Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2017 TCDP 14

Date : le 26 mai 2017

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

 

Procureur général du Canada


(représentant la ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

 

l’intimé

- et -

Chiefs of Ontario
- et -
Amnistie internationale
- et -

Nation Nishnawbe Aski

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon et Edward Lustig



I.  Requêtes visant des mesures d’aide immédiates liées au principe de Jordan

  • [1] Jordan River Anderson de la Nation crie de Norway House souffrait de graves problèmes de santé à sa naissance. Comme peu de services médicaux étaient offerts au sein de sa collectivité, sa famille s’est tournée vers les services de protection de l’enfance de la province afin qu’il puisse recevoir les soins médicaux dont il avait besoin. Après avoir passé les deux premières années de sa vie à l’hôpital, Jordan aurait pu être placé dans un foyer d’accueil spécialisé près de l’établissement où il recevait des soins, à Winnipeg. Cependant, pendant deux ans, Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC), Santé Canada et la province du Manitoba ont débattu de la question de savoir qui devrait payer pour les coûts du foyer d’accueil de Jordan. Finalement, Jordan est resté à l’hôpital jusqu’à son décès, à l’âge de cinq ans; il a passé toute sa vie à l’hôpital.

  • [2] Le principe de Jordan, qui s’appuie sur l’histoire de Jordan, veut que dans les cas où un service gouvernemental est offert à tous les autres enfants, mais qu’un conflit de compétence surgit entre le Canada et une province ou un territoire ou encore entre différents ministères concernant les services fournis à l’enfant d’une Première Nation, le premier ministère contacté est celui qui paie pour les services et peut demander un remboursement à l’autre ministère ou gouvernement, une fois que l’enfant a reçu les dits services. Ce principe de l’enfant d’abord a pour but d’empêcher que des enfants des Premières Nations se voient refuser des services publics essentiels ou tardent à recevoir de tels services. Le 12 décembre 2007, la Chambre des communes a appuyé à l’unanimité une motion portant que le gouvernement devrait immédiatement adopter le principe de l’enfant d’abord, d’après le principe de Jordan, afin de résoudre les conflits de compétence en matière de services aux enfants des Premières Nations.

  • [3] Les plaignantes et les parties intéressées (à l’exception d’Amnistie internationale) ont toutes déposé une requête pour contester, entre autres choses, la façon dont le Canada a appliqué le principe de Jordan suite à la décision et les ordonnances de la présente formation rendues dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « décision »). Le Canada et la Commission ont présenté des observations en réponse à ces requêtes. Les requêtes ont été entendues du 22 au 24 mars 2017, à Ottawa. Comme lors de l’audience sur le fond, l’audition de ces requêtes a été diffusée sur le Réseau de télévision des peuples autochtones (le RTPA).

  • [4] La présente décision sur requête porte expressément sur les allégations de non‑conformité et les demandes connexes pour que d’autres ordonnances soient rendues concernant le principe de Jordan. Les autres aspects des requêtes des parties, qui n’ont pas été abordés dans la présente décision sur requête, seront examinés dans le cadre d’une autre décision.

II.  Conclusions et ordonnances rendues jusqu’à maintenant relativement au principe de Jordan

  • [5] Dans la décision, la formation a jugé que la définition et la mise en œuvre du principe de Jordan par le Canada étaient étroites et inadéquates, ce qui entraînait des lacunes dans la prestation de services, des délais et des refus pour les enfants des Premières Nations. Des délais étaient inhérents au processus de traitement des cas potentiels visés par le principe de Jordan. En outre, l’approche du gouvernement du Canada à l’égard des cas visés par le principe de Jordan était axée uniquement sur les conflits entre les gouvernements fédéral et provinciaux concernant des enfants atteints de multiples déficiences, plutôt que sur les conflits de compétence (y compris entre les ministères du gouvernement fédéral) impliquant tous les enfants des Premières Nations (et pas seulement ceux souffrant de déficiences multiples). Par conséquent, AANC a reçu ordre de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan, en lui donnant sa pleine portée et tout son sens (voir la décision, aux paragraphes 379 à 382, 458 et 481). La décision et les ordonnances connexes n’ont pas été contestées dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

  • [6] Trois mois après que la décision a été rendue, AANC et Santé Canada ont indiqué avoir entamé des discussions concernant ce processus en vue d’élargir la définition du principe de Jordan, d’améliorer sa mise en œuvre et de cibler d’autres partenaires qui devraient prendre part à ce processus. Ils ont prévu qu’un délai de 12 mois serait nécessaire pour amener les Premières Nations, les provinces et les territoires à participer à ces discussions et concevoir des options en vue d’apporter des modifications au principe de Jordan.

  • [7] Dans une décision sur requête subséquente (2016 TCDP 10), la formation a précisé que son ordonnance enjoignait au gouvernement de mettre en œuvre immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens et non d’entamer immédiatement des discussions en vue de revoir la définition à long terme. Nous avons fait observer qu’il existe déjà une définition valable du principe de Jordan, adoptée par la Chambre des communes, et qu’il n’y a aucune raison pour laquelle cette définition ne pourrait pas être mise en œuvre immédiatement. AANC a reçu l`ordre de considérer immédiatement le principe de Jordan comme incluant tous les conflits de compétence (y compris ceux qui opposent des ministères fédéraux) et visant tous les enfants des Premières Nations (pas seulement ceux atteints de déficiences multiples). La formation a également indiqué que l’organisme gouvernemental qui est contacté en premier devrait payer le service sans devoir procéder à un examen au regard des politiques ni tenir de conférences sur le cas avant qu’un financement soit fourni (voir la décision 2016 TCDP 10, aux paragraphes 30 à 34). Là encore, la décision sur requête et les ordonnances connexes n’ont pas été contestées dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

  • [8] Par la suite, AANC a indiqué avoir pris les mesures suivantes afin d’exécuter l’ordonnance de la formation :

  • le Ministère a corrigé son interprétation du principe de Jordan pour qu’il ne se limite plus aux enfants des Premières Nations dans les réserves qui ont des déficiences multiples nécessitant les soins de différents fournisseurs de services;

  • il a corrigé son interprétation du principe de Jordan pour qu’il s’applique à tous les conflits de compétence et qu’il englobe désormais ceux qui entre les ministères fédéraux;

  • la prestation de services dans toute affaire visée par le principe de Jordan ne sera pas retardée en raison de conférences sur le cas ou d’examens au regard des politiques;

  • des comités de travail composés de fonctionnaires, de directeurs généraux et de sous-ministres adjoints de Santé Canada et d’AANC assureront la supervision, guideront la mise en œuvre de la nouvelle application du principe de Jordan et offriront une fonction d’appel.

  • [9] En outre, le Ministère a précisé qu’il entamerait des discussions avec les Premières Nations, les provinces et le Yukon concernant une stratégie à long terme. De plus, AANC a indiqué qu’il produirait un rapport annuel sur le principe de Jordan, qui fera état, entre autres, du nombre de cas ayant fait l’objet d’un suivi et du montant des fonds dépensés pour traiter de cas particuliers. AANC a également mis à jour son site Web pour refléter les changements susmentionnés et a affiché les coordonnées des personnes à contacter dans les cas visés par le principe de Jordan.

  • [10] Bien que la formation se réjouissait de ces changements et des investissements prévus en vue de donner sa pleine portée et tout son sens au principe de Jordan, elle avait encore quelques questions en suspens concernant les consultations et la mise en œuvre intégrale. Dans la décision 2016 TCDP 16, la formation a demandé des renseignements supplémentaires à AANC concernant ses consultations sur le principe de Jordan et le processus de gestion des cas visés par ce principe. En outre, elle a ordonné à AANC de fournir à l’ensemble des Premières Nations et des organismes des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) les noms et les coordonnées des responsables du principe de Jordan dans chacune des régions.

  • [11] Enfin, la formation a fait remarquer que la nouvelle formulation du principe de Jordan par AANC semblait, encore une fois, plus restrictive que celle retenue par la Chambre des communes. Plus précisément, AANC limite l’application du principe aux « enfants des Premières Nations vivant dans les réserves » (plutôt que de l’appliquer à tous les enfants des Premières Nations), de même qu’à [traduction] « ceux atteints de problèmes de santé et ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale ». La formation a ordonné à AANC d’appliquer immédiatement le principe de Jordan à tous les enfants des Premières Nations et non seulement à ceux qui vivent dans les réserves. Pour être en mesure d’évaluer pleinement les répercussions de la formulation du principe de Jordan d’AANC, la formation a également ordonné au Ministère d’expliquer pourquoi il a formulé sa définition du principe de manière à ce qu’il s’applique uniquement aux enfants des Premières Nations [traduction] « atteints de problèmes de santé et à ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale » (voir la décision 2016 TCDP 16, aux paragraphes 107 à 120). Cette troisième décision sur requête n’a pas, non plus, été contestée dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

III.  Mesures supplémentaires prises par le Canada en ce qui concerne le principe de Jordan

  • [12] En réponse aux présentes requêtes, le Canada a affirmé que sa définition du principe de Jordan s’applique désormais à tous les enfants des Premières Nations et ne se limite pas à ceux qui vivent dans les réserves ou qui y vivent habituellement. Sa définition s’applique également à tous les conflits de compétence, y compris à ceux qui opposent les ministères fédéraux.

  • [13] Selon le Canada, son interprétation révisée du principe de Jordan a pour but de s’assurer que chaque fois qu’un enfant d’une Première Nation a besoin de mesures de soutien ou de services financés par le secteur public en matière de santé, d’éducation ou de services sociaux, cet enfant reçoit ce soutien ou ces services. Tout problème de compétence qui pourrait se poser sera réglé après s’être assuré qu’on a répondu aux besoins de l’enfant. De nouveaux processus ont été créés afin que les services requis dans toute affaire visée par le principe de Jordan ne soient pas retardés en raison de conférences de cas ou d’examens au regard des politiques. Les affaires urgentes seront traitées dans un délai de 12 heures, tandis que le délai de traitement des autres cas sera de 5 jours ouvrables ou encore de 7 jours ouvrables dans les cas complexes nécessitant un suivi ou des consultations avec d’autres intervenants.

  • [14] Le Canada a indiqué avoir également pris les mesures nécessaires pour s’assurer que les ressources humaines et le financement requis sont disponibles pour mettre en œuvre la définition élargie du principe de Jordan. À ce titre, il a pris de nouvelles initiatives stratégiques en vue de mieux répondre aux besoins des enfants des Premières Nations en matière de santé et de services sociaux. Selon le Canada, l’initiative « L’enfant d’abord » soutient l’application élargie du principe de Jordan, en fournissant au Canada les mécanismes dont il a besoin pour empêcher ou résoudre les conflits de compétence et prévenir et corriger les lacunes avant qu’ils n’apparaissent. Le Canada a soutenu que cette initiative cible les enfants des Premières Nations à risques, grâce à une meilleure coordination des services, et offre une source de financement pour répondre aux besoins des enfants lorsque ces besoins ne peuvent pas être comblés dans le cadre des programmes publics existants. Le Canada a également attiré l’attention sur le plan opérationnel régional de 2016-2017 de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits (DGSPNI), qui préconise, selon lui, une interprétation appropriée de la façon d’appliquer le principe de Jordan. Ce plan nécessite un financement de 64 millions de dollars pour les programmes et les services de santé mentale destinés aux Premières Nations en Ontario, en plus des programmes de santé mentale habituels.

  • [15] En outre, le Canada a soutenu qu’il s’efforce également d’améliorer ses efforts de communication afin de veiller à ce que ses partenaires des Premières Nations soient informés de la nouvelle approche adoptée et des nouvelles ressources disponibles et qu’ils aient la possibilité de s’impliquer et de faire connaître leurs points de vue.

  • [16] Enfin, le Canada a affirmé que bien que le principe de Jordan ne puisse pas servir à tout financer, aucune ligne précise n’a été tracée quant à ce qui est recouvrable. Tout service public offert aux autres enfants canadiens est admissible en vertu du principe de Jordan et a été considéré comme couvert lorsque la question s’est posée.

IV.  Analyse

  • [17] Les plaignantes et les parties intéressées croient que jusqu’à maintenant, le Canada ne s’est pas conformé aux ordonnances de la formation ou à certains aspects de celles-ci. De manière générale, chacune de leurs observations respectives portait sur un aspect différent de la plainte, et elles y demandaient que des ordonnances sur les mesures d’aide immédiates soient rendues pour traiter ces aspects particuliers. Selon les déclarations qu’elles ont faites dans leurs observations et à l’audience, les plaignantes et les parties intéressées sont généralement favorables aux positions exprimées et aux ordonnances demandées par les autres.

  • [18] La Commission estime que malgré quelques avancées positives et encourageantes, le Canada ne s’est pas encore pleinement conformé aux ordonnances de la présente formation et qu’il est donc loisible à la formation de fournir des indications ou des précisions supplémentaires au sujet de ses ordonnances.

  • [19] En ce qui a trait au principe de Jordan, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») et la Commission demandent que d’autres ordonnances soient rendues concernant la définition du principe, la communication de cette définition au public et aux intervenants et le processus de gestion et de suivi des cas visés par le principe de Jordan.

  • [20] L’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») était préoccupée, au départ, par le fait qu’elle ne participait pas aux activités de Santé Canada liées au principe de Jordan étant donné qu’elle a conclu un protocole de participation avec la DGSPNI. Santé Canada a depuis invité l’APN à coprésider un groupe de travail sur le principe de Jordan, ce que l’APN a accepté. Les observations de l’APN font écho à bon nombre des préoccupations soulevées par la Société de soutien et la Commission en ce qui a trait à la définition du principe de Jordan et au processus connexe.

  • [21] Les observations formulées par l’organisme Chiefs of Ontario (« COO ») et la Nation Nishnawbe Aski (la « NNA ») concernant le principe de Jordan portent essentiellement sur la prestation de services de santé mentale en vertu du Protocole d’entente sur les programmes d’aide sociale pour les Indiens (l’« Entente de 1965 »), en Ontario. La présente décision sur requête concerne le principe de Jordan en général. Les questions particulières soulevées concernant l’Entente de 1965 ainsi que les autres demandes formulées seront examinées dans une décision distincte.

  • [22] En outre, la formation souligne que dans sa requête, la NNA a également demandé qu’une ordonnance axée sur la prévention du suicide soit rendue afin que le financement prévu aux termes du principe de Jordan soit accordé à toute collectivité autochtone qui présente une proposition dans laquelle elle fait état d’enfants et de jeunes présentant un risque de suicide. Santé Canada s’est depuis engagé à créer un Groupe de travail sur la prévention du suicide, en collaboration avec la NNA, qui aura pour mandat de définir un processus de demande de financement concret et simplifié pour les collectivités, dans le cadre de l’initiative « L’enfant d’abord » (principe de Jordan). Ainsi, et à la demande de la NNA, la formation a reporté la demande visant l’obtention d’une ordonnance axée sur la prévention du suicide (voir la décision 2017 TCDP 7).

