement. Elle a suivi un cours et a obtenu un certificat dans un domaine non lié au maintien de l’ordre. Elle a demandé à la GRC d’approuver son deuxième emploi après avoir entendu que le processus était simple et que l’approbation serait probablement accordée. Elle a démarré sa nouvelle entreprise et a vu sa santé s’améliorer. Toutefois, plusieurs mois plus tard, en octobre 2016, elle a appris que sa demande d’approbation avait été rejetée parce que la direction était préoccupée par le fait qu’elle travaillait ailleurs pendant son congé de maladie.

[9] Dans sa plainte, Mme Campos-Ruiz affirme qu’elle a été victime de discrimination et de harcèlement lorsque, en juin 2017, la GRC a ouvert une enquête sur elle au motif qu’elle aurait contrevenu au code de déontologie de la GRC en exerçant un deuxième emploi et en ayant quitté sa zone de service sans autorisation. Cette situation a nui à sa santé qui, selon elle, s’est détériorée en raison de plusieurs appels de représentants de la GRC reçus dans les mois qui ont suivi, appels qu’elle a interprétés comme des menaces et du harcèlement voilés.

[10] La plainte initiale ne contient aucun autre exemple de discrimination et de harcèlement.

[11] Cependant, Mme Campos-Ruiz soutient que les actes de discrimination et de harcèlement se sont poursuivis après le dépôt de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission. Ces actes ultérieurs sont décrits dans les prétentions contestées.

[12] En avril 2018, Mme Campos-Ruiz a obtenu l’autorisation médicale de retourner travailler à la GRC, pourvu que certaines mesures d’adaptation soient prises. Elle affirme que la GRC a négligé ou refusé de prendre ces mesures et, par conséquent, qu’elle a dû demeurer en congé de maladie, ce qui a aggravé davantage son état de santé.

[13] En juillet 2018, elle a demandé de nouveau à la GRC d’approuver son deuxième emploi, mais la demande a été rejetée le mois suivant. Elle soutient que ses prestataires de soins médicaux lui ont alors suggéré de déménager en Saskatchewan, où elle pourrait bénéficier du soutien de sa famille.

[14] Son conjoint, Osvaldo Campos-Ruiz, travaille également à la GRC, en Colombie-Britannique. Il a demandé à être muté en Saskatchewan pour accompagner sa conjointe, mais la GRC lui a répondu que sa demande ne serait pas approuvée tant que la situation de Mme Campos-Ruiz n’était [traduction] « réglée ». Mme Campos-Ruiz soutient que la seule façon de « régler » la situation, compte tenu du refus de la GRC de lui offrir des mesures d’adaptation, était de démissionner de la GRC, ce qu’elle a fait lorsqu’elle a accepté de prendre sa retraite pour raisons médicales en avril 2019. Par la suite, la demande de mutation en Saskatchewan de son conjoint a été approuvée.

[15] Les prétentions contestées comprennent une demande d’indemnisation pour la perte des revenus d’emploi et de pension qu’elle aurait touchés si elle n’avait pas pris sa retraite en avril 2019.

[16] Dans les prétentions contestées, Mme Campos-Ruiz affirme avoir fait l’objet de discrimination fondée sur la situation de famille, en plus de celle fondée sur la déficience. Elle soutient que la GRC a fait preuve de discrimination à son égard, en violation de l’article 7 de la Loi, en l’obligeant à démissionner pour que la demande de mutation en Saskatchewan de son conjoint soit approuvée, voire simplement examinée. Elle affirme également que la GRC a omis de lui offrir des mesures d’adaptation raisonnables pour faciliter son retour au travail.

V. ANALYSE

A. Les prétentions contestées ne doivent pas être radiées et Mme Campos-Ruiz peut modifier sa plainte

[17] La GRC soutient que le Tribunal ne peut instruire les prétentions contestées. Elle fait valoir que le Tribunal tire sa compétence pour instruire une plainte de l’article 49 de la Loi, selon lequel le président du Tribunal doit désigner un membre pour instruire une plainte sur réception d’une demande à cet effet présentée par la Commission (au par. 49(2)). La portée de l’instruction par le Tribunal est ainsi limitée aux questions soulevées dans la plainte qui accompagne cette demande (Kowalski c. Ryder Integrated Logistics, 2009 TCDP 22 (CanLII), au par. 7). La GRC fait valoir que, étant donné que la plainte de Mme Campos-Ruiz ne mentionnait aucune des prétentions contestées, le Tribunal n’a pas compétence pour les instruire et doit donc les radier de l’EDP de la plaignante.

[18] Mme Campos-Ruiz répond qu’elle doit être autorisée à modifier sa plainte de manière à y inclure les prétentions contestées.

