Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

Référence : 2017 TCDP 17

Date : Le 13 juin 2017

Numéro du dossier : T2097/1315

Entre :

[traduction française]

Michael Christoforou

Le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

John Grant Haulage Ltd.

L’intimée

Décision sur requête

Membre instructrice : J. Dena Bryan

 



I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une plainte déposée au titre des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H‑6 (la « Loi ») et selon laquelle l’employeur intimé aurait fait preuve de discrimination envers le plaignant du fait de son âge et de sa déficience en mettant fin à son emploi en réponse à sa demande de réduction du nombre d’heures de travail. Le plaignant affirme avoir été traité d’une manière différente et préjudiciable par l’employeur qui l’a licencié et a établi et appliqué une ligne de conduite discriminatoire, en violation de la Loi. La plainte a été renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 28 mai 2015, et cette dernière a indiqué qu’elle ne participerait pas à l’instruction de la présente affaire.

[2]  L’instruction de la présente affaire a eu lieu à Toronto aux dates suivantes : du 31 octobre au 4 novembre 2016 inclusivement, du 14 au 18 novembre 2016 inclusivement, et les 23 et 25 janvier 2017, et les observations ont été présentées le 27 janvier.

[3]  Le 31 janvier 2017, l’intimée a présenté une requête en récusation par courrier électronique. Le plaignant a envoyé par courrier électronique sa réponse à laquelle l’intimée a également répondu.

II.  Requête en récusation de l’intimée

[4]  La requête de l’intimée exigeant ma récusation a été déposée le lundi suivant la fin de l’audience et de la présentation des observations. Je me suis donc abstenue d’examiner plus avant la preuve et les observations, ainsi que ma décision à cet égard en attendant mon examen de la présente requête.

[5]  L’intimée fonde sa requête en récusation sur deux faits qui se sont produits à la fin de la journée et qui n’ont pas été enregistrés :

  1. L’avocat du plaignant m’a remis une clé USB le 23  janvier 2017;
  2. Le plaignant et son avocat m’ont serré la main et m’ont remerciée à la fin de l’audience du 27 janvier 2017.

[6]  Compte tenu de ces deux faits, l’avocat de l’intimée soutient qu’il a une crainte raisonnable que je prenne parti pour le plaignant et peut-être contre l’intimée, et qu’il est possible que je ne sois pas impartiale dans mes délibérations et ma décision.

[7]  L’avocat du plaignant a répondu à la requête en récusation en produisant une déclaration sous serment expliquant ce qu’il a observé. Le plaignant et son avocat soutiennent que la remise de la clé USB a eu lieu en la présence de l’avocat de l’intimée, et qu’elle a été remise à tout le monde dans la salle avec une intention honnête. Le plaignant et son avocat affirment que les poignées de main, les remerciements et l'« au revoir » s’adressaient à l’agente du greffe et moi-même par souci de courtoisie et sous les regards du représentant et de l’avocat de l’intimée.

[8]  En réponse à l’observation du plaignant, l’avocat de l’intimée reconnaît que l’agente du greffe et moi-même ne sommes pas les initiatrices de la distribution de la clé USB, des poignées de main d’« au revoir » ou des plaisanteries, et il reconnaît que j’ai peut-être été pris de court dans les deux cas. Cependant, l’intimée soutient que j’aurais dû refuser la clé USB ainsi que les poignées de main offertes par le plaignant et son avocat, et que le fait que je les ai acceptées donne lieu à la crainte de partialité évoquée.

[9]  L’avocat de l’intimée affirme qu’il continue de craindre que j’aie été influencée par ces faits de manière à examiner sous un œil plus favorable le dossier du plaignant que celui de l’intimée; effet que l’avocat de l’intimée ne peut contrecarrer. L’avocat de l’intimée ne prétend pas qu’il a vu des indices quelconques d’une partialité de ma part, mais que le fait que je n’ai pas refusé les offres du plaignant a fait naître une crainte de parti pris en faveur du plaignant, et peut-être contre l’intimée.