 

A.  Arguments juridiques

(i)  Fardeau de la preuve et conformité

  • [23] De façon générale, concernant les différents aspects des requêtes sur lesquelles la formation doit maintenant se prononcer, la Société de soutien et l’APN ont fait valoir que le Canada a le fardeau de démontrer au Tribunal qu’il s’est conformé aux ordonnances sur les mesures d’aide immédiates rendues jusqu’à présent. Le Canada a en main les renseignements nécessaires pour prouver si les mesures d’aide immédiates demandées par le Tribunal ont bien été prises. En outre, comme il a été prouvé que le Canada a fait preuve de discrimination systémique à l’endroit des enfants des Premières Nations et de leurs familles, il serait injuste que les plaignantes aient la « charge de la preuve » et doivent prouver que la discrimination persiste, en l’absence d’autres ordonnances.

  • [24] En l’absence de preuves démontrant clairement que le Canada a traité tous les points énumérés dans les ordonnances d’aide immédiate du Tribunal, les plaignantes et les parties intéressées demandent, entre autres, au Tribunal de conclure que le Canada continue de faire preuve de discrimination et qu’il ne s’est jusqu’à présent pas conformé aux ordonnances de la formation et, dans certains cas, de rendre une ordonnance dans laquelle il déclarerait que le Canada n’a pas respecté lesdites ordonnances.

  • [25] La Commission soutient que dans les cas où le Tribunal continue d’avoir compétence pour faciliter la mise en application d’une ordonnance et qu’un différend survient par la suite, le Tribunal a la possibilité de reprendre l’audience afin : (i) de tirer des conclusions quant à savoir si une partie s’est conformée aux dispositions de l’ordonnance initiale et (ii) d’apporter des clarifications et un complément à l’ordonnance initiale, si des directives supplémentaires sont nécessaires pour corriger la pratique discriminatoire ciblée dans l’ordonnance initiale. La Commission est d’avis qu’en dépit des quelques avancées positives et encourageantes observées, le Canada ne s’est pas encore pleinement conformé aux décisions sur requête du Tribunal concernant le principe de Jordan. Il est donc loisible au Tribunal de fournir des indications ou des précisions supplémentaires.

  • [26] Le Canada fait valoir qu’il n’y a pas de critère juridique qui régit les requêtes de non‑conformité déposées devant le Tribunal. Le critère à satisfaire à l’égard de telles requêtes doit donc s’appuyer sur les principes généraux qui régissent le droit en matière de droits de la personne. Selon le Canada, il est clairement précisé dans la loi que les parties requérantes ont le fardeau ultime de prouver leurs allégations selon la prépondérance des probabilités : en l’espèce, elles doivent prouver leurs allégations de non‑conformité. Le Canada est d’avis que les parties requérantes ne se sont pas acquittées du fardeau qui leur incombait et que leurs requêtes devraient donc être rejetées. Quoi qu’il en soit, le Canada affirme s’être conformé aux ordonnances du Tribunal.

  • [27] Une fois qu’il a été établi qu’il y a eu discrimination ou préjudice, le Tribunal doit déterminer s’il est approprié de rendre une ordonnance [voir le paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »)]. À ce titre, le Tribunal a l’obligation d’évaluer la nécessité de rendre une ordonnance d’après les éléments qui lui ont été présentés; il peut également renvoyer la question aux parties pour qu’elles présentent une preuve plus étoffée quant à l’ordonnance qu’il conviendrait de rendre [voir Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1135, aux paragraphes 61 et 67, confirmée dans 2011 CAF 202 (« Walden »)]. Voilà la situation dans laquelle se trouve la formation au moment de rendre une décision concernant les présentes requêtes.

  • [28] Dans la décision, la formation a rendu des ordonnances générales afin que la pratique discriminatoire cesse et que des mesures soient prises pour corriger la situation et l’empêcher de se reproduire; toutefois, elle y explique également qu’elle a besoin d’autres éclaircissements des parties au sujet des mesures concrètes de réparation réclamées, notamment sur la manière la plus pratique, concrète et efficace de mettre en œuvre les réformes à court terme et à long terme (voir le paragraphe 483). En effet, bien que la formation ait réussi, dans ses décisions sur requête subséquentes, à préciser ses ordonnances en s’appuyant sur les renseignements supplémentaires fournis par les parties, elle est restée saisie de l’affaire en attendant d’autres rapports des parties, principalement du Canada (voir 2016 TCDP 10 et 2016 TCDP 16). Autrement dit, le Tribunal ne cherche pas à déterminer le bien-fondé d’une plainte dont une des parties a le fardeau de prouver certains faits, mais plutôt à déterminer les réparations appropriées en recueillant les renseignements nécessaires afin de rendre des ordonnances utiles et efficaces en vue de mettre fin aux pratiques discriminatoires observées.

  • [29] En conformité avec cette approche, et comme l’a déjà mentionné la présente formation, l’ordonnance rendue en vertu de l’article 53 de la Loi a pour but d’éliminer et de prévenir toute forme de discrimination. Suivant une démarche motivée et fondée sur des principes, en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et des éléments de preuve présentés, le Tribunal doit veiller à ce que ses ordonnances de réparation parviennent à promouvoir efficacement les droits protégés par la Loi et à compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination. Cependant, élaborer des réparations efficaces et utiles pour résoudre un différend complexe, comme c’est le cas en l’espèce, est une tâche délicate qui peut nécessiter un contrôle continu (voir la décision 2016 TCDP 10, aux paragraphes 13 à 15 et 36).

  • [30] Pour cette raison, en l’absence de lacunes dans la preuve, le Tribunal ne considère pas la question du fardeau de la preuve comme une question déterminante pour trancher les présentes requêtes. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 42 (« Chopra »), « [l]a question du fardeau de la preuve ne se pose que lorsqu’il faut décider quelle partie doit subir les conséquences d’une lacune dans la preuve qui empêche le décideur des faits de tirer une conclusion particulière ». Bien que des questions particulières concernant le fardeau de la preuve puissent se poser lorsqu’elle doit trancher des requêtes comme celles dont la formation a été saisie en l’espèce, si le dossier de la preuve permet à la formation de tirer des conclusions de fait étayées par la preuve, la question de savoir qui avait le fardeau de prouver un fait est sans importance.

  • [31] Dans le même ordre d’idées, le rôle de la formation, au moment de se prononcer sur les présentes requêtes, n’est pas en soi de déclarer s’il y a conformité ou non-conformité. Conformément aux principes de réparation exposés précédemment, lorsque la formation formule des ordonnances quant aux mesures d’aide immédiates requises et conserve compétence pour superviser leur mise en œuvre, son rôle consiste plutôt à s’assurer que les effets préjudiciables et les refus de services ciblés dans la décision sont provisoirement éliminés, dans toute la mesure du possible, en attendant la fin de la réforme des programmes de protection de l’enfance des Premières Nations par AANC. Cela dit, pour formuler d’autres ordonnances visant à prévenir la discrimination dénoncée dans la décision ou à y mettre fin immédiatement, il est nécessaire que la formation examine les mesures prises jusqu’à présent par le Canada pour donner suite aux ordonnances qu’elle a rendues, et elle peut tirer des conclusions à savoir si ces mesures sont conformes ou non à ces ordonnances.

  • [32] Comme l’a indiqué la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Grover c. Canada (Conseil national de recherches), [1994] 24 CHRR D/390 (CF), au paragraphe 32, « [d]ans bien des cas, le tribunal serait peut-être mieux avisé de donner des directives pour permettre aux parties d’arranger elles-mêmes [les détails de l’ordonnance] plutôt que de leur imposer une ordonnance qu’elles n’arriveront pas à mettre à exécution ». Cette déclaration est conforme à l’approche adoptée par la formation jusqu’à maintenant à l’égard des mesures de redressement requises dans la présente affaire. Afin de faciliter la mise en œuvre immédiate des mesures de redressement générales prévues dans la décision, la formation a demandé des renseignements supplémentaires aux parties, a surveillé la mise en œuvre par le Canada de ses ordonnances et a fourni des directives additionnelles aux parties, dans ses décisions sur requête subséquentes, et a rendu un certain nombre d’autres ordonnances fondées sur les conclusions et le raisonnement détaillés déjà énoncés dans la décision.

  • [33] Cette approche a donné certains résultats, mais plus d’un an s’est maintenant écoulé depuis que la décision a été rendue et la présente instance doit aller de l’avant et dépasser le stade de la simple prise de mesures d’aide immédiates. Les plaignantes, la Commission et les parties intéressées souhaitent voir un changement significatif pour les enfants et les familles des Premières Nations et veulent s’assurer que le Canada met en œuvre ce changement, dès que les circonstances le permettent. Tout comme elles, la formation souhaite voir un changement véritable et rapide. Les présentes requêtes sont une façon de vérifier les assertions du Canada selon lesquelles il y a un tel changement et d’aider la formation, lorsque cela est nécessaire, à formuler des ordonnances efficaces et utiles.

  • [34] Voilà le contexte dans lequel les présentes requêtes ont été déposées. Le pouvoir discrétionnaire du Tribunal en matière de réparation doit être exercé de façon raisonnable eu égard à ce contexte particulier et à la preuve présentée dans le cadre de ces requêtes. Cette preuve comprend l’approche adoptée jusqu’à présent par le Canada pour se conformer aux ordonnances de la formation, laquelle preuve peut être utilisée par la formation pour tirer des conclusions et trancher les requêtes déposées par les parties.

(ii)  Séparation des pouvoirs

  • [35] Le Canada invite le Tribunal à garder à l’esprit les principes généraux qui sous-tendent la séparation appropriée des pouvoirs au moment de formuler d’autres ordonnances. Autrement dit, le Tribunal devrait laisser la méthode précise utilisée pour remédier à la violation entre les mains de l’organisme qui a la responsabilité de mettre en application l’ordonnance rendue. Selon le Canada, le Tribunal outrepasserait ses pouvoirs s’il rendait des ordonnances qui le rendraient responsable de la gestion et de la coordination détaillées de la réforme entreprise actuellement.

  • [36] Le Canada affirme qu’une certaine retenue s’impose afin de lui permettre d’exercer son rôle dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques et l’utilisation des fonds publics. En l’absence d’un pouvoir légal ou d’une contestation pour des motifs constitutionnels, les cours et les tribunaux n’ont pas la compétence institutionnelle nécessaire pour s’ingérer dans l’affectation des fonds publics ou l’élaboration des politiques de l’État. Dans la mesure où le Tribunal est invité à rendre d’autres ordonnances de réparation qui l’obligeraient à dicter des politiques ou à autoriser la dépense de fonds publics, le Canada est d’avis que les présentes requêtes devraient être rejetées, car elles outrepassent la compétence du Tribunal.

  • [37] L’argument du Canada concernant la séparation des pouvoirs n’est pas assez précis. Mis à part une ordonnance particulière demandée par la Société de soutien, qui sera examinée par la formation dans une décision sur requête distincte, le Canada n’a attiré l’attention sur aucune autre des ordonnances demandées par les autres parties auxquelles cet argument pourrait s’appliquer. Pour les besoins de la présente décision, il n’a renvoyé à aucune des ordonnances demandées relativement au principe de Jordan qui risque d’aller à l’encontre de la séparation des pouvoirs. Quoi qu’il en soit, tel qu’il est expliqué dans les motifs exposés ci-après, toute autre ordonnance émise par la formation est fondée sur les conclusions et les ordonnances rendues dans la décision et les décisions sur requête subséquentes, qui ont toutes été acceptées par le Canada, de même que sur les éléments de preuve présentés relativement aux présentes requêtes et les pouvoirs conférés à la formation en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi. Dans le cadre de la présente analyse, l’argument général du Canada concernant la séparation des pouvoirs n’est pas particulièrement utile.

B.  Autres ordonnances sollicitées

(i)  Définition du principe de Jordan

  • [38] Malgré l’assurance donnée par le Canada que sa définition du principe de Jordan s’applique désormais à tous les enfants des Premières Nations, indépendamment de leur état ou de leur lieu de résidence, la Société de soutien affirme que les fonctionnaires du gouvernement ont adopté une définition restrictive du principe de Jordan, qui est encore axée sur les enfants atteints d’une déficience ou présentant un état critique de courte durée, qui nécessitent des services de santé ou des services sociaux. La Société de soutien ajoute qu’AANC n’a pas encore procédé à l’examen des cas antérieurs visés par le principe de Jordan pour lesquels des services ont été refusés. Bien que Santé Canada ait entamé un processus d’examen de ces cas, la Société de soutien et l’APN ne savent pas vraiment combien d’années antérieures seront examinées dans le cadre de ce processus.

  • [39] En outre, la Société de soutien est préoccupée par le fait que la définition du principe de Jordan se limite aux enfants au sens où on l’entend dans la législation provinciale. Dans certaines provinces, un enfant est un individu âgé de moins de 16 ans. La Société de soutien est d’avis qu’une telle approche est inacceptable, dans la mesure où le principe de Jordan ne se limite pas aux services fournis en vertu des lois d’une province qui régissent les services à l’enfance et à la famille. De même, la Société de soutien fait valoir que le principe de Jordan exige, en ce qui concerne l’accès aux services, une approche axée sur les résultats, et non sur le processus. Autrement dit, les normes en matière de soins des provinces et des territoires sont une mesure inadéquate pour la conception de programmes et d’initiatives visant à assurer une réelle égalité aux enfants des Premières Nations.

  • [40] De façon générale, la Commission est d’accord avec la Société de soutien pour dire que le Tribunal devrait fournir des directives supplémentaires, en précisant la définition exacte du principe de Jordan qui doit être appliquée à l’avenir pour éliminer les pratiques discriminatoires recensées dans la décision. Compte tenu des décisions sur requête déjà rendues par la formation jusqu’à maintenant, la Commission a suggéré certains principes clés que toute définition du principe de Jordan doit mettre de l’avant.

  • [41] S’il est vrai que le Canada a fait certains efforts pour mettre en œuvre le principe de Jordan depuis que la décision a été rendue, il ne l’a toujours pas appliqué en lui donnant sa pleine portée et tout son sens. Comme il a été mentionné précédemment, la formation a indiqué dans la décision 2016 TCDP 16 qu’une définition du principe de Jordan qui s’applique aux enfants des Premières Nations [traduction] « atteints de problème de santé et à ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale » semble être plus restrictive que celle formulée par le législateur. Suivant la réponse à la demande de renseignements supplémentaires de la formation et la preuve présentée dans le cadre des présentes requêtes, la formation peut maintenant confirmer que le Canada applique effectivement une définition restreinte du principe de Jordan qui n’est pas conforme aux ordonnances antérieures de la formation.

  • [42] Le Canada a appelé trois témoins en réponse aux requêtes des plaignantes et des parties intéressées :

  • Mme Robin Buckland, directrice exécutive du Bureau des soins de santé primaires de Santé Canada au sein de la DGSPNI;

  • Mme Cassandra Lang, directrice au sein de la Direction de l’enfance et de la famille, de la Direction générale de l’enfance et de la famille d’AANC;

  • Mme Lee Cranton, directrice, Opérations du Nord, dans la région de l’Ontario, au sein de la DGSPNI de Santé Canada.

