Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 23

Date : le 29 juillet 2020

Numéro du dossier : T1853/8312

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Dmitri Izrailov

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Greyhound Canada Transportation Corp.

l'intimée

Décision

Membre : Olga Luftig

 


Table des matières

I. Motifs de la décision sur requête concernant l’admission de documents en preuve 1

II. Utilisation des pronoms 1

III. Aperçu général de la plainte 1

A. Quatre des cinq plaignants règlent leur plainte 2

B. Anonymat 2

C. La question du témoignage des plaignants ayant réglé leur plainte 4

D. Le plaignant a agi pour son propre compte 5

E. Aperçu de l’emploi du plaignant auprès de l’intimée et du travail de chauffeur de réserve 5

IV. Questions en litige 10

V. Décision 11

VI. Motifs 11

A. Dispositions de la Loi 11

B. Greyhound a‑t‑elle fait preuve de discrimination à l’égard du plaignant en l’espèce? 12

(i) Le plaignant en l’espèce possède‑t‑il une caractéristique protégée par la Loi? 12

(ii) Le plaignant en l’espèce a‑t‑il subi des effets préjudiciables et, le cas échéant, y avait‑il un lien entre la caractéristique protégée et la manifestation du ou des effets préjudiciables? 13

(iii) Allégation relative à un traitement défavorable infligé par les répartiteurs de Greyhound 14

C. Le plaignant en l’espèce a‑t‑il subi un traitement défavorable en raison de la manière dont les répartiteurs de l’intimée le traitaient? 14

(i) L’origine nationale ou ethnique du plaignant en l’espèce a‑t‑elle été un facteur dans la façon dont les répartiteurs l’ont traité? 21

(ii) Congédiement 25

a) Le congédiement du plaignant en l’espèce a‑t-il eu un effet préjudiciable? 25

b) L’origine nationale ou ethnique du plaignant en l’espèce a‑t‑elle été un facteur dans son congédiement? 25

(iii) Systèmes d’évaluation des transporteurs de compétence fédérale, dont fait partie Greyhound 27

(iv) La récapitulation 31

(v) Le registre quotidien de répartition 31

(vi) Programme de vérification aléatoire du centre de réponse initiale de Burlington 33

VII. Positions et arguments de la Commission et du plaignant en l’espèce 41

(i) L’absence de processus disciplinaire progressif 41

(ii) La réduction des services de Greyhound au Canada, notamment en Ontario 42

(iii) Le moment où l’intimée a pris connaissance des violations relatives aux heures de service commises par M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte 44

(iv) Les observations du plaignant en l’espèce au sujet du témoignage de M. Davidson 47

(v) L’ordre dans lequel l’intimée a mis hors service M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte prouve que le premier a été victime de discrimination 47

(vi) L’utilisation des surnoms « esprit » et « jaune » pour désigner deux des cinq plaignants initiaux était‑elle discriminatoire? 53

(vii) Le témoignage et la crédibilité de M. Cadieux et la question de preuve concernant son enregistrement 55

(viii) Qui est responsable de s’assurer que les chauffeurs de réserve respectent les heures de service? 59

(ix) Les observations du plaignant en l’espèce sur sa représentation par le syndicat 61

(x) L’allégation du plaignant en l’espèce selon laquelle Greyhound n’a pas répondu aux besoins de sa famille 62

VIII. Arguments de l’intimée 64

(i) Le critère de l’intimée relatif aux remords 75

(ii) Observations 76

IX. Conclusion 77

 

 


I. Motifs de la décision sur requête concernant l’admission de documents en preuve

[1] Une précédente décision sur requête, accompagnée de motifs et portant sur la question de savoir s’il convenait d’admettre certains documents en preuve, est annexée à la présente décision.

II. Utilisation des pronoms

[2] Au cours de la période visée par la présente plainte, des chauffeurs de sexe masculin aussi bien que de sexe féminin travaillaient pour l’intimée. Par conséquent, plutôt que de répéter l’expression « il ou elle » tout au long de la présente décision, les chauffeurs, indépendamment de leur sexe, seront désignés par le pronom « il », lequel englobe le masculin et le féminin, à moins que le contexte ne s’y oppose.

III. Aperçu général de la plainte

[3] À l’origine, cinq plaignants avaient chacun déposé une plainte distincte en vertu de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « Loi ») contre leur ancien employeur, la société Greyhound Canada Transportation Corp. (« Greyhound » ou l’« intimée »). Le Tribunal a décidé d’instruire ces cinq plaintes ensemble, chacune conservant cependant son statut de plainte distincte.

[4] Dans leur plainte, trois des plaignants alléguaient que Greyhound avait fait preuve de discrimination à leur égard fondée sur le motif de distinction illicite qu’est l’origine nationale ou ethnique, et ce, tant dans la façon dont elle leur avait attribué du travail qu’en ce qui a trait à sa décision de mettre fin à leur emploi. Un des autres plaignants a ajouté la couleur comme motif de distinction illicite, tandis que le dernier a précisé être membre d’une minorité visible.

[5] La Commission a participé à l’audience pendant les premiers jours, avant de mettre fin à sa participation, comme il est précisé ci‑dessous. L’audience s’est poursuivie et a duré 20 jours au total.

[6] Le plaignant en l’espèce, M. Izrailov, et les quatre autres plaignants ont agi pour leur propre compte. Ils étaient représentés par un des plaignants (qui n’était pas M. Izrailov). C’est en grande partie le représentant des plaignants qui s’est occupé du processus de gestion de l’instance préalable à l’audience, et c’est aussi lui qui a fait la déclaration d’ouverture à l’audience au nom des cinq plaignants, en plus d’avoir interrogé les témoins. Les cinq plaignants ont également bénéficié, dans une certaine mesure, de l’aide de l’avocat de la Commission.

A. Quatre des cinq plaignants règlent leur plainte

[7] Le sixième jour de l’audience, la Commission a informé le Tribunal que quatre des cinq plaignants (les « plaignants ayant réglé leur plainte ») avaient conclu des ententes conditionnelles avec l’intimée en vue de régler leur plainte. Elle a ajouté que l’une des conditions en question prévoyait que n’importe lequel des plaignants ayant réglé leur plainte disposerait d’une période de [traduction] « réflexion » de cinq jours pour annuler son entente de règlement et poursuivre l’audience. Le jour où les parties ont informé le Tribunal des règlements conditionnels conclus, la Commission a annoncé qu’elle mettrait fin à sa participation à l’audience, ce qu’elle a fait dès la fin de cette journée.

[8] Aucun des plaignants ayant réglé leur plainte n’a résilié son entente de règlement, si bien que M. Izrailov est le seul à avoir poursuivi l’audience et l’instruction de sa plainte.

B. Anonymat

[9] À l’audience, l’avocat de la Commission a informé le Tribunal que toutes les parties, y compris M. Izrailov, avaient consenti au respect de l’anonymat de celui qui, parmi les plaignants ayant réglé leur plainte, avait livré un témoignage partiel. Vu le consentement des parties, j’ai déclaré que si la décision devait mentionner ce plaignant, elle le ferait par des initiales non nominatives. Cela dit, la présente décision ne désigne pas le plaignant concerné individuellement, mais seulement à titre d’un des plaignants ayant réglé leur plainte.

[10] Les autres plaignants ayant réglé leur plainte ont également demandé au Tribunal de les désigner seulement, dans sa décision finale, au moyen d’initiales ne révélant pas leur identité, ce à quoi M. Izrailov a consenti. Par conséquent, lorsqu’il lui a fallu désigner individuellement les autres plaignants ayant réglé leur plainte, le Tribunal a utilisé des initiales ne permettant pas de les identifier.

[11] Au moment où se sont déroulés les précédents échanges et où les demandes d’anonymat ont été présentées par les plaignants ayant réglé leur plainte, M. Izrailov n’a pas demandé au Tribunal qu’il recoure, dans sa décision, à des initiales ne révélant pas son identité.

[12] Juste avant le début des observations finales, j’ai examiné avec les parties les demandes et les consentements qui précèdent, et j’ai confirmé avec elles que des initiales non révélatrices de l’identité des quatre plaignants ayant réglé leur plainte seraient employées dans ma décision pour désigner l’un ou l’autre d’entre eux. J’ai également dit aux parties que le Tribunal afficherait la présente décision sur son site Web, qui est accessible au public.

[13] Au début de la deuxième journée consacrée aux observations finales, il y a eu une discussion au sujet de l’ordonnance sur consentement que les parties m’ont demandé de signer en 2013, plus particulièrement en ce qui a trait à la confidentialité des noms figurant dans le document appelé [traduction] Tableau des vérifications portant sur les chauffeurs (pièces R1‑29 et HR1‑31). L’ordonnance en question sera examinée de façon plus approfondie plus loin dans la présente décision. J’ai répété aux parties que, d’après ce que j’avais compris, lorsque les plaignants ayant réglé leur plainte avaient informé le Tribunal qu’ils se désistaient de leurs plaintes, ils avaient demandé à être désignés dans la décision au moyen d’initiales ne permettant pas de les identifier. L’intimée et M. Izrailov avaient alors consenti à cette demande, et j’avais décidé que, là où la décision ferait référence à l’un ou l’autre des plaignants ayant réglé leur plainte, ce serait au moyen d’initiales ne révélant pas leur identité. L’intimée et M. Izrailov y ont également consenti. Enfin, j’ai avisé M. Izrailov que le nom des plaignants ayant réglé leur plainte ne figurerait pas dans la décision publiée sur le site Web du Tribunal. M. Izrailov a de nouveau accepté et précisé qu’il consentait à ce que le public voit son propre nom.

C. La question du témoignage des plaignants ayant réglé leur plainte

[14] Lorsque les quatre plaignants ayant réglé leur plainte ont informé le Tribunal du retrait de leur plainte, un seul d’entre eux avait terminé son témoignage, c’est-à-dire qu’un seul d’entre eux avait fait l’objet d’un interrogatoire principal ainsi que d’un contre‑interrogatoire. Deux des plaignants ayant réglé leur plainte n’avaient pas témoigné du tout, et un troisième n’avait pas achevé son interrogatoire principal ni été contre‑interrogé avant de régler sa plainte. Les avocats de la Commission et de l’intimée ont fait savoir au Tribunal et à M. Izrailov que les deux plaignants ayant réglé leur plainte, mais n’ayant pas encore témoigné, demandaient à M. Izrailov de s’engager à ne pas les citer comme témoins, puisqu’il s’agissait là d’une condition de leur entente de règlement avec l’intimée. Le plaignant a donc accepté de ne pas les citer comme témoins.

[15] Le plaignant a demandé au Tribunal s’il tiendrait compte du témoignage des deux plaignants ayant réglé leur plainte qui avaient déjà témoigné. À cet égard, le Tribunal a statué de vive voix qu’il ne tiendrait pas compte du témoignage de celui des plaignants ayant réglé leur plainte qui n’avait pas terminé son interrogatoire principal ni été contre‑interrogé, mais que le témoignage en question ferait tout de même partie du dossier. En ce qui concerne le plaignant ayant réglé sa plainte qui avait subi un contre‑interrogatoire (« M. X »), le Tribunal a décidé qu’il prendrait en considération son témoignage parce que M. X avait été contre‑interrogé avant que survienne le règlement de sa plainte. En résumé, sur les quatre plaignants ayant réglé leur plainte, j’ai tenu compte du seul témoignage de M. X aux fins de la présente décision.

D. Le plaignant a agi pour son propre compte

[16] Je souligne que le plaignant a agi pour son propre compte tout au long du reste de l’audience et des procédures de gestion de l’instance qui ont eu lieu entre les journées d’audience. Avant le début de l’audience, à la demande d’un des plaignants ayant réglé leur plainte, le Tribunal avait fait en sorte d’obtenir des services de traduction de l’anglais vers le russe (et du russe vers l’anglais) pendant toute la durée de l’audience. Préalablement à celle-ci, M. Izrailov a déclaré qu’il recourrait à ces mêmes services de traduction, lesquels ont donc été maintenus jusqu’à la fin de l’audience.

E. Aperçu de l’emploi du plaignant auprès de l’intimée et du travail de chauffeur de réserve

[17] Durant son témoignage, M. Izrailov a déclaré que Greyhound l’avait embauché en septembre 2007 en tant qu’apprenti chauffeur rémunéré. Il a suivi le cours de formation de chauffeur d’autobus donné par Greyhound, d’une durée d’environ huit semaines, que les stagiaires de l’entreprise devaient réussir avant de pouvoir conduire des autobus transportant des passagers payants et des colis à livrer. Il a trouvé le cours stressant, mais il l’a réussi, y compris les examens écrits. Il a commencé à conduire des autobus à temps plein en novembre 2007.

[18] Le témoignage du témoin de la Commission, M. Mouwad Al‑Khafajy, président de la section locale 1415 du Syndicat uni du transport (le « syndicat ») depuis 2014 et, auparavant, membre du conseil exécutif du syndicat, a permis d’établir qu’à l’époque où M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte avaient commencé à travailler pour Greyhound, ils étaient tenus de fournir une preuve documentaire démontrant qu’ils pouvaient franchir légalement la frontière canado‑américaine; M. Izrailov avait alors fourni son passeport. M. Al‑Khafajy a confirmé les propos du plaignant, et la preuve a établi qu’à ce moment‑là, Greyhound connaissait donc l’origine nationale de ses chauffeurs.

[19] Il n’est pas contesté que l’emploi des chauffeurs d’autobus de Greyhound est principalement régi par une convention collective (la « convention collective ») conclue entre le syndicat et Greyhound. Le plaignant est devenu membre du syndicat lorsqu’il a commencé à travailler pour l’entreprise. Les législations fédérale et provinciales du Canada et la législation américaine s’appliquent aux autobus de Greyhound lorsqu’ils circulent sur le territoire respectif de ces administrations, et ce, sans égard au point de départ des véhicules. Ces mêmes législations établissent et régissent aussi les limites d’heures de travail quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles des chauffeurs dans les administrations où elles s’appliquent. Elles prévoient aussi notamment des périodes de repos obligatoires. Tout le régime applicable aux périodes de travail, de conduite et de repos autorisées est désigné sous l’appellation « heures de service ». Les heures de service en vigueur au Canada et celles en vigueur aux États‑Unis ne sont pas les mêmes, et les chauffeurs doivent les connaître dans les deux cas, car, peu importe d’où part un autobus qui circule sur les territoires de deux ressorts différents, la législation qui s’appliquera sera celle du territoire où l’autobus se trouvera à un moment ou un autre du trajet.

[20] La preuve a établi que les chauffeurs d’autobus de Greyhound sont séparés en deux groupes : les chauffeurs réguliers et les chauffeurs [traduction] « de réserve » (les « chauffeurs de réserve »). Les chauffeurs réguliers, qui ont plus d’ancienneté, peuvent solliciter des itinéraires établis et ainsi bénéficier d’heures de travail fixes. Les chauffeurs ayant moins d’ancienneté, quant à eux, reçoivent des affectations de chauffeurs de réserve. Ils n’ont pas d’itinéraires réguliers ni d’heures de travail fixes. De fait, à l’époque où M. Izrailov travaillait pour Greyhound, les chauffeurs de réserve étaient affectés au transport des passagers excédentaires, c’est-à-dire des passagers qui avaient acheté des billets de transport par autobus alors qu’il ne restait plus de sièges disponibles dans l’autobus du chauffeur régulier.

[21] M. Izrailov et les quatre plaignants ayant réglé leur plainte étaient des chauffeurs de réserve. Normalement, Greyhound inscrit les noms des chauffeurs de réserve disponibles pour une période donnée sur un tableau appelé [traduction] « liste de réserve » (la « liste de réserve »). Il y a une liste de réserve distincte pour chaque terminal ou groupe de terminaux – pour celui de Toronto, d’Ottawa ou de London, par exemple. Le terminal de Toronto était le terminal d’attache de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte.

[22] Monsieur David Butler était directeur régional de l’est du Canada chez Greyhound pendant la période visée par la plainte jusqu’à l’automne 2012, date à laquelle il a été promu au poste de directeur général de l’est du Canada, un emploi qu’il occupait toujours au moment de l’audience. Selon son témoignage, Greyhound était une entreprise exploitée 24 heures sur 24, 365 jours par année. Les fins de semaine et les jours de congé comme l’Action de grâces, Noël et la semaine de relâche représentaient les périodes les plus occupées pour l’entreprise. Les chauffeurs de réserve étaient [traduction] « sur appel », c’est-à-dire qu’ils devaient être disponibles pour travailler, à moins d’avoir officiellement pris congé ou d’être en vacances ou malades. Lorsqu’ils étaient [traduction] « sur appel », les chauffeurs de réserve pouvaient être appelés au travail en recevant l’avis requis.

[23] Le témoin de l’intimée, Robert Davidson, est un ancien employé de Greyhound qui a occupé les fonctions de gestionnaire des opérations au terminal de Toronto d’avril 2008 à juin 2012, y compris pendant la période au cours de laquelle M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte ont aussi travaillé pour Greyhound. M. Davidson y a également exercé les fonctions de chauffeur et de répartiteur. Il a déclaré que les activités du terminal de Toronto comprenaient celles d’autres terminaux, appelés [traduction] « terminaux satellites » et situés dans un rayon d’environ 125 milles de Toronto. M. Davidson a décrit les chauffeurs de réserve comme étant le [traduction] « ciment » des activités de transport par autobus de Greyhound, parce qu’ils permettaient de combler les besoins lorsque la demande en services de transport de passagers surpassait l’offre d’autobus conduits par les chauffeurs réguliers.

[24] L’intimée a décrit le travail des chauffeurs de réserve comme du [traduction] « travail à la pièce » – soit des affectations ponctuelles pour conduire un autobus Greyhound sur un itinéraire donné, un aller simple ou un aller‑retour, selon les besoins – assujetti à l’obligation de l’intimée, prévue par la convention collective, de verser à chaque chauffeur de réserve un montant minimal, appelé « garantie ». Il ressort de la preuve que Greyhound rémunérait essentiellement ses chauffeurs en fonction de ce que cette dernière appelait une [traduction] « équivalence en milles », et qu’au cours de la période visée par la présente plainte, l’équivalence en milles dont un chauffeur avait besoin pour obtenir cette garantie s’élevait à 240 milles pour chaque période de travail de 24 heures.

[25] Les personnes qui attribuent le travail aux chauffeurs de réserve sont appelées les répartiteurs (les « répartiteurs »). Les répartiteurs ne sont pas membres du syndicat. Un ensemble de procédures régit la façon dont ils doivent attribuer le travail aux chauffeurs de réserve; il s’agit des [traduction] « procédures d’affectation et d’attribution », que certains témoins ont appelées les [traduction] « procédures de travail ».

[26] Les témoignages du témoin de la Commission, M. Al‑Khafajy, ainsi que des témoins de l’intimée – David Butler; Raymond Palmer, qui était le gestionnaire du service de répartition centralisé de l’intimée à Burlington (Ontario) au moment de son témoignage; Frank Marsh, un chauffeur de Greyhound qui avait été le représentant syndical de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte – ont permis d’établir que le principe de base de l’attribution du travail aux chauffeurs de réserve était celui du [traduction] « premier entré, premier sorti » (PEPS). En effet, durant son témoignage, M. Butler a déclaré que, selon le principe du PEPS, le premier chauffeur de réserve à retourner à un terminal la veille sera le premier chauffeur du même terminal à être affecté à un autre trajet le jour ouvrable suivant. Les noms des chauffeurs de réserve disponibles pour la journée étaient affichés sur la liste de réserve du terminal en question. D’autres règles énoncées dans les procédures d’affectation et d’attribution venaient moduler l’application stricte du principe du PEPS (p. ex., le terminal d’attache d’un chauffeur de réserve et autres critères), mais le principe de base demeurait celui du premier entré, premier sorti.

[27] Lors de son témoignage, le témoin de l’intimée Robert Davidson a déclaré qu’au début de 2010, son supérieur, M. Butler, lui avait demandé d’examiner la façon dont Greyhound recourait à ses chauffeurs de réserve. Plus précisément, M. Butler voulait savoir si l’entreprise utilisait efficacement ses chauffeurs de réserve et si elle payait des heures supplémentaires à certains d’entre eux, tout en versant la garantie à d’autres parce qu’ils ne travaillaient pas ou n’avaient pas travaillé suffisamment d’heures. La question de la manière dont M. Davidson a procédé à l’examen en question sera abordée plus en détail ci‑dessous.

[28] Monsieur Davidson était le supérieur de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte. À l’issue de l’examen qu’il a réalisé, puis de l’enquête qui a suivi et des vérifications qu’il a faites des journaux de bord tenus par M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte en avril 2010 (j’y reviendrai plus en détail ci‑dessous), ceux-ci ont été déclarés coupables de violations relatives aux heures de service. En effet, après avoir mené une enquête et organisé des rencontres avec M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte, Greyhound a acquis la conviction, d’une part, que M. Izrailov et deux des plaignants ayant réglé leur plainte avaient modifié les copies carbone de leurs journaux de bord de manière à ce qu’ils paraissent conformes à la loi en cas d’inspection routière et, d’autre part, que les deux autres plaignants ayant réglé leur plainte avaient eux aussi manipulé par d’autres moyens leurs heures de service afin qu’elles semblent en règle. Il a également été conclu que des erreurs avaient été commises ou des renseignements obligatoires omis dans leurs journaux de bord. Ces erreurs et omissions sont qualifiées d’erreurs [traduction] « de forme et de manière » et appelées les [traduction] « infractions liées au journal de bord » dans la preuve documentaire et dans la présente décision. Les violations relatives aux heures de service tenaient à ce que M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte dépassaient les limites d’heures de conduite autorisées par la législation applicable ou ne prenaient pas les périodes de repos ou de pause obligatoires.

[29] L’intimée a décidé de mettre fin à l’emploi de M. Izrailov en mai 2010, à la suite de son enquête et de la vérification des journaux de bord de celui-ci. Elle a toutefois consenti à ce qu’il démissionne, ce qu’il a fait par écrit le 14 mai 2010. Greyhound a convenu que les deux autres plaignants russes qui ont réglé leur plainte pouvaient également remettre leur démission, ce qu’ils ont fait. Les deux autres plaignants ayant réglé leur plainte ont choisi de ne pas démissionner, et Greyhound les a congédiés.

