Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 22

Date : le 13 juin 2023

Numéro du dossier : T2401/6019

Entre :

Laura Nash

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forces armées canadiennes

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I. Contexte de la demande

[1] Il s’agit d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») tranchant la requête déposée par la plaignante, Mme Laura Nash. Dans sa requête, la plaignante demande au Tribunal de citer et de contraindre le retraité général Jonathan Vance (« général Vance ») à témoigner dans le cadre de l’instance et à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte, au titre de l’alinéa 50(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »).

[2] La Commission canadienne sur les droits de la personne (la « Commission ») était, dans un premier temps, favorable à la demande de Mme Nash. Lorsque des observations additionnelles ont été demandées par le Tribunal, la Commission a alors revisité sa position et l’a informé qu’elle ne prenait plus position sur ladite demande. Elle a cependant offert ses commentaires sur les principes généraux que le Tribunal devrait considérer. Quant aux Forces armées canadiennes (les « Forces »), elles se sont fermement opposées à la demande de citation à comparaître.

[3] La requête en citation à comparaître de Mme Nash a été reçue par le greffe du Tribunal le vendredi 27 janvier 2023, à 16 h 01, heure de l’Est. Il s’agissait du jour ouvrable précédant le début de l’audience, fixée du 30 janvier au 22 février 2023.

[4] Le dépôt de la requête au tout dernier instant avant le début de l’audience n’a laissé d’autre choix au Tribunal que de traiter la demande au commencement de l’audience. Cela dit, une autre requête déposée par Mme Nash quelques jours auparavant devait être entendue par le Tribunal. Les observations sur la requête en citation à comparaître de général Vance ont été entendues oralement le mardi 31 janvier 2023.

[5] Dans leurs observations, les Forces ont soulevé un argument important sur la notion du secret du délibéré et le Tribunal leur a alors demandé de déposer de la jurisprudence au soutien de leurs prétentions. Les parties ont ensuite eu l’occasion de présenter leurs observations à ce sujet. Une fois le tout complété, le Tribunal a pris la requête en délibéré dans la matinée du 1er février 2023.

[6] Toutefois, le même jour, en début d’après-midi, Mme Nash a demandé de s’adresser confidentiellement au Tribunal afin de lui fournir des observations additionnelles quant à sa requête en citation à comparaître de général Vance.

[7] Les parties ont rencontré le Tribunal sans le public afin de discuter d’une manière de procéder. Elles ont toutes consenti à ce que Mme Nash fournisse ses informations supplémentaires par affidavit, sous le sceau de la confidentialité, ce qui a été ordonné par le Tribunal en vertu du paragraphe 52(1) de la LCDP. La question a fini par être résolue plusieurs jours plus tard, le 7 février 2023, après avoir reçu les observations de toutes les parties relativement à l’affidavit de Mme Nash; le Tribunal a donc pris la requête en délibéré ce jour.

[8] L’audience a suivi son cours, comme prévu. Mme Nash a présenté toute sa preuve, déposé ses documents et produit tous ses témoins. Le Tribunal devait donc trancher la requête en citation à comparaître concernant général Vance sur-le-champ, pour que la preuve de Mme Nash soit considérée comme complète.

[9] Le Tribunal a rejeté la requête de Mme Nash et a informé les parties que les motifs suivraient dans une décision écrite. La présente décision constitue les motifs du Tribunal.

II. Question en litige

[10] Le Tribunal doit décider, au titre de l’alinéa 50(3)a) de la LCDP, s’il cite et contraint général Vance à témoigner à l’instance et à produire les éléments de preuve qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte. Pour ce faire, le Tribunal doit tenir compte du fait que la requête de Mme Nash a été soumise à la dernière minute, se pencher sur la nécessité et la pertinence du témoignage de général Vance et évaluer si sa citation à comparaître porterait atteinte au principe du secret du délibéré.

III. Décision

[11] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal rejette la requête de Mme Nash et refuse de citer à comparaître général Vance comme témoin dans le cadre de cette instruction.

IV. Analyse

[12] Le Tribunal rappelle qu’il n’a pas à reprendre tous les arguments formulés par les parties. Il analysera la demande en tenant compte des arguments des parties qu’il juge nécessaires, essentiels et pertinents afin de rendre sa décision et d’en expliquer les motifs, qui sont transparents, intelligibles et justifiés (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, au par. 40; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

A. Position des parties

(a) Plaignante

[13] Mme Nash a déposé un grief à l’encontre des Forces en février 2014 qui concernait des allégations de discrimination fondée sur le sexe et l’état matrimonial. Ce grief a abouti devant général Vance qui était, au moment du grief, l’autorité finale pouvant disposer d’un tel recours. Général Vance était également, au moment du dépôt de la plainte de Mme Nash, le chef d’État-Major de la Défense au sein des Forces.

[14] Le Tribunal ne reprendra pas le contenu de la décision de général Vance, rendue le 27 février 2019, concernant le grief de Mme Nash. Aux fins de cette décision, il faut comprendre que le grief a été rejeté. Cependant, général Vance a octroyé un montant ex gratia à Mme Nash et a mentionné que le grief a porté à son attention des questions importantes concernant certaines politiques et leur révision potentielle afin de répondre à la réalité de la composition de la famille et de la vie modernes.

[15] Mme Nash a demandé que général Vance soit cité comme témoin afin qu’il puisse témoigner de son rapport rendu le 27 février 2019. Mme Nash a utilisé le mot [traduction] « rapport », ce qui n’est pas un détail anodin, et le Tribunal y reviendra plus tard dans cette décision.

[16] Dans sa requête au Tribunal, elle décrit le témoignage de général Vance de la manière suivante :

[traduction] Retraité Général Jonathan Vance est l’auteur de la Réponse Finale du Grief sur les Politiques, qui peut parler spécifiquement de son propre rapport.

[17] Mme Nash a plaidé que ce témoignage est pertinent et nécessaire à l’égard de l’instruction de la plainte afin que le Tribunal puisse en disposer. Elle a ajouté que la force probante de la preuve qu’il fournira surpasse les effets préjudiciables qu’elle subirait si sa requête en citation à comparaître était rejetée.

[18] Mme Nash a expliqué que général Vance a été directement impliqué dans son dossier parce qu’il a révisé les éléments qui lui ont été soumis en lien avec son grief sur les allégations de discrimination et qu’il a pris une décision basée sur la révision de son dossier et de la preuve présentée.