  • [43] Chacun de ces trois témoins a signé un affidavit et a été contre-interrogé à ce sujet par les autres parties, et tous ces éléments de preuve ont été déposés devant la formation dans le cadre des présentes requêtes. De façon générale, les trois témoins ont rendu un témoignage semblable qui appuie la position défendue par le Canada. Toutefois, comme la formation l’explique dans les pages qui suivent, où elle se penche principalement sur le témoignage de Mme Buckland, la majeure partie des preuves documentaires produites par le Canada, qui visent la dernière année écoulée depuis la décision, ne corroborent pas le témoignage de ces témoins concernant le principe de Jordan.

  • [44] Mme Buckland est la représentante du gouvernement fédéral chargée de mettre en œuvre le principe de Jordan. Elle prend part à ce processus depuis que la décision a été rendue (voir Gillespie Reporting Services, transcription du contre-interrogatoire de Robin Buckland, Ottawa, volume I, à la page 15, lignes 21 à 23 [transcription du contre‑interrogatoire de Mme Buckland]).

  • [45] Dans son affidavit, Mme Buckland indique que les restrictions observées précédemment dans la définition du principe de Jordan ont maintenant été éliminées, notamment l’exigence selon laquelle les enfants des Premières Nations doivent vivre dans les réserves ou être atteints de déficiences multiples, ce qui requiert l’obtention de services auprès de différents fournisseurs. Elle précise qu’en dépit de tout cela, il est fréquent que les familles ne se manifestent pas pour demander de l’aide. À cet égard, elle indique que les efforts proactifs déployés en partenariat avec les organismes de prestation de services sur le terrain devront se poursuivre et précise que le Canada a entrepris diverses activités de mobilisation pour aider à faciliter l’application plus générale du principe de Jordan (voir l’affidavit de Mme Robin Buckland, daté du 25 janvier 2017, aux paragraphes 3, 16 et 17).

  • [46] En outre, Mme Buckland explique que la définition actuelle du principe de Jordan, qui s’applique aux enfants des Premières Nations [traduction] « atteints de problème de santé et à ceux qui présentent un problème spécifique à court terme qui nécessite une aide sociale et médicale », avait pour but de concentrer les efforts sur les enfants les plus vulnérables :

[traduction]
Il s’agit plutôt d’examiner les secteurs où les besoins sont les plus grands et d’essayer d’y concentrer nos efforts.

Transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 17, lignes 12 et 13.

Nos efforts en ce qui a trait au principe de Jordan étaient axés sur les enfants qui vivent dans les réserves et qui souffrent d’une affection temporaire ou de courte durée ou encore d’une déficience qui nuit à leurs activités quotidiennes; nous continuons de concentrer nos efforts sur ces enfants.

Transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 39, lignes 17 à 21.

Chaque fois qu’un problème de santé complexe est examiné, une approche multimodale doit invariablement être adoptée. Vous devez toujours être en mesure d’aborder le problème sous différents angles si vous voulez vraiment faire une différence.

L’importance accordée aux enfants des Premières Nations dans les réserves, qui sont atteints d’une déficience ou d’une affectation de courte durée – qui nuit à leurs activités quotidiennes se veut un effort de notre part pour tenter d’atteindre un segment ou plutôt un sous-ensemble de la population où nous croyons pouvoir faire la plus grosse différence – là où nous croyons que les besoins sont les plus grands.

Comme je l’ai dit plus tôt, je crois donc que nous n’avons pas bien présenté le concept – il est regrettable que nos communications au départ n’aient pas été ainsi formulées – que nous n’ayons pas indiqué dès le début que le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations.

Transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 40, lignes 10 à 25.

Nous tentons de concentrer nos efforts, de commencer quelque part, et nous essayons là où nous risquons de trouver le plus grand nombre de conflits de compétence.

Transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 41, lignes 4 à 6.

Les enfants atteints d’une déficience ou présentant des besoins temporaires cruciaux méritent une attention particulière. Comme je l’ai mentionné il y a quelques instants, le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations ayant des besoins insatisfaits en matière de santé et de services sociaux.

Transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 275, lignes 19 à 23.

  • [47] Comme le souligne la Société de soutien au paragraphe 24 de ses observations datées du 16 décembre 2016, il a été établi dans la décision que la définition étroite du Canada et son approche tout aussi restreinte à l’égard du principe de Jordan ont entraîné des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations dans les réserves. Plus précisément, les éléments de preuve présentés à la formation aux fins de sa décision indiquent que l’approche de Santé Canada et d’AANC à l’égard du principe de Jordan était principalement axée sur « les conflits intergouvernementaux dans les situations dans lesquelles un enfant a plusieurs handicaps et a besoin de services de divers fournisseurs » (voir la décision, aux paragraphes 350 à 382). En effet, la formation a plus particulièrement relevé des lacunes observées dans les services offerts aux enfants qui ne sont pas atteints de déficiences multiples. Par exemple, dans le document d’AANC intitulé INAC and Health Canada First Nation Programs: Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, qui est cité dans la décision, il est indiqué que ces lacunes incluent, de façon non exhaustive, les services de santé mentale, l’équipement médical, les déplacements pour assister à des rendez-vous médicaux, les substituts alimentaires, les services de toxicomanie, les services dentaires et les médicaments (voir la décision, aux paragraphes 368 à 373).

  • [48] En outre, comme l’a souligné la formation dans la décision, la Cour fédérale a également conclu que l’approche ciblée de Santé Canada et d’AANC à l’égard du principe de Jordan était limitée et a jugé déraisonnable la conclusion selon laquelle le principe de Jordan ne s’appliquait pas dans le cas de Jeremy Meawasige, un adolescent atteint de déficiences multiples ayant des besoins élevés en matière de soins [voir Conseil de la bande de Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2013 CF 342 (« Pictou Landing »)].

  • [49] La justification avancée par Mme Buckland pour expliquer l’approche ciblée adoptée à l’égard du principe de Jordan est la même que celle invoquée par le Canada dans le passé, laquelle a été soulignée par la formation dans la décision (voir les paragraphes 359, 368 et 369). Plus précisément, dans une présentation PowerPoint de Santé Canada datant de 2011, intitulée Update on Jordan’s Principle: The Federal Government Response (pièce R-14, onglet 39, à la page 6), le Canada a indiqué ce qui suit :

[traduction]
La présente diapositive fournit un aperçu de la réponse du gouvernement fédéral concernant le principe de Jordan. Nous reconnaissons que les avis divergent en ce qui concerne le principe de Jordan. La réponse du gouvernement fédéral vise à s’assurer que les besoins des enfants les plus vulnérables, qui sont susceptibles de voir leurs services interrompus en raison d’un conflit de compétence, sont satisfaits.

[...]

Le gouvernement du Canada concentre d’abord ses efforts sur les enfants polyhandicapés ayant besoin de services offerts par différents fournisseurs et dont la qualité de vie sera négativement touchée par des conflits de compétence. Ces enfants sont ceux qui sont le plus vulnérables – des enfants comme Jordan.

  • [50] Malgré les conclusions tirées dans la décision, le Canada a continué d’agir de la même manière et a conservé son approche étroite à l’égard du principe de Jordan. En février 2016, soit quelques semaines après que la décision eut été rendue, le Canada a examiné plusieurs façons nouvelles de définir le principe de Jordan. Ces nouvelles définitions et leurs répercussions sont présentées dans un document intitulé The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions, daté du 11 février 2016 (pièce déposée lors du contre-interrogatoire de Mme Cassandra Lang au sujet de son affidavit daté du 25 janvier 2017, 7 et 8 février 2017, onglet 4) :




[traduction]

Options proposées comme définition

Éléments clés et facteurs à considérer

 

Option no 1 :

Le principe de Jordan est une approche qui place les intérêts de l’enfant en premier et qui vise à répondre aux besoins des enfants des Premières Nations qui présentent des déficiences ou des besoins spéciaux, en veillant à ce que les conflits entre les différentes sphères de compétence n’entraînent pas d’interruptions, de délais ou de refus de services pour ces enfants. En vertu du principe de Jordan, si un conflit survient concernant le paiement des services au sein des gouvernements ou entre eux, les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves (ou qui y vivent habituellement) recevront le soutien qui s’impose en matière de santé et de services sociaux, lequel sera comparable aux normes en matière de soins établies par la province (critère normatif). L’organisme contacté en premier paie pour les services, jusqu’à ce que le conflit soit résolu.

Éléments clés :

 

Cette approche, dont les critères et la portée s’apparentent à ceux énoncés dans la réponse initiale au principe de Jordan, mais qui se veut plus englobante que la définition originale (qui se limitait aux « enfants aux prises avec de multiples handicaps exigeant des services de plusieurs fournisseurs »), continue d’accorder la priorité aux enfants ayant des besoins spéciaux.

 

La définition des conflits de compétence a été élargie afin d’inclure les conflits intergouvernementaux (pas seulement ceux à l’échelle fédérale et provinciale) qui peuvent survenir.

 

Facteurs à considérer :

  • Risque de susciter des critiques étant donné que l’accent continue d’être mis sur les besoins spéciaux (bien que la portée ait été élargie), comme dans la réponse initiale au principe de Jordan.

  • Le maintien de la notion de comparabilité des ressources entre les provinces risque de ne pas répondre aux critiques du Tribunal concernant la nécessité d’assurer une égalité réelle dans la prestation de services.

·  L’importance accordée aux conflits ne tient pas compte des lacunes possibles dans les services, là où aucune administration n’offre les services requis.

 

Option no 2 :

Le principe de Jordan est une approche qui place les intérêts de l’enfant en premier et qui vise à répondre aux besoins constatés chez les enfants des Premières Nations, en veillant à ce que les conflits entre les différentes sphères de compétence n’entraînent pas d’interruptions, de délais ou de refus de services pour ces enfants. En vertu du principe de Jordan, si un conflit survient concernant le paiement des services au sein des gouvernements ou entre eux, les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves (ou qui y vivent habituellement) recevront le soutien qui s’impose en matière de santé et de services sociaux, lequel sera comparable aux normes en matière de soins établies par la province (critère normatif). L’organisme contacté en premier paie pour les services, jusqu’à ce que le conflit soit résolu.

Éléments clés :

 

Cette option est semblable à l’option no 1, sauf que la portée est élargie afin d’inclure tous les enfants des Premières Nations dans les réserves plutôt que de se limiter à ceux ayant des besoins spéciaux.

 

Comme c’était le cas au départ, l’accent continue d’être mis sur :

  • les conflits de compétence;

  • les normes établies par les provinces (une modification a toutefois été apportée pour éviter de faire expressément référence à la comparabilité géographique).

 

Facteurs à considérer :

  • Tient compte des principales directives du Tribunal, puisque la portée a été élargie et va au-delà des enfants ayant des besoins spéciaux. Toutefois, en élargissant ainsi la portée, certains enfants parmi les plus vulnérables risquent de ne plus être au cœur des priorités.

·  Risque d’avoir des répercussions importantes sur les ressources et d’outrepasser les pouvoirs conférés actuellement en matière de politiques ou de dépasser le cadre de référence des programmes.

 

Option no 3 :

Le principe de Jordan est une approche qui place les intérêts de l’enfant en premier et qui vise à répondre aux besoins constatés chez les enfants des Premières Nations, en veillant à ce que les conflits entre les différentes sphères de compétence n’entraînent pas d’interruptions, de délais ou de refus de services pour ces enfants. Si un conflit survient concernant le paiement des services au sein des gouvernements ou entre eux, les enfants des Premières Nations recevront le soutien qui s’impose en matière de santé et de services sociaux. L’organisme contacté en premier paie pour les services, jusqu’à ce que le conflit soit résolu.

Éléments clés :

  • Portée élargie – ne limite pas l’intervention aux enfants des Premières Nations vivant dans les réserves.

  • Il doit encore y avoir un conflit au sein des gouvernements ou entre eux pour que le principe de Jordan s’applique.

 

Facteurs à considérer :

  • L’inclusion de tous les enfants des Premières Nations peut avoir d’importantes répercussions sur les ressources et nécessitera des cadres de référence supplémentaires en ce qui a trait aux programmes et aux politiques.

·  Le fait que l’on continue de mettre l’accent sur les cas où un conflit survient risque de limiter la capacité à combler les lacunes dans les services, en appliquant le principe de Jordan (là où aucune administration n’offre les services demandés).

 

Option no 4 :

Le principe de Jordan est une approche qui place les intérêts de l’enfant en premier et qui vise à répondre aux besoins constatés chez les enfants des Premières Nations, en veillant à ce que les conflits entre les différentes sphères de compétence n’entraînent pas d’interruptions, de délais ou de refus de services pour ces enfants. En vertu du principe de Jordan, les enfants des Premières Nations recevront le soutien qui s’impose en matière de santé et de services sociaux. La question des paiements sera réglée par le gouvernement concerné; l’organisme contacté en premier paiera pour les services, jusqu’à ce que le conflit soit résolu.

Éléments clés :

Cette application très large du principe englobe tous les enfants des Premières Nations, et aucun conflit de compétence n’a besoin d’être constaté pour que le principe de Jordan s’applique.

Facteurs à considérer :

  • Répercussions importantes sur les ressources, de même que sur les programmes et les politiques.

  • Va au-delà des recommandations du Tribunal et a des répercussions sur le mandat du gouvernement fédéral, étant donné que l’on constate des lacunes dans les services qui, à l’heure actuelle, ne sont financés par aucun ordre de gouvernement.

·  Les provinces peuvent réagir à la définition du gouvernement fédéral, dans la mesure où celle-ci risque d’exercer des pressions financières supplémentaires sur les partenaires concernés.

 

  • [51] La formation conclue que le document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions est fiable et pertinent. Ce document produit à l’interne par le gouvernement et déposé en preuve présente les options envisagées par le gouvernement dans sa prise de décisions, comme l’avait fait en août 2012 la présentation intitulée First Nations Child and Family Services Program (FNCFS) The Way Forward, qui avait été examinée dans la décision (voir les paragraphes 292 à 302). Tel qu’il est précisé dans le document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions :

[traduction]
Les définitions ou les principes décrits ci-dessus constituent un éventail d’options possibles (qui ne s’excluent pas mutuellement) parmi lesquelles le gouvernement fédéral pourrait faire un choix afin de cesser d’appliquer une définition étroite du principe de Jordan et de prendre les mesures requises pour le mettre en œuvre, en lui donnant sa pleine signification et sa pleine portée, et ainsi respecter l’ordonnance du Tribunal.

  • [52] En fin de compte, l’« option no 1 » a été sélectionnée pour la mise en œuvre et si l’on se fie au document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions, cette option ne répond pas pleinement à l’ordonnance du Tribunal. Comme la Société de soutien et la Commission le soulignent dans leurs observations et comme la formation l’a confirmé lors de son examen des documents au dossier, notamment de ceux mentionnés aux pages 59 et 60 des observations de la Société de soutien datées du 28 février 2017, cette définition et cette approche à l’égard du principe de Jordan ont récemment été présentées en ces termes, à l’interne et à l’externe, à l’intention d’un certain nombre d’organisations et de Premières Nations :

[traduction]

  • Les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves qui sont atteints d’une déficience ou d’une affection de courte durée;

  • Les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves qui sont atteints d’une déficience ou d’une affection de courte durée et qui nécessitent des services de santé ou des services sociaux;

  • Les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves (ou qui y vivent habituellement) et qui ont besoin de services de santé ou de services sociaux en raison d’une déficience ou d’une affection grave de courte durée;

  • Un enfant des Premières Nations atteint d’une déficience ou d’une affection particulière qui a besoin de soutien ou de services qui ne peuvent pas être offerts dans le cadre des pouvoirs existants;

  • Les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves qui sont atteints d’une invalidité permanente qui nuit à leurs activités quotidiennes, de même que ceux souffrant d’une affection de courte durée pour laquelle il est crucial qu’ils reçoivent des services de santé ou des services sociaux;

  • Les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon qui sont atteints d’une déficience ou qui présentent un état critique provisoire nuisant à leurs activités quotidiennes ont accès à des services de santé et à des services sociaux comparables à ceux dont bénéficient les enfants à l’extérieur des réserves;

  • Les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves qui sont atteints d’une déficience ou qui présentent un état critique provisoire ont accès aux services de santé et aux services sociaux dont ils ont besoin, conformément à la norme en matière de soins de leur province/territoire de résidence.