III.  Rappel des faits par le membre du Tribunal

A.  Clé USB

[10]  Je me rappelle qu’à la fin de la journée d’audience du 23 janvier, l’agente du greffe et moi-même étions encore à nos places. Le plaignant, son avocat et l’avocat de l’intimée étaient encore près de leurs sièges et emballaient leurs affaires avant de partir. Le représentant de l’intimée avait déjà quitté la salle. L’avocat du plaignant a mentionné sur un ton de plaisanterie légère qu’il avait commandé des clés USB et venait justement de les recevoir à titre de matériel de promotion pour sa firme. L’avocat du plaignant a alors commencé à distribuer un dispositif scellé à toutes les personnes susmentionnées se trouvant dans la salle.

[11]  En présence des personnes susmentionnées, j’ai ouvert le plastique et tiré sur le dispositif pour voir où se trouvait le connecteur USB. Le connecteur se trouvait sur le dessus de la partie inférieure de la figurine. J’ai fait la remarque, en feignant l’indignation, que la conception « était presque pornographique » (je ne me souviens pas d’avoir entendu qui que ce soit utiliser le terme « phallique » comme l’a prétendu l’avocat de l’intimée dans sa requête), et tout le monde a ri. L’avocat du plaignant a expliqué qu’il n’a pas trouvé une autre façon de la concevoir. Nous avons tous quitté la salle. Je suis entrée dans la salle de conférence adjacente et j’ai laissé le dispositif sur la table de la salle de conférence. L’agente du greffe n’a pas ouvert le sien, et l’a laissé scellé sur son bureau.

[12]  Lorsque nous avons repris l’audience le mercredi 25 janvier, l’avocat de l’intimée a fait inscrire au dossier son objection quant à la distribution de la clé USB ayant eu lieu le 23 janvier. Il a dit craindre qu’il y ait des données sur la clé. L’avocat du plaignant a confirmé qu’il n’y avait aucune donnée sur les clés. L’avocat de l’intimée a expliqué qu’il était très mal à l’aise du fait que j’ai reçu cette clé. J’ai reconnu sa préoccupation et ordonné que la clé qui m’a été donnée soit retournée. L’agente du greffe a récupéré la clé USB qui se trouvait sur la table de la salle de conférence, et l’a remise en même temps que celle qu’elle avait reçue à l’avocat du plaignant. Tout cela est consigné au dossier.

[13]  Ma perception de cet incident est que la clé USB était une blague ou une plaisanterie, distribuée à des fins d’amusement et non pas sous le prétexte de gagner une faveur de ma part. J’ai tourné en ridicule la conception de la clé, et je l’ai qualifiée de presque pornographique, dans le même esprit. Je n’étais pas vraiment offusquée. Cet incident n’avait rien à voir avec les questions dont était saisi le Tribunal, et n’a pas influencé mon examen de la preuve et des observations.

B.  Poignées de main et remerciement du 27 janvier

[14]  Je me rappelle qu’à la fin des observations présentées le 27 janvier, on a cessé l’enregistrement, et le plaignant et son avocat se sont rapidement approchés de l’agente du greffe et moi-même pour nous serrer la main et dire « au revoir ». Je ne me souviens pas de les entendre dire merci, mais c’est possible qu’ils l’aient fait.

[15]  Je me rappelle qu’immédiatement après avoir dit « au revoir » au plaignant et à son avocat, je me suis retournée vers l’avocat et le représentant de l’intimée dans l’intention de de faire la même chose. Aucun d’eux n’a manifesté le désir de me serrer la main, et je les ai donc salués de la main et leur ai souhaité du succès, probablement en leur disant « prenez soin » ou « bonne chance », qui sont les mots que j’utilise habituellement au moment de dire « au revoir ». Je n’ai pas marché vers eux pour leur serrer la main parce qu’ils ne semblaient pas vouloir le faire ou s’attendre à ce que je le fasse. En outre, j’étais consciente du fait qu’on était le vendredi en fin de journée, et l’agente du greffe et moi devions emballer les dossiers et appeler le messager avant de quitter la salle d’audience. Immédiatement après avoir souhaité du succès à l’intimée et à son avocat, je suis retournée à mon bureau pour ranger le dossier.