[19] Elle a argué que général Vance est la seule personne qui peut témoigner sur ce rapport et sur les politiques applicables en lien avec ses allégations contenues dans son grief. Selon elle, il est la seule personne qui peut témoigner sur les politiques des Forces et le harcèlement subi; il est l’autorité finale en matière de politiques et est celui qui peut demander des changements à ce sujet.

[20] Elle a ajouté que général Vance serait en mesure d’accompagner le Tribunal et d’expliquer son rapport, notamment préciser pourquoi il avait conclu qu’il n’y avait pas eu de discrimination, exposer les raisons pour lesquelles il a pris autant de temps avant de décider du grief et discuter des suivis qu’il a faits sur les révisions des politiques. Mme Nash a affirmé que le temps qui s’est écoulé avant la prise de décision est un enjeu actuel dans sa plainte.

[21] Elle a confirmé au Tribunal ne pas avoir déposé de demande de révision judiciaire du rapport de général Vance et prétend que le témoignage de celui-ci n’a pas pour but de prouver la discrimination.

[22] Elle croit que pour des raisons d’équité procédurale et de justice naturelle, et malgré le retard de sa requête, le Tribunal devrait lui accorder. Elle a affirmé avoir renoncé à appeler l’un de ses témoins, ce qui libère du temps à l’audience, temps qui pourrait être alloué au témoignage de général Vance, ce qui respecte aussi le principe fondamental de la LCDP selon lequel les procédures devraient se dérouler de la manière la plus expéditive possible.

[23] Elle croit que le paragraphe 50(3) de la LCDP offre toute la latitude nécessaire au Tribunal, qui n’est pas une cour de justice, afin de citer général Vance comme témoin à cette étape de la procédure. Elle a plaidé que le Tribunal n’est pas une cour de révision et qu’il n’aura pas à réviser le rapport de général Vance en ce sens, et que général Vance pourra prêter assistance au Tribunal en donnant sa position au regard des Forces et de leurs politiques et pourra témoigner sur le long temps qui a été nécessaire afin de rendre son rapport.

[24] Elle a ajouté que son témoin est sa réponse à la confirmation des individus qui viendraient témoigner pour les Forces et dont les noms ont été aussi donnés le vendredi avant le début de l’audience.

[25] Finalement, Mme Nash a demandé au Tribunal, en s’appuyant sur son affidavit – qui est protégé par une ordonnance de confidentialité – d’appliquer une approche qui tient compte des traumatismes vécus. Ce faisant, il existe, selon elle, et en raison de ses traumatismes, ses problèmes de santé mentale et ses craintes, des raisons pour expliquer pourquoi elle a déposé en retard sa requête en citation de général Vance comme témoin.

[26] Quant au secret du délibéré, la plaignante a plaidé que le Tribunal pouvait intervenir et lever le voile du secret du délibéré quant à la décision de général Vance. Le Tribunal reviendra sur cet argument plus loin dans sa décision.

(b) Intimée

[27] L’un des principaux arguments des Forces est à l’effet que général Vance, lorsqu’il a rendu sa décision sur le grief de Mme Nash le 27 février 2019, agissait alors en tant que décideur administratif.

[28] Elles ont renvoyé le Tribunal à la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5, (« LDN ») qui prévoit le processus de dépôt d’un grief, l’autorité finale ayant le pouvoir de disposer du grief et le mécanisme de contestation disponible, soit un contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

[29] Les Forces ont donc plaidé qu’il est impossible pour le Tribunal de citer général Vance comme témoin alors qu’il agissait en tant qu’autorité finale du grief de Mme Nash, à titre de décideur administratif. Les Forces ont affirmé que, si la plaignante n’était pas en accord avec la décision rendue, elle aurait dû saisir la Cour fédérale en contrôle judiciaire. Elle aurait pu alors contester la documentation qui a été consultée par le décideur et plaider que la décision n’était pas claire et qu’elle ne respectait pas les exigences minimales d’une décision. Les Forces ont ajouté que si Mme Nash avait des inquiétudes quant au temps qui a été nécessaire pour que général Vance puisse rendre sa décision, la Cour fédérale aurait dû être saisie d’une demande en mandamus, ce qui était le recours approprié disponible à ce moment.

[30] Les Forces ont plaidé que les parties n’ont pas un droit à ce qu’un décideur ou un juge explique sa décision devant une autre instance. Selon elles, ce que demande Mme Nash, c’est-à-dire de citer un décideur administratif comme témoin pour qu’il commente ou explique sa décision, est tout simplement impossible en droit. Général Vance, en tant que décideur administratif, est protégé par le secret du délibéré, ce qui protège son processus décisionnel et sa décision de toute ingérence. Les Forces ont déposé, à la demande du Tribunal, de la jurisprudence sur la notion du secret du délibéré.

[31] Les Forces ont ajouté que Mme Nash avait en sa possession la décision de général Vance depuis février 2019 et que sa plainte devant la Commission a été déposée bien avant celle-ci. Elles ont soutenu que Mme Nash n’avait jamais fait valoir que cette décision était source de discrimination ou de harcèlement et elles estiment que le Tribunal n’est pas saisi de ces éléments. Elles ont affirmé que la Commission n’a pas non plus renvoyé au Tribunal le fait que le temps qui s’est écoulé avant que général Vance rende sa décision était lui‑même discriminatoire.

[32] Somme toute, les Forces ont plaidé que le témoignage de général Vance n’est pas pertinent à l’égard de l’instruction. Elles avaient déjà annoncé depuis longtemps que deux personnes viendraient parler des politiques au sein des Forces. Elles ont argué que Mme Nash n’a jamais partagé le fait qu’elle désirait appeler général Vance comme témoin et que sa demande a été faite à la toute dernière minute. Une demande si tardive constitue, à leur avis, une expédition de pêche voire penche vers l’abus de procédure.

[33] Finalement, les Forces ont affirmé que général Vance est maintenant retraité et que les avocats qui les représentent devant le Tribunal ne le représentent à cette étape-ci de la procédure. Ainsi, citer général Vance comme témoin pourrait entraîner une requête en cassation de la citation à comparaître et les conséquences qui y sont afférentes.

[34] Concernant l’affidavit de Mme Nash, les Forces ont généralement demandé au Tribunal de ne pas en tenir compte puisque l’information fournie par Mme Nash n’est pas pertinente. Selon elles, la plaignante a eu maintes occasions de demander au Tribunal de citer général Vance comme témoin, ce qu’elle n’a pas fait.

