Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 10

Date : le 14 mars 2023

Numéro du dossier : T2656/3221

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Christina Gagno

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Jennifer A. Orange

 



I. Aperçu

[1] La plaignante, Christina Gagno, a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à l’intimée, la Gendarmerie royale du Canada (la « GRC »), de communiquer :

A) toute copie non caviardée des notes d’agents de police et des rapports d’incidents se rapportant aux interactions entre la plaignante et l’intimée qui ont conduit à la présente plainte;

B) tout contrat ou accord intervenu entre l’intimée et des fournisseurs de services d’interprétation en langue des signes depuis août 2015;

C) la documentation afférente au Programme de formation des cadets de l’intimée, en date du 20 octobre 2021.

[2] Le 9 novembre 2022, l’intimée a communiqué les documents visés au point C, et la plaignante ne fait plus valoir cet élément de la requête.

II. Contexte

[3] La plaignante, qui est sourde, allègue qu’elle a été victime de discrimination de la part de l’intimée du fait que cette dernière a omis de prendre des mesures pour retenir les services d’un interprète en langue des signes lorsqu’un de ses agents l’a rencontré en août 2015 à Langley, en Colombie-Britannique.

[4] L’intimée reconnaît qu’elle a fait preuve de discrimination envers la plaignante. Les parties ont commencé à échanger des documents et ont rédigé un exposé conjoint des faits, dans l’optique de possiblement accélérer le règlement de la présente affaire. La requête en l’espèce découle de l’échange de documents. Les exposés des précisions n’ont pas encore été déposés.

III. Questions en litige

A) L’intimée devrait-elle être contrainte de produire une copie non caviardée des notes d’agents de police et des rapports d’incidents se rapportant aux interactions entre la plaignante et l’intimée?

B) L’intimée devrait-elle être contrainte de produire tout contrat ou accord intervenu entre elle-même et des fournisseurs de services d’interprétation en langue des signes depuis août 2015?

IV. Analyse

[5] Il est important de rappeler l’objet des exigences en matière de communications. Les parties doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter leurs arguments (par. 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., ch. H-6 (la « Loi »)). Elles ont notamment comprend le droit à la communication de tous les renseignements potentiellement pertinents détenus par la partie adverse, de façon à ce que chaque partie connaisse la preuve qu’elle doit réfuter et puisse se préparer adéquatement pour l’audience. Voir la décision Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 8, au par. 4 [Egan].

[6] Les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, (les « Règles ») prévoient, à l’alinéa 19(1)e), que les parties doivent communiquer une copie des documents qu’elles ont en leur possession relativement à un fait, à une question ou à la forme d’ordonnance sollicitée dans un dossier, y compris ceux relevés par les autres parties. Il s’agit d’une obligation continue (paragraphes 24(1) et (2) des Règles) (White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens ltée, 2023 TCDP 2, au par. 12 [White]).

[7] Le critère applicable à la divulgation de documents est celui de la pertinence potentielle. Bien que ce critère ne soit pas particulièrement strict, la partie qui demande la production d’un document doit tout de même démontrer l’existence d’un lien rationnel entre ce document et les questions soulevées dans la plainte (T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19, au par. 11; Turner c. ASFC, 2018 TCDP 1, au par. 30 [Turner]). La demande de divulgation ne doit pas être conjecturale ou équivaloir à une « partie de pêche », et le Tribunal ne peut admettre en preuve des renseignements confidentiels (Egan, au par. 4, et Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33, aux par. 31-32; Turner, au par. 30).

[8] La divulgation des documents n’entraîne pas automatiquement leur admission en preuve à l’audience (White, au par. 14).

A. L’intimée devrait-elle communiquer les copies non caviardées des notes des agents de police et des rapports d’incidents?

[9] Selon l’avis de requête modifié de la plaignante, l’intimée a produit les notes des agents sur les lieux de l’incident et deux documents intitulés « RCMP General Occurrence Report 2015-28031 » [rapport général d’incident de la GRC 2015-28031]. Les documents sont joints en tant que pièces C, D et E à l’affidavit de Salina Dewar déposé à l’appui de la requête. Des parties de ces documents sont caviardées.