[16]  Je me rappelle qu’à la fin du dernier jour d’audience, le 18 novembre 2016, j’ai serré la main de tout le monde, y compris celle du représentant et de l’avocat de l’intimée, et je leur ai souhaité joyeuses fêtes et prudence au cours de leurs déplacements prévus. Je crois que les échanges de civilités ont été amorcés par le plaignant et son avocat à ce moment-là également, et j’ai veillé à ce que le représentant et l’avocat de l’intimée ne soient pas exclus des poignées de main et des « au revoir ». Le représentant et l’avocat de l’intimée avaient donc toutes les raisons de croire que j’aurais serré leur main le 27 janvier, s’ils l’avaient voulu. À mon avis, l'« au revoir » et les meilleurs vœux que j’ai adressés à l’avocat et au représentant de l’intimée le 2  janvier 2017 étaient équivalents aux échanges de civilités que j’ai eus avec le plaignant et son avocat. 

[17]  Selon ma perception, le fait que le plaignant et son avocat aient amorcé les poignées de main et les « au revoir » ne visaient pas à m’influencer. Selon mes constatations, le plaignant, en particulier, était très poli, souriant et faisait des plaisanteries avec les avocats et les témoins des deux camps. Afin de conserver une ambiance d’impartialité dans la salle d’audience, je me suis assurée de traiter le représentant de l’intimée, ses témoins et son avocat avec la même politesse et de les intégrer dans l’échange de plaisanteries. Je suis très consciente du fait que les gens n’ont pas tous le même degré de confort lorsqu’il s’agit d’exprimer des plaisanteries et, par conséquent, je ne suis pas influencée ni négativement ni positivement par le comportement extérieur d’une personne en ce qui concerne les échanges de courtoisie. 

IV.  Test applicable à la crainte raisonnable de partialité

[18]  Dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), (ci-après « S.(R.D) »), la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 31 à 36, 38 à 40, et 48 à 49, a confirmé l’application du test relatif à la partialité énoncé par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC) :

II.  Le test applicable à la crainte raisonnable de partialité

31  Le test applicable à la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369. Bien qu’il ait été dissident, le test qu’il a formulé a été adopté par la majorité et a été constamment repris par notre Cour au cours des deux décennies subséquentes: voir par exemple Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267. Le juge de Grandpré a déclaré, aux pp. 394 et 39595 :

la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [. . .] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? ».

Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je [. . .] refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

32  Ainsi que le fait observer le juge Cory au par. 92, la portée de l’obligation d’agir équitablement définie par le juge de Grandpré et la rigueur avec laquelle elle s’applique varieront grandement selon le rôle et les fonctions du tribunal en question. Bien que les procédures judiciaires soient généralement davantage soumises aux impératifs de justice naturelle que ne le sont les instances administratives, les juges des tribunaux judiciaires, de par leur position, ont néanmoins, bénéficié d’une déférence considérable de la part des cours d’appel appelées à examiner une allégation de crainte raisonnable de partialité. C’est que les juges [traduction] « sont tenus pour avoir une conscience et une discipline intellectuelle et être capables de trancher équitablement un litige à la lumière de ses circonstances propres » : United States c. Morgan, 313 U.S. 409 (1941), à la p. 421. Cette présomption d’impartialité a une importance considérable puisque, comme l’a fait observer Blackstone, aux pp. 21 et 22, dans Commentaires sur les lois anglaises (1823), t. 5, cité au renvoi 49 de l’article de Richard F. Devlin intitulé « We Can’t Go On Together with Suspicious Minds: Judicial Bias and Racialized Perspective in R. v. R.D.S » (1995), 18 Dalhousie L.J. 408, à la p. 417, «la loi ne peut supposer de la faveur, de la partialité, dans un juge, qui, avant tout, s’est engagé par serment à administrer la justice avec une sévère intégrité, et dont l’autorité dépend en grande partie de l’idée qu’on a conçue de lui à cet égard». C’est ainsi que les cours d’appel ont hésité à conclure à la partialité ou à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité en l’absence d’une preuve concluante en ce sens : R. c. Smith & Whiteway Fisheries Ltd. (1994), 133 N.S.R. (2d) 50 (C.A.), aux pp. 60 et 61.

