Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2020 TCDP 17

Date : le 12 juin 2020

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l'intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie internationale

- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig


Décision sur la requête en divulgation présentée par la Société de soutien

I. Contexte

[1] Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision »), la présente formation a conclu que les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans une réserve et au Yukon sont privés de services à l’enfance et à la famille égaux ou sont défavorisés à l’occasion de la fourniture de ces services, ce qui est contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »). Plus précisément, la manière dont Affaires indiennes et du Nord canadien (« AANC ») a conçu, gère et contrôle le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme des SEFPN »), ainsi que ses modèles de financement correspondants et les autres ententes provinciales et territoriales connexes, se traduisent par des refus de services et créent de nombreux effets préjudiciables pour un grand nombre d’enfants et de familles des Premières Nations vivant dans une réserve. Entre autres, les autorisations de financement du Programme des SEFPN ne sont pas accordées en fonction des lois et des normes de services des provinces et des territoires concernés. Elles sont plutôt fondées sur des niveaux et des formules de financement qui ne sont pas conformes aux lois et aux normes applicables.

[2] Le Programme des SEFPN, les formules de financement correspondantes et les autres ententes provinciales et territoriales connexes ne s’appliquent qu’aux membres des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon. C’est uniquement à cause de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique que les enfants et les familles des Premières Nations subissent les effets préjudiciables de cette prestation de services à l’enfance et aux familles, lesquels sont énumérés dans la Décision. De plus, ces effets préjudiciables perpétuent les désavantages historiques et les traumatismes subis par les peuples autochtones, notamment en raison du système des pensionnats indiens.

[3] Il a été ordonné au gouvernement fédéral de réformer le Programme des SEFPN et le Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens (l’« Entente de 1965 »), de façon à ce qu’ils concordent avec les conclusions tirées dans la Décision. Il lui a aussi été ordonné de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre les mesures nécessaires pour appliquer immédiatement ce principe en lui donnant sa pleine portée et tout son sens.

[4] La présente formation continue de superviser la mise en œuvre et les actions du Canada en réponse aux conclusions selon lesquelles les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon se voient refuser les services à l’enfance et à la famille dont bénéficient les autres Canadiens ou sont défavorisés dans le cadre de la fourniture de tels services au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la Décision)).

[5] La formation a par la suite rendu plusieurs décisions sur requête, dont des ordonnances visant la prise de mesures de redressement immédiates et à moyen terme.

[6] La formation a prévu traiter les questions concernant les redressements en trois étapes, à savoir les redressements immédiats, à moyen terme et à long terme (voir 2016 TCDP 10). De plus, des réformes à long terme devaient être envisagées dès que les parties auraient mené un certain nombre de nouvelles études sur les pratiques exemplaires à adopter. La plupart de ces études sont maintenant finalisées, et un rapport provenant de l’Institut des finances publiques et de la démocratie (IFPD) de l’Université d’Ottawa devrait être produit bientôt.

[7] Le PGC a déposé une requête dans laquelle il contestait le maintien par le Tribunal de sa compétence sur l’affaire, en faisant valoir que le Canada s’était conformé à toutes les ordonnances de redressement immédiates et à moyen terme prononcées par celui‑ci.

[8] Dans ce contexte, la Société de soutien a présenté une requête informelle sollicitant la divulgation de renseignements qui ont été caviardés dans plusieurs des documents communiqués par le PGC. Ce dernier a déposé des observations en réponse à la requête. La décision de la formation sur la requête en divulgation de la Société de soutien est expliquée ci‑après.

II. Analyse

[9] La formation s’est penchée sur la requête que la Société de soutien a présentée par lettre en date du 14 juin 2019, ainsi que sur les observations du 28 juin 2019 formulées par le Canada en réponse à la requête. La formation conclut que les renseignements caviardés dont la Société de soutien demande la divulgation sont potentiellement pertinents quant aux questions en litige dans la présente affaire, comme il est expliqué plus loin.

[10] Les documents réclamés de Mme Joanne Wilkinson portent sur des demandes présentées en exécution des ordonnances prononcées par le Tribunal le 1er février 2018 et qui ont été refusées en première instance ou en appel.