  • [53] Ces différentes formulations du principe de Jordan n’englobent pas tous les enfants des Premières Nations. Au lieu de cela, comme l’a affirmé la Société de soutien au paragraphe 15 de ses observations datées du 16 décembre 2016, ces formulations visent [traduction] « différents sous-groupes d’enfants des Premières Nations atteints de déficiences ou d’affections de courte durée ». Nonobstant ce qui précède, Mme Buckland a indiqué que le Canada tenait tout de même à ce que le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations et que le fait que la définition ne mentionne pas qu’il s’applique à l’ensemble d’entre eux n’est attribuable qu’à un problème de communication et non à une application restrictive du principe.

  • [54] La formation ne juge pas cette explication satisfaisante. La déclaration de Mme Buckland n’est pas étayée par les éléments de preuve prépondérants présentés dans le cadre de la requête, qui comprennent divers tableaux et documents de communication et même des passages tirés du site Web d’AANC.

  • [55] Le document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions dont il a été question précédemment en est un bon exemple. L’examen de chacune des quatre options envisagées démontre que la définition du principe de Jordan adoptée par le Canada a fait l’objet d’une décision stratégique calculée et éclairée, qui a été soumise à une analyse des répercussions financières et des risques potentiels, plutôt que d’être fondée sur les besoins ou l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations qui sont censés être protégés par le principe de Jordan et qui devraient être au cœur des programmes du Canada (voir la décision, au paragraphe 482).

  • [56] Un autre exemple est une lettre datée du 19 janvier 2017 qui a été adressée aux chefs et aux membres des conseils des Premières Nations de l’Ontario et qui avait pour objet de présenter un compte rendu de la situation à l’égard du principe de Jordan quant à la réponse aux besoins des enfants des Premières Nations (réponses aux demandes de Lee Cranton, 7 mars 2017, onglet 13). Dans cette lettre, le directeur exécutif de la DGSPNI pour la région de l’Ontario annonce la mise en œuvre d’une nouvelle initiative conçue pour répondre aux besoins des enfants des Premières Nations en matière de services de santé et de services sociaux, qui [traduction] « sont atteints d’une invalidité permanente qui nuit à leur vie quotidienne ou d’une affection de courte durée pour laquelle il est crucial qu’ils reçoivent des services de santé ou des services sociaux ». Cette lettre a été envoyée près d’un an après que la décision eut été rendue, presque neuf mois après la décision sur requête d’avril 2016 et, plus important encore, après que la formation eut indiqué dans sa décision sur requête de septembre 2016 que la définition du principe de Jordan mise de l’avant par Santé Canada et AANC semblait trop étroite et non conforme aux conclusions et ordonnances antérieures de la formation.

  • [57] Une présentation de Santé Canada intitulée Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord, qui a été donnée le 15 septembre 2016 devant le comité des services de santé non assurés et le 6 octobre 2016 lors de la table ronde innue, indique que la nouvelle approche adoptée à l’égard du principe de Jordan, qui se limite aux enfants vivant dans les réserves qui sont atteints de déficiences ou qui présentent un état critique provisoire, sera maintenue jusqu’en 2019 (voir la présentation du 15 septembre 2016 dans les pièces déposées lors du contre-interrogatoire de Robin Buckland au sujet de son affidavit daté du 25 janvier 2017, 6 et 7 février 2017, onglet 5, aux pages 4 et 5, et celle du 6 octobre 2016 jointe à l’affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I, aux pages 4 et 5). À la page 5, la présentation comprend un tableau intitulé « Avant et maintenant », qui compare l’approche appliquée par le Canada à l’égard du principe de Jordan pour la période de 2008-2016 à celle adoptée pour 2016-2019 :

[traduction]

2008-2016

2016-2019

Approche fondée sur l’existence d’un conflit; le principe s’applique lorsqu’un conflit concernant le paiement des services survient au sein du gouvernement du Canada ou entre le gouvernement fédéral et celui d’une province.

Approche fondée sur les besoins, qui place les intérêts de l’enfant en premier afin d’assurer l’accès aux services sans délais ni interruptions causés par des lacunes en matière de compétence.

Vise les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves ou qui y vivent habituellement.

Vise encore les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves ou qui y vivent habituellement.

 

Enfants qui se situent dans la plage d’âge visée par la définition d’« enfant » dans la province ou le territoire de résidence.

Enfant évalué comme étant atteint :

  • de déficiences multiples nécessitant les services de divers fournisseurs.

Enfants dont l’état nécessite des services de santé ou des services sociaux en raison :

  • d’une déficience qui nuit à leurs activités quotidiennes;
  • d’un état critique provisoire qui nuit à leurs activités quotidiennes.

Enfant qui nécessite des services comparables à ceux dont bénéficient les enfants à l’extérieur des réserves, dans un emplacement géographique semblable, en vertu des normes en matière de soins de la province.

Enfant qui nécessite des services comparables à ceux offerts en vertu des normes en matière de soins de la province; les demandes de soins qui DÉPASSENT ces normes seront examinées au cas par cas.

 

  • [58] Dans la présentation Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord, on précise que l’objectif de la nouvelle approche à l’égard du principe de Jordan vise à s’assurer que les enfants « vivant dans les réserves [...] qui sont atteints d’un handicap [...] ou [d’]une condition particulière de courte durée [...] aient accès a des services de santé et des services sociaux comparables à ceux vivant hors réserve » (à la page 6). À la page 8 de la présentation du 6 octobre 2016, une liste de contrôle utilisée pour déterminer l’admissibilité au financement prévu en application du principe de Jordan est présentée, dans laquelle des questions semblables à celles-ci sont posées : la demande concerne-t-elle un enfant au sens où on l’entend dans la législation provinciale? L’enfant vit-il dans une réserve ou y vit-il habituellement? L’enfant est-il atteint d’une déficience qui nuit à ses activités quotidiennes à son domicile, à l’école ou dans la collectivité ou est-il atteint d’une affection particulière de courte durée nécessitant des services de santé ou des services sociaux ou du soutien? La demande est-elle visée par la norme en matière de soins de la province ou du territoire de résidence?

  • [59] Ces présentations ont pour but d’informer et de guider les gens concernant la façon dont le Canada met en œuvre le principe de Jordan. Un autre exemple du genre est une lettre datée du 8 août 2016 qui s’adresse à l’ensemble des membres du personnel infirmier employés par les bandes et la DGSPNI, en Alberta, et qui a pour objet la nouvelle approche adoptée par le gouvernement du Canada pour mettre en œuvre le principe de Jordan (voir l’affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I, à la page 2). Dans cette lettre, le directeur des soins infirmiers de la DGSPNI pour la région de l’Alberta écrit ce qui suit :

[traduction]

·  Veuillez lire les renseignements ci-dessous/ci-joints pour mieux comprendre la nouvelle approche.

  • D’autres détails vous seront communiqués pour vous aider à mieux intervenir auprès de ces clients.

  • Dans le cadre de vos tâches habituelles, si vous constatez ou êtes informé qu’un enfant des Premières Nations atteint de déficiences (à court ou à long terme) ne semble pas recevoir les services de santé ou les services sociaux dont il a besoin et qui sont habituellement offerts aux enfants à l’extérieur des réserves, veuillez communiquer avec la DGSPNI – région de l’Alberta.

  • [60] Un guide a été joint à cette lettre afin d’illustrer la procédure à suivre pour évaluer un cas potentiellement visé par le principe de Jordan. Bien que les autres présentations fassent état de l’analyse au cas par cas qui est censée s’appliquer lorsqu’un client ne répond pas aux critères d’admissibilité, la procédure indiquée dans le tableau destiné aux membres du personnel infirmier semble avoir pour but d’éviter d’appliquer le principe de Jordan dans ces cas particuliers. La première question posée dans ce tableau est la suivante : [traduction] « L’enfant a-t-il des besoins liés à une déficience ou à un problème de santé de courte durée qui ne sont pas satisfaits? » Si la réponse est « non », le client ou la famille doit alors avoir recours aux programmes habituels. Si la réponse à cette première question est « oui », la question suivante est : [traduction] « Des programmes permettant de répondre à ces besoins sont-ils offerts dans la réserve ou sont-ils facilement accessibles hors réserve? » Si la réponse à cette deuxième question est « non », les membres du personnel infirmier sont alors invités à recueillir les renseignements pertinents et à les transmettre à la personne responsable du principe de Jordan (dont le nom figure dans la liste des personnes-ressources). Dans le cas contraire, ils peuvent aiguiller le client comme ils le feraient normalement, c.‑à‑d. le diriger vers les soins à domicile, les services de santé non assurés ou ceux du réseau de soins primaires.

  • [61] Lors du contre-interrogatoire de Mme Buckland, en février 2017, la définition étroite du principe de Jordan était toujours utilisée sur le site Web d’AANC :

La nouvelle approche adoptée par le gouvernement du Canada à l’égard du principe de Jordan est une approche « l’enfant d’abord », qui répond en temps opportun aux besoins des enfants des Premières nations qui vivent dans les réserves et qui sont atteints d’une invalidité ou d’une maladie à court terme.

« Feuillet de renseignements : Principe de Jordan - Répondre aux besoins des enfants des Premières nations », gouvernement du Canada (4 février 2017), pièces déposées lors du contre-interrogatoire de Robin Buckland au sujet de son affidavit daté du 25 janvier 2017, 6 et 7 février 2017, onglet 7; voir également la transcription du contre‑interrogatoire de Mme Buckland aux pages 43 à 45.

  • [62] Le Canada soutient qu’il a désormais éliminé toute restriction de sa définition du principe de Jordan. Cependant, un seul document présenté avant le contre‑interrogatoire de Mme Buckland appuie cette affirmation. Une présentation datée de novembre 2016, à l’intention du comité des sous-ministres adjoints chargés de la surveillance, indique ce qui suit : [traduction] « Le principe de Jordan reflète un engagement à s’assurer que tous les enfants des Premières Nations ont accès en temps opportun aux services offerts aux autres enfants canadiens » (Santé Canada, Jordan’s Principle: Engaging with partners to design long-term approach, présentation datée de novembre 2016 [affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce H, à la page 2]). Il y est également indiqué que Santé Canada et AANC mettent en œuvre une approche qui place les intérêts de l’enfant en premier et répond aux besoins particuliers des enfants au cas par cas. Tel qu’il a été mentionné précédemment, comparativement à d’autres présentations déposées en preuve, il ne semble pas que cette présentation ait été communiquée à un vaste auditoire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement. En outre, il n’est pas clair si les principes qui y sont énoncés ont ou non été mis en œuvre.

  • [63] Deux autres documents pourraient être considérés comme étayant la déclaration du Canada selon laquelle il a désormais éliminé toute restriction de sa définition du principe de Jordan. Ces deux documents ont été présentés après le contre‑interrogatoire de Mme Buckland en réponse aux demandes des autres parties.

  • [64] Le premier de ces documents est une autre présentation, datée du 21 décembre 2016. Il y est entre autres indiqué que le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations, que le gouvernement du Canada reconnaît que les membres des Premières Nations dans les réserves ont plus de difficulté à accéder aux mesures d’aide fédérales, provinciales ou territoriales et que le Canada met l’accent sur les enfants les plus vulnérables – ceux atteints d’une déficience ou présentant un état critique de courte durée (voir Santé Canada, Improving Access to Health and Social Services for First Nations Children, présentation datée du 21 décembre 2016 [réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, onglet 3B, aux pages 2 et 5]). Il n’est pas précisé à qui s’adressait cette présentation et encore là, celle-ci ne semble pas avoir été largement communiquée ou distribuée, si tant est qu’elle l’ait été, comparativement aux autres présentations déposées en preuve.

  • [65] L’autre document contient les notes d’une réunion de cadres régionaux qui a eu lieu le 10 février (voir les réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017 à l’onglet 3A). Ce document contient :

[traduction]
Mise à jour sur le principe de Jordan :

  • s’applique à tous les enfants des Premières Nations, pas seulement aux enfants qui vivent dans une réserve;

  • le principe de Jordan ne s’applique pas qu’aux besoins et aux invalidités de courte durée;

  • tous les enfants des Premières Nations et tous les conflits et besoins qui les touchent;

  • toutes les ordonnances rendues par le TCDP ont précisé nos responsabilités;

  • l’accent a été mis sur l’incapacité puisque les besoins et les problèmes en matière d’accès sont plus grands et que des conflits de compétence sont plus susceptibles de se produire;

  • diffusion des outils de communication et des messages clés;

  • nous devrons communiquer à nouveau avec tous les intervenants et préciser notre orientation.

[...]

Prochaines étapes

  • effectuer un suivi en préparant des messages comme ceux qui suivent :

  • o tous les enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves et en dehors de celles-ci;

  • o tous les conflits de compétence, p. ex. entre les ministères;

  • o ne se limite pas qu’aux enfants ayant une incapacité ou aux besoins essentiels à court terme.

  • [66] Le libellé des notes révèle que celles-ci ont été prises lors d’une réunion qui s’est tenue en février 2017 : « s’applique à tous les enfants des Premières Nations, pas seulement aux enfants qui vivent dans une réserve » (cette exigence a été précisée en septembre 2016 dans la décision 2016 TCDP 16); « toutes les ordonnances du TCDP ont précisé nos responsabilités » (une seule ordonnance en février 2016); et « l’accent a été mis sur l’incapacité puisque les besoins et les problèmes en matière d’accès sont plus grands et que des conflits de compétence sont plus susceptibles de se produire » (cette précision n’est fournie qu’après le contre-interrogatoire de Mme Buckland). Encore une fois, lorsqu’on compare cet élément de preuve à d’autres éléments de preuve, on constate que la définition du principe de Jordan mentionnée lors de cette réunion ne semble pas avoir été diffusée ou communiquée et il n’est pas certain que les principes mentionnés aient été mis en œuvre.

  • [67] Par conséquent, la formation conclut que la preuve présentée dans le cadre de la présente requête démontre que la définition du principe de Jordan appliquée par le Canada ne tient pas complètement compte des conclusions de la décision et qu’elle ne donne pas suffisamment suite aux ordonnances de la formation. Bien que le Canada ait élargi son application du principe de Jordan depuis la décision et qu’il ait éliminé certaines des restrictions qui existaient quant à l’utilisation du principe, il continue de restreindre l’application du principe à certains enfants des Premières Nations.