[19] Comme il est mentionné dans la décision sur requête Blodgett c. GE-Hitachi Nuclear Energy Canada Inc., 2013 TCDP 24, aux paragraphes 16 et 17, le paragraphe 48.9(2) de la Loi accorde au Tribunal une discrétion considérable relativement à l’instruction des plaintes, notamment en ce qui concerne le fait de faire droit à des requêtes en modification d’une plainte ou de rejeter celles-ci. Le Tribunal jouit du pouvoir discrétionnaire d’autoriser des modifications aux fins de déterminer « les véritables questions litigieuses entre les parties », pourvu que cette autorisation serve les intérêts de la justice (Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313 (CanLII), au par. 30). Le Tribunal doit tenir compte du préjudice que l’autorisation des modifications causerait aux autres parties. Les modifications seront autorisées si la prépondérance des inconvénients favorise le plaignant. Aucun préjudice n’est causé à l’autre partie si elle est en mesure de se préparer et de faire valoir sa position sur les nouvelles questions soulevées (Parent, au par. 40). En outre, les modifications ne peuvent aboutir à une nouvelle plainte et doivent être liées aux allégations qui ont donné lieu à la plainte initiale (Tran c. l’Agence du revenu du Canada, 2010 TCDP 31 (CanLII), aux par. 17-18). Autrement dit, il doit y avoir un lien, en fait et en droit, entre la plainte et les modifications demandées.

[20] Comme je l’expliquerai plus loin, je juge qu’il existe un lien entre les prétentions contestées et la plainte initiale de Mme Campos-Ruiz, et que la GRC ne subira aucun préjudice si la plainte est modifiée.

(i) Il existe un lien suffisant en fait et en droit avec les allégations contenues dans la plainte

[21] Les prétentions contestées sont liées en fait et en droit avec les allégations contenues dans la plainte, particulièrement en ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur la déficience. Bien que Mme Campos-Ruiz n’ait pas officiellement employé le terme [traduction] « mesures d’adaptation » dans sa plainte, elle a clairement axé celle-ci sur la manière dont la GRC l’a traitée et a traité sa déficience. Comme elle l’indique dans sa réponse à la requête de la GRC, le traitement que la GRC lui a réservé relativement à sa déficience est manifestement un facteur commun qui sous-tend la plainte initiale et les prétentions contestées.

[22] Elle affirme que, après le dépôt de sa plainte, la GRC a continué de nuire à ses efforts pour prendre du mieux et retourner au travail, soit en ne lui offrant aucune mesure d’adaptation à son travail en Colombie-Britannique, soit en l’empêchant dans les faits de déménager en Saskatchewan.

[23] En termes juridiques, elle affirme que son employeur l’a empêché de travailler en raison de sa déficience, ce qui peut constituer un acte discriminatoire au sens de l’article 7 de la Loi, et qu’il ne lui a pas offert de mesures d’adaptation dans la mesure où cela ne constitue pas une contrainte excessive.

[24] Ainsi, les allégations contenues dans la plainte initiale et les prétentions contestées sont toutes axées sur le traitement de la déficience de Mme Campos-Ruiz et sur la question de savoir si des mesures d’adaptation lui ont été offertes. Il y a un lien entre elles.

[25] Certes, Mme Campos-Ruiz affirme également dans les prétentions contestées que sa situation de famille a joué un rôle dans les actes discriminatoires dont elle a été victime, et ce motif de plainte n’était pas mentionné dans la plainte initiale. Cependant, je suis convaincu qu’il existe un lien suffisant entre les faits relatifs à cette prétention et les autres allégations concernant l’absence de prise de mesures d’adaptation pour en justifier l’inclusion dans la plainte.

[26] Je conclus donc qu’il existe un lien entre l’ensemble des prétentions contestées et la plainte initiale.

(ii) La GRC ne subira aucun préjudice si la plainte est modifiée

[27] La GRC ne subira aucun préjudice si la plainte est modifiée. Elle était au courant des prétentions contestées depuis au moins le 25 juin 2021, date à laquelle l’enquêteur de la Commission a terminé son rapport d’enquête sur la plainte. Le rapport a mentionné les prétentions contestées, mais elles n’ont pas été évaluées parce que l’enquêteur a estimé qu’elles dépassaient la portée de la plainte. Toutefois, l’enquêteur a ajouté que, si la plainte était renvoyée au Tribunal pour instruction, Mme Campos-Ruiz pourrait [traduction] « demander l’ajout des allégations à ce moment-là ».

[28] La GRC fait valoir que les commentaires de l’enquêteur ne touchent nullement la portée de la plainte. Toutefois, je juge qu’ils démontrent tout de même que la GRC est bien au fait des prétentions contestées et ne peut affirmer que la demande de modification de Mme Campos-Ruiz la prend par surprise.