[35] Les Forces ont ajouté que Mme Nash est représentée depuis des années dans cette procédure et que ses craintes quant à la sécurité et à la confidentialité de ses informations personnelles auraient pu être abordées avec son avocate.

[36] Selon les Forces, l’argument de Mme Nash, d’après lequel la citation de Général Vance comme témoin est une réponse au dépôt tardif des noms de deux de leurs témoins qui devaient parler des politiques, est sans fondement. Les Forces ont réitéré qu’elles ont annoncé leurs témoins depuis 2020 et ont fourni la description de leur témoignage. Elles ne devaient que confirmer les noms des personnes qui viendront témoigner, ce qui n’affectait pas la nature du témoignage comme prévu dans leurs résumés de témoignage.

(c) Commission

[37] Comme mentionné précédemment, la Commission a revisité sa position durant ses arguments. Dans un premier temps, elle épaulait la position de la plaignante et plaidait en ce sens.

[38] Après que le Tribunal a demandé des observations additionnelles sur la question du secret du délibéré, la Commission a finalement révisé sa position et a décidé de ne plus prendre position sur la demande. Elle a plutôt décidé d’offrir au Tribunal des observations générales sur les principes applicables en la matière.

[39] Vu ce changement inattendu, le Tribunal ne reprendra pas les observations de la Commission qui supportaient alors la position de la plaignante puisqu’elles sont maintenant sans fondement et ne supportent plus sa position actuelle. De toute manière, les observations de la Commission n’avaient rien de nouveau, puisqu’elles étaient généralement reprises par Mme Nash dans ses propres observations.

[40] Cependant, les observations additionnelles de la Commission sont intéressantes et éclairent tout de même le Tribunal. En effet, la Commission a rappelé qu’elle joue un rôle en matière d’examen préalable à l’égard des plaintes qu’elle reçoit. Dans le cas de Mme Nash, la Commission a confirmé qu’il existait d’autres recours internes à sa disposition, plus précisément un processus de règlement des griefs au sein des Forces.

[41] La Commission a affirmé qu’il est pratique courante de déférer les plaintes à ces autres processus lorsqu’il est approprié et expéditif de le faire, ce qu’elle a fait dans le cas de Mme Nash. Sa plainte a alors été mise en suspens le temps qu’elle épuise ces autres options. Le Tribunal comprend donc que la décision de général Vance quant au grief de Mme Nash est l’aboutissement de ce processus.

[42] Cela dit, la Commission a finalement décidé de réactiver la plainte à la demande de Mme Nash. À ce moment-là, la décision de général Vance n’avait pas encore été rendue.

[43] La Commission a rappelé que dans son rôle en matière d’examen des plaintes, elle n’avait pas pour objet de déterminer s’il y avait eu discrimination : son rôle était plutôt de transmettre la plainte au Tribunal s’il existait des motifs qui justifiaient le renvoi de la plainte devant celui-ci. De plus, la Commission a ajouté que, durant son examen, il y avait également une absence de défense de la part des Forces. Elle a décidé de transmettre la plainte de Mme Nash au Tribunal pour instruction.

[44] Compte tenu de ce qui précède, la Commission a plaidé que le témoignage de général Vance est, à son avis, potentiellement pertinent tant sur le plan des réparations personnelles demandées par Mme Nash que sur le plan des réparations systémiques qui sont demandées dans le dossier. Elle estime aussi que le temps qui s’est écoulé avant que général Vance rende sa décision est aussi, selon elle, un aspect important du dossier devant le Tribunal.

[45] Elle a ajouté que général Vance sera en mesure de témoigner dans le cadre du dossier et d’offrir de la preuve au Tribunal sans qu’il soit nécessaire que ce dernier révise judiciairement la décision qu’il a rendue en février 2019. Selon elle, il existe une différence entre le rôle de général Vance en tant que décideur administratif et son autre rôle au sein des Forces.

[46] La Commission a argué, tout comme la plaignante, que le voile du secret du délibéré peut être levé par le Tribunal et qu’il existe des inquiétudes valides quant à des failles dans les règles de justice naturelle dans le processus de grief menant à la décision de Général Vance.

[47] La Commission a également affirmé que l’affidavit déposé par la plaignante pourrait avoir un effet sur la décision du Tribunal quant à la demande en citation à comparaître et au retard de son dépôt. Enfin, elle a plaidé que les Forces n’ont pas démontré qu’elles subiraient de préjudice si général Vance était appelé comme témoin.

B. Dépôt tardif de la demande et effet préjudiciable

[48] Le Tribunal considère qu’à lui seul, cet élément permet de rejeter la demande de Mme Nash sans motif additionnel.

[49] L’audience de Mme Nash devait débuter le 30 janvier 2023 à 9 h 30. Le vendredi 27 janvier 2023, le Tribunal a reçu par courriel la demande de Mme Nash, à 16 h 01, dans laquelle elle demandait au Tribunal de délivrer une citation à comparaître pour général Vance en vertu de l’alinéa 50(3)a) de la LCDP.

[50] Autrement dit, la demande de Mme Nash en citation à comparaître a été reçue le jour ouvrable précédant le début de l’audience, quelques minutes avant la fermeture des bureaux du Tribunal. En soi, une demande si tardive visant à citer à comparaître un témoin est problématique, surtout venant d’une partie représentée par avocat.

[51] Le Tribunal est doté de règles de pratique, « […] lesquelles guident les parties relativement à ce qu’elles doivent faire et à ce qui est attendu d’elles, et énoncent les conséquences en cas de non-respect de ces règles » (Vadnais c. Première Nation Leq’á:mel, 2022 TCDP 38 (CanLII), au par. 7 [Vadnais]).

[52] Les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique ») « […] établissent les attentes et guident les parties à l’égard de chaque étape de l’instance […] » (Vadnais, au par. 8). Elles sont claires : une partie qui entend appeler un témoin doit annoncer, à l’avance, son intention de le citer à comparaître et fournir un résumé de son témoignage (voir alinéas 18(1)e), 19(1)d), 20(1)d) et paragraphe 21(2) des Règles de pratique).

[53] Il y a une obligation d’informer en temps opportun les autres parties, et le Tribunal, de ses intentions relativement aux faits qu’elles entendent soulever dans le cadre de la procédure, aux réparations recherchées, aux défenses qui seront soulevées et aux témoins, ordinaires ou experts, qui viendront témoigner à l’instance. Un résumé de leur témoignage doit aussi être déposé (Vadnais, au par. 29).