  • [68] Le Canada aurait pu appliquer intégralement le principe de Jordan, comme l’a ordonné la formation, ainsi qu’une méthode pour se concentrer sur les besoins urgents de certains enfants, mais ce n’est pas ce qu’il a choisi de faire. Le fait d’adopter une définition générale n’exclut pas la possibilité de mettre en place un processus pour répondre aux besoins urgents de certains enfants. Toutefois, il existe une distinction entre, d’une part, l’adoption d’une définition élargie et l’établissement subséquent des priorités en termes d’urgence et, d’autre part, une définition plus étroite, ce qui a pour résultat d’exclure certaines personnes et de mettre l’accent sur les personnes les plus vulnérables.

  • [69] Par ailleurs, de nombreuses versions du principe de Jordan mettent l’accent sur les normes en matière de soins et les services comparables, mais cela ne répond pas aux conclusions de la décision pour ce qui touche l’égalité réelle et le besoin d’offrir des services adaptés aux cultures (voir la décision au paragraphe 465). Ces normes ne devraient être utilisées que pour établir le niveau minimal de service. Pour assurer l’égalité réelle et la prestation de services adaptés aux cultures, il faut tenir compte des besoins particuliers des enfants et les évaluer; il faut également tenir compte des besoins qui découlent des désavantages historiques et du manque de services dans les réserves et autour de celles-ci (voir la décision aux paragraphes 399 à 427).

  • [70] À cet égard, les normes de services d’une province donnée peuvent aider à cibler les lacunes dans les services axés sur les enfants des Premières Nations. Les normes sont également un bon indicateur des services que tout enfant devrait recevoir, qu’il s’agisse d’un enfant des Premières Nations ou non. Par exemple, dans le cadre de l’audience sur le fond, la formation a entendu dire que Santé Canada ne paye qu’un appareil médical sur trois et que cet appareil est remboursé tous les cinq ans s’il s’agit d’un fauteuil roulant. Les normes en matière de soins prévoient généralement le remboursement des trois appareils (voir la décision au paragraphe 366 et le rapport préliminaire sur la résolution de conflits liée au principe de Jordan [mandat du groupe de travail des fonctionnaires, mai 2009], pièce HR-13, onglet 302). Cet exemple illustre les lacunes de la politique de Santé Canada et son manque de logique; en effet, la politique ne tient pas compte de la croissance de l’enfant au cours de ces cinq années.

  • [71] Toutefois, les normes en matière de soins ne ciblent pas les lacunes dans les services offerts aux enfants des Premières Nations, que des services semblables soient offerts aux autres enfants canadiens ou non. Comme le document The Way Forward for the Federal Response to Jordan’s Principle – Proposed Definitions l’indique, dans la section sur les facteurs à considérer pour l’option no 1 : [traduction] « L’accent qui est mis sur un conflit [paiement de services entre les administrations ou au sein de celles-ci] ne tient pas compte des lacunes potentielles dans les services lorsqu’aucune administration ne fournit les services requis. »

  • [72] Cette lacune potentielle dans les services a été soulignée dans l’affaire Pictou Landing susmentionnée et dans la décision. Lorsqu’une politique provinciale a empêché un adolescent des Premières Nations lourdement handicapé de recevoir des soins à domicile parce qu’il vivait dans une réserve, la Cour fédérale a jugé que le principe de Jordan existait précisément pour corriger ce genre de situation (voir Pictou Landing aux paragraphes 96 et 97). Par ailleurs, les enfants des Premières Nations peuvent avoir besoin de services dont n’ont pas besoin les autres Canadiens, comme l’a expliqué la formation dans la décision aux paragraphes 421 et 422 :

  • [421] Lors d’une vaste recherche qu’elle a récemment menée afin d’évaluer la santé et le bien-être des membres des Premières Nations vivant dans une réserve, Dre Bombay a constaté que les enfants des survivants des pensionnats indiens avaient vécu davantage d’expériences négatives durant l’enfance et de plus grands traumatismes à l’âge adulte. Ces facteurs semblaient avoir contribué à la manifestation de symptômes de dépression plus importants chez les descendants des survivants des pensionnats indiens (voir l’annexe, pièce 53, à la page 373; voir également la Transcription, volume 40, aux pages 69 et 71).

  • [422] Le témoignage de Dre Bombay permet de comprendre les besoins des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille. De manière générale, il montre que ces besoins sont plus grands pour les Autochtones qui vivent dans les réserves. En mettant l’accent sur la prise en charge des enfants, le Programme des SEFPN, les modèles de financement correspondants et les autres ententes provinciales/territoriales connexes perpétuent les dommages causés par les pensionnats indiens plutôt que de tenter d’y remédier. L’histoire du système des pensionnats indiens et le traumatisme intergénérationnel qu’il a engendré s’ajoutent aux autres facteurs de risque qui touchent les enfants et les familles autochtones, comme la pauvreté et les infrastructures médiocres, et montre bien que les membres des Premières Nations ont davantage besoin de recevoir des services à l’enfance et à la famille adéquats, incluant les mesures les moins perturbatrices et, surtout, des services adaptés aux particularités culturelles.

  • [73] Par conséquent, il est inquiétant que le fait d’aller au-delà de la norme établie pour ce qui touche les soins soit « exceptionnel » compte tenu des conclusions de la décision, que le Canada a acceptées et auxquelles il ne s’est pas opposé. La discrimination ciblée dans la décision est en partie causée par le manque de coordination entre les programmes, les politiques et les formules de financement sociaux et de santé et par la façon dont ils sont conçus et utilisés. Le but de ces programmes, de ces politiques et de ces formules de financement devrait être de répondre aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations. Il faudrait améliorer la coordination entre les ministères fédéraux afin de s’assurer qu’ils répondent à ces besoins, qu’ils ne causent pas d’effets néfastes et que les services ne sont pas retardés ou refusés aux Premières Nations. Au cours de la dernière année, la formation a accordé au Canada une certaine souplesse pour mettre un terme à la discrimination ciblée dans la décision. Une réforme a été exigée. Toutefois, en se fondant sur les éléments de preuve présentés dans le cadre de cette requête concernant le principe de Jordan, on constate que le Canada veut continuer d’offrir des politiques et des pratiques qui ressemblent à celles qui ont été jugées discriminatoires. Les nouveaux programmes, politiques, pratiques et formules de financement mis en œuvre par le Canada devraient tenir compte des lacunes précédemment ciblées et ne devraient pas être une simple extension de pratiques antérieures qui n’ont pas fonctionné et qui étaient discriminatoires. Ces programmes, politiques, pratiques et formules de financement devraient être utiles et corriger et prévenir la discrimination de façon efficace.

  • [74] L’interprétation étroite que fait le Canada du principe de Jordan, le manque de coordination entre ses programmes axés sur les enfants et les familles des Premières Nations (comme on le verra dans la prochaine section), l’accent qui est mis sur les politiques existantes et le fait d’éviter les coûts potentiellement élevés des services n’est pas l’approche appropriée pour mettre un terme à la discrimination. Au contraire, les décisions doivent être prises dans l’intérêt supérieur des enfants. Bien que les ministres de la Santé et des Affaires autochtones se soient engagés à soutenir l’intérêt supérieur des enfants, les renseignements qui proviennent de Santé Canada et d’AANC, comme le souligne la présente décision, ne cadrent pas avec ce qu’ont affirmé les ministres.

  • [75] Dans l’ensemble, la formation estime que le Canada ne se conforme pas complètement aux ordonnances rendues précédemment relativement au principe de Jordan dans la présente affaire. Le Canada a adapté ses documents, ses communications et ses ressources pour les harmoniser avec sa définition et son utilisation élargies, mais encore trop étroites, du principe de Jordan. Le fait de présenter une définition fondée sur des critères, sans mentionner qu’il s’agit seulement d’une orientation, ne tient pas compte de tous les enfants des Premières Nations conformément au principe de Jordan. Par ailleurs, le fait de mettre l’accent sur les normes en matière de soins ne garantit pas une réelle égalité pour les enfants et les familles des Premières Nations, ce qui est particulièrement problématique puisque le Canada a avoué avoir eu de la difficulté à cibler les enfants qui satisfont aux critères du principe de Jordan et à encourager les parents d’enfants qui ont des besoins non satisfaits à se manifester (voir la transcription du contre‑interrogatoire de Mme Buckland à la page 43, lignes 1 à 8).

  • [76] En ce qui concerne ce dernier point, la formation souhaite souligner que la preuve indique que les fonds réservés au règlement des affaires visées par le principe de Jordan qui ne sont pas dépensés au cours d’une année donnée ne peuvent pas être reportés à l’année suivante. Il s’agit d’un montant fixe qui ne doit être dépensé que pour régler des cas visés par le principe de Jordan; les fonds non dépensés sont renvoyés au Trésor public. À cet égard, de juillet 2016 à février 2017, environ 12 millions de dollars seulement, ou un peu plus de 15 % des 76,6 millions de dollars prévus au budget de 2016-2017 en application du principe de Jordan, ont été dépensés; de ce montant, 8 millions de dollars étaient réservés aux services de soins de relève au Manitoba [voir Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord, présentation au comité des services de santé non assurés, 15 septembre 2016 (pièces du contre-interrogatoire de Robin Buckland sur son affidavit daté du 25 janvier 2017, 6 et 7 février 2017, onglet 5, page 10); « Principe de Jordan, Tableau de bord de 2016-2017 de Santé Canada et d’AANC, Fonds de règlement de l’accès aux services », valide en date du 11 janvier 2017 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce A); « Note de service à l’intention du sous-ministre adjoint principal, Demandes de financement pour les soins de relève et les soins connexes en vertu du principe de Jordan », 3 octobre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce B, page 2); « Note de service à l’intention du sous-ministre adjoint principal, Demande de financement pour des programmes de thérapie spécialisée dans la région du Manitoba en vertu du principe de Jordan », 9 décembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce B, page 2) et « 2016-17 JP-CFI Allocation by Region » (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 9)].

  • [77] L’approche actuelle du Canada pour ce qui touche le principe de Jordan est semblable à la stratégie qu’il a adoptée de 2009 à 2012 et qui est décrite au paragraphe 356 de la décision. Au cours de cette période, le Canada a affecté 11 millions de dollars au principe de Jordan. Les fonds étaient versés chaque année par tranches de 3 millions de dollars. Aucune affaire visée par le principe de Jordan n’a été ciblée et les fonds n’ont pas été utilisés ni dépensés. La formation a conclu que c’est l’interprétation étroite de Santé Canada et d’AANC du principe de Jordan qui explique le fait qu’aucun cas ne répondait aux critères du principe de Jordan (voir la décision aux paragraphes 379-382).

  • [78] En attendant qu’une réforme soit entreprise, le principe de Jordan demeure un moyen efficace de combler certaines des lacunes liées à la prestation des services aux enfants et aux familles des Premières Nations qui ont été cernées dans la décision; cependant, l’approche du Canada risque de perpétuer la discrimination et les lacunes relevées dans la décision, surtout en ce qui a trait à l’allocation des fonds et des ressources réservés au règlement de certains de ces problèmes (voir la décision au paragraphe 356). En ce sens, la preuve démontre que les fonds de 382 millions de dollars sur trois ans que le Canada a prévu de dépenser pour les affaires visées par le principe de Jordan sont insuffisants compte tenu de la définition élargie adoptée par la formation dans la décision et les décisions subséquentes. Comme pour les pratiques adoptées par le Canada dans le passé, il s’agit de fonds annuels communs qui expirent s’ils ne sont pas dépensés. Par ailleurs, les fonds sont adaptés aux personnes visées par la définition étroite adoptée par le Canada, selon ce qui est mentionné dans les documents du Canada, et ne tiennent pas compte des enfants des Premières Nations qui vivent dans les réserves. Les ressources réservées au règlement des affaires visées par le principe de Jordan pourraient être limitées maintenant que la définition du principe de Jordan a été élargie et que certains fonds ont expiré [voir « Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits, Forum des cadres régionaux, Compte rendu des discussions et des décisions », 9 août 2016 (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 3A].

  • [79] Là encore, la formation reconnaît que le Canada a fait des efforts pour mettre en œuvre le principe de Jordan et qu’il ne disposait que de peu de temps pour le faire après la décision de la formation, prise en avril 2016. Toutefois, le Canada a disposé de beaucoup de temps après la décision d’avril, particulièrement après la décision de septembre 2016, puisque l’audition de ces requêtes n’a eu lieu qu’en mars 2017. Cela étant dit, la formation estime que le Canada veut se conformer à la décision et aux ordonnances connexes et l’a dit haut et fort [voir par exemple « Feuillet de renseignements : Principe de Jordan – Répondre aux besoins des enfants des Premières nations » (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 3A) et « FNIHB SMC-P&P, Record of Decisions », 18 mai 2016 (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 5, page 1)].

  • [80] En dépit de cela, près d’un an depuis la décision d’avril 2016 et plus d’un an depuis la décision, le Canada continue de restreindre la signification et l’objet du principe de Jordan. La formation estime que le Canada ne se conforme pas entièrement aux ordonnances rendues précédemment relativement au principe de Jordan. La formation doit rendre d’autres ordonnances en vertu des alinéas 53(2)a) et b) de la Loi pour s’assurer que le Canada applique le principe de Jordan dans toute sa signification et toute sa portée. Pour corriger les pratiques antérieures du Canada qui étaient discriminatoires, la formation fait remarquer qu’aucune restriction n’empêcherait une personne qui s’est vu refuser des fonds en vertu du principe de Jordan, ou qui serait maintenant visée par le principe de Jordan, de se manifester et de soumettre ou de soumettre à nouveau une demande. En fait, comme l’a souligné la Société de soutien, puisque le Canada a appliqué de façon étroite le principe de Jordan de 2009 (au moins) à aujourd’hui, il serait approprié et raisonnable que le Canada revoie les demandes de fonds qu’il avait rejetées en vertu du principe de Jordan ou d’une autre loi applicable, de façon à se conformer à la présente décision sur requête et à appliquer correctement le principe de Jordan conformément à l’ordonnance qui y figure.

  • [81] Toutes les ordonnances de la formation relativement à la mise en œuvre du principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens sont décrites en détail dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Définition du principe de Jordan ».

(ii)  Modifications dans le traitement et le suivi des affaires visées par le principe de Jordan

  • [82] Le Canada estime que ses nouveaux processus garantissent que les affaires visées par le principe de Jordan ne sont pas retardées en raison de conférences sur le cas ou d’examens au regard des politiques. Comme nous l’avons vu, le Canada affirme que les affaires urgentes sont traitées dans un délai de 12 heures, tandis que d’autres cas sont traités dans un délai de 5 jours ouvrables et que les affaires complexes ou pour lesquelles un suivi doit être effectué ou des consultations doivent être menées sont traitées dans un délai de 7 jours ouvrables.