33  Malgré cette forte présomption d’impartialité, les juges sont tenus à certaines normes strictes pour ce qui est de la partialité car la « crainte raisonnable que le juge pourrait ne pas agir d’une façon complètement impartiale est un motif de récusation » : Blanchette c. C.I.S. Ltd., [1973] R.C.S. 833, aux pp. 842 et 843.

34  Afin d’appliquer le test, il est nécessaire d’établir une distinction entre l’impartialité, à laquelle sont tenus tous les juges, et la neutralité. Cette distinction fait écho aux propos de Benjamin N. Cardozo dans The Nature of the Judicial Process (1921), aux pp. 12, 13 et 167, où il a affirmé l’importance de l’impartialité tout en reconnaissant l’illusion de la neutralité du juge :

[traduction] Il y a en chacun de nous une tendance, qu’on peut appeler philosophie ou autre chose, qui donne cohérence et orientation à la pensée et à l’action. Le juge ne peut pas plus se soustraire à ce courant que le commun des mortels. Sa vie durant, des forces dont il n’a pas conscience et qu’il ne peut nommer, l’ont entraîné -- instincts, atavismes, croyances traditionnelles, convictions acquises; et la résultante est une perspective sur la vie, une conception des besoins sociaux. . . Chaque problème qui se pose à l’esprit se détache sur cette toile de fond. Nous pouvons essayer de voir les choses le plus objectivement possible. Il n’empêche que nous ne pouvons les voir avec d’autres yeux que les nôtres propres.

Dans notre subconscient se trouvent enfouies d’autres forces, préférences et aversions, prédilections et préventions, tout un ensemble d’instincts, d’émotions, d’habitudes et de convictions qui font l’être humain, qu’il soit juge ou justiciable.

35  Cardozo reconnaît que l’objectivité est chose impossible parce que les juges, comme tous les autres êtres humains, sont conditionnés par leur propre perspective. Ainsi que l’a noté le Conseil canadien de la magistrature dans ses Propos sur la conduite des juges (1991), à la p. 15, « [t]out être humain est le produit de son expérience sociale, de son éducation et de ses contacts avec ceux et celles qui partagent le monde avec nous ». Ce qui est possible et souhaitable, selon le Conseil, c’est l’impartialité :

. . . La sagesse que l’on exige d’un juge lui impose d’admettre, de permettre consciemment, et peut-être de remettre en question, l’ensemble des attitudes et des sympathies que ses concitoyens sont libres d’emporter à la tombe sans en avoir vérifié le bien-fondé.

 

La véritable impartialité n’exige pas que le juge n’ait ni sympathie ni opinion. Elle exige que le juge soit libre d’accueillir et d’utiliser différents points de vue en gardant un esprit ouvert.

.

III.  La personne raisonnable

36  L’existence d’une crainte raisonnable de partialité ou son absence est déterminée par référence à une personne raisonnable, bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique (Committee for Justice and Liberty, précité). Cette personne n’est pas « de nature scrupuleuse ou tatillonne », c’est plutôt une personne sensée qui connaît les circonstances de la cause.

[…]

A. La nature de l’art de juger

38  Comme nous l’avons déjà noté, il est indubitable que dans une société bilingue, multiraciale et multiculturelle, chaque juge aborde l’exercice de la justice dans une perspective qui lui est propre. Il aura certainement été conditionné et formé par ses expériences personnelles, et on ne peut s’attendre à ce qu’il s’en départisse dès qu’il est nommé juge. En fait, pareille transformation priverait la société du bénéfice des précieuses connaissances acquises alors qu’il était encore avocat. De même, elle empêcherait la réunion d’une diversité d’expériences au sein de la magistrature. La personne raisonnable ne s’attend pas à ce que le juge joue le rôle d’un figurant neutre; elle exige cependant qu’il fasse preuve d’impartialité lorsqu’il rend justice.