[30] Dans sa déclaration préliminaire et son exposé des précisions, la Commission a notamment fait valoir qu’il y aurait lieu, pour le Tribunal, de tirer une inférence de discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique du fait que l’intimée n’avait pas pris de mesures disciplinaires progressives à l’endroit de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte, comparativement au traitement moins sévère qu’elle avait réservé à ses chauffeurs non immigrants qui avaient commis des violations des heures de service identiques ou similaires. M. Izrailov a souscrit à cette position.

[31] M. Izrailov a également affirmé que Greyhound s’était servi des vérifications de leurs journaux de bord comme prétexte pour les congédier, lui et les quatre plaignants ayant réglé leur plainte, soit parce qu’ils étaient de nouveaux immigrants (plus particulièrement des immigrants d’origine nationale ou ethnique russe dans son cas et celui de deux des plaignants ayant réglé leur plainte), soit parce qu’ils étaient membres de minorités visibles (dans le cas des deux autres plaignants ayant réglé leur plainte), afin de faire place à des chauffeurs canadiens blancs.

[32] En outre, M. Izrailov et la Commission ont soutenu qu’après avoir réduit les services qu’elle offrait dans diverses régions du Canada, y compris en Ontario, l’intimée s’était retrouvée avec un trop grand nombre de chauffeurs à Toronto et avait dû faire de la place pour les chauffeurs du terminal de Barrie (Ontario). Elle avait donc utilisé les violations relatives aux heures de service comme prétexte pour traiter défavorablement M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte et mettre fin à leur emploi parce qu’ils étaient des immigrants dont l’origine nationale ou ethnique était autre que canadienne.

IV. Questions en litige

[33] Dans la présente décision, le Tribunal est appelé à trancher les questions qui suivent.

[34] Premièrement, M. Izrailov a‑t‑il établi l’existence d’une discrimination prima facie exercée en contravention de l’article 7 de la Loi?

[35] Dans l’affirmative, l’intimée a‑t‑elle établi l’existence d’un motif justifiable à l’égard du congédiement de M. Izrailov et du traitement qui lui a été réservé alors qu’il travaillait pour elle? Et, s’il y a lieu, a‑t‑elle réussi à réfuter la présomption énoncée à l’article 65 de la Loi?

[36] Enfin, advenant qu’il juge la plainte fondée, quelles réparations le Tribunal devra-t‑il ordonner?

V. Décision

[37] En bref, le Tribunal en arrive à la conclusion qu’aucune preuve de discrimination prima facie n’a permis d’établir que l’intimée, Greyhound, s’est livrée à des actes discriminatoires à l’encontre de M. Izrailov. Pour ces motifs, le Tribunal rejette la plainte. Il n’est donc pas tenu d’aborder la question du fardeau de la preuve incombant à l’intimée ni celle des réparations demandées par M. Izrailov.

VI. Motifs

A. Dispositions de la Loi

[38] M. Izrailov estime avoir été défavorisé en cours d’emploi par l’intimée. Il soutient que les actes discriminatoires commis à son endroit par l’intimée étaient de deux ordres, à savoir : a) que les répartiteurs de l’intimée lui ont réservé un traitement défavorable au cours de son emploi; b) que l’intimée l’a traité défavorablement en mettant fin à son emploi. Il affirme avoir été victime de ces deux formes d’actes discriminatoires de l’intimée en raison du fait qu’il était un nouvel immigrant au Canada, c’est‑à‑dire en raison de son origine nationale ou ethnique.

[39] L’article 7 de la Loi est ainsi libellé :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[40] Quant au paragraphe 3(1) de la Loi, il prévoit ce qui suit :

Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

[41] Pour établir l’existence d’une discrimination prima facie, M. Izrailov doit démontrer :

  1. qu’il possède une caractéristique protégée par la Loi contre la discrimination (en l’occurrence, son origine nationale ou ethnique);
  2. qu’il a subi un ou plusieurs effets préjudiciables relativement à l’emploi concerné;
  3. que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation du ou des effets préjudiciables (Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (CanLII) [Moore], au par. 33).

[42] M. Izrailov doit établir l’existence de cette discrimination prima facie selon la norme civile de la prépondérance des probabilités (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (CanLII) [Bombardier], aux par. 59 et 65). Le principe de la prépondérance des probabilités s’applique dans le cas où la preuve démontre qu’il est plus probable qu’improbable que les faits se sont produits comme le prétend le plaignant.

[43] Si M. Izrailov parvient à s’acquitter de son fardeau de preuve, l’intimée dispose de trois options pour répondre à l’allégation de discrimination prima facie : elle peut soit produire une preuve démontrant que ses actes n’étaient pas discriminatoires, soit présenter une défense prévue par la loi qui justifie la discrimination, ou les deux (Bombardier, précité, au par. 64).

B. Greyhound a‑t‑elle fait preuve de discrimination à l’égard de M. Izrailov?

(i) M. Izrailov possède‑t‑il une caractéristique protégée par la Loi?

[44] Selon le critère défini dans l’arrêt Moore, précité, le décideur doit d’abord déterminer si le plaignant possède une caractéristique protégée par la législation applicable en matière de droits de la personne.

[45] Il n’est pas contesté que M. Izrailov et deux des plaignants ayant réglé leur plainte, dont M. X, sont de nationalité russe. Le témoignage de M. X, selon lequel il est né en Ukraine – pays qui, à l’époque, était membre de l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) – et se considère comme d’origine russe, n’est pas contesté non plus. Il est en outre admis que M. Izrailov et M. X s’expriment avec un accent non canadien et que l’anglais n’est pas leur langue maternelle.

[46] La Commission a également décrit M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte en tant que [traduction] « nouveaux immigrants ». M. Izrailov et le plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, se sont également décrits comme de [traduction] « nouveaux immigrants » ou des [traduction] « néoCanadiens ». Lorsqu’on lui a demandé ce que [traduction] « néoCanadien » signifiait pour lui, M. X a répondu qu’il s’agissait d’une personne qui se trouvait au Canada depuis moins de 20 ans et qui apprenait encore des choses sur les [traduction] « façons de faire » canadiennes. J’estime que l’autodescription de M. Izrailov en tant que [traduction] « néoCanadien » et [traduction] « nouvel immigrant », et le fait qu’il s’identifie en tant que personne de nationalité et d’origine ethnique [traduction] « russe » sont visés par le motif de distinction illicite prévu au paragraphe 3(1) de la Loi, à savoir l’origine nationale ou ethnique. Par conséquent, je conclus que M. Izrailov possède une caractéristique protégée par la Loi, c’est-à-dire son origine nationale ou ethnique russe.

(ii) M. Izrailov a‑t‑il subi des effets préjudiciables et, le cas échéant, y avait‑il un lien entre la caractéristique protégée et la manifestation du ou des effets préjudiciables?

[47] Dans l’arrêt Tahmourpour c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 192 [Tahmourpour, CAF], la Cour fédérale du Canada a déclaré que le traitement défavorable comprenait habituellement un élément « préjudiciable, dommageable ou mauvais » (Tahmourpour, CAF, précité, au par. 12). Par conséquent, il me faut décider si M. Izrailov a subi un traitement préjudiciable, dommageable ou mauvais de la part de l’un ou plusieurs des répartiteurs. Je dois aussi trancher la question de savoir si son congédiement par l’intimée constitue un traitement défavorable.

(iii) Allégation d’un traitement défavorable infligé par les répartiteurs de Greyhound

C. M. Izrailov a‑t‑il subi un traitement défavorable en raison de la manière dont les répartiteurs de l’intimée le traitaient?

[48] M. Izrailov allègue qu’il a été traité défavorablement par les répartiteurs et, plus précisément, que ceux‑ci ont exercé des pressions sur lui pour qu’il accepte des affectations, même s’il devait, pour ce faire, contrevenir aux heures de service. De plus, puisqu’il craignait la réaction des répartiteurs – notamment qu’ils ne lui donnent pas de travail ou lui attribuent seulement des itinéraires peu rémunérateurs, ou même, comme il le pensait à tort, qu’ils le suspendent – s’il n’acquiesçait pas à leurs demandes, il a accepté des affectations qui ont fait en sorte qu’il contrevienne aux heures de service. Durant son témoignage, M. Izrailov a déclaré que, lorsqu’il avait commencé à travailler pour Greyhound, un répartiteur, Cory Gillis, lui avait dit de [traduction] « faire preuve de créativité » dans son journal de bord. Il a ajouté qu’après cette directive [traduction] « personne ne pouvait venir lui reprocher » d’avoir manqué de [traduction] « créativité ».

[49] Après le témoignage principal de M. Izrailov, puis son contre‑interrogatoire et son réinterrogatoire, je lui ai demandé ce que l’expression [traduction] « faire preuve de créativité » signifiait à ses yeux, et ce qu’il était censé faire. Il a répondu qu’à son avis, cela signifiait qu’il devait trouver sa propre solution à la situation. Lorsque je lui ai demandé de quelle manière il était censé la trouver, il m’a répondu qu’il l’ignorait, mais que le répartiteur lui avait dit de [traduction] « faire preuve de créativité ».

[50] Pour appuyer cette allégation, M. Izrailov a appelé Mme Anastasia Meicholas à témoigner, ce qu’elle a fait par téléconférence depuis l’Alberta. Mme Meicholas a travaillé pour Greyhound de septembre 2007, environ, moment où elle a commencé à suivre la formation à l’intention des chauffeurs d’autobus – qu’elle a qualifiée d’[traduction] « assez longue » –, jusqu’à ce qu’elle démissionne, à peu près deux ans plus tard, en 2009. Lorsque, en interrogatoire principal, M. Izrailov lui a demandé si elle avait éprouvé des problèmes en ce qui concernait les [traduction] « heures », elle a répondu qu’il y avait toujours des problèmes liés aux heures et au service de répartition. En réponse à la question suivante de M. Izrailov : [traduction] « Lorsque nous n’avions plus d’heures, que devions‑nous faire? », Mme Meicholas a dit que, si un chauffeur n’avait plus d’heures de travail, il devait se signaler comme étant [traduction] « en service, mais pas au volant ». Elle a déclaré que, s’ils voulaient être payés, les chauffeurs n’avaient pas vraiment le choix d’agir ainsi et a ajouté que, pour être payés pour les heures de travail concernées, [traduction] « on » leur disait : [traduction] « Vous devez faire preuve de créativité ou modifier les heures. » J’ai trouvé incohérente la partie du témoignage de Mme Meicholas où elle expliquait la façon dont les chauffeurs pouvaient faire en sorte d’être payés; en revanche, j’admets son témoignage au sujet de l’expression [traduction] « faire preuve de créativité ». De façon générale, j’ai estimé que Mme Meicholas était une témoin honnête, sincère et franche. Il est ressorti de son témoignage qu’à son avis, Greyhound n’avait pas été un employeur attentionné à son égard après qu’elle se soit blessée au travail, mais j’ai conclu que ses sentiments à ce sujet n’entachaient pas la fiabilité de la majeure partie de son témoignage, exception faite du passage où elle décrivait comment les chauffeurs pouvaient faire en sorte d’être payés.

[51] Lorsqu’on lui a demandé, durant son interrogatoire principal, si elle se souvenait d’un répartiteur du nom de Cory, Mme Meicholas a répondu que oui. Elle l’a décrit comme étant le [traduction] « numéro un », ajoutant qu’[traduction] « il traitait facilement les gens de tous les noms ». Elle a répété : [traduction] « Ils nous disaient toujours de faire preuve de créativité au moment de remplir notre journal de bord pour parvenir à nos fins. » Lorsqu’on lui a demandé de préciser le genre de problèmes qu’elle pouvait avoir avec les répartiteurs si elle leur disait qu’il ne lui restait pas suffisamment d’heures de service pour accepter une affectation, Mme Meicholas a répondu qu’ils menaçaient les chauffeurs et que [traduction] « Cory disait les choses sans ménagement. Les répartiteurs faisaient des choses mesquines. » Elle a cité l’exemple d’une situation où elle avait été obligée de passer une nuit à l’extérieur de la ville et d’y rester plus longtemps qu’elle le voulait. Mme Meicholas a également déclaré que M. Gillis avait été congédié et qu’un répartiteur nommé « Chris » l’avait remplacé.

[52] J’admets le témoignage de David Butler, le témoin de l’intimée, selon lequel Greyhound a congédié le répartiteur, M. Gillis, en février 2008. Par conséquent, je conclus que M. Izrailov a continué de travailler pour l’intimée pendant plus de deux ans après le congédiement de M. Gillis et qu’il a donc travaillé avec d’autres répartiteurs après le licenciement de ce dernier par Greyhound.

[53] Durant son témoignage, M. Izrailov a également déclaré craindre les répartiteurs parce que, selon lui, ils avaient le pouvoir discrétionnaire de donner et de refuser du travail aux chauffeurs et de les suspendre. M. X et lui ont tous deux déclaré avoir été informés par Walter Kiskunas, un instructeur de Greyhound, que les répartiteurs étaient les superviseurs immédiats des chauffeurs de réserve et que, pour bénéficier de bonnes affectations stables, il fallait entretenir des relations harmonieuses avec les répartiteurs. Toujours durant son témoignage, M. Izrailov a déclaré que M. Kiskunas avait laissé entendre que, pour favoriser ces relations harmonieuses, il devrait faire de petites faveurs aux répartiteurs, comme leur apporter du café. Pour sa part, le plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, a déclaré avoir vu à l’époque un répartiteur, Raymond Palmer, suspendre devant lui un chauffeur de réserve, Dan Gregoriev, qui était d’origine nationale russe, au motif qu’il avait refusé une affectation parce qu’il était fatigué.

[54] Le témoin de M. Izrailov, Brian Cadieux, un ancien chauffeur de réserve de Greyhound qui s’est décrit en tant que Canadien français, a quant à lui déclaré que, parfois, les répartiteurs privaient des chauffeurs de réserve de travail. Il a affirmé que les répartiteurs pouvaient, à leur guise, [traduction] « oublier » un chauffeur de réserve qui était à la maison et ne pas lui donner du travail. Il a indiqué se rappeler que cela lui était arrivé au moins une fois et ajouté que les répartiteurs disaient aux chauffeurs de [traduction] « s’arranger avec leur journal ». Selon M. Cadieux, il s’agissait là d’une invitation à consigner les heures de service dans son journal de bord de façon à respecter les exigences législatives en matière d’heures de service tout en acceptant la demande d’un répartiteur, même si, pour ce faire, il devait dépasser le nombre d’heures de conduite permises.

[55] Les témoins de Greyhound David Butler, Raymond Palmer et Robert Davidson, l’ancien gestionnaire des opérations de Toronto, ont déclaré que les répartiteurs n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire de modifier le système prévu dans les procédures d’affectation et d’attribution (ou procédures de travail) lorsqu’ils attribuaient du travail aux chauffeurs de réserve. M. Davidson a décrit ces procédures comme étant [traduction] « carrément la bible » en matière d’attribution du travail aux chauffeurs de réserve. Pour sa part, M. Butler a parlé de son expérience en tant que chauffeur et répartiteur à London (Ontario) et déclaré que, lorsqu’il était chauffeur et disait à un répartiteur qu’il ne pouvait accepter un itinéraire qu’on lui proposait parce qu’il n’avait plus d’heures de service en banque, le répartiteur passait au prochain chauffeur de réserve disponible. Il a dit qu’il en était de même lorsqu’il était répartiteur et que la situation était inversée.

[56] Durant son témoignage, M. Palmer, qui a été répartiteur pendant la période visée par la plainte et qui, depuis mai 2013, occupe le poste de gestionnaire des opérations au service de répartition centralisé de Greyhound, à Burlington (Ontario), a également déclaré que le principe du PEPS était à la base de l’attribution du travail aux chauffeurs de réserve, et qu’il fallait procéder conformément aux procédures de travail [traduction] « pour s’assurer d’agir équitablement ». Lorsqu’on lui a demandé, au cours de son interrogatoire principal, s’il y avait une certaine marge discrétionnaire dans la façon dont un répartiteur attribuait le travail aux chauffeurs de réserve, M. Palmer a répondu par la négative, en précisant que, dans le cadre de ses actuelles fonctions de gestionnaire des opérations de répartition, s’il apprenait qu’un répartiteur exigeait des chauffeurs de réserve qu’ils dépassent leurs heures de service pour accepter des itinéraires, ce répartiteur serait congédié.

[57] MM. Butler et Davidson ont eux aussi déclaré que, si jamais ils apprenaient qu’un répartiteur laissait entendre à des chauffeurs qu’ils devaient contrevenir aux heures de service ou exerçait des pressions en ce sens, ils le congédieraient.

[58] M. Butler et d’autres témoins de l’intimée ont en outre affirmé que, si un répartiteur omettait d’offrir un itinéraire à un chauffeur conformément aux procédures de travail, le chauffeur lésé pouvait présenter ce qu’on appelle une demande pour [traduction] « tour de service non respecté ». Si sa demande était acceptée, Greyhound devait payer au chauffeur dont on avait passé le tour le salaire qu’il aurait gagné pour l’itinéraire en question, en plus de rémunérer le chauffeur qui s’en était acquitté. M. Butler a également déclaré que, si Greyhound estimait qu’un répartiteur était l’objet d’un trop grand nombre de demandes pour tour de service non respecté, l’entreprise faisait enquête et, au besoin, lui imposait des mesures disciplinaires, car les demandes pour tour de service non respecté entraînaient des frais inutiles pour elle. Cela étant, j’estime que les demandes pour tour de service non respecté étaient de nature à dissuader les répartiteurs de contourner les procédures de travail au moment d’attribuer les itinéraires. La preuve a établi qu’un des plaignants ayant réglé leur plainte a déjà présenté une demande de ce type.

[59] M. Butler et M. Palmer ont affirmé dans leur témoignage qu’au cours de la période visée par les cinq plaintes, les répartiteurs n’avaient pas le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’égard des chauffeurs. En effet, les répartiteurs ne pouvaient, de leur propre chef, suspendre les chauffeurs, leur imposer quelque mesure disciplinaire ou les déclarer hors service. M. Palmer a témoigné qu’un répartiteur n’avait pas la possibilité de les déclarer hors service avec solde, même s’il a aussi indiqué avoir déjà [traduction] « exclu » lui-même un chauffeur (voir ci‑dessous). M. Davidson a corrigé le témoignage de M. Palmer en déclarant qu’en cas de situation mettant en cause une grave violation relative aux heures de service, un répartiteur pouvait mettre un chauffeur hors service s’il n’arrivait pas à joindre un gestionnaire. Selon tous les témoins de l’intimée, les répartiteurs pouvaient documenter les situations et rédiger des rapports à l’intention de l’échelon supérieur de la direction, qui déciderait alors des mesures disciplinaires à prendre lorsqu’on soupçonnait qu’un chauffeur avait contrevenu aux règles de Greyhound ou aux règles gouvernementales.

[60] Les éléments de preuve, notamment la convention collective et les témoignages de M. Izrailov et de M. Butler à ce sujet, que j’accepte, ont établi que, lorsque l’intimée met un chauffeur hors service, cela signifie que ce dernier est relevé de ses fonctions, mais reçoit quand même le taux de rémunération fixe de base jusqu’à ce que le problème soit réglé [1] .

[61] J’admets également le témoignage de M. Butler selon lequel la [traduction] « suspension » d’un chauffeur était une décision disciplinaire que seule la direction pouvait prendre, et ce, conformément à la convention collective et seulement après que le chauffeur ait eu l’occasion d’être représenté par le syndicat et d’exposer sa version des faits concernant le problème allégué. Une suspension était pratiquement toujours sans solde, et elle pouvait durer d’un à cinq jours, ce qui constituait habituellement le maximum.

[62] J’estime que la preuve a démontré que, dans la plupart des cas, la décision de l’intimée de mettre un chauffeur hors service était prise par des représentants du niveau de gestion supérieur à celui des répartiteurs. La décision de prendre des mesures disciplinaires contre un chauffeur (p. ex. le suspendre sans solde, lui ordonner de suivre une formation de recyclage ou le congédier) ne pouvait être prise qu’après avoir mené une enquête et tenu une audition d’enquête (une « réunion d’enquête ») qui se déroulait en présence de membres de la direction de Greyhound, et au cours laquelle le chauffeur donnait sa version des faits tout en ayant droit à la présence d’un représentant syndical.

[63] J’admets le témoignage des précédents témoins de l’intimée selon lequel, lorsqu’ils étaient répartiteurs, ils suivaient les procédures d’affectation et d’attribution ainsi que la législation applicable.

[64] J’accepte aussi les témoignages de certains des témoins de M. Izrailov selon lesquels, parfois, les interactions entre les répartiteurs et les chauffeurs de réserve ne reflétaient pas les rapports agréables et fondés sur les règles et la coopération qui étaient censés exister entre eux. Sur ce point, je prends en considération et j’admets les dépositions des témoins de M. Izrailov, Brian Cadieux, Mme Meicholas et M. X, ainsi que le témoignage de M. Izrailov lui-même, selon lesquels les répartiteurs – notamment l’ancien répartiteur, M. Gillis – pouvaient être impolis et [traduction] « traiter de tous les noms » les chauffeurs, en plus d’être susceptibles d’exercer des pressions sur un chauffeur de réserve et de rendre sa journée de travail plus difficile. En fait, M. Palmer a lui‑même relaté un incident survenu à l’époque où il était répartiteur, alors qu’il avait [traduction] « exclu » du service Dan Gregoriev, un chauffeur qu’il a décrit comme étant d’origine nationale russe, pour ce qu’il estimait être une violation des règles. M. Palmer n’a pas précisé – et on ne lui a pas demandé – ce qu’il entendait par [traduction] « exclu », c’est‑à‑dire s’il avait mis le chauffeur hors service avec solde ou l’avait suspendu. Compte tenu de tous les témoignages précédents et de ma conclusion sur le fait que les répartiteurs n’avaient pas le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires contre un chauffeur, j’estime que M. Palmer a mis M. Gregoriev hors service et qu’un gestionnaire l’a suspendu. M. X a peut‑être mal interprété ce dont il a été témoin lorsqu’il a déclaré avoir vu un répartiteur suspendre M. Gregoriev devant lui, mais, au final, il reste que le chauffeur a fait l’objet d’une suspension.