[54] L’alinéa 37b) des Règles de pratique est non équivoque et prévoit spécifiquement la situation où une personne n’aurait pas informé les parties de son intention d’appeler un témoin et omettrait de fournir un résumé de son témoignage :

37 Toute partie ne peut :

[…]

b) faire témoigner à l’audience que les témoins dont elle a donné le nom et pour qui elle a fourni un résumé du témoignage prévu, conformément aux règles 18, 19, 20 ou 21;

[Italique ajouté]

[55] Autrement dit, si une partie manque à son obligation d’annoncer son intention d’appeler un témoin ou de fournir un résumé de son témoignage en temps opportun, elle ne peut présenter un tel témoin à l’audience. C’est exactement dans cette situation que Mme Nash s’est retrouvée en n’informant pas les parties et le Tribunal en temps opportun, de son intention d’appeler général Vance en tant que témoin.

[56] La règle 9 des Règles de pratique prévoit les conséquences au non-respect des règles :

9 Si une partie omet de se conformer aux présentes règles, à une ordonnance de la formation ou à un délai fixé sous le régime des présentes règles, la formation peut, eu égard aux circonstances, de sa propre initiative ou sur requête d’une autre partie, ordonner à la partie de remédier à l’omission, continuer l’instruction de la plainte, rejeter la plainte ou rendre toute autre ordonnance qui respecte le principe énoncé à la règle 5.

[Italique ajouté]

[57] Cependant, la règle 8 des Règles de pratique permet au membre instructeur d’exempter une partie de l’application des Règles de pratique dans le cas où l’exemption respecte les principes qui sont énumérés à la règle 5 des Règles de pratique.

[58] La règle 5 des Règles de pratique mentionne que :

5 Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre de trancher la plainte sur le fond de façon équitable, informelle et rapide.

[59] Dans le cas de Mme Nash, elle n’a manifesté, à aucun moment durant les trois années de gestion de cas, son intention d’appeler général Vance comme témoin. Il s’agit d’une toute nouvelle demande, inattendue, faite à la fin des heures d’ouverture du Tribunal le jour précédant le début de l’audience. En retenant cette information, Mme Nash a directement empêché les autres parties de se préparer en conséquence et de pouvoir réagir à une telle demande (Vadnais, au par. 31). Une telle demande tardive ne permet pas non plus au témoin, qui pourrait être cité à comparaître, d’avoir raisonnablement le temps de réagir à une telle citation.

[60] Le retard de la demande de Mme Nash a aussi inévitablement pris le Tribunal par surprise. Cette demande n’a pas pu être traitée dans le court délai imparti, ce qui n’a laissé d’autre choix au Tribunal que de traiter la demande au tout début de l’audience alors qu’il y avait déjà beaucoup à faire, dont le traitement d’une autre requête, que Mme Nash a, elle aussi, déposé quelques jours avant l’audience.

[61] Le fait que le Tribunal soit un tribunal administratif et non pas une cour de justice comme le plaide Mme Nash et la Commission – ce qui lui donnerait la flexibilité nécessaire afin de citer à comparaître général Vance dans les circonstances – ne lui donne pas non plus carte blanche afin d’écarter complètement les règles de justice naturelle et d’équité procédurale. Le Tribunal doit respecter sa loi habilitante et ses règles de pratique, comme le prescrit le paragraphe 48.9(1) de la LCDP (voir également Vadnais, au par. 6).

[62] Cela étant dit, comme l’a rappelé le Tribunal dans Whyte c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2009 TCDP 33, au paragraphe 12, la partie qui dépose une demande tardive et qui ne respecte pas les Règles de pratique à cet effet doit aussi démontrer que celle-ci ne porte pas préjudice aux autres parties ainsi qu’à la procédure du Tribunal (voir également Vadnais, au par. 15). Le Tribunal doit nécessairement tenir compte de l’intérêt de la justice lorsqu’une partie présente une demande tardive (Vadnais, au par. 16).

[63] Mme Nash a fourni des observations additionnelles afin d’expliquer pourquoi elle avait tardé à déposer sa requête en citation à comparaître de général Vance comme témoin. Ces observations sont protégées par une ordonnance de confidentialité. Le Tribunal ne divulguera pas d’informations de nature délicate, mais doit tout de même donner du contexte afin que les lecteurs comprennent ses motifs. Il a l’obligation de présenter des motifs qui sont intelligibles, transparents et justifiés (Vavilov, précitée).

[64] Il suffit de comprendre que Mme Nash a offert des explications qui justifient, selon elle, le retard de sa demande en citation à comparaître de général Vance comme témoin. Selon ses dires, elle aurait envisagé d'appeler ce témoin il y a plus d’un an de cela, mais a finalement décidé de ne pas le faire. Elle avait des inquiétudes relativement à la sécurité et à la confidentialité si elle devait l’appeler comme témoin.

[65] Lorsqu’elle a appris tout juste avant l’audience que ses informations personnelles – adresse, téléphone, numéros d’identification, etc. – seraient protégées, elle a alors envisagé d’appeler général Vance comme témoin.

[66] Elle a ajouté que le Tribunal devrait adopter une procédure qui prend en considération les traumatismes subis par les personnes qui sont impliquées dans le processus. En raison de ses traumatismes vécus, de ses problèmes de santé mentale, elle avait, plaide-t-elle, des motifs expliquant le retard de sa demande.

[67] D’une part, le Tribunal est tout à fait en accord avec le fait qu’il doit adopter une approche qui prend en compte le traumatisme subis par les parties qui sont impliquées dans sa procédure. Le Tribunal veut tenter de diminuer, au maximum, les traumatismes qui pourraient être vécus – ou revécus – dans le cadre d’une procédure quasi judiciaire comme la sienne. À cet effet, le Tribunal tente toujours d’adapter sa procédure à chaque circonstance et aux parties qui se présentent devant lui, tout tenant compte des traumatismes que peuvent avoir vécus les participants. Il a toute la flexibilité nécessaire afin de s’assurer que la procédure ait du sens pour ses parties (paragraphe 48.9(1) de la LCDP).

[68] Une approche qui prend en considération les traumatismes vécus par les personnes impliquées vise à ce qu’elles sentent que la procédure du Tribunal offre un environnement sécuritaire pour elles. Une telle approche veut que le meilleur soit mis en œuvre afin de minimiser les effets d’une procédure comme la nôtre sur ces personnes.