39  Il est manifeste, et la personne raisonnable s’y attend, que le juge des faits est à juste titre influencé dans ses délibérations par sa propre conception du monde dans lequel ont eu lieu les faits litigieux. En effet, il doit s’appuyer sur ses acquis antérieurs pour exercer ses fonctions juridictionnelles. Ainsi que l’ont écrit David M. Paciocco et Lee Stuesser dans The Law of Evidence (1996), à la p. 277 :

[traduction] En général, le juge des faits est habilité simplement à appliquer le bon sens et l’expérience humaine pour décider si la preuve est digne de foi et quel usage, le cas échéant, il peut en faire pour tirer ses conclusions de faits. [En italique dans l’original.]

40  Par contre, quand il s’agit de savoir quelle règle de droit il faut appliquer aux conclusions de faits, ce sont les principes juridiques qui s’imposent et non les croyances personnelles du juge qui peuvent aller à l’encontre de ces principes. Qui plus est, bien que sa compréhension de la nature humaine influe légitimement sur ses conclusions concernant la crédibilité ou les faits, le juge ne doit les tirer qu’après avoir fait preuve d’ouverture d’esprit à l’égard de toutes les parties au litige et après avoir examiné leurs prétentions. La personne raisonnable, à travers les yeux de laquelle est évaluée la crainte de partialité, s’attend à ce que le juge procède avec un esprit ouvert à l’examen prudent, détaché et circonspect de la réalité complexe de chaque affaire dont il est saisi.

[…]

48  Nous concluons que la personne raisonnable, dont parle le juge de Grandpré et qu’ont adoptée les tribunaux canadiens, aborde la question de savoir s’il y a crainte raisonnable de partialité avec une compréhension nuancée et contextuelle des éléments en litige. Elle comprend qu’il est impossible au juge d’être neutre, mais elle exige son impartialité

49  Cette personne raisonnable ne conclurait pas que les actes d’un juge suscitent une crainte raisonnable de partialité sans une preuve établissant clairement qu’il a indûment fait intervenir son point de vue dans son jugement; cette exigence découle de la présomption d’impartialité du juge. Il faut qu’il y ait une indication que le juge n’a pas abordé l’affaire avec un esprit ouvert et équitable envers toutes les parties. La connaissance du contexte dans lequel l’affaire a eu lieu ne saurait constituer une telle preuve; au contraire, elle est la marque de la plus haute tradition d’impartialité judiciaire.

[19]  Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, (ci-après « Wewaykum »), la Cour suprême du Canada a élargi les directives de la Cour concernant le principe d’impartialité aux paragraphes 57 à 59, et 67 :

IV. Analyse

A. L’importance du principe d’impartialité

57  Pour statuer sur les requêtes présentées par les parties, il nous faut examiner les circonstances de l’espèce au regard du principe fondamental et bien établi de l’impartialité des cours de justice.  Point n’est besoin en l’espèce de réaffirmer l’importance de ce principe, question à l’égard de laquelle on a pu observer un intérêt renouvelé dans les pays de common law durant la dernière décennie.  En termes simples, la confiance du public dans notre système juridique prend sa source dans la conviction fondamentale selon laquelle ceux qui rendent jugement doivent non seulement toujours le faire sans partialité ni préjugé, mais doivent également être perçus comme agissant de la sorte.

58  L’essence de l’impartialité est l’obligation qu’a le juge d’aborder avec un esprit ouvert l’affaire qu’il doit trancher.  À l’inverse, voici comment on a défini la notion de partialité ou préjugé :

[traduction] . . . une tendance, une inclination ou une prédisposition conduisant à privilégier une partie plutôt qu’une autre ou un résultat particulier.  Dans le domaine des procédures judiciaires, c’est la prédisposition à trancher une question ou une affaire d’une certaine façon qui ne permet pas au juge d’être parfaitement ouvert à la persuasion.  La partialité est un état d’esprit qui infléchit le jugement et rend l’officier judiciaire inapte à exercer ses fonctions impartialement dans une affaire donnée.