[10] L’intimée soutient que le décaviardage du nom des personnes figurant dans les notes des agents de police constituerait une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, et que les renseignements sur les tiers figurant dans les notes d’agents de police et les rapports d’incident de la police sont protégés par une forme de privilège.

[11] L’intimée soutient également que, puisqu’elle a admis sa responsabilité dans la présente affaire et que la plaignante a une connaissance directe des personnes qui se sont rendues sur les lieux de l’incident, le témoignage des témoins potentiels n’est pas essentiel pour que la plaignante puisse prouver le bien-fondé de sa cause, et qu’il n’est pas non plus potentiellement pertinent.

[12] La plaignante fait valoir que les notes des agents de police et le rapport général d’incident contiennent les observations des agents sur les lieux de l’incident et les noms des témoins présents, et que ces éléments sont pertinents quant à la plainte et aux éventuelles réparations. En outre, la plaignante fait valoir que l’intimée n’a pas expliqué pourquoi les rapports ou les notes des agents sont confidentiels.

[13] La Commission canadienne des droits de la personne soutient que ces notes et rapports sont pertinents quant aux réparations individuelles et systémiques, et que la Loi sur la protection des renseignements personnels ne s’applique pas aux obligations de l’intimée en matière de communication. Elle soutient en outre que l’allégation de privilège formulée par l’intimée à l’égard des documents caviardés n’est pas fondée.

[14] Après avoir examiné l’affidavit de Salina Dewar et ses pièces, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents relatifs aux requêtes des parties, je conclus que des copies non caviardées des notes des agents de police et du rapport général d’incident 2015-28031 de la GRC devraient être produites.

[15] À ce stade de l’affaire, l’intimée a admis avoir fait preuve de discrimination, mais la portée de cet aveu n’a pas été définie. Compte tenu de l’étape où nous en sommes dans l’instance, il semble évident que l’identité des témoins potentiels et les renseignements contenus dans les notes et les rapports des agents de police sont sans doute pertinents quant au fond de la plainte et aux réparations potentielles.

[16] En outre, l’intimée n’a pas établi que la Loi sur la protection des renseignements personnels lui interdisait de divulguer des renseignements personnels vraisemblablement pertinents dans le cadre de la production de documents en vertu des Règles du Tribunal.

[17] L’alinéa 8(2)c) de la Loi sur la protection des renseignements personnels prévoit ce qui suit :

Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants : […]

c) communication exigée par subpoena, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de renseignements;

[18] Par conséquent, l’intimée peut communiquer des renseignements personnels dans le cadre de ses obligations de production conformément aux Règles du Tribunal. Je juge que les décisions sur requête rendues dans les affaires Windsor-Brown c. Gendarmerie royale du Canada, 2020 TCDP 11, et Hughes c. Transport Canada, 2012 TCDP 26, sont convaincantes à cet égard.

[19] De plus, les renseignements contenus dans les documents en cause seront protégés par la règle de l’engagement implicite, laquelle exige qu’une partie ne communique pas les renseignements obtenus par l’exécution d’obligations de communication à des fins accessoires au litige (Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396) c. Société du Musée canadien des civilisations, 2004 TCDP 38, au par. 12).

[20] À ce stade, les documents ne sont pas admis en preuve (White, au par. 14). S’ils le deviennent à l’audience conformément à l’article 38 des Règles du Tribunal, et que l’intimée est préoccupée par les noms des témoins, elle peut présenter une requête en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité concernant des personnes précises à ce moment-là.

[21] L’intimée n’a pas précisé la forme de privilège qui pourrait s’appliquer à ces documents, et je conclus que son allégation en ce sens n’est pas fondée.

B. L’intimée devrait-elle communiquer les contrats qu’elle a conclus avec des services d’interprétation en langue des signes depuis 2015?

