Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Les armoiries du Tribunal - Description : Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2017 TCDP 29

Date : le 18 août 2017

Numéro du dossier : T2162/3616

Entre :

Serge Lafrenière

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Via Rail Canada Inc.

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Anie Perrault

 



I.  La plainte et la requête

[1]  Il s’agit ici d’une requête préliminaire de l’intimée demandant au Tribunal d’ordonner au plaignant de se soumettre à une expertise médicale par un expert retenu par l’intimée.

[2]  Je ne mentionnerai pas dans la présente décision tous les faits allégués dans le litige principal; essentiellement, le plaignant soutient qu’il a été traité différemment et qu’il s’est vu injustement décerner des points de pénalité dans son dossier disciplinaire, le tout ayant mené à son congédiement le 5 octobre 2012.  Le motif de discrimination allégué dans ce dossier et retenu par le Tribunal est la déficience.

[3]  Le Tribunal a déjà rendu décision le 30 mars 2017 sur une requête en radiation déposée par l’intimée, et le 11 mai 2017 sur une requête en amendement du plaignant.  Le Tribunal a également émis des directives claires aux parties le 16 juin 2017 quant aux requêtes en divulgation soumises par le plaignant et par l’intimée.

[4]  Le Tribunal étudie maintenant la requête en expertise médicale de l’intimée et a reçu les soumissions écrites du plaignant et de la Commission en réponse à cette requête.  Aucune réplique de l’intimée n’a été déposée.

II.  Les questions en litige

[5]  Le Tribunal relève les questions suivantes suite au dépôt de la requête en expertise médicale de l’intimée et des soumissions écrites des parties :

  • a) La compétence et les pouvoirs du Tribunal et la question d’équité procédurale soulevée par l’intimée ; et

  • b) Les droits du plaignant.

III.  Analyse

A.  Le Tribunal a-t-il le pouvoir et les compétences pour ordonner que le plaignant se soumette à un examen médical indépendant?

[6]  Il est important tout d’abord de signaler que la requête de l’intimée n’est pas grandement étayée.  Malgré les réponses claires soumises par le plaignant et la Commission, qui s’objectent à cette requête, aucune réplique de la part de l’intimée n’a été soumise au Tribunal afin de me permettre de mieux comprendre les raisons pour lesquelles cette dernière requiert une telle expertise médicale.  En fait, l’intimée ne donne aucune raison juridique et ne soulève aucun point légal dans sa requête, autre que la question d’équité procédurale sur laquelle je me prononcerai un peu plus loin.  Sa requête est très générale.

[7]  La Commission, dans sa réponse, soulève la question des pouvoirs du Tribunal pour s’objecter à la requête de l’intimée.  En résumé, la Commission fait valoir qu’il n’existe aucune règle de procédure du Tribunal qui lui permettrait d’émettre une telle ordonnance.

[8]  Selon moi, il n'y a aucune disposition dans la Loi canadienne des droits de la personne (LCDP) ou dans les Règles de procédure du Tribunal qui prévoit expressément l’émission d’une telle ordonnance. Étant donné que les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure, il est moins souvent question de savoir ce que le législateur a permis, mais plutôt de comment interpréter les pouvoirs qui leurs sont octroyés.  Par ailleurs, les tribunaux administratifs sont souvent appelés à interpréter le silence du législateur à la lumière du régime législatif en vigueur.  Par conséquent, il faut se demander si le Tribunal jouit du pouvoir accessoire ou implicite de le faire.

[9]  Sans étayer son argument, l’intimée réfère dans son avis de requête au principe d’équité procédurale et à son droit à une audience juste et équitable pour justifier sa requête en expertise médicale.

[10]  À cet égard, je citerai Day c. Canada (Ministère de la Défense nationale), 2002 CanLII 45923 (TCDP) (« Day ») aux paragrs. 22-24 :

[22] … Par conséquent, d'où le Tribunal tient-il son pouvoir provisoire de trancher de telles questions? À mon avis, la réponse réside dans la compétence accessoire ou subsidiaire du Tribunal, sans laquelle un organisme officieux ne peut s'acquitter de son mandat.

[23] Employé dans ce contexte, le terme compétence accessoire signifie simplement qu'un organisme doté d'un mandat officieux a le pouvoir de faire ce qui est nécessaire pour assurer une audience équitable conformément aux dispositions de la Loi. Ce pouvoir est inhérent à la procédure relevant de la Loi plutôt qu'à la nature du Tribunal, ce qui n'est pas le cas des cours, qui tirent leurs pouvoirs de leur compétence inhérente. Le rôle fondamental que la Loi confère au Tribunal est énoncé à l'article 50(1), qui exige que le Tribunal donne aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leur preuve. Cet article délimite la portée naturelle de la compétence du Tribunal. Il faut s'interroger sur l'équité de la procédure observée par le Tribunal pour déterminer si celui-ci est habilité à rendre une ordonnance qui, à proprement parler, déborde le cadre de la procédure. Il s'agit là d'un critère pragmatique qui ne se limite pas à l'application de règles rigides.

[24] Il faut se garder de pousser trop loin tous ces arguments. La compétence accessoire du Tribunal comporte de nombreuses limites et ne confère pas à ce dernier les pouvoirs plus généraux dont jouissent les cours. Toutefois, il est évident que le législateur n'a pas voulu priver le Tribunal des pouvoirs essentiels dont il a besoin pour s'acquitter de son mandat et appliquer la Loi. Cette opinion est conforme à la nature quasi constitutionnelle de la Loi, qui doit être interprétée de façon large et libérale. À mon avis, la question que je dois me poser est la suivante : ces pouvoirs s'étendent-ils à l'ordonnance demandée. Afin de répondre à cette question, il est nécessaire selon moi d'examiner la nature des intérêts qui seraient compromis par une telle ordonnance.