(R. c. Bertram, [1989] O.J. No. 2123 (QL) (H.C.), cité par le juge Cory dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 106.)

59  Considérée sous cet éclairage, « [l]’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire » (Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 30).  Elle est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée.  Comme l’ont signalé les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption.  Par conséquent, bien que l’impartialité judiciaire soit une exigence stricte, c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé.

[…]

B.  Crainte raisonnable de partialité et partialité réelle

[…]

67  De ces trois justifications de la norme objective de la crainte raisonnable de partialité, la dernière est la plus exigeante pour le système judiciaire, en ce qu’elle admet la possibilité que justice puisse paraître ne pas avoir été rendue, même lorsqu’elle l’a indubitablement été — c’est‑à‑dire qu’elle envisage qu’un décideur puisse être totalement impartial dans des circonstances faisant néanmoins naître une crainte raisonnable de partialité requérant qu’il soit déclaré inhabile.  Cependant, même lorsque le principe est interprété ainsi, le critère de détermination de l’inhabilité revient toujours à l’état d’esprit du juge, quoique ce facteur soit considéré du point de vue objectif de la personne raisonnable.  On demande à cette personne d’imaginer l’état d’esprit du juge, dans les circonstances pertinentes.  En ce sens, l’idée maintes fois énoncée selon laquelle « justice doit paraître être rendue », qu’ont invoqué les avocats des bandes, ne peut être dissociée de la norme de la crainte raisonnable de partialité.

[20]  Le Tribunal canadien des droits de la personne n’est pas une cour comme l’étaient les entités qui ont été examinées dans R. c. S. (R.D.) et Wewaykum, et ses décideurs ne sont pas des juges; ils sont des arbitres. Les mots, l’attitude et la conduite de l’arbitre doivent être examinés dans le contexte d’un tribunal administratif.

V.  Analyse

[21]  Les paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la Loi énoncent que les parties ont la possibilité pleine et entière de comparaître dans le cadre d’une instance, sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle:

48.9 (1)  L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[…]

50. (1)  Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

 

[22]  On m’a confié ce dossier en mars 2016. J’ai tenu de nombreuses téléconférences de gestion de l’instance, qui ont été consignées et résumées. J’ai tranché deux requêtes interlocutoires contestées avant l’audience qui a duré 13 jours au cours de la période entre le 13 octobre 2016 et le 27 janvier 2017. 

[23]  J’ai examiné à fond les requêtes préalables à l’audience et les observations, et j’ai fourni des motifs détaillés aux fins de directive et de décision. Tout au long de l’audience, j’ai veillé à respecter l’équité procédurale en permettant aux parties de présenter des éléments de preuve, d’interroger des témoins, de soulever des questions en litige, de connaître les arguments qu’ils doivent réfuter, de répondre aux allégations, de présenter des objections et des requêtes, et de répondre à leur sujet. J’ai fait de mon mieux pour fournir une décision réfléchie et exhaustive à l’égard des requêtes et des objections. Tout cela a été consigné dans le dossier officiel, et je suis convaincue qu’un examen du dossier confirmera que les parties ont eu pleinement l’occasion de faire valoir leur cause.

[24]  Le principe de la justice naturelle qui est applicable en l’espèce correspond au droit à un arbitre impartial. La neutralité et l’impartialité ne sont pas la même chose et l’équité procédurale n’exige pas la neutralité. (voir R. c. S.(R.D.), par les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin précité, par. 34) 

[25]  Les arbitres et les juges mettent souvent au défi les avocats relativement à leurs observations pour s’assurer qu’ils ont pleinement l’occasion de s’attaquer à une question, et ils peuvent juger nécessaire de réorienter un avocat durant une audience. De la même façon, il peut être nécessaire de rappeler aux témoins de répondre aux questions qui leur sont posées, de leur expliquer pourquoi une réponse est inadmissible, etc. Afin de préserver l’impartialité, les interventions de l’arbitre doivent viser à ce que justice soit rendue, et apparaître à première vue comme justes et propices à l’efficacité de l’audience (Yukon, par. 27). Lorsqu’une telle conduite en matière procédurale semble sévère, grossière, irrespectueuse, et injuste ou révèle un pré-jugement, alors il est certain que la présomption d’impartialité fera place à une crainte de partialité. (Zundel c Citron, [2000] 4 RCF 225 (C.A.) par. 36-37; Yukon, par. 54-55.)