[69] Toutefois, une approche qui prend en considération les traumatismes ne veut pas dire que les parties et le Tribunal ne doivent pas respecter les principes fondamentaux d’équité de la procédure et de justice naturelle. Le Tribunal y est toujours soumis (paragraphe 50(1) de la LCDP). Une telle approche ne réduit pas non plus le fardeau qui incombe à une partie.

[70] L’approche fondée sur les traumatismes existe en parallèle de ces principes fondamentaux. Alors, comment pouvons-nous nous assurer que la procédure aura le moins d’effets possibles sur la personne qui a vécu un traumatisme? Comment le Tribunal peut-il l’accompagner dans ce cheminement, tout en permettant aux principes de justice naturelle et d’équité de la procédure d’être respectés, et ce, pour toutes les parties impliquées dans l’instruction de la plainte? Il s’agit d’un travail délicat, de toute évidence.

[71] Dans notre cas, le point majeur soulevé par Mme Nash dans son affidavit qui est protégé par une ordonnance de confidentialité est le fait qu’en raison d’un traumatisme et de ses problèmes de santé mentale, elle avait des motifs justifiant le retard de sa demande de citation à comparaître de général Vance. Elle avait des craintes quant à sa sécurité et quant à la confidentialité de ses informations. Le Tribunal comprend ce que Mme Nash partage et est désolé d’apprendre ce qu’elle a vécu ainsi que la peur et les inquiétudes qu’elle a endurées et qu’elle endure toujours.

[72] Le Tribunal n’a aucun doute sur les émotions vécues par Mme Nash et la remercie de les avoir partagées sous le sceau de la confidentialité. Cela dit, le dossier officiel du Tribunal démontre que la protection des informations personnelles des parties et des individus qui sont impliqués dans le dossier n’est pas quelque chose de nouveau. Les parties et le Tribunal ont abordé cette question dès le 28 septembre 2022, lors d’une téléconférence de gestion d’instance.

[73] Au-delà des craintes de Mme Nash et au-delà de son dossier, le Tribunal est toujours conscient du caractère public de ses audiences et de la quantité volumineuse de documents qui est déposée dans ses dossiers. Ce faisant, beaucoup d’informations personnelles peuvent se retrouver dans la sphère publique. Il faut tenter, dans la mesure du possible, de protéger ces informations, surtout lorsqu’elles ne sont pas nécessaires ni pour le public ni pour le Tribunal dans l’accomplissement de son mandat qui est de déterminer s’il y a eu discrimination.

[74] Le sommaire de la téléconférence du 28 septembre 2022 aborde précisément la question de la protection des informations personnelles des participants dans la présente instance et prévoit ce qui suit :

[traduction] Membre Gaudreault a avisé que l’audience est ouverte aux membres du public et a expliqué aux parties qu’il est très important de retirer les informations personnelles des pièces proposées afin de s’assurer qu’elles ne soient pas accidentellement divulguées. Membre Gaudreault a également expliqué qu’une ordonnance de confidentialité peut être déposée si nécessaire.

[75] L’objectif était de s’assurer que les informations personnelles des personnes impliquées dans le dossier, dont celles de Mme Nash, seraient protégées et qu’elles ne se retrouveraient pas dans le domaine public inutilement. Une telle situation prend davantage de sens lorsque l’audience se déroule par vidéoconférence et que les documents sont partagés avec tous les participants et peuvent aussi être consultés par les membres du public. Le Tribunal juge qu’il n’y a aucun préjudice pour le public à ne pas avoir accès à ces informations personnelles.

[76] Cela dit, Mme Nash n’a malheureusement pas participé à cet appel, mais son avocate était présente et était au fait que les informations de sa cliente seraient protégées. Il n’y a aucune raison de croire que Mme Nash n’a pas été informée de cela, car elle était représentée et les sommaires des téléconférences de gestion d’instance étaient systématiquement distribuées aux parties par le Tribunal.

[77] Si Mme Nash avait des inquiétudes au sujet de ses informations personnelles et si elle avait compris en septembre 2022 que tout allait être protégé, le Tribunal et les parties auraient pu aborder la question d’appeler général Vance comme témoin des mois avant l’audience.

[78] Il est donc triste que Mme Nash n’ait pas entendu l’intervention du Tribunal à ce sujet, de vive voix. Elle aurait pu prendre conscience que le Tribunal voulait fondamentalement protéger les informations personnelles de ses participants, dont les siennes, ce qui aurait pu, et le Tribunal l’espère, diminuer son stress, sa peur et ses inquiétudes. Ce renseignement aurait pu suffire à la rassurer pour qu’elle aborde la question avec le Tribunal et les parties.

[79] Plusieurs options auraient alors pu être explorées. Mme Nash aurait pu partager ses inquiétudes et ses craintes sous le sceau de la confidentialité comme elle l’a fait à l’audience, lors d’une réunion avec le membre et les autres parties sans la présence du public, ou durant une procédure de médiation-instruction.

[80] Ultimement, le Tribunal doit considérer que le sujet de la protection des informations personnelles a été abordé plus de quatre mois avant le début de l’audience. Ainsi, il faut conclure que la demande en citation à comparaître de Mme Nash, qui se fonde en grande partie sur sa méconnaissance de la protection possible de ses informations personnelles, a été déposée tardivement, soit la veille de l’audience quelques minutes avant la fermeture des bureaux. Déposer une demande importante si tardivement est contraire aux Règles de pratique du Tribunal.

[81] En ce qui concerne l’approche que devrait adopter le Tribunal, soit une approche qui tient compte des traumatismes vécus par ses participants, il faut noter que le Tribunal n’a pas été mis au fait, en temps opportun, des éléments soumis par Mme Nash dans son affidavit. De ce fait, le Tribunal n’a donc pas pu intervenir à ce sujet et n’a pu prendre les mesures nécessaires afin d’accompagner Mme Nash dans ce qu’elle a vécu et ce qu’elle vivait. Il n’a pas pu adapter la procédure aux circonstances personnelles de la plaignante. Autrement dit, le Tribunal ne peut intervenir sur des éléments dont il n’a aucune connaissance.

[82] Enfin, Mme Nash a plaidé que la force probante de la preuve que général Vance offrirait au Tribunal surpasse les effets préjudiciables qu’elle subirait si sa requête en citation à comparaître était rejetée, malgré le retard de celle-ci.

[83] D’une part, nous verrons plus loin dans l’analyse que le témoignage de général Vance, s’il était appelé comme témoin, serait inévitablement limité, en raison de la nature même de son rôle dans le dossier de Mme Nash et des motifs pour lesquels elle demande qu’il témoigne. Ces limitations importantes affectent nécessairement la pertinence et l’utilité de son témoignage et le Tribunal reviendra sur ces éléments dans la section suivante.