[65] Je conclus que ce n’est pas une coïncidence si M. Izrailov et Mme Meicholas ont tous les deux affirmé que les répartiteurs leur avaient dit de [traduction] « faire preuve de créativité ». Au début de l’audience, j’ai ordonné de vive voix l’exclusion de tous les témoins de la salle d’audience avant leur témoignage, à l’exception des témoins agissant comme conseillers de l’intimée et des cinq plaignants. Pour sa part, Mme Meicholas a témoigné par téléphone de l’Alberta, son lieu de résidence, de sorte qu’elle ne se trouvait même pas à proximité de la salle d’audience avant son témoignage. En outre, rien ne laissait croire que M. Izrailov et Mme Meicholas aient pu avoir discuté ensemble avant le témoignage de cette dernière. De fait, M. Izrailov avait précédemment informé le Tribunal qu’il avait eu de la difficulté à la joindre. Durant son témoignage, Mme Meicholas a confirmé que le répartiteur, M. Gillis, lui avait dit au moins une fois de [traduction] « faire preuve de créativité ». Elle a aussi reconnu qu’aucun répartiteur ne lui avait ouvertement demandé de dépasser le nombre maximal permis d’heures de service, et qu’elle n’avait jamais été trouvée coupable de l’avoir fait, mais elle a, elle aussi, interprété l’expression comme une invitation à modifier son journal de bord pour pouvoir faire ce que les répartiteurs lui demandaient.

[66] Après avoir évalué l’ensemble des éléments de preuve présentés à cet égard, j’estime qu’au cours de la période visée par la plainte et par les témoignages des témoins, les répartiteurs ont parfois traité défavorablement les chauffeurs de réserve, y compris M. Izrailov. En effet, il leur arrivait d’être impolis, d’injurier les chauffeurs et d’exercer des pressions sur eux. En outre, ils pouvaient rendre la journée d’un chauffeur de réserve plus difficile et, dans certains cas, sauter le tour de quelqu’un et passer directement au chauffeur suivant sur la liste de réserve, ce qui obligeait le chauffeur ainsi ignoré à présenter une demande pour tour de service non respecté. Je conclus que ce comportement constituait un traitement défavorable.

(i) L’origine nationale ou ethnique de M. Izrailov a‑t‑elle été un facteur dans la façon dont les répartiteurs l’ont traité?

[67] Ayant conclu que les répartiteurs traitaient parfois les chauffeurs, y compris M. Izrailov, de façon défavorable, je dois maintenant déterminer si ce traitement défavorable touchait M. Izrailov de manière différente par rapport aux autres chauffeurs de réserve, et si l’origine nationale ou ethnique russe de ce dernier – qui se définit lui‑même comme un [traduction] « nouvel immigrant » d’origine nationale ou ethnique russe – a été un facteur dans la manifestation d’un tel traitement.

[68] Durant son témoignage, le plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, qui est d’origine ethnique russe, a expliqué que certains répartiteurs et chauffeurs [traduction] « nous » appelaient la [traduction] « mafia russe ». Il n’a pas précisé qui était visé par ce [traduction] « nous », mais le contexte de la question et de la réponse permet raisonnablement de conclure que M. X faisait ainsi référence soit à luimême et à l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte, soit à luimême et à l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte en plus de tout autre chauffeur d’origine nationale ou ethnique russe. M. X a précisé qu’il n’était pas en train de dire que tous les répartiteurs utilisaient cette expression, mais seulement qu’elle était fréquemment employée. Il a ajouté ne pas y avoir accordé beaucoup d’importance à l’époque. Lorsqu’on lui a demandé s’il était membre d’une mafia, russe ou autre, il a répondu par la négative. J’admets le témoignage de M. X à ce sujet.

[69] M. X a également déclaré, durant son interrogatoire principal, qu’il avait de bons rapports avec les répartiteurs. Selon lui, il était logique d’entretenir une bonne relation avec eux, parce qu’ils pouvaient agir sur la rémunération d’un chauffeur de réserve en attribuant des itinéraires plus lucratifs aux chauffeurs qui coopéraient avec eux. Ni M. X ni l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte n’ont mentionné l’expression utilisée par les autres chauffeurs et les répartiteurs dans leurs plaintes ou dans leur exposé des précisions.

[70] Quant à M. Izrailov, il n’a pas non plus fait mention de l’expression [traduction] « mafia russe » dans sa plainte ou dans son témoignage ni dans ses observations et conclusions finales.

[71] M. X aurait pu déclarer s’être senti offensé, humilié, blessé ou lésé par cette appellation. En effet, il était conscient de participer à une instance relative aux droits de la personne dans le cadre de laquelle il alléguait que l’intimée avait fait preuve de discrimination à son égard en fonction de son origine nationale ou ethnique, en l’occurrence russe. Il aurait été dans son intérêt de faire une telle déclaration, mais il ne l’a pas fait, et il a répondu n’accorder que peu d’importance à l’expression concernée. Cette attitude contraste avec son témoignage au sujet du terme [traduction] « Jaune », qui a été employé par un cadre de l’intimée dans un courriel et sur lequel nous reviendrons plus loin. Par conséquent, je prête foi à ses dires concernant l’utilisation de l’expression [traduction] « mafia russe » et le fait que cela lui était égal.

[72] Toutefois, l’emploi de cette même expression inquiète le Tribunal. Dans le langage populaire, le mot [traduction] « mafia » désigne une organisation criminelle ou conspiratrice et secrète qui se livre à des activités nuisibles à autrui. L’expression a aussi été utilisée récemment en référence à différents groupes ethniques, et sert parfois même à désigner un groupe caractérisé par le genre. J’affirme ce qui précède en m’appuyant sur mes connaissances, à titre de membre du public lecteur au fait du langage courant, et je ne prétends aucunement être une experte ou posséder des connaissances linguistiques particulières. Mais, selon moi, le mot [traduction] « mafia » n’est pas un compliment.

[73] L’intention n’est pas un élément essentiel pour conclure à l’existence d’actes discriminatoires (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), au par. 10 [Robichaud]). Une fois démontrée l’existence, passée ou présente, d’un acte discriminatoire, on pourra passer à l’étape de l’indemnisation et faire intervenir le paragraphe 53(3) de la Loi, lequel prévoit que si la preuve établit que l’auteur de l’acte a agi de façon délibérée ou inconsidérée, une indemnité spéciale pourra être accordée à la victime relativement à cet aspect de la discrimination exercée.

[74] Cela étant dit, je prends également en compte les témoignages des témoins de M. Izrailov, qui ont tous confirmé que les répartiteurs les traitaient parfois mal. Certes, le Tribunal n’a pas à comparer différents groupes de personnes pour établir l’existence d’une discrimination, mais, dans le cas qui nous occupe, il est utile d’examiner la question d’un point de vue global. En effet, ce portrait global révèle que les répartiteurs qui maltraitaient les chauffeurs de réserve ne le faisaient pas en fonction d’une caractéristique protégée. Il semblait plutôt s’agir de leur façon de travailler, si regrettable soit-elle.

[75] Par exemple, la témoin de M. Izrailov, Mme Meicholas – qui m’a parue honnête et fiable sur ce point – a déclaré que le répartiteur, M. Gillis, faisait des misères à tous les chauffeurs et n’hésitait pas à les [traduction] « traiter de tous les noms ». Elle a également affirmé que les répartiteurs pouvaient être méchants. Toutefois, elle n’a jamais dit que M. Gillis ou n’importe lequel des autres répartiteurs avaient agi de cette façon à son égard parce qu’elle était une femme ou pour un autre motif de distinction illicite, ni qu’ils avaient agi de même avec tout autre chauffeur de réserve en raison de son origine nationale ou ethnique ou d’un autre motif de distinction illicite. Selon son témoignage, M. Gillis se comportait comme il le faisait parce que c’était sa façon de faire. Dans le témoignage de M. Cadieux selon lequel il était resté chez lui en attendant d’être appelé au travail parce que les répartiteurs l’avaient délibérément [traduction] « oublié », il n’a pas été question du fait que ceux-ci avaient agi de la sorte pour un motif de distinction illicite. Je tiens également compte du fait que l’intimée a mis fin à l’emploi de M. Gillis en février 2008.

[76] Dans la décision Baptiste c. Canada (Service correctionnel), 2001 CanLII 5801 (TCDP) [Baptiste], le Tribunal devait statuer sur une plainte dans laquelle étaient allégués de multiples incidents de discrimination raciale. L’un des incidents concernait le fait qu’une superviseure de la plaignante avait produit une mauvaise évaluation à son sujet en raison, selon la plaignante, de préjugés raciaux. Pour appuyer ses allégations, la plaignante avait affirmé avoir entendu dire que sa superviseure avait recouru, à deux occasions, à des épithètes racistes à son égard. À l’audience devant le Tribunal, la superviseure en question avait reconnu avoir utilisé l’épithète en question, mais avait nié avoir donné à la plaignante une mauvaise évaluation en raison de sa race. Le Tribunal avait constaté que d’autres collègues de travail de la plaignante avaient également utilisé des épithètes racistes à son endroit; la plaignante ne les avait pas toutes entendues.

[77] Néanmoins, dans la décision Baptiste, le Tribunal a conclu que, même s’il ne pouvait pas exclure « la possibilité que certains employés [dans le milieu de travail de l’intimé] aient pu poser des actes empreints de racisme […], au regard de l’ensemble de la preuve et pour les motifs énoncés dans [sa] décision », la membre ne croyait pas « probable que le racisme ait influencé la façon dont Gloria Baptiste avait été traitée par rapport aux questions faisant l’objet de sa plainte » (Baptiste, précitée, au par. 227).

[78] À la lumière du témoignage de M. X à ce sujet, notamment son affirmation selon laquelle il entretenait de bons rapports avec les répartiteurs; du témoignage de Mme Meicholas, selon lequel les répartiteurs étaient parfois méchants avec tous les chauffeurs et leur faisaient la vie dure; du témoignage de M. Cadieux selon lequel les répartiteurs ne lui avaient pas fourni de travail; du fait que, dans le cadre de son témoignage, M. Izrailov n’a pas mentionné qu’un répartiteur ou un chauffeur aurait parlé de lui comme d’un membre de la [traduction] « mafia russe », je conclus que les répartiteurs pouvaient être méchants avec tous les chauffeurs et leur faire des misères, sans égard à leur origine nationale ou ethnique. Par conséquent, j’estime que la preuve n’a pas établi que, durant la période visée par la plainte, l’utilisation de l’expression en cause constituait un acte discriminatoire au sens de la Loi.

[79] Néanmoins, je tiens à souligner que, de l’avis du Tribunal, l’utilisation de l’expression [traduction] « mafia russe » par quiconque pour désigner des personnes d’origine nationale ou ethnique russe était impolie, grossière, empreinte d’ignorance et indigne, encore plus de la part de répartiteurs qui occupaient un poste de supervision. Il en va de même pour les chauffeurs ayant employé cette appellation.

[80] J’en arrive donc à la conclusion que la preuve n’a pas permis d’établir l’existence d’un lien entre le traitement défavorable que les répartiteurs ont parfois infligé à M. Izrailov et son origine nationale ou ethnique.

(ii) Congédiement

a) Le congédiement de M. Izrailov a‑t-il eu un effet préjudiciable?

[81] Il n’est pas contesté que Greyhound a mis fin à l’emploi de M. Izrailov le 14 mai 2010. Greyhound avait convenu avec le syndicat qu’il aurait la possibilité de démissionner. M. Izrailov a déclaré, et j’admets son témoignage à cet égard, qu’il a démissionné parce qu’il ne souhaitait pas que son relevé d’emploi fasse état d’un congédiement. Il a également déclaré qu’il ne voulait pas perdre son emploi et, de fait, l’une des réparations qu’il m’a demandées était la réintégration de son poste de chauffeur de réserve chez Greyhound. J’estime que le congédiement de M. Izrailov par Greyhound a eu un effet préjudiciable sur lui.

b) L’origine nationale ou ethnique de M. Izrailov a‑t‑elle été un facteur dans son congédiement?

[82] À titre de remarque préliminaire, je tiens à souligner que M. Izrailov a agi pour son propre compte et qu’il n’a pas obtenu l’assistance de la Commission dans le cadre de l’audience après le retrait de leurs plaintes par les plaignants ayant réglé leur plainte. Par conséquent, M. Izrailov n’a cité aucune décision jurisprudentielle dans ses conclusions et observations finales. Il n’a pas non plus présenté de conclusions ni d’observations finales écrites. Je tiens à lui assurer que je n’ai tenu compte d’aucun de ces faits pour parvenir à la présente décision. Je tiens également à souligner que, comme ce fut le cas tout au long de l’audience, lorsque M. Izrailov a présenté ses conclusions et observations finales de vive voix en russe, celles‑ci ont été traduites en anglais à mon intention et à l’intention de l’intimée. Elles ont également été retranscrites en anglais, de sorte que j’ai pu consulter la transcription anglaise, la déposition du témoin, les éléments de preuve documentaire et mes notes avant de parvenir à la présente décision.

[83] Il est important de souligner que la Loi canadienne sur les droits de la personne définit la compétence et le rôle du Tribunal. Celui-ci est un tribunal fédéral ayant compétence sur des entités qui, comme Greyhound, sont assujetties à la réglementation fédérale en matière de droits de la personne. Le rôle du Tribunal consiste à examiner les allégations d’actes discriminatoires commis par des entités réglementées par le fédéral et à décider si de tels actes discriminatoires au sens de la Loi ont effectivement été commis. Dans l’affirmative, le Tribunal doit ordonner la totalité ou une partie des réparations prévues par la Loi.

[84] Le Tribunal n’a pas le mandat ni le pouvoir de trancher si une société ou une autre entité de compétence fédérale s’est conformée aux lois sur l’emploi et les relations de travail (p. ex., le Code canadien du travail) ou à d’autres textes de loi fédéraux sur le travail, ou encore aux conventions collectives. Le processus d’instruction des plaintes par le Tribunal n’est pas un processus d’arbitrage des conflits de travail, et le Tribunal n’est pas le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI). Il n’est pas davantage un tribunal qui possède une compétence intrinsèque, mais plutôt une entité administrative quasi judiciaire régie par la Loi. Dans la présente instruction, il ne me revient donc pas de trancher si le congédiement de M. Izrailov par Greyhound était approprié selon le droit du travail, le droit de l’emploi ou celui des relations de travail. Je dois plutôt déterminer si ce congédiement constituait un acte discriminatoire fondé sur le motif de distinction illicite qu’est l’origine nationale ou ethnique, contrairement à la Loi. Même si, analysés dans le contexte d’une autre instance – p. ex., dans le cadre d’un processus d’arbitrage ou devant le CCRI – certains éléments de preuve pourraient mener à la conclusion que le congédiement de M. Izrailov constituait une sanction disproportionnée, cela n’en fait pas nécessairement un acte discriminatoire au sens de la Loi. La question que je dois trancher est celle de savoir si le congédiement de M. Izrailov constituait un acte discriminatoire selon la Loi.

[85] Pour déterminer si la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable, la jurisprudence n’exige pas que la caractéristique protégée ait été le seul facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable; il suffit qu’elle ait été l’un des facteurs de cette manifestation, comme établi dans la décision Stanger c. Société canadienne des postes, 2017 TCDP 8 [Stanger], au paragraphe 14, où le Tribunal citait ainsi une décision de la Cour d’appel fédérale :

Il n’est pas nécessaire, pour qu’une plainte aboutisse, que les actes en cause soient uniquement motivés par des considérations discriminatoires. Il suffit que la discrimination soit entrée en ligne de compte dans les actes ou les décisions de l’employeur (Holden c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 C.H.R.R. D/12 (C.A.F.)).

[86] De plus, au paragraphe 14 de la décision Stanger, précitée, le Tribunal s’appuie sur l’arrêt Bombardier, précité, au paragraphe 52, pour affirmer qu’il « incombe néanmoins à la plaignante de montrer qu’il existe un lien entre le traitement préjudiciable et un motif de discrimination illicite ».

[87] Ainsi, M. Izrailov doit démontrer que son origine nationale ou ethnique a constitué un facteur dans la décision de Greyhound de le congédier.

[88] Pour les motifs qui suivent, je conclus que M. Izrailov ne s’est pas acquitté de son fardeau de la preuve et qu’il n’a pas démontré que l’un ou l’autre des effets préjudiciables qu’il a subis pendant qu’il travaillait pour Greyhound était lié à son origine nationale ou ethnique ou, comme il l’a dit lui‑même, à son statut de [traduction] « nouvel » immigrant. Selon la preuve, le congédiement de M. Izrailov par Greyhound était fondé sur des motifs objectifs. Il ne s’agissait pas d’un prétexte servant à dissimuler la discrimination et, en tant qu’employeur, Greyhound n’a tenu compte d’aucun autre facteur lorsqu’elle a décidé de mettre fin à son emploi.

(iii) Systèmes d’évaluation des transporteurs de compétence fédérale, dont fait partie Greyhound

[89] Au moment de son témoignage, David Hickie occupait auprès de l’intimée le poste de directeur de la sécurité pour le Canada. Au cours de la période visée par la plainte, il a également exercé des fonctions de gestion, y compris, en 2009, celles de directeur par intérim de la Sécurité pour le Canada, poste qu’il a obtenu de façon permanente vers mars 2010. Il a également été répartiteur pendant cinq ans. Durant son témoignage, il a notamment décrit les systèmes d’évaluation des transporteurs de compétence fédérale, dont fait partie Greyhound.

[90] Monsieur Hickie a témoigné au sujet de ce qu’on appelle le [traduction] « profil de transporteur ». Le siège social de Greyhound est situé en Alberta, et les autobus de l’entreprise sont immatriculés dans cette province. Le profil de transporteur de Greyhound est établi par la province de l’Alberta et a été décrit par M. Hickie comme comparable à un [traduction] « bulletin de rendement », qui sert à évaluer la sécurité d’un transporteur tel que Greyhound. Les témoignages de M. Hickie et d’Alexandre Bugeya, du ministère des Transports de l’Ontario (MTO), ainsi que la preuve documentaire présentée, ont démontré que la cote de sécurité attribuée au profil de transporteur d’une société de transport comme l’intimée a une incidence directe sur le nombre d’autobus que celle-ci peut immatriculer et mettre en circulation. Selon le témoignage de M. Bugeya, une cote de sécurité inférieure à [traduction] « acceptable » a des répercussions négatives sur l’entreprise qui la reçoit.

[91] Les profils de transporteurs sont publiés annuellement. Chaque profil présente un rapport pour l’année civile concernée et fait état, entre autres, des déclarations de culpabilité, des inspections réalisées, des accidents et de la cote de sécurité du transporteur. Le profil de transporteur comprend d’autres renseignements, mais ce sont ceux qui précèdent qui sont pertinents aux fins de la présente décision.

[92] Les témoins de l’intimée, M. Butler, M. Hickie et M. Bugeya, ont déclaré qu’une inspection routière effectuée par un inspecteur du MTO, un agent de police, un inspecteur d’un ministère des Transports ou un inspecteur américain peut avoir lieu en tout temps. Si l’inspection routière révèle des violations des heures de service, ces violations sont consignées dans le profil de transporteur de l’exploitant, sur lequel elles risquent d’avoir des répercussions négatives.

[93] Monsieur Hickie, qui a témoigné pour le compte de l’intimée, a affirmé que les infractions liées au journal de bord sont considérées comme des infractions [traduction] « de forme et de manière » et ne sont pas aussi graves que les violations relatives aux heures de service. Les infractions liées au journal de bord données en exemples par M. Hickie étaient l’omission des chauffeurs de consigner des plaques d’immatriculation ou des relevés kilométriques.

[94] La preuve a établi que Greyhound avait un très bon profil de transporteur, soit la cote [traduction] « acceptable ». Il est évident que la direction de Greyhound souhaitait conserver une telle cote indiquant qu’elle était une entreprise de transport sécuritaire.

[95] Pour que l’on puisse bien comprendre le contexte de la plainte, il est nécessaire, ici, de décrire brièvement la façon dont les chauffeurs de réserve devaient consigner leurs heures de travail. La législation fédérale qui régit les exigences en matière d’heures de travail et de tenue de dossiers applicables aux transporteurs comme Greyhound, qui offrent des services à l’échelle du pays et qui traversent la frontière canado‑américaine, est le Règlement sur les heures de service des chauffeurs de véhicules utilitaires, DORS/2005‑313 (les « heures de service »).

[96] Presque tous les témoins ont parlé de l’exigence réglementaire voulant que les chauffeurs de réserve consignent leurs heures de service dans un cahier de formulaires préimprimé et relié que Greyhound fournissait à chaque chauffeur. Le titre inscrit sur le livret est [traduction] « Cahier de rapport de paie du chauffeur – Greyhound Canada Transportation ULC; Registre du Code canadien de sécurité », ce que les témoins ont appelé le « journal de bord » ou le « journal », expressions aussi reprises dans la présente décision. La version du journal de bord déposée en preuve est datée de juillet 2011 (pièce R‑7). M. Butler a déclaré qu’en juillet 2011, Greyhound avait révisé le journal de bord en modifiant l’endroit où le superviseur devait signer. Essentiellement, la version du document déposée en preuve a la même forme et exige du chauffeur les mêmes renseignements que le journal de bord qui était en vigueur lorsque M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte travaillaient pour Greyhound.

[97] Les chauffeurs sont légalement tenus de consigner leurs heures dans leur journal de bord pour chaque période de travail de 24 heures, c’est‑à‑dire pour chaque jour de travail. Le journal de bord contient une page pour chacune de ces périodes de 24 heures, et chaque page se double d’une copie carbone. Il n’est pas contesté que, durant la période où M. Izrailov travaillait pour Greyhound, chaque page était divisée en deux, comme il est décrit ci‑dessous. Chaque journal de bord devait couvrir un mois de conduite. L’objectif du journal de bord était le suivant.

[98] Premièrement, le journal de bord doit servir à consigner les heures de service du chauffeur et être utilisé en tant que registre permettant de vérifier si le chauffeur respecte la législation sur les heures de service. Pour consigner ses heures de service, le chauffeur doit inclure les renseignements suivants dans son journal de bord : les heures du jour ou de la nuit durant lesquelles il a été affecté à un itinéraire d’autobus ou l’a [traduction] « comblé »; les heures durant lesquelles il était [traduction] « protégé » (une fois qu’il était affecté à un itinéraire et qu’il attendait l’heure de départ); les heures auxquelles il a pris la route; pris des pauses pendant le trajet, le cas échéant; est arrivé à destination; a fait descendre les passagers et déchargé tout colis à livrer; est revenu ou a commencé un nouvel itinéraire.