[11] La Société de soutien affirme qu’il est essentiel pour elle d’être en mesure de consulter des renseignements particuliers concernant les refus en question, compte tenu de leur caractère déterminant quant à la position à prendre sur le maintien de la compétence du Tribunal relativement aux ordonnances du 1er février 2018.

[12] En outre, la Société de soutien conteste le caviardage des noms des organismes de prestation de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) visés par les refus et les appels dans les documents fournis en tant que réponses aux engagements nos 5 et 8. Pour comprendre le contexte entourant les refus, il est important de connaître le nom des organismes de prestation des SEFPN concernés.

[13] La Société de soutien fait valoir que le Tribunal a clairement indiqué l’importance de prendre en compte les particularités culturelles, historiques et géographiques de chaque collectivité, et qu’il a ordonné expressément que les budgets accordés à chaque organisme de prestation des SEFPN reposent sur une évaluation des besoins précis et de la situation particulière de celui‑ci, dont une analyse appropriée de l’incidence que l’éloignement risque d’avoir sur la capacité de l’organisme de fournir des services.

[14] La Société de soutien affirme que, si elle doit se fonder sur des informations relayées par des membres des collectivités plutôt que sur les documents que détient le Canada, il lui sera impossible de formuler des observations, puisqu’elle ne saura pas dans quelle mesure les décisions de refus tenaient compte ou non des besoins précis et de la situation particulière des organismes de prestation des SEFPN en question. La Société de soutien fait donc valoir que ces documents sont très pertinents quant aux ordonnances du Tribunal à l’égard desquelles le Canada soutient que celui‑ci doit céder sa compétence et qu’ils devraient donc être produits dans leur version non caviardée.

[15] Le PGC soutient que les passages caviardés ne sont pas pertinents. Il fait valoir que les questions de la Société de soutien au sujet des raisons des refus vont dans le sens de la position adoptée par celle‑ci selon laquelle il est justifié que le Tribunal conserve sa compétence dans l’affaire. Selon la thèse de la Société de soutien, le contenu des passages caviardés est susceptible de révéler le caractère inéquitable ou déraisonnable des décisions prises par le Canada et permettrait d’étayer l’argument en faveur du maintien de la compétence du Tribunal. Le PGC ajoute que la preuve en question demeure compréhensible en l’absence des noms d’organismes. S’il concède que la pertinence probable ne correspond pas à une norme particulièrement exigeante, le PGC affirme qu’il n’existe aucun lien manifeste entre l’identité des bénéficiaires et la question de savoir si une décision était raisonnable ou équitable sur le plan procédural.

[16] À titre subsidiaire, le PGC avance qu’une ordonnance de confidentialité en application de l’article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H-6, serait appropriée si la formation décide d’ordonner la divulgation. Le Canada craint que la divulgation de leur nom entraîne une contrainte excessive pour les organismes concernés, ainsi que pour les familles et les enfants auxquels ils offrent des services.

[17] Suivant le critère dégagé dans la décision Egan c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 29, et fondé sur la décision Guay c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2004 TCDP 34, la formation a examiné les observations des parties, ainsi que les documents expurgés cités par les parties et déposés en preuve. La formation est d’accord avec la position de la Société de soutien sur ce point, et ne voit pas en quoi la divulgation des noms des organismes de prestation des SEFPN risquerait de porter préjudice aux enfants et aux familles. Par conséquent, s’il souhaite toujours obtenir une ordonnance de confidentialité du Tribunal, le PGC devra fournir plus de renseignements à la formation sur ce point par voie d’observations.

[18] Les documents en question portent pour l’essentiel sur les refus ou les appels concernant le financement public. Les renseignements qui se trouvent dans les lettres renvoient souvent aux ordonnances rendues par la formation dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2018 TCDP 4. Les questions en litige semblent se rapporter à des fonds publics sollicités par des organismes de prestation des SEFPN à la suite de ces ordonnances. Les lettres ne font pas référence à des personnes en particulier ni ne font état de renseignements personnels concernant des enfants ou des familles ou de tout autre renseignement.