[29] La GRC soutient que Mme Campos-Ruiz était [traduction] « obligée » de modifier sa plainte initiale avant que la Commission n’ait fini de la traiter et qu’elle ne soit renvoyée au Tribunal, conformément aux paragraphes 9.1 à 9.3 des Règles relatives aux plaintes de la Commission canadienne des droits de la personne. Il n’appartient pas au Tribunal d’examiner la manière dont les plaintes sont traitées à l’étape de la Commission, avant qu’elles ne lui soient renvoyées. Mme Campos-Ruiz a peut-être eu la possibilité de modifier sa plainte en vertu de ces règles. Or, comme je l’ai mentionné précédemment, le Tribunal a également le pouvoir d’autoriser la modification d’une plainte lorsque les circonstances le justifient.

[30] La GRC affirme que le fait d’autoriser la modification lui causera un préjudice important, car l’autorisation augmentera le coût, la durée et la complexité de la procédure, et elle l’obligera à produire d’autres documents et à appeler d’autres témoins, peut-être même des témoins experts.

[31] L’audience pourrait effectivement devenir plus complexe, mais il s’agit là d’une conséquence nécessaire du fait que les questions en jeu sont finalement plus larges que celles que Mme Campos-Ruiz a soulevées initialement dans sa plainte, qui étaient fondées sur les faits survenus à ce moment-là. Je ne suis pas convaincu que la GRC, en tant qu’organisation, subira un préjudice important découlant de l’ajout des questions connexes. Même si la plainte aurait pu être modifiée à une étape antérieure, rien n’indique que la GRC ne sera pas en mesure de se préparer à répondre aux nouvelles questions soulevées (Parent, au par. 40).

[32] Dans le cadre de mes conclusions, je souligne que, dans une décision sur requête concernant une plainte déposée par le conjoint de Mme Campos-Ruiz, M. Campos-Ruiz (Osvaldo Campos-Ruiz c. Gendarmerie royale du Canada, 2023 TCDP 17), que je rends en même temps que la présente décision sur requête, je conclus que le Tribunal n’a pas compétence pour se prononcer sur les allégations du conjoint selon lesquelles la GRC aurait fait preuve à son égard de discrimination fondée sur la situation de famille et l’état matrimonial lorsqu’elle a rejeté sa demande de mutation en Saskatchewan. Je tiens à prévenir les parties que l’audience concernant la plainte de Mme Campos-Ruiz, y compris les prétentions contestées, ne peut être utilisée de manière incidente pour faire valoir les allégations de son conjoint, qui n’ont pas été renvoyées au Tribunal pour instruction.

[33] Mes remarques sont particulièrement importantes compte tenu de la possibilité, comme il en a été question lors de la première conférence téléphonique préparatoire, que les deux plaintes soient traitées conjointement sur le plan administratif aux fins de l’audience. Il s’agit là d’une question distincte qui pourra être abordée lors d’une conférence téléphonique préparatoire future.

[34] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que Mme Campos-Ruiz peut modifier sa plainte de manière à y inclure les prétentions contestées.

VI. ORDONNANCE

[35] La plainte de Mme Campos-Ruiz est réputée avoir été modifiée de manière à y inclure les prétentions contestées.

[36] La requête en radiation des prétentions contestées déposée par la GRC est rejetée.

[37] Le Tribunal a suspendu les délais impartis à la GRC pour le dépôt de son EDP suivant l’article 20 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, en attendant l’issue de la requête. Les délais recommencent donc maintenant à courir. La GRC doit déposer son EDP d’ici le 2 juin 2023. Mme Campos-Ruiz peut présenter sa réplique à l’EDP de la GRC d’ici le 9 juin 2023.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 12 mai 2023

 


ANNEXE A

 

 

 

Les prétentions contestées dans l’exposé des précisions de Mme Campos-Ruiz, dont la GRC demande la radiation, sont les suivantes :

 

  • Paragraphes 29 à 31

  • Paragraphes 33 (à partir des mots « - notwithstanding – accommodate. ») à 41 de la partie A, qui porte sur les faits à l’appui

  • Les points 1b), 2d) et e) de la partie B, qui porte sur les questions que soulève la plainte

  • Les paragraphes 2 et 3 de la partie C, qui porte sur les ordonnances demandées, de même que l’annexe A, qui concernent l’allégation selon laquelle la GRC n’a pas offert de mesures d’adaptation à Mme Campos-Ruiz pour faciliter son retour au travail, l’allégation selon laquelle celle-ci a été contrainte de démissionner ainsi que le nouveau motif de discrimination invoqué (la situation de famille) et les mesures de réparation correspondantes


 

 

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2735/11121

Intitulé de la cause : Briana Campos-Ruiz c. Gendarmerie royale du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 12 mai 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Sean Tevlin , pour la plaignante

Cindy Ko et Malcolm Palmer , pour l’intimé

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