[99] Deuxièmement, chaque page bleue associée à chaque période de 24 heures se doublait d’une copie carbone blanche, et, à la fin de chaque période de 24 heures, le chauffeur était censé retirer la page bleue – que certains témoins ont appelée la [traduction] « feuille de route » ou le [traduction] « feuillet de paie » – et la remettre à un répartiteur, qui devait la parapher pour en confirmer la réception et y inscrire ou estampiller la date du jour. M. Al‑Khafajy, le témoin de la Commission, a déclaré qu’il y avait parfois une boîte ou un contenant où les chauffeurs devaient déposer leurs feuilles de route. Le service de la répartition transmettait ensuite les feuilles en question au service de la paie de Greyhound. Les chauffeurs, quant à eux, devaient conserver les copies carbone dans leur journal de bord. La preuve a établi que les chauffeurs de Greyhound étaient payés toutes les deux semaines, autrement dit à la quinzaine. Dans la présente décision, cette période de deux semaines est appelée la « période de paie ».

[100] Troisièmement, les chauffeurs étaient tenus d’avoir avec eux en tout temps leurs journaux de bord du mois courant et du mois précédent lorsqu’ils travaillaient. Ils devaient aussi tenir continuellement à jour leur journal de bord en cours, de façon à ce que, s’ils étaient arrêtés pour une inspection par des fonctionnaires des ministères des Transports de l’ordre fédéral ou provincial, les autorités américaines ou des policiers, ces représentants pourraient inspecter leurs journaux de bord, y compris les copies carbone, pour vérifier s’ils respectaient les heures de service applicables et si leur journal de bord était à jour.

[101] La preuve a démontré que, dans la formation qu’elle offrait, Greyhound enseignait à ses chauffeurs en formation que la législation sur les heures de service interdisait de conserver ou de tenir deux journaux de bord pour une même période, c’est‑à‑dire pour le même jour, la même semaine ou le même mois. Greyhound les avisait également qu’il leur était interdit de modifier, d’endommager ou de détruire une quelconque partie de leur journal de bord. Il ressort aussi de la preuve que M. Izrailov et le plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, ont tous deux reconnu par écrit, après leur formation et environ un an plus tard, qu’ils comprenaient qu’ils ne devaient pas tenir deux journaux de bord.

(iv) La récapitulation

[102] En plus de l’exigence réglementaire selon laquelle chacun des chauffeurs de réserve devait transporter un journal de bord actualisé, l’intimée exigeait d’eux qu’ils tiennent et gardent à jour ce qu’on appelait une [traduction] « récapitulation » de leurs heures de travail quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles. Cette récapitulation prenait la forme d’une page présentant le décompte des heures hebdomadaires et mensuelles travaillées par un chauffeur de réserve, en commençant par le total des heures de travail accumulées au cours des six ou sept derniers jours du mois précédent. La récapitulation permettait au chauffeur d’assurer un suivi de ses heures de travail quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles et de voir le nombre d’heures de service qu’il pouvait assumer le jour suivant.

(v) Le registre quotidien de répartition

[103] M. Butler a déclaré que, depuis 2004 environ, les répartiteurs de Greyhound partout au Canada se servaient du type de registre figurant à la pièce R-8 pour tenir leur propre registre (le « registre quotidien de répartition » ou « registre de répartition »), lequel leur permettait de suivre la situation des chauffeurs inscrits sur la liste de réserve de chaque terminal. Ils remplissaient le registre de répartition en temps réel, et au stylo uniquement. Chacun des registres quotidiens de répartition était censé contenir les renseignements qui correspondaient à chacune des périodes de travail de 24 heures (de 0 h 01 à minuit). D’ailleurs, la pièce R1‑22A regroupe les registres quotidiens de répartition établis pour les dates qui y sont inscrites. Dans le registre de répartition, les heures étaient consignées selon le format horaire de 24 heures.

[104] Chaque registre quotidien de répartition comprenait, entre autres : le nom des chauffeurs de réserve appelés au travail par les répartiteurs; l’heure à laquelle le répartiteur avait appelé le chauffeur pour lui offrir un itinéraire; l’heure à laquelle le répartiteur lui avait attribué l’itinéraire, l’heure du départ du chauffeur et, si le chauffeur retournait à son terminal de départ, l’heure de son retour.

[105] Les témoins de Greyhound, David Butler, Rob Davidson, Raymond Palmer – lequel était gestionnaire du service de répartition centralisé de Burlington au moment de son témoignage – et David Hickie, directeur de la sécurité de Greyhound ayant aussi été répartiteur pour l’entreprise pendant cinq ans, de même que le témoin de la Commission, M. Al‑Khafajy, ont tous déclaré qu’à elle seule, la consultation du registre quotidien de répartition ne permettait pas toujours de déterminer si un chauffeur avait contrevenu aux heures de service un jour donné. Il fallait aussi examiner le journal de bord du chauffeur pour voir, par exemple, si ce dernier avait travaillé pendant toute la période indiquée dans le registre de répartition ou si, pendant la journée, il avait été en repos, avait eu le statut « protégé » ou était retourné au terminal comme passager (« chauffeur à bord comme passager »).

[106] Comme M. Hickie l’a dit durant son témoignage, un répartiteur avait la possibilité de voir, dans le registre quotidien de répartition, l’heure à laquelle le chauffeur était arrivé au terminal de ce même répartiteur. Cependant, il y avait d’autres variables que le répartiteur pouvait seulement connaître en consultant les journaux de bord du chauffeur. Or, les répartiteurs n’avaient pas ces documents sous les yeux : il n’y avait qu’un seul exemplaire du journal de bord, et c’est le chauffeur qui l’avait en sa possession. Par conséquent, il incombait au chauffeur de dire au répartiteur s’il avait assez d’heures de service en banque pour accepter l’affectation que ce dernier lui offrait. Les changements de statut de travail du chauffeur durant la journée avaient une incidence sur sa situation de conformité avec les heures de service pour la journée en question. Ces changements de statut de travail étaient, par exemple, le fait de passer d’une période de conduite à une période de repos ou d’une période de repos au statut de chauffeur à bord comme passager. En outre, il était aussi nécessaire d’examiner la récapitulation et le journal de bord du chauffeur pour la semaine afin de déterminer si ce dernier contrevenait aux heures de service hebdomadaires ou mensuelles.

[107] David Butler a témoigné que Greyhound avait auparavant mis en place un système selon lequel, tous les mois, chaque répartiteur vérifiait aléatoirement les récapitulations de cinq chauffeurs de réserve dont le nom figurait sur sa liste de réserve pour voir s’ils respectaient les heures de service. Lorsque M. Butler était répartiteur à London, de 2004 à 2007, il effectuait des vérifications mensuelles concernant tous ses chauffeurs de London et de Windsor. Il a affirmé n’avoir jamais découvert de violation.

[108] M. Butler a ajouté qu’en mai 2009, il avait été porté à l’attention de Greyhound que les répartiteurs avaient cessé de faire des vérifications mensuelles aléatoires au printemps de 2007, soit vers l’époque où des modifications avaient été apportées au Règlement sur les heures de service. La preuve documentaire a permis de confirmer le témoignage de M. Butler, dans la mesure où, dans certains courriels que Stuart Kendrick, alors vice‑président principal pour le Canada – le plus haut dirigeant de Greyhound au Canada – avait envoyés à diverses personnes, dont M. Butler, M. Kendrick demandait pourquoi les répartiteurs n’effectuaient plus de vérifications aléatoires mensuelles. La preuve a établi qu’en 2009, M. Davidson a envoyé un courriel ordonnant à chacun de ses 12 répartiteurs de commencer immédiatement à soumettre des vérifications mensuelles portant sur cinq chauffeurs. Je constate qu’aucun élément de preuve n’a été présenté de manière à établir si les répartiteurs avaient bel et bien repris les vérifications mensuelles aléatoires. En 2010, le système de vérification a changé, comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous.

(vi) Programme de vérification aléatoire du centre de réponse initiale de Burlington

[109] Lorsqu’il a été demandé à M. Butler, durant son interrogatoire principal, de préciser la mesure dans laquelle les gestionnaires s’étaient vu demander d’examiner les coûts de la main‑d’œuvre, il a d’abord fourni des renseignements généraux sur un changement apporté au service de la paie de Greyhound. Vers l’été 2009, ce service a déménagé de Calgary à Burlington (Ontario), et un nouveau système de paie a été mis en place. Le nouveau système permettait au service de la paie de consigner plus de renseignements sur les catégories de paie qui composaient la rémunération à la quinzaine des chauffeurs de réserve. Par exemple, grâce au nouveau système, on pouvait ventiler les montants de la rémunération d’un chauffeur en fonction de son salaire de base, des heures supplémentaires travaillées et de la garantie, des renseignements auxquels les gestionnaires n’avaient pas accès auparavant. M. Butler avait commencé à recevoir, toutes les deux semaines, un rapport de rémunération à la quinzaine pour la division de l’Est. M. Butler a expliqué que, lorsque les gestionnaires ont commencé à examiner la rémunération des chauffeurs, ils ont décidé de garder à l’œil quatre [traduction] « signaux d’alarme ». Si la rémunération d’un chauffeur déclenchait l’un de ces quatre signaux d’alarme, Greyhound menait une enquête plus approfondie. En contre‑interrogatoire, lorsque M. Izrailov a demandé à M. Butler quel [traduction] « principe directeur » guidait le choix de Greyhound de mener une enquête plus approfondie sur un chauffeur, M. Butler a répondu que les signaux d’alarme ou les critères de Greyhound étaient les suivants :

  1. une rémunération à la quinzaine régulière de plus de 3 000 $;
  2. un nombre élevé d’heures supplémentaires comparativement à la majorité des employés;
  3. des heures assurables approchant ou dépassant le seuil des 140 heures, comme précisé dans la section « Commentaires » de la pièce R1‑30;
  4. le versement de la garantie.

[110] Toujours durant son témoignage, M. Butler a déclaré que, le 24 février 2010, Stuart Kendrick avait envoyé un courriel aux gestionnaires régionaux, dont il faisait partie, pour les aviser que le centre de réponse initiale de Burlington (CRIB) de Greyhound procéderait à des vérifications aléatoires visant à déceler d’éventuelles infractions relatives aux heures de service et aux journaux de bord des chauffeurs. Le CRIB utiliserait pour ce faire les modèles de vérification et de récapitulation des heures de service joints au courriel. M. Butler a confirmé les instructions de M. Kendrick selon lesquelles on devait mettre hors service les chauffeurs qui n’avaient pas respecté les heures de service ou qui avaient commis plusieurs infractions liées au journal de bord, et tenir immédiatement des auditions disciplinaires.

[111] Robert Davidson, le témoin de Greyhound, a travaillé pour l’entreprise pendant 14 ans, d’abord en tant que chauffeur de réserve, puis, pendant trois ans, en tant que chauffeur certains jours et répartiteur d’autres jours, en alternance. Il a déclaré qu’au cours de sa dernière année à Ottawa, il avait travaillé environ 90 % du temps comme répartiteur. Il est ensuite devenu cadre et, d’avril 2008 à juin 2012, il a été gestionnaire des opérations au terminal de Greyhound de Toronto, ce qui comprenait la région environnante et les terminaux satellites de Barrie et de Peterborough, entre autres. Il a démissionné de Greyhound pour accepter un poste de direction chez Metrolinx. Lorsqu’il était gestionnaire des opérations de Greyhound à Toronto, M. Davidson gérait une équipe composée de répartiteurs et d’environ 120 chauffeurs, dont des chauffeurs de réserve. David Butler était son supérieur.

[112] M. Davidson a témoigné que la haute direction, plus précisément David Butler, Randy Padley, supérieur de M. Butler et alors directeur de Greyhound pour l’est du Canada, et Stuart Kendrick, l’avaient chargé d’examiner la rémunération des chauffeurs de réserve sous sa supervision. L’examen visait à déterminer si Greyhound utilisait ses chauffeurs de réserve de la façon la plus rentable possible. On lui a expressément demandé de vérifier si Greyhound payait la garantie à certains chauffeurs tout en permettant à d’autres chauffeurs de faire des heures supplémentaires. Dans l’affirmative, la haute direction voulait connaître les raisons pour lesquelles Greyhound laissait un chauffeur chez lui et lui versait la garantie complémentaire tout en payant des heures supplémentaires à un autre chauffeur.

[113] Pour analyser la rémunération des chauffeurs, M. Davidson a passé en revue ce qu’il a appelé des « tableaux de ventilation de la rémunération à la quinzaine des chauffeurs » – qui constituaient la pièce R1‑30 et dont on trouvait, à la pièce HR1‑34, des copies portant le titre manuscrit [traduction] « Rapport sur la rémunération des chauffeurs ». Même si M. Davidson a parlé de la pièce R1‑30 comme des tableaux de ventilation de la rémunération à la quinzaine des chauffeurs, il y a aussi fait référence autrement. Ainsi, par souci de clarté et d’uniformité, le Tribunal ne fera référence qu’à la pièce R1‑30, qu’il désignera en tant que « rapport sur la rémunération des chauffeurs ».

[114] Ce qui intéressait M. Davidson, dans le rapport sur la rémunération des chauffeurs, était la rémunération des heures supplémentaires à la quinzaine et le nombre d’heures de travail effectuées durant chaque période de paie. Il a déclaré qu’en sa qualité de gestionnaire des opérations de Toronto, il remplissait la section Commentaires de ce rapport, tandis que des adjoints administratifs en remplissaient les autres sections.

[115] En ce qui concerne M. Izrailov et les quatre plaignants ayant réglé leur plainte, le rapport sur la rémunération des chauffeurs faisait état de revenus élevés, soit d’un montant à la quinzaine supérieur à 3 000 $, ce qui a incité M. Butler à mener une enquête plus approfondie selon la démarche suivante :

  • a) demander au service de la paie ce que M. Davidson a appelé des [traduction] « sommaires de paie à la quinzaine » concernant les personnes dont les revenus étaient élevés, puis examiner ces sommaires pour déterminer si les chauffeurs affichaient un nombre élevé d’heures assurables ou d’heures supplémentaires. Ces sommaires de paie à la quinzaine en question étaient présentés de la même façon et fournissaient les mêmes renseignements pour chaque chauffeur que les pièces C-6 à C-10 (qui constituent les sommaires de paie à la quinzaine de M. Izrailov et des quatre plaignants ayant réglé leur plainte pour le mois d’avril 2010);

  • b) saisir l’information des sommaires de paie à la quinzaine dans la section Commentaires du rapport sur la rémunération des chauffeurs (pièces R1‑30 et HR‑34);

  • c) examiner les renseignements dans leur ensemble pour déterminer si une explication raisonnable justifiait la rémunération élevée ou le nombre élevé d’heures assurables;

  • d) enfin, si ces renseignements n’apportaient pas d’explication raisonnable à la rémunération du chauffeur, envoyer une demande au CRIB pour qu’il effectue une vérification des heures de service pour la période de paie et le chauffeur concernés.

[116] En contre‑interrogatoire, M. Butler a expliqué que M. Izrailov avait été mis hors service en raison des violations relatives aux heures de service constatées dans le cadre de la vérification de son dossier par le CRIB. M. Butler a indiqué que la mise hors service de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte n’avait rien à voir avec leur origine ethnique, la couleur de leur peau ou leur sexe. Le principe directeur d’une telle mesure était que, si les vérifications du CRIB révélaient des violations relatives aux heures de service, alors, conformément aux directives du 24 février 2010 du vice‑président principal Stuart Kendrick, le chauffeur fautif devait être mis hors service. M. Butler a affirmé que nul n’avait été mis hors service uniquement parce qu’il touchait un salaire élevé de plus de 3 000 $ à la quinzaine. Une telle rémunération élevée déclenchait une enquête plus approfondie, ce qui, dans le cas de M. Izrailov, a permis de découvrir plusieurs violations relatives aux heures de service. C’est en raison de ces violations que Greyhound a mis M. Izrailov hors service.

[117] M. Davidson a également témoigné qu’en réalité, la mise hors service des employés était le résultat de l’analyse qu’il faisait des vérifications effectuées par le CRIB. Autrement dit, il utilisait les vérifications du CRIB pour repérer lesquels des chauffeurs devaient être mis hors service.

[118] En contre‑interrogatoire, M. Butler a déclaré que, pour savoir quels employés avaient des revenus supérieurs aux critères fixés par la direction, Greyhound avait examiné le rapport sur la rémunération des chauffeurs. Je constate que le rapport sur la rémunération des chauffeurs qui figure à la pièce R1‑30 contient cinq pages, lesquelles présentent la rémunération à la quinzaine des chauffeurs de réserve de Greyhound qui y sont mentionnés pour cinq périodes de paie de deux semaines chacune. La première période de paie se terminait le 2 janvier 2010 et la cinquième, le 27 février 2010. Par conséquent, le rapport sur la rémunération des chauffeurs couvre une période d’environ 10 semaines, et je constate également que chaque période de paie consignée dans le rapport concerne au moins 18, et au plus 38 chauffeurs. Les noms de certains chauffeurs revenaient dans une partie ou dans l’ensemble des périodes de paie.

[119] M. Butler a également affirmé, en contre‑interrogatoire, que ce n’étaient pas tous les chauffeurs mentionnés dans le rapport sur la rémunération des chauffeurs qui avaient été visés par une vérification, même s’ils étaient nombreux à l’avoir été. Par exemple, étant donné que la période de paie se terminant le 2 janvier 2010 comportait deux jours fériés, soit le jour de Noël et le jour de l’An, on s’attendait à ce que des heures supplémentaires soient payées; c’est pourquoi Greyhound ne s’était pas inquiétée outre mesure des salaires élevés indiqués pour de nombreux employés relativement à cette période de paie. Toutefois, en ce qui concernait cette même période de paie, M. Butler était préoccupé par le nombre d’heures supplémentaires affichées par M. Izrailov, les deux plaignants russes ayant réglé leur plainte et l’un des plaignants ayant réglé leur plainte qui appartenaient à une minorité visible.

[120] M. Butler a également précisé que les enquêtes avaient commencé quelques mois après la réception du rapport sur la rémunération des chauffeurs.

[121] Toujours durant son contre‑interrogatoire, M. Butler a déclaré que M. Davidson avait ordonné les vérifications des heures de service, et qu’il en avait ordonné un grand nombre, pas seulement dans le dossier des cinq plaignants initiaux. M. Davidson a par la suite confirmé dans son témoignage qu’il avait ordonné au CRIB d’effectuer des vérifications visant d’autres chauffeurs en plus des cinq plaignants initiaux. Selon un courriel du 21 avril 2010 envoyé par le vérificateur du CRIB, E. Chiappetta, et adressé entre autres à M. Butler, en réponse à une question posée par Eve Harris, représentante de l’intimée, au nom de Stuart Kendrick, le CRIB avait effectué des vérifications au sujet de 133 chauffeurs et avait découvert que 22 d’entre eux avaient commis des violations. J’estime que les témoignages de MM. Butler et Davidson et la preuve documentaire établissent qu’au cours de la même période, l’intimée a effectué des vérifications portant sur d’autres chauffeurs en plus des cinq plaignants initiaux.

[122] Lorsque, en contreinterrogatoire, M. Izrailov a demandé à M. Butler d’expliquer pourquoi certaines personnes qui gagnaient plus de 3 000 $ n’avaient pas fait l’objet d’une vérification, M. Butler a répondu que ce n’étaient pas nécessairement les personnes ayant touché les plus hauts salaires qui avaient fait l’objet d’une enquête en premier, et que quiconque avait touché une rémunération régulière à la quinzaine de plus de 3 000 $ devait faire l’objet d’une enquête plus approfondie. C’était habituellement M. Davidson qui menait ces enquêtes plus poussées. S’il ne trouvait pas d’explication raisonnable pour ces rémunérations élevées, il demandait alors au CRIB procéder à une vérification concernant les chauffeurs visés, comme M. Davidson l’a confirmé durant son témoignage. M. Butler a également témoigné que l’intimée n’avait pas examiné les cinq pages du rapport sur la rémunération des chauffeurs (pièce R130) dans un ordre précis, une affirmation que M. Davidson a également faite lors de son témoignage.

[123] Monsieur Butler a expliqué que le rapport sur la rémunération des chauffeurs était produit par le service de la paie, et comprenait à la fois un registre des gains et un relevé des heures assurables créditées à l’employé. L’intimée envoyait ensuite ces dossiers au ministère compétent à des fins de vérification. Le rapport sur la rémunération des chauffeurs et les différentes pages qui le composaient n’étaient pas des vérifications des heures de service, lesquelles représentaient des documents entièrement distincts. Les renseignements figurant dans le rapport sur la rémunération des chauffeurs pouvaient tout de même servir de signal d’alarme et justifier une enquête plus approfondie. Cela dit, la présence d’un tel signal dans le rapport sur la rémunération des chauffeurs ne dénotait pas nécessairement une violation relative aux heures de service. Par exemple, en ce qui concerne les renseignements de la section Commentaires au sujet du nombre d’heures travaillées, M. Butler a précisé qu’un chauffeur pouvait avoir accumulé plus de 140 heures assurables sans nécessairement avoir commis de violation relative aux heures de service. À l’inverse, un chauffeur pouvait avoir accumulé moins de 140 heures assurables tout en ayant contrevenu aux heures de service. Le seuil des 140 heures assurables ou plus servait simplement d’indicateur quant à la nécessité d’un examen plus approfondi.

[124] Dans le même ordre d’idées, au cours de son contre‑interrogatoire, M. Butler s’est fait un devoir de souligner que, même si l’intimée avait signalé les chauffeurs de réserve qui gagnaient plus de 3 000 $ à la quinzaine en vue d’une enquête plus approfondie, un tel signalement ne signifiait pas que l’intimée demanderait automatiquement au CRIB de procéder à une vérification des heures de service. Il fallait effectuer d’autres recherches au sujet des chauffeurs visés pour déterminer si des explications raisonnables pouvaient justifier leurs revenus. Je suis d’avis que M. Davidson, le gestionnaire de l’intimée qui participait le plus directement aux enquêtes, l’a confirmé durant son témoignage. Par exemple, lorsqu’il a parlé du raisonnement qu’il avait suivi au sujet de la période de paie se terminant le 2 janvier 2010, il a mentionné avoir tenu compte du fait que le jour férié du 1er janvier se traduirait par un montant de paie plus élevé, et qu’il s’agissait là d’une explication raisonnable à ce même montant.