[84] D’autre part, une demande de citation à comparaître si tardive aurait inévitablement entraîné des conséquences sur l’audience et son déroulement. La Commission a, à cet effet, plaidé que les Forces n’avaient pas démontré d’effets préjudiciables.

[85] À ce sujet, il faut rappeler qu’il a été ardu de trouver des dates communes entre le Tribunal et les cinq avocats au dossier, en plus d’un certain nombre de parajuristes à l’appui de ce dossier. L’audience a été fixée pour une durée de 18 jours des mois avant son commencement. Compte tenu de cette difficulté, il fallait impérativement que l’audience débute comme prévu et qu’elle suive son cours, sans interruption. Il faut aussi ajouter que le Tribunal et les parties se sont rapidement rendu compte qu’il manquerait du temps d’audience et que 18 jours ne seraient pas suffisants afin de compléter l’audience.

[86] De plus, la plaignante a confirmé ne pas avoir communiqué préalablement avec général Vance et ne pas avoir ses informations de contact. C’est donc dire qu’elle a demandé au Tribunal de citer à comparaître un témoin dont elle ignore complètement les disponibilités, où il se trouve, voire s’il contesterait sa citation à comparaître.

[87] Si le Tribunal avait cité à comparaître général Vance avec un si court préavis, il aurait été nécessaire de suspendre l’audience le temps que la plaignante puisse entreprendre les démarches afin de le retrouver, de lui signifier sa citation à comparaître, payer ses frais de témoin et, possiblement, prendre le temps de le préparer. Tout cela, sans toutefois avoir de garantie que général Vance était, d’une part, retrouvable, et d’autre part, disponible afin de se présenter à l’audience aux dates qui avaient été fixées des mois avant son commencement. Tout cela aurait dû se produire dans un espace de temps et avec un préavis que de quelques jours ouvrables, alors que le Tribunal et les parties préparaient ce dossier depuis plusieurs mois, et même quelques années.

[88] Dans ce cas-ci, l’effet préjudiciable et l’intérêt de la justice suggéraient le rejet de la demande, au risque d’interrompre l’audience de 18 jours qui était fixée depuis des mois et tous les préparatifs nécessaires pour les témoins, les avocats, les parajuristes, le Tribunal et son personnel, afin d’être prêts à procéder. La plaignante n’a pas été en mesure de convaincre le Tribunal que le retard du dépôt d’une telle demande de citation à comparaître était justifié et que l’effet préjudiciable pouvait être corrigé, et ce, même si elle avait renoncé à faire témoigner son médecin.

[89] Le Tribunal reconnaît également l’importance de compléter ce dossier de la manière la plus expéditive possible. Mme Nash a, par ailleurs, manifesté à de multiples reprises que la procédure était longue et a clairement exprimé son désir que le dossier se termine. Si la demande de Mme Nash avait été accordée, le Tribunal est d’avis que cela aurait eu, sans l’ombre d’un doute, un effet sur l’audience et la gestion de la preuve et que cela aurait prolongé la procédure.

[90] Encore une fois, le Tribunal est sensible à ce que Mme Nash a vécu et comprend ses craintes et ses inquiétudes. Cependant, il faut constater qu’en déposant sa requête à la dernière minute, Mme Nash a pris les autres parties et le Tribunal par surprise, ce qui n’a permis à personne d’anticiper une telle demande et de se préparer en conséquence. Ceci est aussi contraire aux Règles de pratique du Tribunal ainsi qu’aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

[91] Ainsi, il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’accorder cette demande et de devoir suspendre la procédure ou la repousser afin de donner le temps à Mme Nash d’entreprendre ses démarches. C’est tout le système qui aurait alors été affecté, ce qui n’est dans l’intérêt de personne.

[92] Enfin, Mme Nash a expliqué que le retard de sa demande de citer général Vance comme témoin était sa réponse au dépôt tardif des noms des témoins des Forces qui allaient témoigner sur leurs politiques. Le Tribunal n’est pas convaincu par cet argument.

[93] Les Forces ont depuis longtemps informé le Tribunal et les parties qu’elles allaient appeler deux témoins afin de parler de leurs politiques et cela n’a pas posé de problème en soi dans la procédure. Selon l’affidavit de Mme Nash, il semble que la raison majeure pour laquelle elle a tardé à demander la citation à comparaître de général Vance était plutôt liée à des craintes et des inquiétudes relatives à sa sécurité.

[94] Il faut ajouter que la plaignante a aussi le fardeau de démontrer l’existence de discrimination à première vue. Mme Nash a le rôle premier de présenter au Tribunal toute la preuve nécessaire afin d’appuyer ses prétentions et ses allégations. Mme Nash devait alors déterminer, à l’avance, les témoins dont elle avait besoin, ce qui comprend tout témoin qui aurait pu témoigner sur ses allégations relatives aux politiques des Forces, et les convoquer en temps opportun, et ce, indépendamment des témoins annoncés par les Forces.

[95] De plus, général Vance n’était pas un témoin mystère ni totalement inconnu puisque Mme Nash connaissait déjà son implication depuis qu’il a rendu sa décision en février 2019. À cet effet, elle a avoué avoir évalué l’option de l’appeler comme témoin il y a de cela plus d’une année. Ce faisant, le Tribunal n’est pas convaincu par l’argument de Mme Nash selon lequel sa citation à comparaître était une réponse au dépôt tardif des noms des témoins des Forces. Il est malheureux que cette demande n’ait pas été présentée en temps utile.

[96] En conclusion et pour ces motifs, le Tribunal a rejeté la demande de Mme Nash. Cela dit, d’autres éléments militaient également en faveur du rejet de sa demande, et c’est ce qui sera abordé dans la prochaine section de cette décision, notamment au regard de la pertinence et de la nécessité du témoignage de général Vance.