[11]  Je suis d’accord avec les propos de mon collègue le membre Groarke dans cette décision.  Je considère que le Tribunal, par le biais de ses compétences accessoires ou implicites, pourrait émettre de telles ordonnances dans des circonstances bien précises et appropriées.  Cependant, tout comme dans la décision Day, je suis inquiète du fait que le Tribunal puisse jouir de tels pouvoirs d’intrusion dans la vie privée et je crois que le Tribunal se doit de procéder avec beaucoup de prudence dans ces cas-là.

[12]  Je ne me prononcerai pas davantage sur la question de la compétence car de toute façon je ne suis pas prête à donner carte blanche à l’intimée et d’acquiescer à sa requête.  Voici pourquoi.

B.  Les droits du plaignant

[13]  Le fondement même de la protection des droits de la personne étant basé sur la dignité de la personne, le Tribunal doit « faire preuve de circonspection avant d'obliger un plaignant récalcitrant à se soumettre à un examen administré par des personnes dont l'intimé aura retenu les services. »  (Rogers c. Deckx Ltd., 2002 CanLII 61838 (TCDP), au paragr. 9).

[14]   La LCDP est fondée sur la dignité et la valeur de la personne. Les tribunaux des droits de la personne doivent donc respecter les valeurs fondamentales que sont l'autonomie de l'individu et la protection de la dignité de la personne, ce qui implique une certaine protection de la vie privée.  Un tribunal qui est confronté à une requête d'une des parties en vue d'une ordonnance, tel qu’une requête en expertise médicale, devrait donc se demander si celle-ci aura un impact sur ces valeurs et si cet impact est justifiable.

[15]  Chaque cas est donc un cas d’espèce et doit être examiné en conséquence.

[16]  Le fait d’ordonner à une partie de se soumettre à un examen médical est en soi un acte coercitif.  Je dois être très vigilante avant d’acquiescer à une telle demande qui touche à un aspect essentiel de la personne.  L’intégrité physique et psychologique d’un individu sont à la base même des droits de la personne et pourraient faire intervenir l’article 7 de la charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où celle-ci protège la sécurité de la personne (Day, supra, paragr. 28; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, paragrs. 55-57).

[17]  Le fondement d'une plainte concernant les droits de la personne est la discrimination ; les questions d'ordre médical sont subordonnées à la question principale qui fait l'objet de l'instruction de la plainte.  Dans ce cas-ci, la question principale fait référence à des faits allégués dans le dossier qui remontent, au plus tard, à 2012.

[18]  Dans le cas qui nous préoccupe plus particulièrement ici, le plaignant soutient qu’il a été traité différemment et qu’il s’est vu injustement décerner des points de pénalité dans son dossier disciplinaire, le tout ayant mené à son congédiement le 5 octobre 2012.  Le motif de discrimination allégué est la déficience.

[19]  Le plaignant comprend que ses antécédents psychologiques seront examinés lors de l’audition de la plainte, en lien avec les faits allégués et le moment où ces faits se sont déroulés.  Ce qui le préoccupe c’est le fait que l’intimée cherche à obtenir par le biais de cette requête en expertise médicale des renseignements sur son état médical actuel qui n’ont rien à voir avec le litige.  Je partage ses préoccupations.

[20]  Nous sommes maintenant en 2017, plus de cinq ans après les faits allégués.  Le Tribunal ne croit pas qu’une expertise médicale à cette étape-ci du processus permettra d’éclairer le Tribunal sur les éléments en litige et qui remontent à 2012 et avant. L’expertise médicale requise par l’intimée est donc non-pertinente.

[21]  Le fait que le plaignant ne se soumette pas à une expertise médicale indépendante comme le souhaite l’intimée n’empêchera aucunement l’intimée de faire sa contre-preuve lors de l’audition de la plainte.  Ainsi, l’intimée, par le biais de ses avocats, aura, entre autres, tout le loisir de contre-interroger le plaignant ou les experts du plaignant qui viendront témoigner quant à l’état de déficience du plaignant au moment des faits allégués.

[22]  Finalement, l’élément le plus important est que je suis d’accord avec les soumissions de la Commission  dans sa réponse à la requête de l’intimée, à l’effet que le fardeau de la preuve repose sur le plaignant de démontrer qu’il existe une cause prima facie de discrimination.  Pour ce faire, le plaignant devra satisfaire aux trois critères, à savoir qu’il devra démontrer qu’il possédait, au moment pertinent, une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination, qu’il a subi un effet préjudiciable et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.  (Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, paragr. 24; Québec (C.D.P.D.J.) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, paragrs. 63-65).

IV.  Conclusion

[23]  Pour toutes ces raisons, le Tribunal rejette la requête en expertise médicale de l’intimée.

Signée par

Anie Perrault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 18 août 2017

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2162/3616

Intitulé de la cause : Serge Lafrenière c. Via Rail Canada Inc.

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 18 août 2017

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Serge Lafrenière, pour lui-même

Daniel Poulin , avocat pour la Commission canadienne des droits de la personne

Cristina Toteda, avocate pour l'intimée

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