[125] M. Butler a témoigné que l’enquête s’était prolongée pendant plusieurs semaines. À propos de la dernière page du rapport sur la rémunération des chauffeurs, qui présentait les gains des divers chauffeurs pour la période de paie à la quinzaine se terminant le 27 février 2010, M. Butler a reconnu en contre‑interrogatoire que la rémunération élevée d’un certain chauffeur qui, selon lui, était membre d’une minorité visible, aurait été un signal d’alarme susceptible d’inciter Greyhound à examiner de plus près sa rémunération. M. Butler a également reconnu qu’à la pièce R129, on ne trouvait aucune vérification concernant le chauffeur en question pour la période de paie se terminant le 27 février 2010. Il a dit ignorer s’il y en avait eu une. J’estime que la pièce R1‑29 a démontré que le CRIB a effectué des vérifications concernant le même chauffeur pour d’autres périodes de paie, et que ces vérifications ont permis de confirmer que le chauffeur respectait les heures de service.

[126] J’arrive à la conclusion que le fait qu’un chauffeur ait été [traduction] « signalé » dans le processus de l’intimée, soit parce qu’il avait effectué beaucoup d’heures supplémentaires, soit parce qu’il avait gagné plus de 3 000 $ par période de paie ou encore qu’il avait accumulé 140 heures assurables ou plus, ne signifiait pas automatiquement que le chauffeur en question ferait l’objet d’une vérification du CRIB. J’admets les témoignages de M. Butler et de M. Davidson à ce sujet. Je conclus qu’un signal d’alarme déclenchait une enquête plus poussée, habituellement réalisée par M. Davidson, dans le but de déterminer s’il y avait une explication raisonnable justifiant le montant de la rémunération. M. Butler et M. Davidson ont tous deux déclaré qu’il pouvait y avoir des explications raisonnables et acceptables à ce qu’un chauffeur gagne 3 000 $ ou plus durant une période de paie, sans que celui-ci ait contrevenu aux heures de services. À titre d’exemple, un chauffeur avait été en congé de maladie prolongé et, à son retour, il avait reçu un paiement de rattrapage, raison pour laquelle il avait dépassé le montant de 3 000 $. Il pouvait aussi arriver qu’un chauffeur ait présenté un ou plusieurs feuillets de paie d’une période de paie précédente au moment de la période de paie suivante, et qu’un signal d’alarme lié au montant de la rémunération ait ainsi été déclenché. Comme mentionné précédemment, ce n’est que lorsque M. Davidson ne trouvait pas d’explication raisonnable à une rémunération plus élevée ou à un trop grand nombre d’heures assurables qu’il demandait au CRIB d’effectuer une vérification des heures de service d’un chauffeur.

[127] Aux dires de M. Butler, ce que l’intimée avait appelé dans certains éléments de preuve documentaire une [traduction] « audition d’enquête » – expression reprise par certains de ses témoins – était une rencontre entre la direction de l’intimée, le chauffeur qui avait commis une violation relative aux heures de service ou enfreint une autre règle importante et un représentant syndical qui représentait ce dernier, conformément à la convention collective. M. Butler a indiqué que ce type de rencontre visait à donner au chauffeur l’occasion de savoir ce qui lui était reproché et de présenter sa version des faits relativement à la violation présumée. La rencontre visait également à permettre à l’intimée de répondre aux questions [traduction] « qui, quoi, quand et pourquoi », à propos des violations, et de voir si le chauffeur trouvé coupable d’une violation exprimait des remords. Précisions que, dans la présente décision, ces rencontres sont appelées des « réunions d’enquête » plutôt que des auditions d’enquête afin d’éviter toute confusion avec l’audience du Tribunal.

VII. Positions et arguments de la Commission et de M. Izrailov

(i) L’absence de processus disciplinaire progressif

[128] Dans sa déclaration d’ouverture, la Commission a avancé que le défaut de Greyhound d’appliquer un processus disciplinaire progressif à l’égard de M. Izrailov pour ses violations relatives aux heures de service et infractions liées au journal de bord, ainsi que le choix de l’entreprise de passer plutôt directement au congédiement, donnait à penser que M. Izrailov avait été congédié pour un motif de distinction illicite, à savoir son origine nationale ou ethnique russe. M. Izrailov a quant à lui soutenu que le fait que les cinq plaignants congédiés pour des violations relatives aux heures de service aient été des immigrants ou des membres de minorités visibles démontrait que leur origine nationale ou ethnique avait été un facteur dans la décision de Greyhound de les congédier.

(ii) La réduction des services de Greyhound au Canada, notamment en Ontario

[129] L’une des principales observations de M. Izrailov et de la Commission avait trait au fait qu’à la fin de 2009, l’intimée perdait de l’argent dans diverses régions du Canada, y compris en Ontario. En conséquence, elle avait prévu de réduire ses services en éliminant des itinéraires, et avait donc besoin d’un moins grand nombre de chauffeurs. Pour pouvoir réduire ce nombre, l’intimée avait choisi de congédier M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte parce qu’ils étaient des immigrants. Leurs violations relatives aux heures de service étaient simplement un prétexte servant à dissimuler la méthode discriminatoire employée par l’intimée pour se débarrasser de chauffeurs dont elle n’avait plus besoin.

[130] Pour appuyer une telle allégation, M. Izrailov et la Commission se sont fondés en partie sur l’annonce faite par l’intimée à ses employés le 3 septembre 2009 pour les informer qu’au plus tard le 2 décembre 2009, elle aurait mis fin à ses activités au Manitoba et dans le nord-ouest de l’Ontario. Ils se sont également appuyés sur divers articles de journaux et ont cité des reportages de CBC et d’autres sources qui traitaient des réductions des itinéraires devant être appliquées aux alentours d’avril 2010, principalement en Ontario, mais aussi au Manitoba.

[131] Durant son interrogatoire principal, M. X, le plaignant ayant réglé sa plainte, a déclaré que selon lui, autour de l’hiver 2009‑2010, il y avait eu beaucoup de [traduction] « bavardages » au sujet de l’annulation, par l’intimée, d’itinéraires au nord de Barrie (Ontario). Les chauffeurs de Toronto s’inquiétaient de leur sécurité d’emploi, car [traduction] « beaucoup de chauffeurs ayant de l’ancienneté » auraient à être transférés à Toronto. Lorsque, toujours au cours de son interrogatoire principal, on lui a demandé s’il était au courant des conséquences de la réduction des services, M. X a répondu que des chauffeurs étaient alors transférés de la liste de Barrie à celle de Toronto et qu’à son avis, du point de vue de l’ensemble de la charge de travail, les affectations [traduction] « par personne » avaient été réduites à cause du nombre accru de chauffeurs. Cependant, il a mentionné que ces réductions n’avaient eu aucune incidence sur lui et ajouté qu’il était dans les [traduction] « bonnes grâces » des répartiteurs et recevait de [traduction] « bons itinéraires ».

[132] David Butler, le témoin de l’intimée, a déclaré qu’à supposer que celle-ci ait eu besoin de réduire le nombre de chauffeurs de réserve de Toronto, un processus était prévu à cette fin dans les dispositions relatives aux mises à pied de la convention collective, à la clause G‑19, et que l’intimée devait respecter ce processus. Il a ajouté que, depuis 1996, Greyhound n’avait pas eu besoin de mettre à pied des chauffeurs parce qu’elle avait besoin d’eux sur la route. Il me paraît raisonnable de déduire que M. Butler voulait dire par là que Greyhound avait assez de travail à offrir aux chauffeurs et qu’elle n’avait pas besoin de les mettre à pied. M. Butler a ajouté qu’il n’avait jamais lui‑même pris part à un processus de mise à pied.

[133] M. Butler a affirmé que les réductions des services projetées par Greyhound au Manitoba et dans le nord de l’Ontario n’auraient pas eu d’incidence sur les chauffeurs de Toronto, puisque les chauffeurs du Manitoba et du nord de l’Ontario faisaient partie d’une section locale syndicale différente de celle des chauffeurs de Toronto et que les chauffeurs d’une section locale ne pouvaient être transférés dans une région relevant d’une autre. Cette affirmation n’a pas été contestée, et je considère ce témoignage comme étant fiable.

[134] M. Butler a expliqué que les réductions d’itinéraires qui étaient susceptibles d’avoir une incidence sur les chauffeurs du terminal de Toronto étaient celles touchant les chauffeurs de l’intimée à Barrie. Il a également dit que l’ajout d’environ quatre chauffeurs au terminal de Toronto était une bonne chose, parce que ce terminal avait alors besoin de plus de chauffeurs de réserve.

[135] Rien dans la preuve présentée – que ce soit dans le témoignage de M. Izrailov ou dans la preuve documentaire concernant sa rémunération pour la période pertinente – ne donnait à penser que les revenus de M. Izrailov aient pu être réduits en conséquence de l’ajout de chauffeurs de réserve sur la liste de réserve de Toronto.

[136] Même si j’estime que la preuve a établi que les réductions d’itinéraires ont fait en sorte que quatre chauffeurs ont été transférés sur la liste de réserve de Toronto vers avril 2010, je suis également d’avis que la présence des quatre chauffeurs en question n’a pas eu d’incidence sur la rémunération de M. Izrailov. En outre, je conclus que l’intimée voulait plus de chauffeurs de réserve à Toronto. À mon avis, la preuve n’a pas permis d’établir que l’intimée, d’une part, a dû mettre fin à l’emploi de certains chauffeurs de réserve de Toronto en raison des réductions d’itinéraires faites en 2010 dans le sud de l’Ontario ni, d’autre part, que c’est pour cette raison qu’elle a choisi de congédier M. Izrailov en invoquant ses violations relatives aux heures de service et son utilisation du journal de bord comme prétextes pour camoufler la discrimination.

(iii) Le moment où l’intimée a pris connaissance des violations relatives aux heures de service commises par M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte

[137] M. Izrailov a soutenu que l’intimée savait dès 2009 que les plaignants ayant réglé leur plainte et lui contrevenaient aux heures de service, mais qu’elle n’avait rien fait jusqu’à ce qu’il soit commode pour elle, en 2010, d’utiliser ces mêmes violations comme prétexte pour les congédier et ainsi dissimuler un acte discriminatoire. Il a ajouté qu’on trouvait confirmation de ce fait dans les notes non datées de M. Davidson (à la pièce R4‑160) concernant ses journaux de bord, y compris ceux de janvier et février 2009. M. Izrailov a affirmé que, par conséquent, M. Davidson savait dès 2009 qu’il contrevenait aux règles, mais était resté les bras croisés et n’avait rien fait à ce sujet, sauf rester à l’affût du moment où l’intimée pourrait les congédier, lui et les plaignants ayant réglé leur plainte.

[138] M. Davidson a témoigné avoir pris les notes en question au moment de son examen des journaux de bord de M. Izrailov et précisé que cet examen avait eu lieu après la première réunion d’enquête avec ce dernier, ce qui n’a pas été contesté. Par conséquent, je conclus que la première réunion d’enquête s’est tenue le 22 avril 2010. Après cette réunion d’enquête, M. Izrailov s’est vu demander de fournir à M. Davidson ses journaux de bord des 12 mois précédents. La preuve n’a pas permis d’établir si les journaux de bord de janvier et de février 2009 faisaient partie du lot.

[139] M. Davidson a affirmé avoir analysé les journaux de bord en les comparant aux feuillets supérieurs des journaux de bord que M. Izrailov avait remis quotidiennement à l’intimée pour pouvoir être payé, c’est‑à‑dire ses feuillets de paie. M. Davidson a rédigé les notes figurant à la pièce R4‑160 à mesure que son enquête avançait.

[140] M. Izrailov n’a pas contre-interrogé M. Davidson au sujet du fait qu’il aurait été au courant dès 2009 des violations relatives aux heures de service, mais n’aurait rien fait avant avril 2010 parce qu’il était commode pour l’intimée d’attendre jusqu’à ce moment‑là. Par conséquent, je dois mettre en balance les observations de M. Izrailov concernant le moment où M. Davidson a eu connaissance de ses violations et le témoignage de M. Davidson sur les circonstances relatives à son examen des journaux de bord de M. Izrailov.

[141] Cela dit, je constate que, sur la première des quatre pages de notes non datées de M. Davidson, le mot [traduction] « VIOLATIONS » est inscrit dans le haut de la marge gauche. Les notes commencent par la mention [traduction] « 17 janvier 2009 », suivie d’une description du nombre d’heures et d’autres notes. Des dates assorties de notes y sont ensuite inscrites pour chaque mois subséquent, jusqu’au mois de mars 2010 inclusivement.

[142] J’admets le témoignage de M. Davidson voulant qu’il ait rédigé les notes en question après la première réunion d’enquête avec M. Izrailov, tenue le 22 avril 2010, et qu’il l’ait fait durant son examen des journaux de bord de ce dernier. J’en conclus donc que M. Davidson a écrit ces notes après le 22 avril 2010.

[143] Aucun témoin, pas même M. Izrailov, n’a prétendu que l’intimée avait avisé celui-ci avant avril 2010 qu’il contrevenait aux heures de service, et rien n’indique non plus qu’un répartiteur ait vérifié l’une des récapitulations de M. Izrailov ou que le CRIB ait effectué une vérification des heures de service au moyen des journaux de bord de M. Izrailov avant avril 2010.

[144] M. Izrailov a ajouté que l’intimée pouvait aussi savoir qu’il avait dépassé le nombre d’heures de service permis par l’intermédiaire de son service de la paie. En effet, M. Izrailov consignait ses heures de conduite réelles sur les feuillets de paie qu’il soumettait aux répartiteurs, lesquels les remettaient ensuite au service de la paie. M. Izrailov avait toujours été rémunéré sans problème pour ses heures de conduite réelles; par conséquent, a-t-il fait valoir, l’intimée connaissait ses heures de conduite et ne s’y est pas opposée, malgré le fait que celles-ci n’étaient pas conformes aux heures de service.

[145] Le plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, a déclaré dans son témoignage que la superviseure du service de la paie de l’intimée, Mme Saju, s’empressait de retourner aux chauffeurs les feuillets de paie qui contenaient des erreurs. D’autres chauffeurs s’étaient plaints de ce qu’elle refusait leurs feuillets de paie et soulignait parfois des erreurs de consignation, même si elle n’était pas censée s’occuper de réviser les heures de service.

[146] M. Butler a témoigné que le mandat de la superviseure du service de la paie n’incluait pas le contrôle de la partie des feuillets de paie des chauffeurs portant sur les heures de service. La superviseure n’avait reçu aucune formation sur le Règlement sur les heures de service et n’était pas censée l’appliquer. Il a expliqué que, sur une période de deux semaines, le service de la paie recevait entre 3 500 et 4 000 feuillets de paie des chauffeurs du secteur qui relevaient de Mme Saju et que, vu ce grand nombre, il aurait été impossible que ses employés ou elle vérifient les heures de service des chauffeurs, et ce, même en supposant qu’elle avait reçu la formation nécessaire, ce qui n’était pas le cas. Le travail du service de la paie consistait à vérifier les éléments d’ordre administratif des feuillets de paie (p. ex. si celui-ci était rempli entièrement ou correctement; si le chauffeur avait utilisé le bon code en fonction de l’élément précis pour lequel il demandait d’être payé; s’il fallait payer au chauffeur une dépense qu’il réclamait). Ce témoignage est aussi confirmé par le courriel que Mme Saju a envoyé en 2010 à M. Butler et à d’autres personnes pour leur demander de dire à Ian Laird, alors président du syndicat, qu’elle n’avait pas à contrôler les heures de service.

[147] Par conséquent, je conclus que la preuve n’a pas permis d’établir que M. Davidson ou tout autre gestionnaire de l’intimée ou du service de la paie savait, avant la mi‑avril 2010, que M. Izrailov ou les plaignants ayant réglé leur plainte commettaient des violations des heures de service.

(iv) Les observations de M. Izrailov au sujet du témoignage de M. Davidson

[148] M. Izrailov a soutenu que le Tribunal ne devrait pas considérer comme fiable le témoignage de M. Davidson au sujet des mesures qu’il avait prises et du choix qu’il faisait des journaux de bord à envoyer au CRIB aux fins de vérification. Il a justifié son affirmation par le fait que le témoignage de M. Davidson au sujet de la signification et des conséquences de ses notes en bleu, dans la section Commentaires du rapport sur la rémunération des chauffeurs, était incohérent. M. Izrailov a prétendu que, durant son témoignage, M. Davidson avait d’abord déclaré que les commentaires en bleu signifiaient que les journaux de bord du chauffeur pour la période visée avaient été envoyés au CRIB en vue d’une vérification des heures de service, pour ensuite revenir sur cette déclaration durant son contre‑interrogatoire et affirmer qu’ils signifiaient que le dossier du chauffeur avait été signalé en vue d’une enquête plus approfondie (et non d’une vérification immédiate).

[149] J’estime que le témoignage de M. Davidson sur la signification des notes en bleu dans la section Commentaires était cohérent du début à la fin : le bleu signalait le besoin d’une enquête plus poussée sur la situation du chauffeur visé pour déterminer si une explication raisonnable justifiait une rémunération déraisonnable ou un trop grand nombre d’heures de service au cours de la période de paie visée. Ce n’est qu’en l’absence d’explication raisonnable que l’intimée (habituellement M. Davidson) demandait au CRIB de procéder à une vérification des heures de service du chauffeur concerné.

(v) L’ordre dans lequel l’intimée a mis hors service M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte démontre que M. Izrailov a été victime de discrimination

[150] M. Izrailov a également soutenu que l’ordre dans lequel Greyhound les avait mis hors service, lui et les plaignants ayant réglé leur plainte, constituait un élément clé pour établir que celle‑ci avait fait preuve de discrimination à son égard et à celui des deux autres plaignants russes ayant réglé leur plainte, en fonction de leur origine nationale ou ethnique russe.

[151] Il a également fait un lien entre cette observation et ce que l’intimée avait qualifié de [traduction] « signal d’alarme » exigeant une enquête plus approfondie, à savoir le fait qu’un chauffeur touchait une rémunération régulière à la quinzaine dépassant 3 000 $.

[152] Pour soutenir son argument, M. Izrailov a aussi plaidé que Greyhound avait d’abord mis hors service les trois plaignants russes et, ensuite, seulement les deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte, et ce, malgré le fait qu’au moins un des plaignants non russes ayant réglé leur plainte avait gagné plus d’argent à l’occasion d’au moins une des périodes de paie à la quinzaine que lui ou les plaignants russes ayant réglé leur plainte. Par conséquent, il a fait valoir que ce n’était pas la rémunération à la quinzaine supérieure à 3 000 $ qui avait fait en sorte que son dossier et celui des deux autres plaignants russes ayant réglé leur plainte aient été visés, mais le seul fait qu’ils étaient d’origine nationale ou ethnique russe. Il a soutenu que, si Greyhound avait réellement mis hors service M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte en raison de leur rémunération, lui et les deux autres plaignants russes ayant réglé leur plainte auraient été les derniers, et non les premiers, à être mis hors service. Autrement dit, l’allégation relative à la rémunération à la quinzaine déraisonnablement élevée n’était qu’un prétexte servant à dissimuler l’acte discriminatoire exercé par Greyhound contre M. Izrailov et les deux autres plaignants russes ayant réglé leur plainte.

[153] Durant son témoignage, M. Izrailov ne s’est pas souvenu de lui-même de la date à laquelle il avait été mis hors service. Il est parvenu à établir une date en se fondant sur divers éléments de preuve figurant à la pièce C-9 et sur son sommaire de paie à la quinzaine du service de la paie, selon lequel il s’était acquitté d’un trajet nolisé le 19 avril 2010. Il avait ensuite été [traduction] « en congé » les 20 et 21 avril, puis avait commencé à recevoir un salaire fixe le 15 avril 2010, qui était aussi la date de sa première réunion d’enquête avec Greyhound. À la lumière de ces éléments de preuve, il a avancé que l’intimée l’avait mis hors service le 19 avril 2010, à son retour du trajet nolisé.

[154] M. Izrailov s’est en outre appuyé sur la pièce C-6, soit le sommaire de paie à la quinzaine du plaignant ayant réglé sa plainte, M. X, selon lequel ce dernier avait commencé à recevoir un salaire fixe le 15 avril 2010. Il a soutenu que l’intimée commençait à verser le taux fixe à tout chauffeur qu’il avait mis hors service au moins un jour après la mise hors service, ce qui signifiait que l’intimée avait mis M. X hors service le 14 avril 2010.

[155] Aux dires de M. Izrailov, la pièce C-10 démontrait que l’intimée avait commencé à verser le taux fixe à l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte le 18 avril 2010 et, puisque la pièce indiquait que ce dernier était [traduction] « en congé » les 16 et 17 avril, cela signifiait que l’intimée l’avait mis hors service le 15 avril 2010. Il s’est appuyé de la même façon sur les pièces C-7 et C-8 pour soutenir que l’un des deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte avait été mis hors service le 20 avril 2010, alors que l’autre l’avait été le 22 avril 2010.

[156] M. Izrailov a affirmé que, si les critères de l’intimée avaient véritablement été fondés sur un examen du dossier des chauffeurs qui gagnaient plus de 3 000 $ à la quinzaine, elle aurait dû, par exemple, mettre d’abord hors service les deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte, parce qu’ils avaient eu une rémunération supérieure à la sienne.

[157] Selon les témoignages de MM. Butler et Davidson, Greyhound n’a jamais mis un chauffeur hors service pendant les enquêtes pour la simple raison que son salaire à la quinzaine s’élevait à 3 000 $ ou plus. Ils ont plutôt déclaré que Greyhound avait mis hors service M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte lorsque les vérifications du CRIB avaient révélé des violations relatives aux heures de service.

[158] Rob Davidson, témoin de l’intimée, a indiqué dans son témoignage que, le 15 avril 2010, il avait reçu les résultats de la vérification des heures de service de décembre 2009 et de janvier 2010 concernant l’autre plaignant d’origine russe ayant réglé sa plainte. La vérification en question révélait que le plaignant visé n’avait pas respecté les heures de service. Selon M. Davidson, ce chauffeur aurait été mis hors service le 15 avril 2010 en attendant une enquête plus approfondie et la tenue d’une réunion d’enquête, comme en fait foi le courriel envoyé le 15 avril 2010 par David Butler à M. Davidson et à d’autres personnes.