[26]  Les circonstances entourant l’audience peuvent exiger une mesure, une décision ou une intervention d’ordre procédural de la part d’un arbitre afin d’assurer une audience complète et équitable, par exemple, le bon déroulement de l’audience. Une telle intervention par un arbitre peut sembler ne pas être neutre, dans la mesure où il existe un objectif expressément visé par l’intervention. Cependant, pareille intervention de la part d’un arbitre doit maintenir l’apparence d’impartialité; autrement dit l’arbitre demeure ouvert aux arguments qui seront présentés par l’avocat et n’a pas décidé d’avance de l’affaire. (Wewaykum, précité, par. 58).

[27]  L’absence d’impartialité – ou le parti pris – peut s’exprimer par des paroles ou des gestes laissant suggérer que l’arbitre a préjugé d’une question en litige, ou que l’arbitre présente une prédisposition à privilégier une partie plutôt qu’une autre ou encore une conclusion en particulier. À tort et injustement, la partialité a une incidence sur l’issue d’une affaire parce qu’elle dénote une disposition favorable ou défavorable qui n’est pas justifiée, qui repose sur des connaissances que le sujet ne devrait pas posséder, ou parce qu’elle est excessive. (S.(R.D.) par le juge Cory, par. 105). Une partie ne peut contrer la partialité au moyen d’éléments de preuve ou d’observations. L’équité procédurale exige que l’issue ou la décision repose sur une audience équitable, la preuve, la législation, la jurisprudence et les observations s’y rapportant. Le décideur doit être transparent dans ses motifs de la décision et ne pas être incité par des considérations non pertinentes. (Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 (ci-après « Yukon »), par. 24).

[28]  La crainte de partialité doit être objective et raisonnable selon le contexte des circonstances et eu égard à l’ensemble de la procédure. (S.(R.D.) par le juge Cory, par. 111, 141). L’intimée ne prétend pas qu’il y a un indice quelconque de partialité réelle ou appréhendée avant le 23 janvier 2017. Elle ne prétend pas non plus qu’il existe une indication quelconque de partialité réelle découlant des faits qui se sont produits le 23 et le 27 janvier, mais seulement une crainte que j’aie des préjugés défavorables à son endroit et favorables à l’endroit du plaignant dans le cadre de mon examen de la preuve et des observations, et au moment de trancher les questions.

[29]  Dans ses observations, l’intimée a souligné que le plaignant est une bonne personne, et l’avocat de l’intimée m’a exhorté à ne pas me laisser influencer par cela dans ma décision. Après les observations, j’ai terminé par des commentaires qui confirmaient que j’examinerais soigneusement tous les témoignages enregistrés, toutes les pièces dans le contexte du témoignage donné, et que je lirais toutes les observations afin de trancher les questions en litige. Autrement dit, l’amabilité des témoins n’était pas un aspect pertinent au regard de ma décision.

[30]  Les parties et les avocats savent que j’ai examiné leurs observations et continuerai de le faire de façon exhaustive et attentive avant de rendre ma décision. Aucun de mes gestes, commentaires ou décisions dans cette demande n’ont permis à l’intimée d’établir l’existence d’un fondement raisonnable de craindre que je tiendrais compte de tout ce qui excède la portée de la preuve, des pièces ou des observations pour trancher les questions en litige.

[31]  J’ai une expérience antérieure d’avocat plaidant et arbitre d’un tribunal administratif. Il est entendu que l’équité procédurale exige que le décideur tranche les questions en litige en se fondant sur la preuve présentée, et non sur l’information extérieure au processus de l’audience que les parties ne peuvent connaître ou à laquelle elles ne sont pas en mesure de répondre. Je ne peux que prendre en considération les observations, le droit et la preuve qui me sont présentés par une partie en présence de l’autre, avec la possibilité d’y répondre, pour trancher les questions en litige.