C. Nécessité, pertinence et secret du délibéré

[97] L’alinéa 50(3)a) de la LCDP prévoit que le Tribunal a l’autorité afin de citer à comparaître les témoins dont il juge le témoignage nécessaire afin de disposer de la plainte. Dans la version française, l’alinéa 50(3)a) de la LCDP se lit comme suit :

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

a) d’assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte, au même titre qu’une cour supérieure d’archives;

[98] Dans la version anglaise, il se lit comme suit :

(3) In relation to a hearing of the inquiry, the member or panel may

(a) in the same manner and to the same extent as a superior court of record, summon and enforce the attendance of witnesses and compel them to give oral or written evidence on oath and to produce any documents and things that the member or panel considers necessary for the full hearing and consideration of the complaint;

[99] Bien que les formulations ne soient pas exactement les mêmes dans les deux versions – témoignages jugés « indispensables à l’examen complet de la plainte » dans la version française et « necessary for the full hearing and consideration of the complaint » dans la version anglaise – le même sens s’en échappe : il faut que le témoignage soit nécessaire et pertinent à l’égard de la plainte.

[100] Autrement dit, il doit exister un lien entre le témoignage et la preuve qu’une partie tente d’obtenir relativement à un fait, une question de droit ou une réparation (Dorais c. Forces armées canadiennes, 2021 TCDP 13 (CanLII), au par. 21; Schecter c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2005 TCDP 35 (CanLII), au par. 21).

[101] Dans un premier temps, le Tribunal a déjà conclu que Mme Nash avait tardé à citer général Vance comme témoin dans la procédure et qu’elle n’a pas fourni de justifications suffisantes permettant au Tribunal d’outrepasser ses Règles de pratiques et les règles de justice naturelle et d’équité procédurale.

[102] Ce délai tardif doit aussi être analysé au regard de la valeur probante du témoignage potentiel de général Vance, s’il était appelé comme témoin. Force est de constater, comme le Tribunal l’expliquera dans les prochains paragraphes, que le témoignage de général Vance serait fondamentalement limité vu la nature de son implication dans le dossier de Mme Nash, ce qui affecterait par le fait même la nécessité et la pertinence de son témoignage.

[103] Il apparaît clair pour le Tribunal que Mme Nash tente de citer à comparaître général Vance non pas en tant que simple témoin ordinaire, qui pourrait venir témoigner sur des faits pertinents à l’audience dont il a eu connaissance. Mme Nash tente plutôt de citer général Vance comme témoin afin qu’il témoigne sur la décision qu’il a rendue le 27 février 2019 et qui concerne son grief déposé contre les Forces en 2014.

[104] Autrement dit, Mme Nash tente de citer général Vance dans sa fonction de décideur administratif, dans sa fonction d’autorité finale décisionnelle ayant pris la décision de rejeter son grief le 27 février 2019. À cette fin, le Tribunal n’a pas l’autorité afin de citer à comparaître cet individu qui jouit, en tant que décideur administratif, de la protection du secret du délibéré.

[105] Le Tribunal note que dans sa demande de citation à comparaître du 27 janvier 2023, Mme Nash a précisément résumé le témoignage de général Vance de la manière suivante :

[traduction] Retraité Général Jonathan Vance est l’auteur de la Réponse Finale du Grief sur les Politiques, qui peut parler spécifiquement de son propre rapport.

[106] Le résumé de son témoignage est non équivoque : Mme Nash veut que général Vance soit cité comme témoin afin de parler de son [traduction] « rapport » du 27 février 2019.

[107] Cela dit, lorsque le Tribunal a consulté le « rapport » de général Vance, tel que Mme Nash l’a décrit, plusieurs interrogations lui sont apparues. Dans ce « rapport », il est clairement écrit que la [traduction] « décision » – de général Vance – est finale, sans appel au sein des Forces, et est contraignante, conformément à la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985) ch. N-5 (« LDN »). Il est également écrit que sa « décision » n’est pas appelable ou révisable par aucune autre cour, à l’exception de la révision judiciaire au titre de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985) ch. F-7 (« LCF »).

[108] Il y est également mentionné qu’une révision judiciaire peut être demandée dans les 30 jours de sa « décision » devant la Cour fédérale conformément au paragraphe 18.1(2) de la LCF (voir C-109 – Décision de J.H. Vance, General, datée du 27 février 2019, aux pages 15 et 16).

[109] Maintenant, le Tribunal constate que Mme Nash a tenté de dévier le problème en décrivant le document produit par général Vance comme étant un « rapport ». Il est évident aux yeux du Tribunal que le document produit par général Vance n’est pas un « rapport », mais bien une décision. Général Vance a agi en tant que décideur administratif et a tranché un grief pour lequel il a produit une décision. L’avocate de la plaignante a eu du mal à accepter cette évidence, et ce, malgré les questions et interventions du Tribunal à cet effet, en vue de lui faire comprendre la nature réelle du document produit par général Vance.

[110] Ainsi, et si le Tribunal reprend le sommaire de témoignage de général Vance comme produit par Mme Nash, la raison pour laquelle elle demande au Tribunal de citer général Vance à comparaître vise à ce qu’il témoigne de sa décision quant à son grief. Autrement dit, Mme Nash veut lui poser des questions en lien avec sa décision rendue le 27 février 2019 qui a rejeté son grief.

[111] Les arguments présentés au Tribunal confirment également, selon la prépondérance des probabilités, que la seule raison pour laquelle général Vance est intervenu dans le dossier de Mme Nash est en lien avec le dépôt de son grief. Mme Nash n’a présenté aucun autre argument permettant au Tribunal d’en venir à une autre conclusion ou de démontrer que général Vance, outre le grief, a eu un rôle à jouer dans les allégations relatives à sa plainte. Ainsi, si cela n’avait pas été du grief déposé par Mme Nash en 2014, rien ne démontre que général Vance, le chef d’État-Major de la Défense au sein des Forces, aurait eu une quelconque implication dans son dossier.

[112] Général Vance, lorsqu’il a rendu sa décision rejetant le grief de Mme Nash, agissait en tant que décideur administratif. Dans Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 SCC 8 (CanLII) [Laval], la Cour suprême réitère qu’il est impossible de demander à un juge d’expliquer ou de rendre des comptes relativement à son jugement ou sa décision. Exiger qu’un décideur, qu’un juge, soit citer à comparaître comme témoin afin d’expliquer les raisons pour lesquelles il a rendu un jugement est une attaque directe à l’indépendance judiciaire (Laval, au par. 57).

[113] Toujours dans Laval, la Cour suprême rappelle que le secret du délibéré protège aussi les tribunaux administratifs ou les décideurs administratifs, mais que la protection n’est pas aussi étanche que celle accordée au juge judiciaire (Laval, au par. 58). À ce sujet, dans Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), 1992 CanLII 1135 (CSC) [Tremblay], cette cour énonçait, à la page 966, ce qui suit :

Il me semble donc que, de par la nature du contrôle qui est exercé sur leurs décisions, les tribunaux administratifs ne puissent invoquer le secret du délibéré au même degré que les tribunaux judiciaires. Le secret demeure bien sûr la règle, mais il pourra néanmoins être levé lorsque le justiciable peut faire état de raisons sérieuses de croire que le processus suivi n’a pas respecté les règles de justice naturelle.