[159] M. Davidson a déclaré, et la preuve documentaire le confirme, que, le 15 avril 2010, il avait également reçu un courriel d’une autre vérificatrice du CRIB. Celle-ci avait procédé à une vérification des heures de service de M. X, plaignant russe ayant réglé sa plainte, pour la période du 26 janvier au 28 février 2010, et cette vérification avait permis de découvrir que M. X n’avait pas respecté les heures de service. La vérificatrice du CRIB avait alors proposé que le CRIB effectue également une vérification des heures de service de M. X pour le mois de mars 2010, ce à quoi M. Davidson avait consenti. M. Davidson a ajouté que M. X devait avoir été mis hors service le 15 avril 2010 en attendant une enquête plus poussée de même que la tenue d’une réunion d’enquête.

[160] M. X a déclaré qu’un répartiteur l’avait appelé trois ou quatre jours avant sa première réunion d’enquête pour lui dire qu’il était mis hors service avec solde. Cette première réunion d’enquête a eu lieu le 19 avril 2010.

[161] M. Davidson a indiqué ne pas arriver à se souvenir de l’ordre dans lequel il avait envoyé ses demandes de vérification au CRIB concernant divers chauffeurs, dont M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte.

[162] Je conclus que la preuve n’appuie pas la prétention de M. Izrailov selon laquelle l’intimée aurait mis M. X hors service le 14 avril 2010. J’admets les témoignages de MM. Butler et Davidson quant au fait que ce n’est qu’après avoir reçu les vérifications des heures de service du CRIB que M. Davidson a mis les plaignants ayant réglé leur plainte et M. Izrailov hors service. M. X a affirmé, et j’admets son témoignage à cet égard, qu’un répartiteur l’avait appelé trois ou quatre jours avant sa première réunion d’enquête, le 19 avril 2010, pour lui dire qu’il avait été mis hors service avec solde, ce qui signifie que l’appel téléphonique du répartiteur à M. X aurait eu lieu le 15 ou le 16 avril 2010. M. Davidson et M. Butler ont tous deux témoigné que la mise hors service d’un chauffeur était fondée sur la découverte de violations relatives aux heures de service dans le cadre d’une vérification du CRIB. Je conclus que la preuve documentaire confirme le témoignage de M. Davidson voulant qu’il ait reçu la vérification du CRIB sur M. X le 15 avril 2010. L’ensemble des faits qui précèdent établit – et je conclus de même – que l’intimée a mis M. X hors service le 15 avril 2010, et ce, même si ce dernier avait commencé à recevoir un salaire fixe le même jour.

[163] L’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte n’a pas témoigné. Cependant, le témoignage de M. Davidson concorde avec les éléments de preuve documentaire selon lesquels, le 15 avril 2010, M. Davidson avait reçu les résultats d’une vérification des heures de service effectuée par une vérificatrice différente du CRIB, résultats qui confirmaient que l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte avait commis des violations relatives aux heures de service. De plus, la preuve a établi que l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte avait lui aussi participé à sa première réunion d’enquête le 19 avril 2010. La pièce C‑10 démontre qu’il était en congé les 16 et 17 avril 2010 et que l’intimée avait commencé à lui verser le taux fixe le 18 avril 2010. Cependant, ces faits ne prouvent pas qu’il ait été mis hors service le 16 ou le 17 avril. Selon les témoignages de MM. Butler et Davidson, vu la directive de M. Kendrick selon laquelle les gestionnaires devaient immédiatement retirer du service les chauffeurs dont les vérifications du CRIB avaient révélé des violations relatives aux heures de service, ils l’ont fait immédiatement. J’admets leur témoignage, qui est d’ailleurs confirmé par le courriel de M. Kendrick à ce sujet. Il est plus probable qu’improbable que M. Davidson ait mis hors service l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte dès le 15 avril 2010, après avoir reçu le jour même les résultats de la vérification des heures de service de ce dernier.

[164] Lorsque M. Izrailov s’est exprimé sur cette question durant son témoignage, il a dit ne pas se souvenir exactement du moment où il avait été mis hors service. Il a extrapolé, à partir de la pièce C-9, soit son propre sommaire de paie à la quinzaine, qu’il devait s’agir du 19 avril 2010, date de son retour d’un trajet nolisé. De plus, il s’est avéré qu’il était en congé les 20 et 21 avril, ce qui signifie, selon son analyse, qu’il avait été mis hors service le 19 avril. L’intimée a commencé à lui verser un salaire fixe le 22 avril 2010. M. Izrailov a prétendu que l’intimée commençait à verser le tarif fixe au moins un jour après la mise hors service d’un chauffeur.

[165] M. Butler et M. Davidson ont déclaré, et la preuve documentaire l’a confirmé, qu’ils avaient reçu le 20 avril 2010 les vérifications des heures de service de M. Izrailov et des deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte ayant été effectuées par le CRIB. Ces vérifications ont révélé dans les trois cas des violations relatives aux heures de service.

[166] M. Butler a reconnu et confirmé le contenu de son courriel envoyé le 20 avril 2010 à la vérificatrice du CRIB et, entre autres, à M. Kendrick et M. Davidson (pièce R2‑34), dans lequel M. Butler avait déclaré : [traduction] « Les trois chauffeurs ont été mis hors service. »

[167] M. Butler et M. Davidson ont tous deux déclaré que l’intimée avait mis les chauffeurs hors service en raison des violations relatives aux heures de service révélées par les vérifications du CRIB. Je conclus que la preuve a démontré que le CRIB avait effectué sa première vérification des heures de service de M. Izrailov et des deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte le 20 avril 2010. J’ai admis les témoignages de M. Davidson et de M. Butler selon lesquels les chauffeurs avaient été mis hors service en raison des violations relatives aux heures de service découvertes au cours des vérifications. Par conséquent, je conclus que la preuve a établi que l’intimée a mis hors service M. Izrailov et les deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte le 20 avril 2010.

[168] En résumé, j’estime qu’il ressort de la preuve que la séquence temporelle des mises hors service de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte était la suivante : M. X et l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte, le 15 avril 2010; M. Izrailov, le 20 avril 2010; et les deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte, le 20 avril 2010. Je constate qu’il s’est écoulé six jours entre le 15 et le 20 avril 2010.

[169] Je conclus que, vu le peu de temps qui s’est écoulé entre la date à laquelle l’intimée a mis hors service M. X et l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte (15 avril 2010) et la date à laquelle elle a fait de même pour M. Izrailov et les deux plaignants non russes ayant réglé leur plainte (20 avril 2010), la preuve n’a pas permis d’établir l’existence d’une stratégie sous‑jacente de l’intimée qui aurait visé à mettre hors service M. Izrailov et les deux plaignants russes ayant réglé leur plainte en fonction de leur origine nationale ou ethnique. Je conclus que l’intimée a tout simplement mis les cinq plaignants hors service dans l’ordre suivant lequel M. Davidson avait reçu les vérifications des heures de service du CRIB. Je juge en outre que rien, dans la preuve, n’a permis d’établir que l’ordre dans lequel l’intimée a mis hors service les plaignants d’origine nationale ou ethnique russe ait pu avoir été la manifestation d’un acte discriminatoire fondé sur leur origine nationale ou ethnique, et qu’aucun acte discriminatoire ne peut être inféré de la séquence ou de l’ordre dans lesquels l’intimée a mis hors service M. Izrailov et les quatre plaignants ayant réglé leur plainte.

(vi) L’utilisation des surnoms « Esprit » et « Jaune » pour désigner deux des cinq plaignants initiaux était‑elle discriminatoire?

[170] La pièce R2‑36 contient une série de courriels datés du 20 avril 2010. Le premier courriel a été envoyé par une vérificatrice du CRIB à Stuart Kendrick, de Greyhound. Le courriel précisait qu’à la demande de M. Davidson, le CRIB avait réalisé les vérifications portant sur les cinq plaignants. M. Kendrick a ensuite fait parvenir un courriel à M. Pat Kightley, alors gestionnaire régional de la sécurité chez l’intimée, pour lui demander quel était [traduction] « le plan » dans le dossier des plaignants. Dans sa réponse par courriel, M. Kightley avait déclaré, entre autres, qu’il était [traduction] « seulement au courant de » la situation de deux des cinq plaignants, que M. Davidson et lui avaient rencontrés la veille, soit le 19 avril. M. Kightley avait désigné les deux plaignants en tant qu’[traduction] « Esprit » et [traduction] « Jaune », même si aucun n’avait l’un ou l’autre de ces noms.

[171] Le 19 avril 2010, l’intimée avait tenu sa première réunion d’enquête avec M. X, le plaignant russe ayant réglé sa plainte, ainsi que l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte. J’estime raisonnable de conclure que l’utilisation, par M. Kightley, des mots [traduction] « Esprit » et [traduction] « Jaune » était en référence à ces deux chauffeurs, parce qu’il n’y avait que cinq chauffeurs auxquels la vérificatrice du CRIB faisait allusion dans son courriel – soit les cinq plaignants – et que M. Izrailov et les deux plaignants non Russes et membres de minorités visibles ayant réglé leur plainte n’avaient pas encore participé à leur première réunion d’enquête avec la direction de l’intimée. Enfin, en anglais, les mots Spirit (Esprit) et Yellow (Jaune) contiennent également des lettres similaires à celles des noms de M. X et de l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte. Je tiens également compte du fait que l’intimée n’a pas nié que les mots [traduction] « Esprit » et [traduction] « Jaune » faisaient référence aux deux plaignants russes ayant réglé leur plainte.

[172] Durant l’interrogatoire principal de M. X, la Commission lui a demandé quelle serait sa réaction si l’intimée appelait l’un des plaignants russes ayant réglé leur plainte [traduction] « Esprit » et qu’elle l’appelait, lui, [traduction] « Jaune ». M. X estimait ne pas pouvoir répondre pour l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte, mais il a déclaré que, pour sa part, il aurait été outré de s’entendre appeler [traduction] « Jaune ». Il a affirmé que ses antécédents familiaux – le fait que ses grands‑pères aient été de hauts gradés dans l’armée russe et que ses parents aient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale un ennemi qui forçait des gens à porter des étoiles jaunes et qui les tuait en raison de leur identité – avaient eu un effet profond sur lui. C’est la raison pour laquelle il aurait trouvé l’appellation [traduction] « Jaune » très choquante. J’admets le témoignage de M. X à ce sujet.

[173] M. Kightley était à l’époque gestionnaire régional de la sécurité auprès de l’intimée. On avait fait appel à lui pour aider à la conduite des réunions d’enquête tenues avec au moins deux des cinq plaignants. Il correspondait directement avec M. Kendrick, le cadre supérieur le plus élevé de l’intimée au Canada, et il avait participé aux discussions lorsque d’autres cadres supérieurs de l’intimée, comme Randy Padley et David Butler, avaient traité de la situation dans divers courriels déposés en preuve. Par conséquent, je crois qu’il est raisonnable de conclure que M. Kightley était un membre de la haute direction de l’intimée.

[174] Il n’y avait pas d’autre élément de preuve quant aux motifs ayant pu pousser M. Kightley à utiliser les mots [traduction] « Esprit » et [traduction] « Jaune ». Même si M. Butler a témoigné spontanément que, connaissant M. Kightley, il avait l’impression que ces mots ne cachaient aucune intention malicieuse, je ne tiens pas compte de ce témoignage, parce qu’il s’agit de conjectures de sa part; des conjectures certes bien intentionnées et formulées en toute honnêteté, mais des conjectures quand même.

[175] Ce dont je tiens compte, en revanche, est l’absence d’autre élément de preuve susceptible de mettre en contexte l’utilisation de ces mots par M. Kightley. La loi n’exige pas qu’il y ait eu une intention de discrimination pour pouvoir conclure à un acte discriminatoire (Robichaud, précité). Cependant, la loi exige des éléments de preuve pour conclure à un acte discriminatoire, et je conclus que dans les présentes circonstances, où il n’y a pas d’éléments de preuve autres que l’utilisation, à deux reprises, de deux mots commençant par une majuscule qui, en soi, ne sont pas péjoratifs, aucune preuve objective n’a permis de démontrer qu’une telle utilisation constituait un acte discriminatoire de la part de la haute direction de Greyhound.

(vii) Le témoignage et la crédibilité de M. Cadieux et la question de la preuve concernant son enregistrement

[176] M. Izrailov s’est également appuyé sur le témoignage de son témoin, M. Brian Cadieux, pour étayer l’allégation selon laquelle, même si d’autres chauffeurs comme M. Cadieux avaient contrevenu aux heures de service, l’intimée ne les avait pas congédiés. Selon M. Izrailov, c’était parce qu’ils étaient des Canadiens. Il a affirmé que, parfois, même les cadres supérieurs de Greyhound encourageaient les chauffeurs de réserve à contrevenir aux heures de service lorsque cela leur convenait. Durant son témoignage, M. Cadieux a déclaré que, dans le cadre du G20, à Toronto en juin 2010, M. Butler lui avait dit de travailler un nombre d’heures de service supérieur à ce qui était permis et qu’il trouverait un moyen de le rémunérer pour son travail. M. Cadieux a cru comprendre que M. Butler lui avait demandé d’être disponible en tout temps pendant le G20 pour conduire des membres de la GRC là où ils devaient aller. Pour sa part, M. Butler a déclaré avoir dit à M. Cadieux qu’il devait se garder disponible sur appel et ne pas se rendre à un endroit où Greyhound ne pourrait le joindre, mais non qu’il devait être en service et au volant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 durant le G20. Lorsqu’il a soumis son feuillet de paie correspondant à la période du G20, M. Cadieux a réclamé une rémunération pour les 24 heures de chaque journée. L’intimée a refusé de la lui verser. Elle lui a imposé une mesure disciplinaire sous forme d’une suspension de cinq jours et d’une formation de recyclage de deux jours. Une telle décision avait été prise parce que M. Butler avait déterminé, à la suite des réunions d’enquête concernant M. Cadieux, que même si les infractions étaient graves, M. Cadieux avait commis une erreur de bonne foi et s’était mépris en toute honnêteté sur ce que M. Butler lui avait dit.

[177] En contre‑interrogatoire, M. Cadieux a parlé d’une conversation privée qu’il avait eue avec son gestionnaire régional, Wayne Binda, à la fin de sa première réunion d’enquête sur la situation qui s’était produite au G20, réunion qui a eu lieu le 29 juillet 2010. En interrogatoire principal, M. Cadieux avait affirmé que M. Binda était un ami de la famille qui connaissait bien les frères et la famille de M. Cadieux, et qui avait travaillé avec son frère, « R. », pendant de nombreuses années chez Greyhound. Il a déclaré qu’après le départ de tous les autres participants de la réunion d’enquête, M. Binda lui avait demandé en français pour quelle raison il n’avait pas modifié ses journaux de bord pour donner l’impression qu’il respectait les heures de service, comme ses frères savaient le faire. En contre‑interrogatoire, M. Cadieux a indiqué qu’à l’insu des autres participants, il avait enregistré sur son téléphone la réunion d’enquête et les commentaires exprimés en privé par M. Binda et qu’il avait l’enregistrement avec lui à l’audience devant le Tribunal. Il a ajouté que cet enregistrement révélait que M. Butler avait admis lui avoir dit de travailler, lors du G20, un nombre d’heures supérieur aux heures de service.

[178] L’enregistrement de M. Cadieux a soulevé une question relative à la preuve, soit celle de son admissibilité en preuve. L’audience a été ajournée pour permettre l’examen de cette question. Le Tribunal a fait transcrire l’enregistrement, l’a fait traduire en français et en russe et a fourni les transcriptions aux parties. Après la présentation par les parties d’observations écrites et orales sur la question de l’admission de la transcription de l’enregistrement, le Tribunal a statué que la transcription n’était pas admissible parce qu’elle comportait de nombreuses lacunes et un trop grand nombre de passages inaudibles qui ne pouvaient être transcrits. En effet, sur l’enregistrement, chaque fois que M. Butler parlait, la transcription contenait la mention [traduction] « inaudible ». Par conséquent, la transcription n’a pas pu être utilisée pour confirmer le fait que M. Butler avait reconnu, pendant la réunion d’enquête de M. Cadieux, qu’il avait lui‑même ordonné à ce dernier de dépasser le nombre d’heures de conduite permises lors du G20. De plus, aucune des personnes qu’on pouvait entendre sur l’enregistrement, à l’exception de M. Butler, n’était identifiée, et M. Butler n’a pu être identifié qu’avec la confirmation de l’intimée selon laquelle c’était bien lui qu’on pouvait entendre sur le téléphone à haut‑parleur. La conversation que M. Cadieux aurait eue en privé avec M. Binda au sujet de la modification de ses journaux de bord ne figurait pas dans l’enregistrement. Le Tribunal a donc conclu que la transcription n’était pas cohérente et ne présenterait aucune valeur probante. Il a également souligné que le témoignage de M. Cadieux au sujet de la nature et du contenu de ses discussions avec M. Binda et M. Butler figurait au dossier officiel du Tribunal.

[179] Je conclus que le témoignage de M. Cadieux au sujet de ce que M. Binda lui avait dit en français, lorsqu’il lui avait demandé pourquoi il n’avait pas falsifié ses journaux de bord, n’est pas fiable. Je tire en partie cette conclusion parce qu’en contre‑interrogatoire, M. Cadieux s’est rétracté au sujet de la relation étroite que sa famille aurait entretenue avec M. Binda. Il a affirmé à ce moment‑là que sa famille n’était pas aussi proche de M. Binda qu’il l’avait laissé entendre plus tôt. Le témoignage de M. Cadieux selon lequel ses frères ne lui avaient jamais dit qu’il devrait modifier ses journaux de bord pour réussir chez Greyhound ne concordait pas non plus avec la bonne relation que M. Cadieux avait dit qu’ils entretenaient. De plus, toujours en contre‑interrogatoire, M. Cadieux a reconnu qu’au moins un de ses frères travaillait toujours pour Greyhound. Si le frère en question ou l’autre frère de M. Cadieux avait falsifié ses journaux de bord (comme M. Binda l’aurait prétendument dit à M. Cadieux en 2010), il est raisonnable de supposer que les responsables du programme aléatoire de vérification des heures de service du CRIB de l’intimée, programme qui était en place depuis le début de 2010, se seraient penchés au moins une fois sur le cas des frères de M. Cadieux avant décembre 2015, moment où ce dernier a été contre‑interrogé. Rien n’indique que les frères de M. Cadieux aient été trouvés coupables de violations relatives aux heures de service.

[180] J’estime également qu’il n’est pas raisonnablement logique de penser que M. Binda ait pu avoir ce tête-à-tête avec M. Cadieux après la première réunion d’enquête, le 29 juillet 2010, pour ensuite, à la réunion d’enquête suivante concernant M. Cadieux (en août 2010), se comporter de façon hostile à son égard, en quelque sorte, comme l’a décrit M. Cadieux, comme si leur discussion privée n’avait jamais eu lieu. Et même alors, cela voudrait dire que M. Binda aurait pris le risque que M. Cadieux parle de leur discussion à son représentant syndical, lequel, à son tour, aurait pu raconter aux autres gestionnaires présents ce que M. Binda avait dit à M. Cadieux.

[181] Je sais que le témoignage de M. Cadieux concernant sa discussion privée avec M. Binda est le seul élément de preuve au dossier. De plus, l’intimée n’a pas appelé M. Binda comme témoin. Quoi qu’il en soit, pour les motifs précédemment exposés, je ne trouve pas le témoignage de M. Cadieux sur le contenu allégué de sa discussion avec M. Binda crédible ou digne de foi.

[182] Quant à l’allégation de M. Cadieux selon laquelle M. Butler lui aurait dit de conduire un plus grand nombre d’heures que les heures de service permises lors du G20, je préfère retenir le témoignage de M. Butler, à savoir qu’il n’a pas dit une telle chose et que M. Cadieux a mal compris ses propos. J’ai trouvé que M. Butler était un témoin honnête, franc et sincère tout du long, et que son témoignage était cohérent et digne de foi. Sa déposition au sujet de ce qu’il avait dit à M. Cadieux durant le G20 cadre également avec la mesure disciplinaire qu’il avait décidé de lui imposer – une suspension de cinq jours et une formation de recyclage de deux jours au lieu d’un congédiement – parce qu’il pensait honnêtement que M. Cadieux l’avait mal compris. À l’opposé, je constate que M. Cadieux a parfois exagéré ou modifié son témoignage en contre‑interrogatoire.

[183] À mon sens, même si j’avais conclu que le témoignage de M. Cadieux apportait la confirmation qu’en tant que gestionnaire, M. Binda avait encouragé M. Cadieux et ses frères à falsifier leurs journaux de bord, cette question n’a aucune incidence sur celle de savoir si l’intimée a fait preuve de discrimination à l’égard de M. Izrailov, par l’intermédiaire de ses répartiteurs ou autrement, à moins que la preuve n’établisse un lien entre les pressions exercées par les répartiteurs et la caractéristique protégée de M. Izrailov en tant que personne d’origine nationale ou ethnique russe.

[184] Comme mentionné précédemment, la preuve n’a pas permis d’établir un tel lien.

[185] J’ai également conclu qu’en 2011, lorsque Greyhound a décidé que M. Cadieux ne consignait pas ses heures de façon honnête, elle a mis fin à son emploi, ce qui équivaut au même traitement que celui qu’elle a réservé à M. Izrailov après avoir déterminé qu’il ne consignait pas ses heures de façon honnête.

(viii) Qui est responsable de s’assurer que les chauffeurs de réserve respectent les heures de service?

[186] L’un des autres principaux arguments de M. Izrailov était que les répartiteurs étaient au moins aussi responsables que les chauffeurs de réserve de s’assurer que ceux‑ci respectaient les heures de service et que, à l’inverse, ils étaient au moins tout aussi responsables des violations relatives aux heures de service commises par les chauffeurs de réserve. Il a souligné que la responsabilité de l’intimée en matière de surveillance était inscrite dans la législation, dont le Règlement de l’Ontario 555/06, qui exige que les transporteurs comme Greyhound contrôlent le respect, par leurs chauffeurs, des heures de service.

