Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 35

Date : le 26 octobre 2022

Numéro du dossier : T2644/2021

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Melanie Blache

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Bell Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Paul Singh

 



I. Introduction

[1] La plaignante, Melanie Blache, mère monoparentale noire de deux enfants, a déposé une plainte dans laquelle elle allègue que l’intimée, Bell Canada (« Bell »), a fait preuve à son égard de discrimination fondée sur la situation de famille et la couleur, en contravention des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »). La plainte de Mme Blache comporte des allégations selon lesquelles Bell l’aurait traitée différemment de ses collègues blancs qui, contrairement à elle, se seraient vu offrir des mesures d’adaptation et la possibilité de choisir leur horaire de travail. Bell nie ces allégations.

[2] Bell a déposé une requête en confidentialité visant à obtenir une ordonnance pour anonymiser les noms et protéger les renseignements personnels de certains de ses anciens employés et employés actuels (les « autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation »), qui pourraient être désignés dans la présente instance comme ayant bénéficié de mesures d’adaptation de la part de Bell ou lui ayant présenté des demandes à cet égard. Mme Blache s’oppose à la requête de Bell alors que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») ne s’y oppose pas.

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête de Bell est accueillie.

II. Analyse

Cadre juridique relatif à l’octroi d’une ordonnance de confidentialité

[4] Les instances judiciaires, y compris celles du Tribunal, sont présumément publiques et le principe de la publicité des débats judiciaires est essentiel au bon fonctionnement de la démocratie canadienne.

[5] Cependant, le droit canadien reconnaît qu’il y a des moments où il faut imposer des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires afin de protéger d’autres intérêts publics, le cas échéant. La nécessité de cette souplesse dans l’application du principe de la publicité des débats judiciaires pour le Tribunal est énoncée à l’article 52 de la LCDP, qui confère de vastes pouvoirs au Tribunal lui permettant de prendre les mesures et de rendre les ordonnances qu’il juge nécessaires pour assurer la confidentialité de l’instruction dans certaines circonstances.

[6] L’article 52 de la LCDP dispose :

(1) L’instruction est publique, mais le membre instructeur peut, sur demande en ce sens, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que, selon le cas :

a) il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique;

b) il y a un risque sérieux d’atteinte au droit à une instruction équitable de sorte que la nécessité d’empêcher la divulgation de renseignements l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;

c) il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;

d) il y a une sérieuse possibilité que la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne puisse être mise en danger par la publicité des débats.

[7] Dans le récent arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman (Succession)], la Cour suprême du Canada a confirmé le seuil élevé qu’il faut respecter pour limiter la publicité des débats judiciaires. Pour réussir à obtenir une exception au principe de la publicité présumée des débats judiciaires, il faut démontrer que :

1. la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2. l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;

3. du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (Sherman (Succession), au par. 38).

[8] Le critère établi dans Sherman (Succession), qui s’applique aux divers types de limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, notamment les ordonnances de mise sous scellés, les ordonnances de non-publication, les ordonnances de caviardage et les ordonnances excluant le public d’une audience, clarifie l’analyse que le Tribunal doit réaliser en regard de l’article 52 de la LCDP, et il concorde généralement avec le critère énoncé à cet article : A.B. et Gracie c. Service correctionnel du Canada, 2022 TCDP 15; SM, SV et JR c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 35.

Mise en balance des droits à la vie privée et du principe de la publicité des débats judiciaires

[9] La requête de Bell a lieu d’être examinée à la lumière de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP : est-ce que le préjudice qui pourrait être causé aux autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation si leurs renseignements personnels étaient divulgués l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique? Après avoir examiné les facteurs établis dans Sherman (Succession), et pour les motifs exposés ci-après, le Tribunal conclut que oui.

[10] Premièrement, même si les documents et les renseignements relatifs aux demandes de mesures d’adaptation des autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation sont pertinents aux fins de la demande de Mme Blache et devraient être divulgués, il ne fait aucun doute qu’ils contiennent des renseignements personnels de nature délicate, dont des renseignements médicaux. Les préoccupations raisonnables à l’égard de la protection des renseignements personnels de ces employés, qui ne sont pas partie à l’instance, constituent un intérêt public important devant être mis en balance avec le principe de la publicité des débats judiciaires.

[11] Deuxièmement, l’ordonnance de confidentialité sollicitée par Bell semble raisonnable compte tenu des autres mesures de rechange. Dans son opposition à la requête, Mme Blache affirme que Bell essaie de dissimuler des dossiers et de faire taire des témoins. Cependant, Bell ne sollicite pas une vaste ordonnance de confidentialité qui empêcherait la divulgation de tout renseignement lié aux autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation. Elle demande plutôt de simplement anonymiser les noms des employés dans la présente instance, ce qui constitue une mesure raisonnable et proportionnée pour répondre aux préoccupations soulevées en matière de protection des renseignements personnels. Les documents et les renseignements relatifs à ces employés seront tout de même communiqués à Mme Blache et les employés pourront quand même témoigner à l’audience de manière à limiter tout préjudice que pourraient subir les parties.

[12] Troisièmement, les avantages de l’ordonnance de confidentialité demandée par Bell l’emportent sur ses effets négatifs. L’anonymisation des noms des autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation aura l’avantage de protéger les renseignements personnels de nature délicate des personnes qui ne sont pas parties à l’instance, et n’aura pas d’incidence significative sur la capacité du public de comprendre la nature de la plainte, la relation entre les parties et la preuve et les questions examinées par le Tribunal.

[13] Enfin, le Tribunal souligne un élément mentionné par la Commission : lors de leur examen des documents communiqués, les parties pourraient nécessiter plus d’information sur l’identité de certains autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation, par exemple pour associer un document à une personne ou des initiales à un nom. Dans ces circonstances, si Bell divulgue l’identité d’un autre employé bénéficiant de mesures d’adaptation à Mme Blache ou à la Commission par consentement des parties ou ordonnance du Tribunal, les parties doivent en protéger la confidentialité conformément à la règle en matière de confidentialité applicable au processus de divulgation et à la présente ordonnance d’anonymisation rendue par le Tribunal.

III. Conclusion

[14] Le Tribunal accueille la requête de Bell et ordonne ce qui suit :

  1. Les autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation seront désignés par leurs initiales dans toutes les requêtes, observations (écrites et orales), audiences et décisions sur requête ultérieures dans la présente instance.
  2. Les documents et les renseignements relatifs aux autres employés bénéficiant de mesures d’adaptation seront caviardés; leurs noms seront remplacés par leurs initiales.
  3. Si Bell divulgue l’identité d’un autre employé bénéficiant de mesures d’adaptation à Mme Blache ou à la Commission par consentement des parties ou par ordonnance du Tribunal, les parties doivent en protéger la confidentialité.
  4. Les mesures ci-dessus demeurent applicables jusqu’à nouvel ordre du Tribunal.

Signée par

Paul Singh

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 26 octobre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2644/2021

Intitulé de la cause : Melanie Blache c. Bell Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 26 octobre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Melanie Blache , pour elle-même

Julie Hudson, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Maryse Tremblay et Marie-Pier Emery , pour l'intimée

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