[114] Ce faisant, il existe donc une exception au principe du secret du délibéré dans le cas d’un décideur administratif. Sans surprise, la plaignante a effectivement plaidé que le Tribunal devrait appliquer l’exception prévue et lever le voile du secret du délibéré puisque le processus décisionnel de général Vance n’a pas respecté, à son avis, les règles de justice naturelle. Le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder longuement à cet argument.

[115] Le Tribunal rappelle que la décision de général Vance n’est révisable que par une cour de supervision, dans ce cas-ci, la Cour fédérale, conformément à l’article 29.15 de la LDN. Il n’est pas le rôle du Tribunal de superviser le processus décisionnel ni la décision elle-même de général Vance en tant qu’autorité finale dans le processus de grief. Le Tribunal n’est aucunement dans une position de supervision quant à cette décision ou ce processus décisionnel. Général Vance a accompli le mandat qui lui était conféré par sa loi habilitante, a décidé du grief de Mme Nash en tant que décideur administratif et a rejeté sa demande.

[116] Ainsi, c’est à une cour de supervision de déterminer si le processus décisionnel d’un tribunal administratif ou d’un décideur administratif n’a pas respecté les règles de justice naturelle et d’équité procédurale. Le Tribunal n’a pas ce pouvoir en tant que tribunal administratif au regard d’une décision d’un autre décideur administratif.

[117] Dans la même veine, toute la jurisprudence déposée par les Forces au sujet du secret du délibéré concerne des cours de supervision qui se retrouvaient dans un rôle de contrôle et de surveillance des décisions de décideurs de tribunaux ou d’organes inférieurs (voir par exemple Timm c. Canada, 2019 CF 36 (CanLII); Laval et Tremblay, précitées; Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4 (CanLII), [2001] 1 RCS 221).

[118] Dans ces décisions, il s’agissait par exemple de la Cour suprême ou de la Cour fédérale qui se positionnaient, en tant que cour de supervision, sur la question du secret du délibéré d’une commission ou d’un commissaire, donc, d’un décideur administratif tout comme le Tribunal.

[119] Maintenant, que la Cour fédérale ou que la Cour suprême, dans leur fonction de surveillance, décide de lever le voile du secret du délibéré d’un décideur administratif en raison de craintes sérieuses que le processus décisionnel suivi n’ait pas respecté les règles de justice naturelle et l’équité procédurale, le Tribunal peut bien le concevoir. Toutefois, ni la plaignante ni la Commission n’ont présenté d’argument ou de jurisprudence qui démontreraient que le Tribunal, en tant que décideur administratif, a le pouvoir de lever le secret du délibéré d’un autre décideur administratif, alors qu’aucune relation de supervision ou de surveillance n’existe entre les deux.

[120] En conséquence, une intervention du Tribunal visant à déterminer si la décision de général Vance et son processus décisionnel respectent les principes de justice naturelle reviendrait nécessairement à le positionner en tant que cour ou tribunal de supervision. Il s’agit ni plus ni moins d’une contestation indirecte de la décision finale de général Vance devant notre Tribunal alors que le recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale était la bonne voie à suivre si la plaignante avait des motifs de contester la décision.

[121] Cela étant dit, toutes les questions relatives au processus décisionnel suivi par général Vance, dont les raisons pour lesquelles la décision est restée près de deux années sur sa pile de dossiers, les raisons pour lesquelles il a pris autant de temps afin de rendre sa décision, en quoi le système aurait-il pu traiter Mme Nash avec plus de compassion et de flexibilité comme ce qui est écrit dans sa décision, etc., donc tout ce qui touche la décision de général Vance, de près ou de loin, est fondamentalement protégé par le secret du délibéré. Le Tribunal n’a pas l’autorité de lever ce voile et ne peut convoquer général Vance afin qu’il fournisse des détails sur son processus décisionnel et sa décision.

[122] Ce faisant, puisque général Vance jouit de la protection du secret du délibéré, que reste-t-il de son témoignage s’il ne peut commenter, de près ou de loin, sa décision du 27 février 2019 concernant le grief de Mme Nash? De toute évidence, il faut conclure qu’il ne reste pas grand-chose.

[123] Mme Nash a plaidé que général Vance pourrait témoigner, de façon plus large, des politiques au sein des Forces et qui sont en jeu dans sa plainte devant le Tribunal. Encore une fois et selon ce qui a été présenté au Tribunal, la seule raison pour laquelle général Vance est intervenu dans le dossier de Mme Nash est en lien avec son grief. Que général Vance vienne parler de politiques générales au sein des Forces, sans pouvoir les lier à la situation personnelle de Mme Nash rend son témoignage moins pertinent. S’il devait lier la mise en œuvre d’une politique ou l’application d’une politique à la situation de la plaignante, il en reviendrait finalement à faire exactement ce qu’il a fait dans sa décision du 27 février 2019 puisque dans sa décision, il met en relief les allégations de Mme Nash et l’application de plusieurs politiques des Forces, politiques qui sont également en jeu dans sa plainte devant le Tribunal.

[124] Ainsi, Mme Nash n’a pas présenté d’arguments probants permettant au Tribunal de conclure que le reste du témoignage de général Vance est suffisamment pertinent et nécessaire à l’égard de l’examen de la plainte. De plus, la valeur probante du reste du témoignage de général Vance sur les politiques des Forces, de manière générale, sans pouvoir les lier à sa décision quant au grief de Mme Nash, ne l’emporte pas sur les risques d’atteinte au secret du délibéré. Ce faisant, le Tribunal n’est pas convaincu qu’il soit nécessaire de citer à comparaître ce témoin au titre de l’alinéa 50(3)a) de la LCDP.

V. Ordonnance

[125] Pour toutes ces raisons, le Tribunal a rejeté la requête de la plaignante.

 

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 13 juin 2023


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2401/6019

Intitulé de la cause : Laura Nash c. Forces armées canadiennes

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 13 juin 2023

Requête traitée oralement avec comparution des parties

Comparutions :

Natalie MacDonald , pour la plaignante

Julie Hudson et Christine Singh, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lorne Ptack et Taylor Andreas , pour l'intimée

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