[22] La plaignante cherche à obtenir les accords ou les contrats conclus par l’intimée avec des services d’interprétation en langue des signes depuis d’août 2015 et elle soutient que ces documents sont pertinents à l’égard de la réparation qu’elle réclame. La plaignante sollicite une ordonnance enjoignant à l’intimée de prendre des mesures pour éviter que le même type de discrimination dont elle a fait l’objet ne se reproduise à l’avenir.

[23] La plaignante réclame la divulgation des contrats conclus par l’intimée en Colombie‑Britannique, où l’incident a eu lieu, et dans l’ensemble du Canada, car elle cherche à obtenir des réparations systémiques à l’échelle nationale.

[24] La plaignante a présenté, à l’appui de sa requête, une preuve d’expert décrivant les mesures que l’intimée devrait prendre pour s’assurer que la plaignante et les autres personnes sourdes, devenues sourdes ou malentendantes ne fassent pas l’objet de discrimination (avis de requête modifié de la plaignante, au par. 12; rapport d’expert de Mme Debra Russell).

[25] L’intimée a soutenu que sa division « E » (la province de la Colombie‑Britannique) compte 19 employés ayant déclaré détenir des compétences en langue ASL et que, sur ces 19 employés, 10 sont des traducteurs agréés en langue ASL. L’intimée a déclaré qu’elle n’avait pas de contrats à divulguer, mais que, lorsque les employés de la GRC ne sont pas en mesure de fournir une aide à la traduction en ASL, les membres peuvent s’adresser à la société Language Services Associates (www.LSAWEB.com), un fournisseur tiers. L’intimée a expliqué que chaque détachement est responsable de conclure un contrat avec Language Services Associates de façon indépendante et qu’il n’y a pas de suivi de l’utilisation de ce service.

[26] La Commission canadienne des droits de la personne ne prend pas position sur cet aspect de la demande de communication présentée par la plaignante.

[27] On peut soutenir qu’un contrat entre un fournisseur de services en langue des signes et le détachement où l’incident a eu lieu en août 2015 est pertinent pour déterminer le montant d’une indemnité, s’il en est, au titre de l’article 53 de la Loi, car le rapport d’expert produit par la plaignante mentionne l’existence de tels contrats.

[28] Le rapport d’expert produit par la plaignante mentionne que les fournisseurs de services en langue des signes doivent être accessibles afin que l’intimée puisse prévenir la discrimination. Par conséquent, les contrats actuels entre les détachements de la GRC et les fournisseurs de services d’interprétation en langue des signes peuvent être considérés comme pertinents quant aux réparations systémiques.

[29] Je conclus que l’obligation de l’intimée de produire des contrats comprend les contrats que ses détachements ont conclus avec des fournisseurs de services d’interprétation des signes, car elle exerce un contrôle sur ses propres détachements.

V. Ordonnance

[30] Pour les motifs ci-dessus, le Tribunal accueille en partie la requête de la plaignante et ordonne à l’intimée de produire :

  1. d’ici 14 jours, les notes non caviardées d’agents de police et les rapports d’incidents relatifs à ses interactions avec la plaignante qui ont donné lieu à la présente plainte;

  2. d’ici 30 jours, tous les contrats ou accords conclus entre elle, y compris ses détachements, et les fournisseurs de services d’interprétation en langue des signes en août 2015, qui couvrent la zone géographique de Langley, en Colombie-Britannique;

  3. d’ici 30 jours et à la lumière des principes de proportionnalité et d’efficacité, tous les contrats ou accords en vigueur à la date de la présente décision dans la province de la Colombie-Britannique conclus entre elle, y compris ses détachements, et des fournisseurs de services d’interprétation en langue des signes. La plaignante peut rouvrir cet aspect de la requête concernant le reste du Canada à l’avenir.

Signée par

Jennifer A. Orange

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 14 mars 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2656/3221

Intitulé de la cause : Christina Gagno c. Gendarmerie royale du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 14 mars 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Andrew Robb , pour la plaignante

Jonathan Robart , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Edward Burnet , pour l'intimée

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