  • [83] La Société de soutien affirme que les processus révisés du Canada pour régler les affaires visées par le principe de Jordan causent encore des retards. L’APN partage le point de vue de la Société de soutien, à savoir que l’organe gouvernemental qui est contacté en premier ne gère toujours pas la question directement en finançant le service demandé et en se faisant ensuite rembourser, comme l’exige le principe de Jordan. À cet égard, les normes en matière de services du Canada se rapportent au laps de temps qui s’écoule avant qu’une décision soit prise et non au temps requis pour que l’enfant reçoive un service. Par conséquent, le Canada devrait confirmer au Tribunal qu’il a modifié ses processus de sorte que l’organisation gouvernementale qui est contactée en premier paye pour les services et se fait rembourser, sans tenir de conférence sur le cas ni procéder à un examen au regard des politiques.

  • [84] Par ailleurs, la Société de soutien souligne que le Canada n’a pas de mécanisme transparent et indépendant permettant aux familles ou aux fournisseurs de service d’interjeter appel d’une décision dans une affaire visée par le principe de Jordan. Bien que la famille d’un enfant puisse interjeter appel d’une décision, aucune procédure d’appel n’est décrite ni fournie et aucun délai n’est établi pour le traitement de l’appel; par ailleurs, il n’y a aucune certitude que des motifs écrits seront fournis.

  • [85] La Société de soutien affirme que le Canada n’effectue pas un suivi officiel du nombre d’affaires visées par le principe de Jordan qui sont rejetées ou en cours. Elle affirme également que le Canada n’évalue pas son rendement en fonction des délais établis pour régler les affaires visées par le principe de Jordan. À cet égard, l’APN souligne que le principe de Jordan doit combler les lacunes dans le financement fédéral réservé aux enfants des Premières Nations; toutefois, le Canada n’a pas encore compris en quoi consistent ces lacunes.

  • [86] La Commission est d’accord avec la demande de la Société de soutien que le Canada : (i) cesse immédiatement de retarder la prestation des services pour examiner les politiques ou tenir des conférences sur le cas et (ii) mette immédiatement en œuvre des systèmes fiables pour cerner les affaires visées par le principe de Jordan. Toutefois, il existe sans doute diverses façons de se conformer aux ordonnances de la formation. Par conséquent, le Tribunal devrait simplement fixer un délai précis pour mettre en place les procédures requises et exiger du Canada qu’il informe les parties de la méthode choisie à ce moment-là.

  • [87] Mis à part certaines réponses de ses témoins, le Canada n’a pas expressément traité des observations liées au principe du premier organe contacté, aux mécanismes d’appel ou au suivi.

  • [88] Comme la formation l’a souligné dans sa dernière décision sur cette affaire (2017 TCDP 7) en janvier 2017, deux enfants âgés de 12 ans se sont tragiquement enlevé la vie dans la Première Nation Wapekeka (« la PN Wapekeka »), une collectivité de la NNA. Avant la mort de ces enfants, la PN Wapekeka avait prévenu le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de Santé Canada, qu’elle s’inquiétait d’un pacte de suicide conclu au sein d’un groupe de jeunes enfants et d’adolescents. Cette information figurait dans une proposition détaillée datée de juillet 2016 qui était destinée à obtenir des fonds en vue de mettre sur pied une équipe communautaire de santé mentale à titre de mesure préventive.

  • [89] La proposition de la PN Wapekeka est restée sans réponse de la part du Canada pendant plusieurs mois, et une réponse réactive n’a été donnée qu’après le suicide des deux jeunes. La réponse médiatique de Santé Canada a été la suivante : le Ministère reconnaissait avoir reçu en septembre 2016 la proposition de juillet 2016, mais celle-ci avait été soumise à un [traduction] « moment peu propice dans le cycle de financement fédéral » (voir l’affidavit du Dr Michael Kirlew, 27 janvier 2017, au paragraphe 16).

  • [90] Bien que le Canada ait fourni de l’aide après les suicides de la PN Wapekeka, les failles du processus lié au principe de Jordan ont fait en sorte que l’on n’a pas pu prévenir la tragédie de la PN Wapekeka, qui n’a donné lieu qu’à une réponse réactive puisque les services ont subséquemment été offerts. Sur une note positive, comme il a été mentionné précédemment, Santé Canada s’est depuis engagé à mettre sur pied un Groupe de travail sur la prévention du suicide en collaboration avec la NNA, dont l’objectif sera d’établir un processus concret et simplifié permettant aux collectivités de présenter une demande de financement dans le cadre de l’initiative « L’enfant d’abord » (principe de Jordan). Néanmoins, les événements tragiques de la PN Wapekeka révèlent qu’il faut modifier la façon de coordonner le processus lié au principe de Jordan.

  • [91] Mme Buckland a reconnu que la proposition de la PN Wapekeka a cerné des lacunes dans les services et que les fonds réservés aux affaires visées par le principe de Jordan auraient pu servir à combler ces lacunes. Malgré cela, et malgré le fait qu’il s’agissait d’un cas de vie ou de mort, Mme Buckland a indiqué qu’il s’agissait d’une demande de groupe, que celle-ci devait être traitée comme toute autre demande de groupe et qu’il fallait la faire signer par le sous-ministre adjoint. Mme Buckland a laissé entendre que le traitement de la demande de la PN Wapekeka aurait probablement pris deux semaines (voir la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland à la page 174, lignes 19 à 21; page 175, lignes 1 à 4; page 180, lignes 1 à 9 et page 182, lignes 11 à 16).

  • [92] Si une demande comme celle de la PN Wapekeka ne peut pas être traitée rapidement, comment les autres demandes sont-elles traitées? Le Canada a fourni des délais détaillés pour ce qui touche le traitement des demandes visées par le principe de Jordan, mais la preuve indique que ces processus ont été créés peu de temps après le contre-interrogatoire de Mme Buckland. En effet, rien n’indique que ces délais existaient avant février 2017. Au contraire, la preuve laisse croire que le processus comportait un délai prédéfini puisqu’on ne savait pas exactement en quoi consistait le processus [voir « Jordan’s Principle, ADM Executive Oversight Committee,Record of Decisions », 2 septembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce F, page 3); voir également la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, page 82, lignes 1 à 12].

  • [93] Qui plus est, les commentaires de Mme Buckland semblent indiquer que le traitement des affaires visées par le principe de Jordan met encore l’accent sur les besoins administratifs du Canada plutôt que sur la gravité et le caractère urgent de la demande et, surtout, sur les besoins et les intérêts supérieurs des enfants. Il est manifeste que l’organe gouvernemental fédéral qui est contacté en premier ne répond toujours pas directement à la demande en finançant le service et en se faisant ensuite rembourser comme l’exige le principe de Jordan. La formation estime que le nouveau processus du Canada quant au principe de Jordan est très semblable à l’ancien, à quelques exceptions près. Les responsables de l’élaboration de ce nouveau processus ne semblent pas avoir pris en considération les failles de l’ancien processus.

  • [94] Les délais imposés aux enfants et aux familles des Premières Nations qui demandent des fonds en vertu du principe de Jordan donnent au gouvernement le temps de naviguer entre ses propres services et programmes; cette situation est semblable à un problème ciblé dans la décision. Selon Mme Buckland, c’est la personne responsable de l’application du principe de Jordan, qui reçoit le formulaire de demande du client et l’envoie à l’administration centrale, qui attire l’attention du Canada sur une affaire visée par le principe de Jordan. Le personnel de l’administration centrale évalue le cas pour déterminer si le service demandé est couvert par un programme existant de Santé Canada ou d’AANC. Nous ne savons pas exactement combien de temps prennent le traitement de la demande et l’évaluation initiale.

  • [95] Par exemple, on a remis à la formation les courriels que se sont échangés Santé Canada et une mère des Premières Nations dont le fils atteint d’une paralysie cérébrale grave doit être transporté en autobus jusqu’à un centre de services hors réserve, qui offre un programme pour les enfants ayant des besoins spéciaux (pièces du contre-interrogatoire de Robin Buckland sur son affidavit daté du 25 janvier 2017, 6 et 7 février 2017, à l’onglet 12). Après avoir reçu cette première demande et des courriels contenant des renseignements supplémentaires datés des 19 et 20 février 2017, Santé Canada a informé la mère le 27 janvier 2017 que le Ministère tentait de déterminer avec AANC si ce service était offert dans le cadre de leur programme d’éducation. La mère a écrit à Santé Canada le 3 février 2017 pour savoir où le dossier en était puisqu’elle n’avait toujours pas reçu de nouvelles. Deux semaines après la réception de la demande initiale, le Canada essayait encore de naviguer entre ses propres programmes et services. Lorsqu’on a parlé de ce cas à Mme Buckland dans le cadre de son contre-interrogatoire, celle-ci a affirmé : [traduction] « Je suppose que des efforts supplémentaires devraient être faits et je ne pense pas pouvoir en dire plus sur ce sujet » (transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, page 82, lignes 10 à 12).

  • [96] Dans le cas où un programme existant ne peut pas répondre au besoin du client, le personnel de l’administration centrale doit déterminer si le cas doit être traité par le personnel, par le directeur exécutif ou par le sous-ministre adjoint. C’est à ce moment seulement que les délais du Canada entrent en jeu (cas urgents traités dans un délai de 12 heures, autres cas traités dans un délai de 5 jours ouvrables et cas complexes traités dans un délai de 7 jours ouvrables). Là encore, la preuve indique que ces délais n’étaient pas tout à fait en vigueur au moment du contre-interrogatoire de Mme Buckland. Un organigramme préliminaire intitulé « processus d’approbation du principe de Jordan » daté du 20 février 2017 et fourni après le contre-interrogatoire de Mme Buckland porte la marque « ébauche » (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 11). Comme Mme Buckland l’a indiqué dans son contre-interrogatoire, des améliorations sont actuellement apportées au processus (voir la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, page 119, lignes 13 à 19).

  • [97] La preuve indique qu’on utilise les fonds réservés au principe de Jordan en dernier recours, ce qu’a confirmé Mme Buckland (voir la transcription du contre‑interrogatoire de Mme Buckland, page 51, lignes 3 à 9; pages 65 à 67; page 72, lignes 6 à 21 et pages 76 à 78). La formation estime que le nouveau processus lié au principe de Jordan décrit ci-dessus est très semblable au processus précédent, qui causait des retards et comportait des lacunes, et dans le cadre duquel les enfants et les familles des Premières Nations se voyaient refuser l’accès à des services sociaux et des services de santé essentiels. En fin de compte, la formation a pris ce processus en considération avant de conclure qu’il s’agissait de discrimination (voir la décision aux paragraphes 356 à 358, 365, 379 à 382 et 391).

  • [98] Le nouveau processus cause encore des retards en raison des échanges entre les ministères du gouvernement fédéral, qu’il s’agisse de conférences sur le cas, d’examens au regard des politiques ou de navigation entre les services. Comme la formation l’indique dans la décision, cette étape administrative supplémentaire nuit au principe établi précisément pour régler ces problèmes puisqu’elle cause des retards et des interruptions et qu’elle prive les enfants des Premières Nations de certains biens ou services. Conformément au principe de Jordan, une fois qu’un besoin en matière de service a été ciblé, le gouvernement doit payer pour le service et déterminer par la suite qui doit rembourser. Concrètement, cela signifie qu’il faut éliminer les délais liés au traitement d’une demande pour déterminer si le service demandé est couvert par un programme existant de Santé Canada ou d’AANC. Le Canada devrait assumer la responsabilité de cet obstacle administratif ou de ce délai ainsi que du manque évident de coordination entre les différents programmes offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations ayant besoin de services, qui ne devraient pas être touchés par ces problèmes.

  • [99] Selon le principe de Jordan, les responsables du principe de Jordan ou l’administration centrale devraient évaluer directement les besoins et rendre une décision rapidement. Les fonds réservés au principe de Jordan devraient être utilisés de façon prioritaire et non en dernier recours. À cet égard, aucune explication n’a été fournie sur la raison pour laquelle la plupart des cas sont traités dans un délai moyen de 5 jours ouvrables. Étant donné que les cas urgents peuvent être traités dans un délai de 12 heures, il est raisonnable de croire que le Canada peut traiter la plupart des affaires visées par le principe de Jordan dans des délais semblables, et c’est ce qu’on lui ordonnera de faire.

  • [100] En ce qui concerne les appels, il n’existe aucun processus officiel. Dans son affidavit, Mme Buckland a affirmé que le [traduction] « Canada met en œuvre un processus d’approbation et d’appel pour examiner toutes les demandes en temps opportun » (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, au paragraphe 11). Lors de son contre-interrogatoire, elle a indiqué que des améliorations sont actuellement apportées au processus d’appel, mais qu’il permet actuellement à une famille d’aviser la personne responsable du principe de Jordan qu’elle souhaite interjeter appel d’une décision, après quoi le cas est envoyé à Mme Buckland, qui l’envoie au sous-ministre adjoint aux fins d’examen (voir la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, de la page 117, ligne 3, à la page 119, lignes 3 à 19).

  • [101] Certains détails supplémentaires concernant le processus d’appel sont précisés dans un autre organigramme provisoire daté du 20 février 2017 intitulé « Processus d’approbation du principe de Jordan »; ce document porte également la marque « ébauche », pourrait être modifié et a été fourni après le contre-interrogatoire de Mme Buckland (voir les réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 11 et la transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, de la page 117, ligne 3, à la page 119, ligne 19). À la section sur les principes directeurs, il est entre autres indiqué que les [traduction] « [d]écisions sont appliquées de façon uniforme et sont prises de façon impartiale », que le « [p]rocessus est ouvert, accessible au public et facile à comprendre » et que les « [d]écisions sont prises sans tarder dans un délai raisonnable et respectent les normes en matière de services établies relativement au principe de Jordan ».

  • [102] Toutefois, il est difficile de dire comment ces principes sont incorporés au processus d’appel actuel. Tout ce que révèle l’organigramme, c’est que le responsable régional du principe de Jordan reçoit la demande d’appel, envoie la demande accompagnée de nouveaux renseignements ou de renseignements supplémentaires au sous-ministre adjoint de Santé Canada, DGSPNI ou au sous-ministre adjoint d’AANC, Programmes et partenariats en matière d’éducation et développement social, aux fins d’examen. Si l’appel est rejeté, une justification doit être fournie au client. L’organigramme ne mentionne aucun délai et les dossiers documentaires ne contiennent aucun autre renseignement sur le processus d’appel.

  • [103] En ce qui concerne le processus global lié au principe de Jordan, la formation conclut que des améliorations s’imposent pour s’assurer que le principe répond aux besoins des enfants des Premières Nations et met un terme à la discrimination ciblée dans la décision. Conformément à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la formation ordonne au Canada d’intégrer à ses processus liés au principe de Jordan les normes précisées dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Traitement et suivi des cas liés au principe de Jordan ». Par ailleurs, le Canada devrait établir un processus d’appel indépendant en partenariat avec les décideurs qui sont également des professionnels de la santé et des travailleurs sociaux autochtones.