[187] M. Izrailov a fait valoir au cours de son témoignage que les répartiteurs savaient, à la lumière du registre quotidien de répartition, à quel moment un chauffeur de réserve arrivait au travail et terminait ensuite sa journée, et donc qu’ils étaient au courant du nombre d’heures travaillées par le chauffeur de réserve et pouvaient savoir si le chauffeur avait dépassé le nombre d’heures de service permis. Par conséquent, selon M. Izrailov, les répartiteurs étaient au moins aussi responsables que les chauffeurs de réserve de s’assurer que ces derniers respectaient les heures de service.

[188] M. Izrailov a ajouté que, puisque les répartiteurs connaissaient les heures de service des chauffeurs de réserve, ils ne devaient pas leur attribuer d’affectations faisant en sorte qu’ils commettent une violation relative aux heures de service.

[189] Le témoin de la Commission, M. Al‑Khafajy, et les témoins de l’intimée, David Butler, Rob Davidson, David Hickie et Raymond Palmer, ont tous témoigné sur cette question. Je souligne que MM. Butler, Davidson, Hickie et Palmer étaient soit d’anciens répartiteurs, soit, dans le cas de M. Palmer, un ancien répartiteur désormais gestionnaire du service de répartition centralisé de l’intimée à Burlington (Ontario), au moment de son témoignage. Tous ont déclaré que, même si les répartiteurs pouvaient parfois connaître les heures de service d’un chauffeur de réserve pour une journée donnée en consultant le registre quotidien de répartition, ce n’était pas toujours possible. L’une des raisons invoquées tenait au fait que, si un chauffeur de réserve passait d’une liste de réserve à une autre au cours d’une même journée, les répartiteurs de la première liste de réserve ne connaîtraient pas nécessairement ses heures de service.

[190] Une autre raison était que les répartiteurs effectuaient des quarts de huit heures et que, même si, comme M. Palmer l’a dit, ils se laissaient des notes sur l’état de la situation au moment des changements de quart, un répartiteur fraîchement arrivé ne pouvait pas toujours avoir connaissance des heures de conduite accumulées par un chauffeur précis avant le début de son propre quart de travail. De plus, à moins de consulter le journal de bord du chauffeur, il n’était pas possible de connaître les heures de repos ou les pauses prises par ce dernier. Enfin, connaître les heures de service accumulées par un chauffeur au cours d’une semaine ou d’un mois n’était pas possible sans consulter le journal de bord ou la récapitulation du chauffeur. M. Al‑Khafajy a déclaré que, pour pouvoir déterminer avec certitude si un chauffeur respectait ou violait les heures de service, il fallait avoir accès à son journal de bord. Les témoins de l’intimée ont tous déclaré qu’il incombait en dernier ressort au chauffeur de dire au répartiteur s’il lui restait assez d’heures de service pour accepter un itinéraire.

[191] J’ai déjà tiré ci‑dessus des conclusions quant à la fiabilité de certains aspects du témoignage du témoin de M. Izrailov, Brian Cadieux. Même si M. Cadieux a déclaré qu’il aimait le travail de chauffeur en tant que tel, j’ai également constaté qu’il critiquait Greyhound en tant qu’employeur pour diverses raisons n’ayant rien à voir avec la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique et concernant d’autres aspects de la relation employeur‑employé. Cependant, j’ai trouvé révélateur que M. Cadieux, au moment de critiquer les méthodes de l’intimée et des répartiteurs, ait déclaré qu’il avait parfois l’impression [traduction] « d’aider les répartiteurs » à faire leur travail parce qu’ils lui posaient toujours des questions au sujet de ses heures de service, c’est‑à‑dire qu’ils lui demandaient où il en était dans ses heures de service pour la journée. J’estime que cette partie précise de son témoignage concorde avec les dépositions selon lesquelles les répartiteurs ne connaissaient pas nécessairement le nombre d’heures de service des chauffeurs, et qu’il revenait aux chauffeurs de dire aux répartiteurs s’ils n’avaient pas suffisamment d’heures de service en banque pour accepter l’itinéraire qu’ils voulaient leur attribuer.

[192] Je conclus qu’il incombe au chauffeur de faire le suivi de ses heures de service afin de se conformer au Règlement sur les heures de service.

[193] La Commission et M. Izrailov ont par ailleurs soutenu que ce dernier avait soumis ses heures de service réelles au service de la paie de l’intimée, par l’intermédiaire des répartiteurs, et que le fait qu’il ait été payé malgré sa violation relative aux heures de service équivalait à une permission tacite de l’intimée de contrevenir aux heures de service. J’estime que la preuve n’appuie pas une telle thèse, car, dans un courriel envoyé en avril 2010, Mme Saju, l’administratrice du service de la paie, demandait à la haute direction d’aviser M. Laird, président du syndicat, qu’il ne revenait pas à Mme Gulzar de contrôler les heures de service des chauffeurs, ce que le témoignage de M. Butler a permis de confirmer.

[194] Par conséquent, je conclus que, même si M. Izrailov a pu penser que l’intimée lui donnait le proverbial [traduction] « feu vert » pour contrevenir aux heures de service puisqu’il le payait, la preuve n’a pas permis de corroborer cette thèse ni de dégager les chauffeurs de leur responsabilité de s’assurer qu’ils respectent les heures de service.

(ix) Les observations de M. Izrailov sur sa représentation par le syndicat

[195] M. Izrailov a aussi fait valoir que le syndicat était [traduction] « sélectif » dans le choix des personnes qu’il représentait, et que M. Marsh et M. Laird ne les avaient pas correctement représentés, lui et les deux autres plaignants russes ayant réglé leur plainte, pendant les réunions d’enquête avec Greyhound. Il a comparé le traitement que le syndicat leur avait réservé à tous les trois à l’appui fourni à un certain M. M. – un autre chauffeur de réserve que Greyhound avait congédié pour des violations relatives aux heures de service en août 2010 – dans le cadre du traitement d’un grief déposé par ce dernier et soumis à l’arbitrage. M. Izrailov a dit croire que le syndicat avait bien représenté M. M., puisque l’arbitre avait ordonné sa réintégration, mais qu’il n’en a pas fait autant pour lui‑même et les quatre plaignants ayant réglé leur plainte lorsque la question de leurs violations relatives aux heures de service avait surgi et que Greyhound avait décidé de les congédier. M. Izrailov s’est dit d’avis que le syndicat avait agi de la sorte en raison de leur origine nationale ou ethnique russe.

[196] Quoi qu’il en soit, les questions de savoir si le syndicat a été [traduction] « sélectif » dans son choix de représenter le plaignant, M. X et l’autre plaignant russe ayant réglé sa plainte, s’il les a représentés adéquatement, ou même, s’il s’est livré à un acte discriminatoire à l’égard de M. Izrailov et des autres plaignants russes ayant réglé leur plainte en fonction de leur origine nationale ou ethnique (ce que la preuve n’a pas établi) ne sont pas pertinentes quant à la présente instruction, parce que le syndicat n’est pas un intimé dans la présente plainte. La seule intimée est Greyhound.

(x) L’allégation de M. Izrailov selon laquelle Greyhound n’a pas répondu aux besoins de sa famille

[197] Dans sa plainte et durant son témoignage, M. Izrailov a parlé d’occasions où ses jeunes enfants avaient été malades et avaient eu besoin de lui. Il avait demandé aux répartiteurs de l’affecter à Toronto ou de l’y faire revenir lorsqu’il se trouvait dans d’autres villes, pour qu’il soit plus facile pour lui de s’occuper de ses enfants. Mais ils ne l’ont pas fait. Il a donc demandé l’aide du gestionnaire des opérations de Toronto, M. Davidson. Selon la plainte et le témoignage de M. Izrailov, M. Davidson lui aurait dit qu’il avait été informé des conditions d’emploi au moment de son embauche et qu’il ne l’aiderait pas. M. Izrailov a eu le sentiment que M. Davidson ne l’avait pas aidé parce qu’il était un nouvel immigrant.

[198] Anastasia Meicholas, qui a témoigné pour le compte de M. Izrailov, a déclaré qu’il était très difficile d’obtenir des jours de congé et que, après son accident du travail et son affectation à des tâches modifiées, un répartiteur ou un gestionnaire du nom de Davidson lui avait un jour dit qu’il lui ferait vivre un [traduction] « vrai cauchemar » à cause des modifications qu’on avait dû apporter à ses fonctions. Il n’était pas clair si Mme Meicholas citait M. Davidson ou si elle le paraphrasait, mais j’estime que son témoignage visait à faire comprendre que, selon elle, l’intimée ne l’avait pas bien traitée après son accident de travail.

[199] Les témoins de l’intimée, Rob Davidson et David Butler, ont quant à eux déclaré que, pendant les séances d’information que l’intimée tenait à l’intention des personnes intéressées à intégrer les rangs de ses chauffeurs, elle leur disait que les chauffeurs d’autobus de passagers qui travaillaient pour elle étaient loin de leur famille pendant de nombreuses fins de semaine et de nombreux jours fériés. Comme l’a dit M. Butler, lorsqu’un chauffeur amène des passagers voir leur famille le soir, les fins de semaine et les jours fériés, le chauffeur, lui, est loin de la sienne. M. Davidson a déclaré que, lorsqu’il avait lui‑même assisté à sa propre séance d’information, il avait emmené son épouse pour qu’elle entende parler du travail de chauffeur, et que l’intimée avait encouragé les personnes qui voulaient assister à de telles séances à en faire autant.

[200] Je conclus que l’allégation en cause est visée par le motif de discrimination fondé sur la situation de famille énoncé au paragraphe 3(1) de la Loi, précité. M. Izrailov a allégué que l’intimée n’avait pas pris de mesures d’adaptation à son égard en lui attribuant des affectations qui lui auraient permis de s’occuper plus facilement de ses enfants lorsque ceux‑ci étaient malades et qu’il n’y avait que son épouse pour l’aider. Ce motif n’est pas expressément mentionné dans la plainte, qui énonce l’origine nationale ou ethnique comme motif de discrimination.

[201] Cela dit, afin d’examiner le fond de l’affaire plutôt que de nous pencher sur des formalités liées aux catégories, relevons que le deuxième paragraphe de la plainte et la déposition de M. Izrailov abordent la notion sous‑jacente à ce motif, tout comme les dépositions des témoins de l’intimée M. Butler et M. Davidson. Malgré tous ces témoignages, j’estime que les éléments de preuve à cet égard étaient peu nombreux et manquaient de détails. M. Izrailov n’a pas précisé quand de tels incidents se sont produits, et M. Davidson ne se souvenait pas qu’il lui en ait parlé. M. Izrailov a continué de travailler pour l’intimée. Il n’y avait aucun élément de preuve quant à l’effet de la situation sur M. Izrailov et à la façon dont cet effet aurait pu être préjudiciable. Le deuxième paragraphe de la plainte décrivait le refus de l’intimée d’attribuer à M. Izrailov les itinéraires qu’il voulait comme une décision [traduction] « sans cœur » et précisait qu’en conséquence, le chauffeur n’avait pas pu atteindre son plein rendement. On ne m’a présenté aucun élément de preuve documentaire sur les incidents invoqués ni sur la question de la famille, et il n’y avait pas davantage de témoignage ni d’élément de preuve documentaire concernant la façon dont M. Izrailov avait été empêché de donner son plein rendement. De plus, rien n’indiquait que M. Izrailov ait poussé l’affaire plus loin, par exemple auprès des ressources humaines de l’intimée ou de son syndicat. J’estime que la preuve n’a pas établi les faits pertinents nécessaires relativement à ces incidents.

[202] Je tiens compte du témoignage de Mme Meicholas selon lequel il était difficile d’obtenir des jours de congé et que, selon elle, l’intimée ne l’a pas traitée correctement lorsqu’elle a subi une blessure au travail. Cependant, rien dans son témoignage à ce sujet n’indiquait que ses difficultés avaient pu découler d’un motif de distinction illicite; elle déclarait simplement qu’il était difficile pour elle de traiter avec l’intimée sur ces questions.

[203] Vu l’absence d’éléments de preuve qui permettraient d’établir les faits fondamentaux de l’allégation de M. Izrailov au sujet des congés et de sa situation familiale, et vu le témoignage de Mme Meicholas, qui ne mentionnait aucun motif de distinction illicite à l’origine de ses difficultés, je conclus à l’absence d’élément de preuve pour appuyer l’allégation de M. Izrailov selon laquelle l’intimée aurait fait preuve de discrimination à son égard en fonction de son statut d’immigrant, en ne lui assignant pas les itinéraires qu’il aurait souhaités pour être plus près de sa famille lorsque ses enfants étaient malades. Je conclus que la preuve n’a pas établi l’existence d’une discrimination prima facie relativement à cette allégation.

VIII. Arguments de l’intimée

[204] Après avoir examiné tous les arguments présentés par M. Izrailov et la Commission, je conclus que M. Izrailov ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir l’existence d’un lien entre le traitement défavorable que lui réservaient les répartiteurs et son origine nationale ou ethnique. J’ai déjà traité des arguments et des éléments de preuve présentés par l’intimée dans le cadre de mon analyse des arguments de M. Izrailov. Cependant, comme je veux m’assurer d’expliquer clairement tout ce que j’ai pris en considération dans le cadre de la présente décision, je résumerai brièvement la réponse de l’intimée aux allégations de M. Izrailov.

[205] La position maintenue par l’intimée tout au long de l’instance devant le Tribunal et de l’audience était que M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte avaient été congédiés en raison de leurs violations relatives aux heures de service et des résultats des enquêtes qu’elle avait menées à la suite de la réception des vérifications de leurs heures de service, et qu’aucun facteur discriminatoire n’avait influé sur sa décision. Par ailleurs, M. Butler a témoigné au sujet de la gravité des violations relatives aux heures de service comparativement aux infractions liées aux journaux de bord. Il a expliqué que les violations relatives aux heures de service étaient traitées comme des manquements à la sécurité, raison pour laquelle elles étaient jugées beaucoup plus graves que les infractions liées aux journaux de bord. En effet, les violations relatives aux heures de service compromettaient la sécurité des chauffeurs et des passagers de Greyhound ainsi que celle du grand public. De plus, les violations relatives aux heures de service risquaient d’avoir des répercussions négatives sur le profil de transporteur de Greyhound, profil accessible au public, ainsi que sur le [traduction] « facteur R » (le facteur de risque) qui, lui, pouvait avoir une incidence sur les activités qu’un transporteur comme Greyhound était autorisé à exercer.

[206] M. Hickie a déclaré que, dans des cas extrêmes où des violations relatives aux heures de service seraient à l’origine d’un accident ayant causé des blessures ou la mort, une entreprise peut perdre son droit d’exploitation, comme cela s’est produit pour une entreprise canadienne qui, en décembre 2012, a été responsable d’un accident mortel en Oregon. La Federal Motor Safety Administration américaine a rendu une ordonnance interdisant à l’entreprise en question d’exercer ses activités aux États‑Unis. M. Hickie a affirmé que la leçon à tirer d’un tel incident pour Greyhound était que les cas extrêmes de violations relatives aux heures de service pourraient s’avérer catastrophiques pour elle, ses passagers et le public. Le facteur de risque du profil de transporteur de Greyhound était très bon, tout comme sa cote d’aptitude à la sécurité, et des inspections ou des vérifications effectuées par les autorités qui révéleraient des violations relatives aux heures de service auraient des répercussions négatives sur ces deux critères.

[207] Les témoins de l’intimée, Rob Davidson, Frank Marsh et David Butler, ont tous déclaré avoir déterminé que M. Izrailov avait intentionnellement contrevenu aux heures de service. En tant que cadres supérieurs de Greyhound, M. Davidson, M. Levandoski et M. Butler étaient particulièrement contrariés par ce qu’ils considéraient comme un grave affront à la relation de confiance qui devait exister entre Greyhound et ses chauffeurs, confiance qui était d’autant plus nécessaire que les chauffeurs passaient la majeure partie de leur journée de travail seuls. Ces gestionnaires étaient d’avis que la falsification par M. Izrailov de sa copie des journaux de bord pour que ses heures de service paraissent en règle – ce que M. Izrailov a admis avoir fait lors des réunions d’enquête – et ce qu’ils considéraient comme l’absence de remords de M. Izrailov au sujet de ses actes et des violations commises, avaient irrémédiablement brisé le lien de confiance qui existait entre eux. Cette confiance ne pouvait être rétablie. La direction de Greyhound ne pouvait faire abstraction de ce qu’elle considérait comme de la malhonnêteté répétée sur une longue période. Pour Greyhound, la relation ne pouvait pas être rétablie; il ne lui était plus possible de faire confiance à M. Izrailov. Par conséquent, la direction a décidé qu’elle n’avait d’autre choix que de le congédier pour un motif valable. En outre, je souligne et je prends en considération le fait que le représentant syndical de M. Izrailov, Frank Marsh, était également d’avis que, dans les circonstances, M. Izrailov n’avait aucune chance de conserver son emploi ou d’obtenir gain de cause en arbitrage.

[208] M. Butler a témoigné que les cinq chauffeurs qui avaient fait l’objet d’une enquête avaient très peu d’ancienneté, mais qu’ils connaissaient la façon dont ils devaient remplir leurs journaux de bord. Ils avaient reconnu avoir reçu une formation adéquate sur le Règlement sur les heures de service, savoir qu’ils devaient tenir à jour leur journal de bord et avoir été conscients que ce qu’ils faisaient était répréhensible et illégal. De plus, selon M. Butler, ils avaient tous les cinq commis de graves violations relatives aux heures de service pendant des périodes prolongées, et quatre d’entre eux, dont M. Izrailov, falsifiaient délibérément leurs journaux de bord ou tenaient deux journaux de bord différents pour les mêmes périodes. De plus, aucun des cinq chauffeurs n’a manifesté de remords, et ils ont tous les cinq admis avoir agi ainsi pour en tirer des avantages pécuniaires.

[209] M. Butler a ajouté que Greyhound avait conclu que les chauffeurs visés avaient volontairement et délibérément recouru à un procédé visant à manipuler et à tromper l’entreprise et à lui cacher de très graves violations relatives aux heures de service. La direction de Greyhound considérait que de tels chauffeurs n’avaient aucun respect pour les règles et les lois. M. Butler a en outre déclaré que Greyhound n’avait jamais discuté de l’origine nationale ou ethnique ou de la race de M. Izrailov ou des plaignants ayant réglé leur plainte. Il a aussi nié fermement que de tels motifs aient pu avoir une incidence sur la décision de Greyhound de congédier M. Izrailov ou les plaignants ayant réglé leur plainte. Greyhound a pris la décision de mettre fin à l’emploi des chauffeurs concernés parce que ses gestionnaires estimaient qu’ils ne seraient plus jamais en mesure leur faire confiance, vu l’hypocrisie dont ils avaient usé pour cacher leurs manœuvres à leur employeur, et parce qu’ils avaient délibérément choisi d’ignorer les directives de Greyhound. Selon la direction de Greyhound, ces chauffeurs avaient brisé pour toujours le lien de confiance qui avait pu les unir à Greyhound. En ce qui concerne M. Izrailov, et pour les mêmes raisons, M. Butler a déterminé qu’il ne pourrait plus jamais lui faire confiance, et l’intimée a donc mis fin à son emploi.

[210] Frank Marsh, le représentant syndical de M. Izrailov, qui était présent aux réunions d’enquête, a témoigné au sujet de sa participation et de ses souvenirs des événements. Il a déclaré, et j’admets son témoignage à cet égard, qu’après la première réunion d’enquête avec Greyhound, il avait mené ses propres enquêtes sur les journaux de bord de M. Izrailov, de M. X et des autres plaignants ayant réglé leur plainte. Il a ajouté qu’avant de commencer son enquête, il avait demandé à M. Izrailov et à M. X (ainsi qu’aux autres plaignants ayant réglé leur plainte) s’ils avaient quoi que ce soit à lui dire au sujet de leurs journaux de bord. Ils lui avaient tous les deux répondu qu’ils n’avaient rien à dire.

[211] M. Marsh a déclaré qu’après son examen, qui, a‑t‑il affirmé, avait duré de nombreuses heures, il avait été déçu. L’examen a révélé que les journaux de bord que M. Izrailov et M. X lui avaient remis ne correspondaient pas aux feuillets de paie qu’ils avaient soumis à l’intimée. M. Marsh a ajouté qu’une fois son enquête terminée, il pouvait affirmer n’avoir jamais vu autant de violations relatives aux heures de service en près de vingt ans de carrière.

[212] J’ai déjà parlé auparavant, dans la présente décision, du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs et du travail effectué par le CRIB. Cependant, j’aimerais revenir sur ce que M. Butler a répondu en interrogatoire principal lorsqu’on lui a demandé pour quelle raison Greyhound n’avait pas congédié d’autres chauffeurs au sujet desquels on avait décelé des violations relatives aux heures de service, comme le montre le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs. M. Butler a donné sa réponse en parcourant la liste des chauffeurs de réserve qui avaient contrevenu aux heures de service et dont les noms figuraient dans le tableau en question. Lorsqu’il connaissait personnellement un chauffeur et son origine nationale ou ethnique parce qu’il en avait déjà parlé avec lui au fil des ans, M. Butler précisait cette origine nationale ou ethnique. Durant son témoignage, le témoin de la Commission, M. Al‑Khafajy, a également parlé de l’origine nationale ou ethnique de bon nombre des chauffeurs dont le nom figurait sur le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs. Cependant, en contre‑interrogatoire, il a reconnu que, parfois, lorsqu’il n’avait pas discuté directement avec certains chauffeurs de leur origine nationale ou ethnique, il avait fait des suppositions à cet égard en fonction de leur absence d’accent ou parce qu’ils étaient Caucasiens. Je conclus qu’il s’agissait d’hypothèses formulées en toute honnêteté par M. Al‑Khafajy et sans mauvaise intention. Cependant, M. Butler précisait l’origine nationale ou ethnique d’un chauffeur s’il la connaissait pour en avoir discuté avec lui. Par conséquent, à moins que M. Butler et M. Al‑Khafajy ne soient tombés d’accord sur l’origine nationale ou ethnique d’une personne précise, je préfère, à cet égard, le témoignage de M. Butler. Je tiens à préciser que je considère M. Al‑Khafajy comme un témoin honnête, mais que, puisqu’il a souhaité protéger la vie privée des personnes lorsqu’il a jugé nécessaire de le faire en tant que président du syndicat (pas en ce qui concerne leur origine nationale ou ethnique, mais relativement à d’autres questions), j’ai conclu qu’il n’était pas toujours un témoin franc.