[32]  L’avocat de l’intimée est également au courant des principes de justice naturelle. J’ai reconnu ces principes à maintes reprises tout au long de la présente affaire, de sorte que l’avocat de l’intimée sait que je suis consciente des principes de justice naturelle, tant dans le contexte d’une cour que d’un tribunal administratif. 

[33]  Ma réponse à l’égard de la remise par le plaignant du dispositif de stockage USB, et de son initiative de poignées de main et d’« au revoir », peut ne pas avoir semblé neutre, mais le manque d’éclat ou la neutralité absolue ne sont pas nécessaires pour faire preuve d’impartialité. Selon le paragraphe 48.9(1) de la Loi, l’absence de formalisme est encouragée pourvu qu’elle respecte les principes de justice naturelle. Plus particulièrement, pourvu qu’elle n’entrave pas mon impartialité à titre d’arbitre, ni qu’elle donne l’impression de le faire.

[34]  Dans l’audience en l’espèce, j’ai parlé aux avocats plusieurs fois pour leur demander de faire preuve de courtoisie l’un envers l’autre et à l’endroit du tribunal, et de ne pas s’interrompre pendant les objections. J’ai agi ainsi pour les besoins de la procédure et afin d’assurer le déroulement de l’audience de façon complète, équitable et ordonnée, mais le fait que j’ai dû parler aux avocats n’aura aucune incidence en ce qui concerne le bien-fondé de la plainte. Les questions relatives à l’allégation de discrimination soulevées dans la présente affaire ne seront pas tranchées en fonction de la personnalité des avocats ou de leur conduite dans la salle d’audience. Seule l’attitude des témoins durant leur témoignage en ce qui touche la crédibilité et la fiabilité est pertinente; le capital de sympathie d’une personne ne l’est pas.

[35]  Au cours de l’audience en l’espèce, j’ai conclu que, n’ayant pas compétence en vertu de la Loi pour adjuger des dépens, je ne devrais pas tirer une conclusion défavorable à l’égard du dépôt d’une révision judiciaire ou d’un appel par l’une ou l’autre des parties, surtout dans des procédures opposant différentes parties ou visées par des lois différentes. De la même manière, tout commentaire par l’une ou l’autre des parties, selon lequel elles envisagent de demander une révision judiciaire d’une décision que je rendrai, n’est pas pertinent dans mes délibérations concernant la présente affaire. La Loi confère à chacune des parties le droit à une participation pleine et équitable, notamment en ce qui concerne la révision judiciaire.

[36]  Selon l’intimée, la crainte que je fasse preuve de partialité en faveur du plaignant ou à son encontre en raison des faits survenus les 23 et 27 janvier, cette crainte n’est pas objective ni raisonnable compte tenu de l’expérience vécue par l’intimée depuis mars 2016 à mes côtés dans mon rôle d’arbitre, et de la connaissance de l’avocat de l’intimée du concept d’un décideur objectif et impartial. S’ils avaient été examinés par une personne raisonnable et bien informée au sujet de ma conduite tout au long de la présente instance, de mon expérience particulière, et des concepts de neutralité et d’impartialité, les faits en question n’auraient pas soulevé une crainte raisonnable de partialité. 

VI.  Conclusion

[37]  Pour les motifs qui précèdent, j’ai décidé de ne pas me récuser de la présente affaire. 

[38]  Comme je l’ai mentionné à la fin de l’audience, j’examinerai la preuve et les observations de façon exhaustive et attentive, et je rendrai une décision étayée par des motifs détaillés.

Signée par

J. Dena Bryan

Membre instructrice

Ottawa (Ontario)

Le 13 juin 2017

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties inscrites au dossier

Dossier du Tribunal : T2097/1315

Intitulé : Michael Christoforou c. John Grant Haulage Ltd.

Date de la décision du Tribunal : le 13 juin 2017

Requête écrite décidée sans comparution des parties

Observations écrites :

Nikolay Chsherbinin , pour le plaignant

Aaron Crangle , pour l’intimée

 

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