  • [104] En ce qui concerne le suivi des cas liés au principe de Jordan, peu d’éléments de preuve donnent à penser que le Canada effectue un suivi officiel qui va au-delà du niveau minimal de suivi. Comme l’a affirmé Mme Buckland, le suivi doit [traduction] « clairement être amélioré pour effectuer un meilleur suivi et obtenir de meilleurs détails » (transcription du contre-interrogatoire de Mme Buckland, de la page 96, ligne 25, à la page 97, ligne; voir également de la page 72, ligne 22, à la page 73, ligne 22; page 92, lignes 12 à 15 et de la page 97, ligne 10, à la page 98, ligne 2). Une présentation au comité des sous-ministres adjoints chargés de la surveillance intitulée Jordan’s Principle: Engaging with partners to design long-term approach (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce H), qui a eu lieu en novembre 2016, indique à la page 6, sous « Activités et échéanciers », qu’un outil de cueillette des données sera déployé de l’automne 2016 à l’hiver 2017; cet outil s’adresse aux coordonnateurs des services d’AANC et de Santé Canada et aux points de contact du principe de Jordan. Toutefois, étant donné que le Canada utilisait une définition étroite du principe de Jordan, il est probable comme nous l’avons vu que le suivi actuel des cas ne cible pas tous les cas potentiellement liés au principe de Jordan et qu’il ne tienne pas compte des lacunes dans les services et de tous les enfants des Premières Nations.

  • [105] En ce qui concerne l’affirmation de l’APN que le Canada n’a pas encore compris en quoi consistent les lacunes dans le financement fédéral octroyé aux enfants des Premières Nations, la formation fait remarquer qu’il est mentionné ce qui suit dans la présentation Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord faite le 6 octobre 2016 dans le cadre de la table ronde inuite (affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I), sous « Points de mise en œuvre », à la page 12 : [traduction] « Effectuer une analyse des écarts dans chaque province pour ce qui touche les services sociaux et les services de santé destinés aux enfants handicapés vivant dans les réserves » (voir également Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord de Santé Canada, présentation datée du 12 octobre 2016 [affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I, à la page 12]).

  • [106] Aucun échéancier n’indique le moment où cette analyse prendra fin et, compte tenu des arguments susmentionnés de la formation concernant la définition du principe de Jordan adoptée par le Canada, l’analyse devra être élargie pour inclure d’autres sujets que les enfants handicapés vivant dans les réserves. Les renseignements recueillis doivent refléter le nombre réel d’enfants qui ont besoin de services et les écarts réels dans ces services afin d’appuyer de façon efficace les mesures futures.

  • [107] Par conséquent, la formation ordonne au Canada de suivre et de recueillir des données sur les affaires liées au principe de Jordan conformément à la définition du principe de Jordan établie dans la présente décision. La formation convient avec la Société de soutien que le Canada devrait effectuer un suivi officiel du nombre d’affaires liées au principe de Jordan qui sont approuvées, rejetées ou en cours afin de s’assurer que le Canada met correctement en œuvre ce principe. Par ailleurs, il faudrait effectuer un suivi des mesures de rendement en termes de délais fixés pour régler les affaires liées au principe de Jordan et pour fournir les services approuvés. Par conséquent, conformément à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la formation rend les autres ordonnances précisées dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Traitement et suivi des cas liés au principe de Jordan ».

(iii)  Rendre publiques la définition et l’approche jugées conformes au principe de Jordan

  • [108] Étant donné que le Canada a diffusé une définition étroite du principe de Jordan, la Société de soutien demande que le Canada soit tenu de faire une mise au point écrite et proactive auprès des particuliers, des organisations ou des administrations qui ont reçu ou qui pourraient posséder des documents erronés sur le principe de Jordan. À ce titre, la Société de soutien demande que le Canada revoie ses ententes de financement et les autres ententes qu’il a déjà conclues pour s’assurer qu’elles reflètent adéquatement la pleine portée du principe de Jordan ainsi que sa mise en œuvre.

  • [109] La Société de soutien estime également que le Canada a omis de prendre des mesures officielles pour s’assurer que l’ensemble du personnel comprend et possède les outils et les ressources nécessaires pour donner suite aux conclusions de la décision relativement au principe de Jordan et des décisions et ordonnances subséquentes rendues par la formation à cet égard.

  • [110] La Commission convient qu’il serait approprié que le Tribunal complète son ordonnance initiale en ordonnant au Canada de prendre des mesures précises, dans des délais fixes, pour informer de façon appropriée les fonctionnaires du gouvernement, les organismes fournissant des SEFPN et les membres du grand public de son approche pour se conformer au principe de Jordan. La Commission ajoute que la Société de soutien et les autres parties à cette plainte possèdent une expertise précieuse et peuvent contribuer à la discussion sur la meilleure façon de sensibiliser le public au principe de Jordan. Ensemble, elles peuvent s’assurer que tous les documents de relations publiques contiennent des renseignements à jour, fiables et obtenus directement des personnes qui travaillent tous les jours pour offrir des services d’aide sociale à l’enfance et d’autres services destinés aux enfants des Premières Nations. Par conséquent, la Commission demande à ce que le Canada consulte la Commission, la Société de soutien, l’APN et les parties intéressées pour ce qui touche la distribution de tout document de sensibilisation du public.

  • [111] Le Canada a soutenu qu’il fait également davantage d’efforts de communication afin d’informer ses partenaires des Premières Nations de la nouvelle approche adoptée et des nouvelles ressources disponibles pour soutenir les enfants des Premières Nations et qu’ils aient la possibilité de s’engager et de faire connaître leur point de vue. Il ajoute que, compte tenu du fait que le Canada a terminé le travail initial de réforme de son approche relativement au principe de Jordan, il est maintenant davantage en mesure de mobiliser les différentes parties et les autres intervenants afin de discuter des répercussions des modifications apportées par le Canada. Selon le Canada, la réforme est un processus en constante évolution qui bénéficiera de cet engagement.

  • [112] Vu la preuve et les conclusions sur la définition et le traitement des affaires liées au principe de Jordan, la formation conclut que le Canada doit communiquer à nouveau avec ses employés, les organisations avec lesquelles il travaille et ses partenaires des Premières Nations pour les informer de la bonne définition et des nouveaux processus liés au principe de Jordan. Comme il a été mentionné précédemment, les diverses présentations faites par le Canada à ce jour comportaient une définition restreinte du principe de Jordan; par ailleurs, les processus liés à ce principe ont récemment été modifiés et continueront de l’être après la présente décision. La définition du principe de Jordan précédemment adoptée par le Canada a fait en sorte que certaines familles ont renoncé à demander des services si bien que des affaires relevant potentiellement du principe de Jordan n’ont pas été ciblées et que des cas urgents n’ont pas été considérés en lien avec ce même principe. Le Canada a admis avoir eu de la difficulté à identifier les enfants visés par le principe de Jordan. Il faut diffuser la nouvelle définition du principe de Jordan ainsi que les nouveaux processus qui y sont liés, et sensibiliser le public, les employés, les organisations concernées et tous les partenaires des Premières Nations. Les sites Web d’AANC et de Santé Canada sont de bons endroits pour diffuser cette information puisqu’ils sont faciles d’accès. Par ailleurs, étant donné que l’audition de la plainte qui nous occupe et des présentes requêtes a été diffusée sur le RTPA, la formation est d’avis que le Réseau est également un bon endroit pour diffuser la définition et les processus corrigés.

  • [113] Il ne fait aucun doute que la Commission devrait être consultée pour ce qui touche ces activités de diffusion. La Commission a joué un rôle actif dans l’affaire au cours des dix dernières années et un rôle central dans la présentation de la majorité des éléments de preuve lors de l’audience sur le bien-fondé de la plainte. En outre, l’alinéa 53(2)a) de la Loi prévoit expressément que la formation peut ordonner « [...] de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures [...] » (non souligné dans l’original).

  • [114] Toutefois, la Loi et la jurisprudence applicable révèlent que le Tribunal n’a pas compétence pour ordonner au Canada de consulter les autres parties, à l’exception de la Commission [voir Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 aux paragraphes 164 à 169 (Johnstone)]. Néanmoins, compte tenu des circonstances de l’espèce, la formation convient que la Société de soutien et d’autres parties à la plainte possèdent des connaissances précieuses et peuvent contribuer aux discussions sur la meilleure façon de sensibiliser le public – particulièrement les peuples des Premières Nations – au principe de Jordan.

  • [115] Un certain nombre de considérations importantes ont permis d’en arriver à cette conclusion. Par ailleurs, il faut interpréter la Loi à la lumière de son objet, qui est de rendre exécutoire le principe suivant :

[…] le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction des leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur [des pratiques discriminatoires].

  • [116] Les personnes touchées par la décision et les ordonnances subséquentes qui veulent avoir des chances égales d’épanouissement sont les enfants des Premières Nations. Cela n’était pas le cas dans Johnstone. Comme il est mentionné dans la décision, les rapports qui existent entre le gouvernement et les peuples autochtones sont de nature fiduciaire plutôt que contradictoire et la reconnaissance et la confirmation contemporaines des droits ancestraux doivent être définies en fonction de ces rapports historiques (voir la décision au paragraphe 93, qui fait référence à R. c. Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, à la page 1108). Il est de jurisprudence constante que, dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, la Couronne doit agir honorablement [voir la décision au paragraphe 89, qui fait référence à Nation Haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, au paragraphe 16]. Cela signifie que le Canada doit traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable et qu’il existe une relation de fiduciaire spéciale entre la Couronne et les peuples autochtones (voir la décision aux paragraphes 91 à 95). La Couronne a également le devoir constitutionnel de tenir des consultations significatives avec les peuples autochtones sur les décisions qui les concernent (voir 2016 TCDP 16 au paragraphe 10). La position unique qu’occupent les peuples autochtones au Canada est reconnue à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et à l’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés. En ce qui a trait à la Loi, lorsque l’article 67 a été abrogé en 2008, le Parlement a confirmé ce qui suit dans l’article 1.1 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.C. 2008, ch. 30) :

Il est entendu que l’abrogation de l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne porte pas atteinte à la protection des droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada découlant de la reconnaissance et de leur confirmation au titre de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

  • [117] L’affaire dont nous sommes saisis se rapporte à la prestation de services d’aide sociale aux enfants et aux familles des Premières Nations. Il s’agit d’un domaine qui touche directement les droits fondamentaux des enfants, des familles et des collectivités des Premières Nations et qui est inextricablement liée à la notion d’intérêt supérieur de l’enfant, principe juridique d’importance capitale dans le droit canadien et international [voir Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au paragraphe 9 et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au paragraphe 75 (Baker)]. Comme le mentionne la décision au paragraphe 346, qui cite le professeur Nicholas Bala :

[traduction] [L]es arrêts de principe canadiens, les lois fédérales et provinciales et les traités internationaux posent tous comme principe que les décisions concernant les enfants doivent se fonder sur l’évaluation de leur intérêt supérieur. Il s’agit là d’un concept fondamental pour ceux qui prennent des décisions impliquant un enfant, non seulement les juges et les avocats, mais également les évaluateurs et les médiateurs.

  • [118] Pour s’assurer que les droits des Autochtones et l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations sont respectés en l’espèce, la formation estime que les organismes de gouvernance protégeant ces droits et ces intérêts et représentant les enfants et les familles touchés par la décision et qui sont des professionnels dans le domaine de l’aide sociale aux enfants des Premières Nations, comme les plaignantes et les parties intéressées, devraient être consultés pour ce qui touche la meilleure façon de sensibiliser le public, plus particulièrement les peuples des Premières Nations, au principe de Jordan. Cette consultation permettra également de s’assurer que les plans et les documents sont adaptés aux particularités culturelles.

  • [119] Cette consultation est également raisonnable au regard des observations et des mesures prises par le Canada dans la présente affaire. Le Canada a également mis l’accent sur les consultations avec les peuples et les organisations des Premières Nations depuis la décision (voir par exemple le mémoire de l’intimé, 14 mars 2017, aux paragraphes 36 et 39). Le Canada a également reconnu que l’APN et la Société de soutien étaient des partenaires importants dans le cadre de la réforme de ses politiques et de ses programmes. L’APN participe au comité exécutif de surveillance depuis juillet 2016. Mme Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien, a également été invitée par la ministre de la Santé à siéger au comité exécutif de surveillance [voir l’affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, aux paragraphes 17 et 18; « Jordan’s Principle, ADM Executive Oversight Committee,Record of Decisions», 2 septembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce F, page 2); Lettre de la ministre de la Santé, l’honorable Jane Philpott, à Mme Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 22 décembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce G); Santé Canada,Jordan’s Principle: Engaging with partners to design long-term approach, présentation datée de novembre 2016 (affidavit de Robin Buckland, 25 janvier 2017, pièce H, aux pages 3 à 7); « Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits, Forum des cadres régionaux, Compte rendu des discussions et des décisions », 9 août 2016 (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, à l’onglet 3A) et « FNIHB SMC-P&P, Record of Decisions », 14 septembre 2016 (réponses aux demandes de Robin Buckland, 7 mars 2017, onglet 5, page 2)].

  • [120] Le Canada s’engage à travailler avec les organismes fournissant des services aux enfants et aux familles, les fournisseurs de services de première ligne, les organisations, les dirigeants et les collectivités des Premières Nations, les plaignantes et les provinces et les territoires pour convenir des étapes à suivre pour réformer le programme et des changements à apporter qui auront des répercussions positives sur les enfants et les familles (voir 2016 TCDP 10, au paragraphe 6). La formation appuie cet engagement et estime que l’obligation de consulter les plaignantes et les parties intéressées sur la meilleure façon de sensibiliser le public au principe de Jordan, en particulier les peuples des Premières Nations, permet de renforcer les mesures qui sont déjà partiellement prises dans le cadre de la présente affaire. La formation veut s’assurer que cette volonté de partenariat se poursuit et que des améliorations significatives y sont apportées en rendant des ordonnances qui l’officialisent. Par conséquent, conformément à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la formation rend les ordonnances précisées dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Rendre publiques la définition et l’approche jugées conformes au principe de Jordan ».

(iv)  Rapports à venir

  • [121] La Société de soutien demande qu’à l’avenir le Canada produise ses rapports de conformité sous forme d’affidavit et qu’un échéancier soit établi très tôt dans le processus pour faciliter le contre-interrogatoire des souscripteurs d’affidavit, qui serait suivi par le dépôt des arguments écrits et des arguments verbaux. L’échange des éléments de preuve et le contre-interrogatoire des témoins rendent le processus lié aux mesures correctives plus transparent. L’APN appuie la demande de la Société de soutien en ce qui a trait aux rapports à venir, et le COO a présenté une demande semblable pour ce qui touche les ordonnances qu’il réclame.

  • [122] La Commission ne prend pas position sur cette demande, mais suggère que le Tribunal inclue les précisions suivantes aux ordonnances qu’il autorise : (i) les paramètres du rapport, (ii) la fréquence des rapports, (iii) la durée de l’obligation de produire des rapports.

  • [123] Le processus proposé de la Société de soutien pour ce qui touche les rapports à venir est semblable au processus utilisé pour entendre les présentes requêtes et pour trancher celles-ci. La formation a trouvé que ce processus était efficace et que l’utilisation des témoignages par affidavit et leur vérification lors des contre‑interrogatoires aidaient grandement la formation à trancher les questions qui lui sont présentées.