[19] De plus, la preuve au dossier renferme des renseignements détaillés sur les organismes de prestation des SEFPN. Le Canada a déjà communiqué et déposé, dans le cadre d’un rapport faisant état des progrès réalisés, des documents dans lesquels figurent les noms de la plupart des organismes de prestation des SEFPN et les montants de financement qu’ils ont reçus par suite des ordonnances prononcées par la formation dans la décision 2018 TCDP 4. Qui plus est, dans son rapport du 3 mai 2018 faisant suite aux ordonnances de la décision 2018 TCDP 4, le PGC a inclus les noms de quelques organismes de prestation des SEFPN et a indiqué leurs déficits et excédents respectifs. Le PGC n’a pas cherché à obtenir des ordonnances de confidentialité avant la communication et le dépôt de ces rapports, qui font désormais partie du dossier public. Puisque les organismes de prestation des SEFPN se trouvent au cœur de la présente affaire depuis le dépôt de la demande initiale, la formation comprend difficilement pourquoi ils contesteraient, à ce stade aussi avancé de l’instance, la divulgation de leurs demandes de financement faisant suite aux ordonnances que le Tribunal a prononcées en leur faveur et aux ordonnances visant à ce que leurs besoins précis soient respectés et fassent l’objet des études réalisées par l’IFPD.

[20] La formation conclut en outre que les circonstances dans la présente affaire sont significativement différentes de celles de la situation soulevée par les Chefs de l’Ontario où, compte tenu de la nature détaillée des renseignements figurant dans leur affidavit, un enfant et sa famille auraient facilement pu être identifiés à la suite de la divulgation du nom de la collectivité et de l’organisme.

[21] Il existe un lien entre les noms des organismes de prestation des SEFPN et les besoins précis de ces organismes à l’égard desquels la formation a ordonné un financement. La divulgation des noms permettrait à la Société de soutien de mieux préparer ses observations en réponse à la requête du PGC concernant la compétence du Tribunal. La formation ne partage pas l’avis du PGC quant à l’absence de pertinence des demandes formulées par la Société de soutien.

[22] La formation est d’accord avec la Société de soutien sur le fait que le Tribunal a clairement indiqué l’importance de prendre en compte les particularités culturelles, historiques et géographiques de chaque collectivité, et qu’il a ordonné expressément que les budgets accordés à chaque organisme de prestation des SEFPN reposent sur une évaluation des besoins précis et de la situation particulière de celui‑ci, dont une analyse appropriée de l’incidence que l’éloignement risque d’avoir sur la capacité de l’organisme de fournir des services.

[23] Dans sa requête relative au maintien de la compétence, le PGC demande que la formation cesse d’être saisie de l’affaire, étant donné que le Canada s’est conformé à toutes les ordonnances du Tribunal.

[24] La divulgation des noms des organismes de prestation des SEFPN permettrait à la Société de soutien de mieux répondre à la requête du PGC, vu le lien rationnel qui existe entre les noms de ces organismes et les ordonnances du Tribunal enjoignant au Canada de leur octroyer du financement selon leurs besoins précis et leur situation particulière. La formation comprend à quel point il serait difficile pour la Société de soutien de démontrer le bien‑fondé de ses allégations en l’absence des noms des organismes de prestation des SEFPN concernés.

[25] Cependant, étant donné le caractère informel des observations déposées et la demande fondée sur l’article 52 de la LCDP présentée par le PGC, selon laquelle il souhaite présenter des observations supplémentaires sur ce point par voie de requête ou autrement, suivant les directives du Tribunal, la formation donne instruction aux parties de déposer des observations sous forme de lettre, selon l’échéancier suivant :

Le PGC déposera ses observations au plus tard le 26 juin 2020;

La Société de soutien et les autres parties qui souhaitent présenter des observations déposeront leur réponse au plus tard le 3 juillet 2020;

Le PGC déposera sa réplique au plus tard le 10 juillet 2020.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 12 juin 2020

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 12 juin 2020

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

David Taylor, Sarah Clarke et Barbara McIsaac, c.r., pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

David Nahwegahbow, Stuart Wuttke et Thomas Milne , pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Robert Frater, c.r., Jonathan Tarlton et Patricia MacPhee, pour l'intimé

Maggie Wente et Sinéad Dearman, pour les Chefs de l’Ontario, la partie intéressée

Julian N. Falconer et Akosua Matthews, pour la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

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