Dans la partie concernée de son témoignage, M. Butler n’a pas parlé de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte. Les parties, y compris la Commission, avaient consenti à une ordonnance relative au tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, ordonnance que j’ai rendue le 17 octobre 2013 (« l’ordonnance relative au tableau des vérifications »). Cette ordonnance stipule que le contenu du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs et les renseignements confidentiels qu’il contient appartiennent à l’intimée, et que le tout doit être utilisé seulement dans le cadre de l’instruction de la plainte, et non aux fins de toute autre affaire ou procédure judiciaire, sauf dans le contexte d’une éventuelle procédure de contrôle judiciaire ou d’appel. L’ordonnance relative au tableau des vérifications prévoit qu’une fois rendue la décision finale du Tribunal sur la plainte et une fois terminé le délai prévu pour demander un contrôle judiciaire ou un appel de la décision, M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte devront soit retourner immédiatement à l’intimée toutes les copies du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs qu’ils ont en leur possession, y compris dans leurs livres de pièces,, soit les détruire et fournir la confirmation d’une telle destruction à l’intimée.

[213] L’intimée a fait savoir que le document mentionné au paragraphe 1 de l’ordonnance relative au tableau des vérifications est devenu le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs constituant la pièce R1‑29, dont la pièce HR1‑31 contient une copie supplémentaire. À l’étape des observations finales, l’intimée et M. Izrailov ont convenu que la décision ferait référence à tout chauffeur dont le nom figure dans le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs en citant le numéro de page et la position numérique du chauffeur, sans mentionner son nom. La décision peut également préciser l’origine nationale ou ethnique des chauffeurs, le cas échéant, si ceux‑ci ont commis des violations relatives aux heures de service ou des infractions liées aux journaux de bord, et les mesures disciplinaires imposées par l’intimée, le cas échéant. Par conséquent, dans ma description des témoignages au sujet du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, je n’utiliserai aucun des noms des chauffeurs ni d’autres renseignements d’identification, sauf ceux décrits ci‑dessus.

[214] Je constate que les six premières pages du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs contiennent le nom des chauffeurs dont les vérifications ont révélé qu’ils respectaient les heures de service. Un certain nombre de ces chauffeurs avaient commis des infractions liées aux journaux de bord, et la colonne [traduction] « Commentaires sur les infractions » du tableau précisait parfois le nombre ou le type d’infractions et mentionnait qu’il fallait demander au chauffeur de les corriger.

[215] Le dernier chauffeur inscrit à la page 6, et les chauffeurs dont on trouve les noms de la page 7 jusque vers la fin de la page 10, avaient fait l’objet de vérifications qui avaient permis de déceler des violations relatives aux heures de service. Ces chauffeurs comprenaient M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte.

[216] La décision ne rapporte pas le témoignage de M. Butler sur les raisons pour lesquelles Greyhound n’avait pas congédié certains chauffeurs membres de minorités visibles ayant commis des violations, car, dès le moment où les deux plaignants ayant réglé leur plainte et ayant aussi allégué avoir été victimes de discrimination fondée sur la race ou la couleur ont retiré leurs plaintes, ce motif de distinction n’était plus en jeu dans l’instruction. Je me contenterai de dire que la preuve a effectivement établi que de tels chauffeurs membres de minorités visibles avaient commis des violations, et que l’intimée avait imposé des mesures disciplinaires à la grande majorité d’entre eux, sans les congédier.

[217] M. Butler a parlé dans sa déposition de chauffeurs qui avaient fait l’objet de vérifications par le CRIB, lesquelles avaient révélé qu’ils respectaient les heures de service et ne comptaient aucune infraction liée au journal de bord, ou encore qu’ils respectaient les heures de service, mais avaient commis des infractions liées aux journaux de bord. Voici quelques exemples pertinents :

  • À la page 2 du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, le deuxième chauffeur était d’origine nationale russe, et la vérification des heures de service réalisée à son sujet le 28 mars 2010 a révélé que, pour le mois de janvier 2010, il avait commis seulement des infractions mineures liées aux journaux de bord; il a reçu des félicitations.
  • À la page 3, l’origine nationale lituanienne du huitième chauffeur était connue de M. Butler et de M. Al‑Khafajy, et la vérification du CRIB pour le mois de mars 2010 a révélé que le chauffeur en question respectait les heures de service, mais qu’il avait commis des infractions liées au journal de bord et qu’il fallait lui rappeler d’inscrire les numéros de plaque d’immatriculation.
  • Toujours à la page 3, l’origine nationale polonaise du 18e chauffeur était connue de M. Butler et de M. Al‑Khafajy et, même si ce chauffeur respectait les heures de service, sa vérification du CRIB pour le mois de janvier 2010 avait révélé 26 infractions liées aux plaques d’immatriculation.
  • À la page 4, l’origine nationale polonaise du 26e chauffeur était connue de M. Butler, car ce chauffeur avait essayé de lui enseigner quelques mots en polonais. Le 17 février 2010, ce chauffeur a fait l’objet d’une vérification pour le mois de décembre 2009, et la vérification a révélé qu’il respectait les heures de service et qu’il n’avait commis aucune infraction liée aux journaux de bord, raison pour laquelle il avait reçu une lettre de félicitations.
  • Le premier chauffeur de la page 1 était un immigrant de l’Irak, dont la vérification du CRIB en date du 18 janvier 2010, pour le mois de novembre 2009, avait révélé qu’il respectait les heures de service, mais qu’il avait commis des infractions liées aux journaux de bord. Les chauffeurs qui avaient commis un certain nombre d’infractions liées aux journaux de bord, mais qui respectaient les heures de service, n’ont pas fait l’objet de mesures disciplinaires, mais, selon le nombre d’infractions, on pouvait leur demander de mieux tenir leurs dossiers. Dans de tels cas, cette directive figurait dans la section Commentaires du tableau des vérifications portant sur les chauffeurs.
  • À la page 13, le troisième chauffeur, qui était le même chauffeur d’origine lituanienne mentionné ci‑dessus, a à nouveau fait l’objet d’une vérification du CRIB, cette fois‑ci pour le mois de février 2011. Les résultats de cette vérification étaient parfaits, et il avait reçu une lettre de félicitations à cet égard.

[218] Il y avait aussi des chauffeurs membres de minorités visibles qui avaient fait l’objet d’une vérification et qui respectaient les heures de service, mais, pour la raison mentionnée précédemment, la décision ne fournit pas de renseignements à leur sujet.

[219] Il y avait aussi eu des chauffeurs d’origine nationale canadienne qui avaient fait l’objet d’une vérification et qui respectaient les heures de service, et certains d’entre eux avaient commis des infractions liées aux journaux de bord, tandis que d’autres n’en avaient pas commis ou en avaient commis très peu, ce qui avait donné lieu à des lettres de félicitations.

[220] M. Butler a également passé en revue les cas d’un grand nombre des chauffeurs dont le nom figurait sur le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs qui avaient commis des violations relatives aux heures de service, et il a expliqué les raisons pour lesquelles l’intimée avait choisi de leur imposer des mesures disciplinaires. Par exemple, dans le cas précis d’un chauffeur Canadien français qui avait contrevenu aux heures de service pendant le G8 et le G20, à Toronto, en 2010, M. Butler a déclaré qu’il avait donné au chauffeur en question des directives téléphoniques et que, selon lui, ce dernier les avait mal interprétées en toute honnêteté. En raison de ce malentendu, le chauffeur avait commis des violations relatives aux heures de service. M. Butler a affirmé que, même si les violations des heures de service du chauffeur étaient graves, il avait déterminé que ce dernier avait mal interprété en toute honnêteté les directives qui lui avaient été fournies, et Greyhound ne l’a pas congédié, choisissant plutôt de le suspendre pendant cinq jours et de lui faire suivre une formation de recyclage. M. Butler a souligné qu’une suspension de cinq jours, sans solde, était la mesure disciplinaire la plus sévère avant le congédiement.

[221] Le dernier chauffeur de la page 8 est un autre exemple. M. Butler le connaissait et savait qu’il était d’origine nationale polonaise. Il avait été établi que ce chauffeur avait contrevenu aux heures de service parce qu’il avait travaillé pendant 20 jours de suite sans prendre les 24 heures de repos requises. M. Butler a déclaré que le chauffeur en question travaillait pour l’intimée depuis 11 ans et que, à la réunion d’enquête, il avait éprouvé beaucoup de remords au sujet de l’erreur et s’en voulait. M. Butler a également tenu compte du fait qu’il s’agissait d’un incident unique et qu’il était convaincu que le chauffeur avait commis une erreur de calcul. Ce sont là les facteurs dont l’intimée avait tenu compte dans sa décision de lui donner une lettre d’avertissement comme mesure disciplinaire.

[222] M. Butler a donné d’autres exemples de chauffeurs qui avaient commis des violations relatives aux heures de service et n’avaient pas été congédiés. À la lumière de son témoignage, du témoignage de Rob Davidson et des renseignements qui figurent dans le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, je conclus que l’intimée n’a pas congédié les chauffeurs qui avaient commis des violations relatives aux heures de service si ceux‑ci en étaient à leur premier manquement ou n’avaient commis qu’une seule infraction, s’ils exprimaient des remords, n’avaient pas été considérés par l’intimée comme ayant eu des intentions frauduleuses ou trompeuses (p. ex. en modifiant leurs journaux de bord), avaient commis une erreur de bonne foi ou n’avaient pas retiré de gains pécuniaires de la violation. L’intimée leur avait plutôt imposé une suspension d’un à cinq jours ou une formation de recyclage ou avait versé une lettre d’avertissement dans leur dossier. En d’autres termes, les mesures disciplinaires prises n’étaient pas un congédiement.

[223] Lorsqu’on lui a demandé, en interrogatoire principal, si l’intimée avait trouvé d’autres chauffeurs qui avaient commis des infractions de la même ampleur que celles de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte, M. Butler a répondu [traduction] « pas même proche ». Les éléments de preuve documentaire, y compris le tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, ainsi que le témoignage de M. Butler, ont établi qu’aucun autre chauffeur, à l’exception de M. Izrailov, des plaignants ayant réglé leur plainte et d’un chauffeur Canadien français en 2011, n’avait falsifié ses journaux de bord. L’intimée a également mis fin à l’emploi du chauffeur Canadien français en 2011. À ce sujet, M. Izrailov et les plaignants ayant réglé leur plainte ont allégué que Greyhound avait seulement congédié le chauffeur Canadien français en 2011 parce qu’ils l’avaient mentionné dans leurs plaintes, mais aussi dans leurs exposés des précisions en tant qu’exemple d’un chauffeur que Greyhound n’avait pas congédié en raison de son origine canadienne, et ce, malgré ses violations relatives aux heures de service. La preuve n’a pas permis de confirmer cette allégation.

[224] J’estime que la preuve a établi que, pour la période allant de janvier 2010 à mai 2010 environ, le CRIB de l’intimée a effectué des vérifications des heures de service de nombreux chauffeurs; que le CRIB a continué de procéder à de telles vérifications par la suite, comme l’attestent les tableaux de vérification portant sur les chauffeurs et les vérifications des heures de service produits en preuve; que, pendant et après ces périodes où les heures de service de M. Izrailov et des plaignants ayant réglé leur plainte avaient été vérifiées, les autres chauffeurs visés par de telles vérifications avaient de nombreuses origines nationales ou ethniques différentes, y compris des origines canadiennes et non canadiennes; que les chauffeurs qui, selon les vérifications, avaient respecté les heures de service et reçu des lettres de félicitations, ou n’avaient pas fait l’objet de mesures disciplinaires, avaient des origines nationales ou ethniques variées, y compris non canadiennes; que les chauffeurs dont il a été établi qu’ils avaient respecté les heures de service, mais qui avaient commis des infractions liées aux journaux de bord, avaient également des origines nationales ou ethniques variées, y compris des origines canadiennes et non canadiennes; qu’enfin, les chauffeurs qui, selon les vérifications de leurs heures de service, avaient contrevenu aux heures de service et fait l’objet de mesures disciplinaires sous une forme ou une autre, avaient également des origines nationales ou ethniques variées et comprenaient des personnes d’origine nationale ou ethnique canadienne ou non canadienne.

[225] Durant son témoignage, M. Butler a déclaré que, pour en arriver à la décision de congédier M. Izrailov, Greyhound avait aussi tenu compte du fait que ce dernier avait contrevenu aux heures de service pendant une période prolongée. Le 6 mai 2010, Mel Levandoski, un employé de Greyhound, avait envoyé un courriel à M. Davidson pour lui demander depuis combien de temps M. Izrailov et les deux plaignants russes ayant réglé leur plainte contrevenaient aux heures de service (pièce R2‑52). La réponse par courriel transmise le 6 mai 2010 par M. Davidson au sujet de M. Izrailov était la suivante : [traduction] « pendant [sic] 12 mois ». M. Izrailov s’est opposé à ce que M. Butler produise ce courriel en preuve parce que M. Butler n’en était ni l’auteur ni le destinataire. Or M. Butler a affirmé qu’il savait depuis combien de temps M. Izrailov contrevenait aux règles parce que M. Davidson le lui avait dit lorsqu’ils avaient discuté de l’enquête. Le Tribunal a admis en preuve la pièce R2‑52.

[226] M. Izrailov et la Commission ont soutenu que l’intimée les avait particulièrement ciblés pour un congédiement, lui et les plaignants ayant réglé leur plainte, et que le fait que d’autres chauffeurs ayant commis les mêmes violations relatives aux heures de service n’aient pas été congédiés le prouvait. Ils ont fait valoir que les violations relatives aux heures de service étaient simplement un prétexte pour dissimuler une discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Dans la présente décision, le Tribunal ne tire une conclusion définitive qu’au sujet de M. Izrailov et du motif de distinction illicite le concernant, puisque les plaignants ayant réglé leur plainte ont retiré leurs plaintes. Je conclus, en ce qui concerne M. Izrailov, que la preuve n’a pas permis d’établir que d’autres chauffeurs avaient commis autant de violations relatives aux heures de service que lui, et durant une aussi longue période. De plus, je conclus que la preuve n’a pas démontré que, durant la période pertinente pour M. Izrailov, et jusqu’en avril 2011, d’autres chauffeurs (à l’exception des plaignants ayant réglé leur plainte et du chauffeur Canadien français mentionné ci‑dessus, qui a également été congédié) ont falsifié leur copie du journal de bord afin qu’elle semble conforme aux heures de service, ou pour une autre raison. Par conséquent, je conclus que, lorsqu’elle a mis fin à son emploi, l’intimée n’a pas traité M. Izrailov différemment en se fondant sur son origine nationale ou ethnique; elle l’a plutôt fait en se fondant sur des éléments de preuve objectifs et crédibles concernant ce que M. Izrailov avait fait.

(i) Le critère de l’intimée relatif aux remords

[227] Monsieur Butler a reconnu en contre‑interrogatoire ne pas avoir assisté aux réunions d’enquête de M. Izrailov avec la direction de Greyhound. Il a déclaré s’être fait dire qu’aucun des gestionnaires de l’intimée ayant assisté aux réunions – M. Davidson, M. Kightley, M. Pettigrew ou quiconque ayant interrogé M. Izrailov – n’avait dit avoir vu M. Izrailov exprimer ou manifester quelque remords. M. Butler a ajouté n’avoir jamais demandé directement à un employé, lors des auditions disciplinaires qu’il avait menées, si ce dernier éprouvait des remords ou des regrets relativement à ses actes, parce qu’il savait quelle serait la réponse. Il s’attendait plutôt à ce que la personne exprime volontairement des remords. M. Davidson a déclaré que M. Izrailov n’en avait exprimé aucun lors des réunions d’enquête.

[228] En contre‑interrogatoire, M. Izrailov a indiqué qu’il n’avait pas présenté d’excuses durant ses réunions d’enquête.

[229] J’ai déjà conclu plus haut que, pour déterminer le type de mesures disciplinaires qu’il convenait d’imposer à un chauffeur ayant commis des violations relatives aux heures de service, l’intimée avait notamment tenu compte de la question des remords éprouvés par le chauffeur, c’est‑à‑dire s’il avait exprimé des regrets ou présenté des excuses pour ses actes. Je conclus que l’intimée était en droit de choisir les critères sur lesquels fonder ses décisions disciplinaires, dans la mesure où, selon le Tribunal, ces critères ne constituaient pas un acte discriminatoire. Je conclus également que, pour les fins de l’instruction du Tribunal, il n’est pas pertinent de savoir si l’un des critères applicables au congédiement de M. Izrailov par Greyhound était l’expression de remords ou la présentation d’excuses pour avoir contrevenu aux heures de service et avoir tenu son journal de bord comme il l’avait fait. L’intimée avait le droit de tenir compte d’un tel facteur pour décider des mesures disciplinaires à imposer, mais j’estime que la présence ou l’absence de remords ou d’excuses n’a aucun lien avec un motif de distinction illicite. Par conséquent, ce facteur n’est pas pertinent quant à la question en litige, soit celle de savoir si le congédiement de M. Izrailov constituait un acte discriminatoire contraire à la Loi.

(ii) Observations

[230] Je tiens à formuler d’autres observations. Il ressort de la preuve que M. Izrailov a modifié ses journaux de bord de manière à ce que, s’il était intercepté par des autorités susceptibles de demander à voir ses journaux de bord pour vérifier sa conformité avec les heures de service, il paraisse en règle et éviterait ainsi une lourde amende. L’intimée a considéré qu’un tel procédé était à la fois malhonnête et contraire aux dispositions législatives qui interdisaient de modifier ou de détruire les journaux de bord, ou encore de consigner des heures différentes dans plus d’un journal de bord.

[231] Cela dit, il ressort également de la preuve que, lorsque M. Izrailov a soumis ses feuillets de paie à l’intimée pour recevoir sa paie, il y a indiqué les heures de conduite qu’il avait réellement effectuées. Rien dans la preuve ne permettait de croire – et l’intimée n’a pas non plus conclu – que M. Izrailov avait facturé des heures qu’il n’avait pas travaillées. Autrement dit, M. Izrailov a travaillé pour sa rémunération, et M. Butler l’a effectivement reconnu avec honnêteté et franchise. Cela ne justifie toutefois pas que le fait que M. Izrailov ait intentionnellement modifié ses journaux de bord et contrevenu aux heures de service pendant une longue période, ou encore qu’il ait conduit alors que la loi exigeait qu’il se repose. En effet, la conclusion du Tribunal selon laquelle M. Izrailov n’a pas soumis de feuillets de paie où il réclamait une rémunération pour des heures de travail non effectuées ne doit pas être interprétée comme signifiant que l’intimée aurait dû « attraper » M. Izrailov plus tôt, pas plus qu’elle ne vise à minimiser la responsabilité de M. Izrailov pour ce qu’il a fait. Cependant, le Tribunal reconnaît, dans la présente décision, le fait incontesté que M. Izrailov a travaillé pour la rémunération qu’il a touchée.

IX. Conclusion

[232] Je conclus, sur le fondement de l’ensemble de la preuve, que le fait que Greyhound ait mis fin à l’emploi de M. Izrailov plutôt que de le soumettre à un processus disciplinaire progressif n’était pas lié à son statut de nouvel immigrant ni à son origine nationale ou ethnique, et n’était pas un prétexte utilisé pour dissimuler une discrimination. Il existe plutôt des éléments de preuve objectifs et crédibles indiquant que l’intimée avait décidé de congédier M. Izrailov en conséquence de ce qu’elle estimait être des violations intentionnelles, répétées et graves des heures de service, violations auxquelles s’ajoutait le comportement malhonnête dont il avait, selon elle, fait preuve en modifiant les copies carbone de ses journaux de bord pour paraître conforme aux heures de service, advenant le cas où il serait arrêté par la police ou un autre représentant des autorités. Tout cela a brisé irrémédiablement la confiance de l’intimée à l’égard de M. Izrailov.

Ordonnances

[233] Le Tribunal confirme l’ordonnance relative au tableau des vérifications et, par conséquent, ordonne aux parties de traiter le document en question comme l’exige l’ordonnance relative au tableau des vérifications et, sans restreindre la portée générale de ce qui précède :

  • a) la pièce HR1‑31, intitulée [traduction] Tableau des vérifications portant sur les chauffeurs, qui compte 13 pages en plus d’un courriel d’accompagnement de l’avocate de l’intimée, est assujettie à l’ordonnance relative au tableau des vérifications et régie par celle‑ci;

  • b) la pièce R1‑29, intitulée [traduction] TABLEAU DES VÉRIFICATIONS PORTANT SUR LES CHAUFFEURS – qui compte 13 pages et qui est le même document que la pièce HR‑31, sauf pour l’absence du courriel d’accompagnement et pour l’impression en plus grand format – est assujettie à l’ordonnance relative au tableau des vérifications et régie par celle‑ci;

  • c) le Tribunal conservera chacune des pièces HR1‑31 et R1‑29 dans une enveloppe portant la mention « Confidentiel », laquelle sera conservée dans un dossier rouge portant lui aussi la mention « Confidentiel »;

  • d) le Tribunal traitera autrement les pièces HR1‑31 et R1‑29, conformément à l’ordonnance relative au tableau des vérifications.

[234] Le Tribunal rejette la plainte.


Signé par

Olga Luftig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 29 juillet 2020

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1853/8312

Intitulé de la cause : Dmitri Izrailov c. Greyhound Canada Transportation Corp.

Date de la décision du tribunal : Le 29 juillet 2020

Date et lieu de l’audience : 9 au 27 février 2015

16 au 18 novembre 2015

14 au 16 décembre 2016

Toronto (Ontario )

Comparutions :

Dmitry Izrailov, pour lui même

Giacomo Vigna , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Joyce A. Mitchell, pour l'intimée



[1] Le témoin de l’intimée, Alex Bugeya, du ministère des Transports de l’Ontario (MTO), a déclaré que le MTO avait le pouvoir de mettre un chauffeur hors service à la suite d’une inspection routière si des violations relatives aux heures de service étaient constatées. Toutefois, lorsque le MTO met un chauffeur hors service, les conséquences pour le chauffeur et son employeur ne sont pas les mêmes que dans le cas où l’intimée, en tant qu’entreprise de transport, met elle‑même un de ses chauffeurs hors service.

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