  • [124] Toutefois, à l’avenir, la formation préférerait que le contre-interrogatoire des souscripteurs d’affidavit ait lieu dans le cadre d’une audience devant la formation et soit assujetti au processus du Tribunal. Dans les présentes requêtes, le contre‑interrogatoire a eu lieu en dehors du processus du Tribunal, en l’absence des membres de la formation. La formation n’a reçu qu’une transcription des témoignages aux fins d’examen. Cela a soulevé deux problèmes. Premièrement, un différend est survenu quant à la question de savoir si une partie a l’obligation, dans le cadre du contre-interrogatoire de l’auteur d’un affidavit, de s’engager à poser des questions auxquelles le souscripteur d’affidavit n’a pas de réponse. Deuxièmement, la formation n’a pas eu l’occasion de poser ses propres questions aux témoins.

  • [125] En ce qui concerne le premier problème, la NNA a présenté des demandes d’engagement concernant le refus du Canada de financer la proposition de la PN Wapekeka sur la constitution d’une équipe de fournisseurs de services de santé mentale au sein de la collectivité. Le Canada a refusé de s’engager parce que, à son avis, le souscripteur d’affidavit avait répondu à la question de la NNA au meilleur de sa capacité et que les autres questions sortaient du cadre de ses fonctions. Par ailleurs, le Canada affirme qu’il n’existe aucune obligation juridique de fournir des engagements dans le cadre du contre-interrogatoire de l’auteur d’un affidavit. La NNA a présenté des arguments et une jurisprudence à l’effet contraire et a demandé que le témoin se présente devant la formation pour terminer son témoignage.

  • [126] La formation rejette cette demande, puisque cela ressemble plus à une demande d’interrogatoire préalable dans le cadre d’une poursuite civile qu’au contre-interrogatoire d’un témoin dans le cadre d’une audience devant le Tribunal. Bien que le paragraphe 48.9(2) de la Loi autorise le président à établir des règles de pratique régissant les enquêtes préalables instruites par le Tribunal, aucune règle de ce genre n’a été établie à ce jour. Au contraire, les parties qui se présentent devant le Tribunal ont l’obligation de divulguer et de produire des documents potentiellement pertinents tout au long de la procédure du Tribunal [voir les règles 6(1)d) et e) et 6(5) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04)]. Le but de la divulgation des documents est de faire connaître le point de vue d’une partie, ce qui permet à chaque partie de bien se préparer et de présenter sa cause. La question est de savoir si les renseignements demandés sont pertinents et nécessaires et permettent à la partie de préparer la cause qu’elle présentera devant le Tribunal.

  • [127] Bien que les renseignements demandés par la NNA soient sans doute pertinents pour les questions qui sont soulevées dans sa requête modifiée et qu’ils soient très importants pour les familles et les collectivités qui ont perdu des enfants, ils n’ont pas empêché la NNA d’établir le bien-fondé de sa requête.

  • [128] Les renseignements n’ont également pas aidé la formation à tirer des conclusions sur la requête de la NNA. Le Tribunal a été en mesure de tirer des conclusions en se fondant sur l’incapacité du souscripteur d’affidavit à répondre aux questions de la NNA. En ce qui concerne les problèmes soulevés dans la requête de la NNA, les questions de la NNA ont suffi à mettre en lumière la nécessité d’établir des processus plus rigoureux pour ce qui touche l’accès aux fonds réservés aux affaires liées au principe de Jordan de sorte que la situation de la PN Wapekeka ne se reproduise pas.

  • [129] En toute justice, bien que la formation ait autorisé les parties à mener les contre‑interrogatoires des souscripteurs d’affidavit en dehors du processus d’audience du Tribunal, ni les parties ni la formation n’ont autorisé un processus pour ce qui touche les engagements. Lorsqu’elle est présente aux contre-interrogatoires, la formation peut régler ce genre de problèmes dès qu’ils surgissent sans devoir obtenir des observations ou des décisions supplémentaires.

  • [130] En ce qui concerne le deuxième problème, la formation aimerait avoir la possibilité de poser des questions aux témoins. Les contre-interrogatoires qui ont lieu devant la formation présentent certains avantages : ils permettent à la formation de poser ses questions de façon efficace, sans qu’il soit nécessaire de rappeler des témoins, et donnent aux parties l’occasion de poser d’autres questions soulevées par les questions de la formation.

  • [131] Par conséquent, les rapports à venir du Canada devront être appuyés par un ou des affidavits confirmant les renseignements contenus dans le rapport. Des échéanciers seront établis pour permettre à la formation d’assister aux contre‑interrogatoires, qui seront suivis du dépôt des arguments verbaux et des observations écrites, le cas échéant. La formation doit garder à l’esprit la suggestion de la Commission que tous les rapports à venir doivent préciser les éléments suivants : i) les paramètres du rapport, (ii) la fréquence des rapports et (iii) la durée de l’obligation de produire des rapports.

  • [132] Conformément à ce qui précède et à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la formation conserve le pouvoir de rendre les ordonnances susmentionnées jusqu’à ce qu’elle soit convaincue qu’elles ont été pleinement mises en œuvre. Le Canada devra signifier et déposer un rapport et les documents des affidavits précisant qu’il se conforme à chacune de ces ordonnances, conformément au processus décrit dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Rétention de juridiction et production de rapports ».

V.  Ordonnances

  • [133] Les ordonnances rendues dans la présente décision doivent être lues conjointement avec les conclusions susmentionnées et avec les conclusions et les ordonnances contenues dans la décision et les décisions antérieures (2016 TCDP 2, 2016 TCDP 10 et 2016 TCDP 16). Le fait de séparer les ordonnances du raisonnement qui les sous-tend n’aidera pas à mettre en œuvre les ordonnances de façon efficace et utile afin de répondre aux besoins des enfants des Premières Nations et de mettre un terme à la discrimination.

  • [134] Les délais précis pour l’exécution de chacune des ordonnances de la formation sont fournis ci-dessous; ces délais précisent les attentes de la formation, ce qui permettra d’éviter les fausses interprétations qui se sont produites dans le passé (notamment pour ce qui touche le terme « immédiatement »).

  • [135] Conformément à ce qui précède, les ordonnances de la formation sont les suivantes :

1.  Définition du principe de Jordan

A.  En date de la présente décision, le Canada doit cesser de s’appuyer sur les définitions du principe de Jordan qui ne se conforment pas aux ordonnances de la formation établies dans 2016 TCDP 2, 2016 TCDP 10, 2016 TCDP 16 et dans la présente décision, et doit cesser de les perpétuer.

B.  En date de la présente décision, le Canada doit se fonder sur les principes clés suivants pour définir et appliquer le principe de Jordan :

  1. Le principe de Jordan est un principe qui place l’intérêt de l’enfant en priorité et qui s’applique également à tous les enfants des Premières Nations, qu’ils vivent dans une réserve ou non. Il ne s’applique pas seulement aux enfants qui sont en situation de déficience ou qui ont, à court terme, des affections médicales particulières suscitant des besoins critiques à recevoir des services de santé et des services sociaux ou ayant une incidence sur leurs activités de la vie quotidienne.

  2. Le principe de Jordan répond aux besoins des enfants des Premières Nations en s’assurant qu’il n’y a pas d`écarts ni de manque dans les services gouvernementaux qui sont offerts à ces enfants. Il peut notamment répondre aux lacunes dans la prestation des services de santé mentale, d’éducation spécialisée, de kinésithérapie, d’orthophonie et de physiothérapie, ainsi que dans l’obtention d’équipement médical.

  3. Lorsqu’un service gouvernemental est offert à tous les autres enfants, le ministère contacté en premier doit payer pour les services, sans tenir de conférence sur le cas, procéder à un examen au regard des politiques, naviguer à travers les différents services, ou toute autre procédure administrative semblable avant qu’un financement soit fourni. Après que l’enfant aura reçu le service, le ministère peut demander à être remboursé par un autre ministère ou par le gouvernement.

  4. Lorsqu’un service gouvernemental n’est pas nécessairement offert à tous les autres enfants ou qu’il excède la norme en matière de soins, le ministère contacté en premier doit évaluer les besoins particuliers de l’enfant afin de déterminer si le service demandé devrait être offert dans le but de s’assurer que les services offerts à l’enfant répondent au principe de l`égalité réelle et qu`ils soient adaptés sur le plan culturel et/ou de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant. Lorsque de tels services sont offerts, le ministère contacté en premier doit payer pour les services, sans tenir des conférences sur le cas, procéder à un examen au regard des politiques, naviguer à travers les différents services ou toute autre procédure administrative semblable avant qu’un financement soit fourni. Une fois que le service a été fourni, le ministère contacté en premier peut demander à un autre ministère ou au gouvernement de le rembourser.

  5. Bien que le principe de Jordan puisse s’appliquer aux conflits de compétence qui surgissent entre les gouvernements (c.-à-d. entre les gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux) et aux conflits de compétences qui surgissent entre les ministères d’un même gouvernement, un tel conflit n’est pas une condition nécessaire à l'application du principe de Jordan.

C.  Le Canada ne doit pas utiliser ou diffuser une définition du principe de Jordan qui restreint d’une manière quelconque les principes énoncés au point B.

D.  Le Canada doit réexaminer les demandes antérieures de financement qui ont été refusées, soit en application du principe de Jordan ou autrement à partir du 1er avril 2009, pour veiller au respect des principes susmentionnés. Le Canada doit terminer cet examen avant le 1er novembre 2017.

2.  Traitement et suivi des cas liés au principe de Jordan

A.  Le Canada doit élaborer des processus ou modifier ses processus existants liés au principe de Jordan pour s’assurer que les normes suivantes sont mises en œuvre d’ici le 28 juin 2017 :

  1. Le ministère contacté en premier doit évaluer les besoins particuliers d’un enfant qui demande des services en vertu du principe de Jordan ou qui pourrait être admissible en vertu de ce principe.

  2. L’évaluation initiale et la décision relative à la demande doivent être faites dans un délai de 12 à 48 heures suivant la réception de la demande.

  3. Le Canada doit cesser de causer des retards en tenant des conférences sur le cas, en procédant à un examen au regard des politiques, en naviguant à travers les différents services ou toute autre procédure administrative semblable avant qu’un financement soit fourni.

  4. Si la demande est acceptée, le ministère contacté en premier doit payer pour le service sans tenir de conférence sur le cas, procéder à un examen au regard des politiques, en naviguant à travers les différents services ou toute autre procédure administrative semblable avant qu’un financement soit fourni.

  5. Si la demande est rejetée, le ministère contacté en premier doit informer le demandeur, par écrit, de son droit d’interjeter appel de la décision, du processus d’appel, des renseignements qu’il devra fournir, du moment auquel le Canada devra décider de l’appel et du fait que des motifs écrits lui seront fournis si l’appel est rejeté.

B.  Le Canada doit mettre en oeuvre des systèmes et des processus internes fiables d’ici le 28 juin 2017 pour s’assurer que tous les cas potentiellement liés au principe de Jordan ont été ciblés et traités, y compris les cas où le demandeur ne sait pas si le principe de Jordan s’applique.

C.  Le Canada doit élaborer des systèmes internes fiables d’ici le 27 juillet 2017 pour effectuer un suivi des éléments suivants : le nombre de demandes qu’il reçoit et qui sont liées au principe de Jordan ou qui pourraient être considérées comme étant des affaires liées à ce principe, la raison de la demande et le service demandé, l’avancement de chaque cas, le résultat de la demande (acceptée ou refusée) et les motifs applicables, et les délais liés au règlement de chaque cas, y compris le moment où le service a été fourni.

D.  Le Canada doit fournir à cette formation, un rapport et des affidavits le 15 novembre 2017 et tous les 6 mois suivant la mise en œuvre des systèmes internes susmentionnés; ces documents doivent décrire le suivi des cas liés au principe de Jordan. La nécessité d’établir de nouveaux rapports conformément à la présente ordonnance sera revue le 25 mai 2018.

3.  Rendre publiques la définition et l’approche jugées conformes au principe de Jordan

  1. D’ici le 9 juin 2017, le Canada devra afficher un lien très clair et visible vers les renseignements sur le principe de Jordan, y compris la définition conforme aux présentes ordonnances, sur les pages d’accueil d’AANC et de Santé Canada.

  2. D’ici le 28 juin 2017, le Canada devra faire une annonce télévisée bilingue (en français et en anglais) sur le RTPA pour fournir des détails sur la nouvelle définition du principe de Jordan et les processus qui y sont liés et qui se conforment aux présentes ordonnances.

  1. D’ici le 9 juin 2017, le Canada devra communiquer avec tous les intervenants qui ont reçu des documents sur le principe de Jordan depuis le 26 janvier 2016 et les informer par écrit des conclusions et des ordonnances contenues dans la présente décision.

  2. D’ici le 27 juillet 2017, le Canada devra revoir les ententes conclues avec les organismes de prestations de services qui assurent la coordination des services dans le cadre de l’initiative « L’enfant d’abord » et apporter les changements requis pour que ces ententes reflètent adéquatement la définition et la portée du principe de Jordan, établies dans la présente ordonnance.

  3. D’ici le 27 juillet 2017, le Canada devra consulter les plaignantes, la Commission et les parties intéressées pour élaborer des documents de formation et de sensibilisation du public relativement au principe de Jordan et financer l’élaboration de ces documents (qui doivent mentionner la décision et les décisions subséquentes); le Canada doit également veiller à ce que ces documents soient distribués au public, aux responsables du principe de Jordan, aux membres du comité exécutif de surveillance, aux gestionnaires responsables de l’application du principe de Jordan et de l’initiative « L’enfant d’abord », aux collectivités des Premières Nations, aux services d’aide sociale à l’enfance et aux autres intervenants ou bailleurs de fonds concernés.

4.  Maintien de la compétence et production de rapports

  1. La formation conserve compétence à l’égard des ordonnances susmentionnées pour s’assurer qu’elles sont exécutées de façon efficace et utile et pour les clarifier ou les préciser, au besoin. La formation conservera compétence à l’égard de ces ordonnances jusqu’au 25 mai 2018; à ce moment, elle déterminera si elle doit rester saisie de cette question au-delà de cette date.

  2. Le Canada devra signifier et déposer des rapports et des affidavits précisant qu’il se conforme à chacune des ordonnances susmentionnées d’ici le 15 novembre 2017.

  3. Les plaignantes et les parties intéressées doivent fournir une réponse écrite au rapport du Canada d’ici le 29 novembre 2017 et doivent indiquer (1) si elles souhaitent contre-interroger les affiants du Canada et (2) si elles souhaitent que la formation rende des ordonnances supplémentaires.

  4. Le Canada doit fournir une réponse, le cas échéant, d’ici le 6 décembre 2017.

E.  La formation examinera les délais relatifs au contre-interrogatoire des affiants du Canada et les rapports à venir une fois que les parties auront soumis leurs observations relativement aux ordonnances 4(C) et 4(D).

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre instructeur

Ottawa (Ontario)

Le 26 mai 2017


Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision du Tribunal : 26 mai 2017

Date et lieu de l’audience : du 22 au 24 mars 2017, à Ottawa (Ontario)

Comparutions :

David Taylor, Anne Levesque, Sarah Clarke, avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke et David Nahwegahbow, avocats de l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Daniel Poulin, Samar Musallam et Brian Smith, avocats de la Commission canadienne des droits de la personne

Jonathan Tarlton et Melissa Chan, avocats de l’intimé

Maggie Wente et Krista Nerland, avocates de Chiefs of Ontario, la partie intéressée

Julian N. Falconer et Akosua Matthews, avocats de la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

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