Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human
Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien
des droits de la personne

 

Référence : 2016 TCDP 21

Date : Le 30 décembre 2016

Numéro de dossier : T2081/8214

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Michael Pequeneza

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Société canadienne des postes

l’intimée

Décision sur requête

Membre instructeur : Susheel Gupta

 


I.  Introduction

[1]  Dans la présente affaire, l’intimée, la Société canadienne des postes, présente une requête en vue d’obtenir une ordonnance rejetant une partie de la plainte, pour le motif que celle-ci n’est pas conforme à l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne des droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la LCDP). Cette disposition permet à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ou la CCDP) de refuser de statuer sur une plainte qui est déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée. J’ai décidé de rejeter la requête pour les motifs exposés ci-après.

II.  Contexte

[2]  Dans une plainte déposée le 23 novembre 2009, le plaignant a allégué qu’il avait subi un traitement le défavorisant en cours d’emploi au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP, sur le fondement de la déficience. Les allégations s’étendent sur une période commençant le 22 avril 2008 et se poursuivant jusqu’à la date du dépôt de la plainte. Les actes reprochés se rapportent en général aux restrictions médicales du plaignant et à ce qu’il considère comme le manquement de la part de l’intimée de lui attribuer des tâches qui respectaient ces restrictions, ainsi qu’à la gestion de son retour au travail après une absence attribuable à une déficience.

[3]  Il semble que la Commission n’a pas statué immédiatement sur la plainte, parce qu’elle était d’avis que le plaignant devait épuiser les procédures de règlement des griefs qui étaient normalement ouvertes. Cette procédure est prévue à l’alinéa 41(1)a) de la LCDP.

[4]  La Commission a finalement décidé de statuer sur la plainte et de la renvoyer aux fins d’une enquête en 2013. Lors de la réception du Rapport de l’enquêteur, le président par intérim de la Commission a demandé, le 25 février 2015, que le président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) instruise la plainte, car la Commission était convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’instruction de celle-ci était justifiée.

III.  Cadre juridique

[5]  L’alinéa 41(1)e) de la LCDP est ainsi libellé :

 (1) sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

[…]

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

[…]

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[6]  Dans le jugement Canada (C.C.D.P.) c. Société Radio-Canada (re : Vermette) (1996) 28 C.H.R.R. D/139 (C.F. 1re inst.) (jugement Vermette), la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire, au motif qu’il existait un autre recours approprié. Dans une opinion incidente (voir les paragraphes 22-23), la Cour a conclu que l’alinéa 41e), tel qu’il était désigné à l’époque, accordait un droit de fond qui pouvait être invoqué devant le Tribunal:

[28] Pourquoi devrait-il s’agir là de la manière dont la Cour doit interpréter l’alinéa 41e)? Parce que le législateur a adopté le délai d’un an comme un droit de fond dont bénéficient les personnes contre qui une plainte est déposée, mais la Commission ne statue pas sur les plaintes en examinant les droits absolus de chacun. Toutefois, les tribunaux déterminent effectivement des droits de fond en procédant à des examens complets en vertu des pouvoirs prévus à l’article 50, et en concluant si une plainte est fondée, ou non, à l’encontre des intimés, en vertu de l’article 53.

[29] Un examen équitable et complet est un processus dans le cadre duquel les personnes visées par une plainte bénéficient chacune de la possibilité d’opposer une défense pleine et entière aux arguments de la partie plaignante. À l’évidence, dans une défense pleine et entière, le fait d’être privé du bénéfice du délai d’un an peut être invoqué. Il s’agit là du pouvoir des tribunaux, car ces derniers, dans le cours normal d’un litige, entendent (ou lisent) tous les éléments de preuve, inévitablement plus, et sont davantage au courant des circonstances que la Commission dans son rôle préliminaire []

[7]  Dans le jugement Vermette, la Cour a poursuivi en concluant que, bien que la Commission puisse rendre une décision préliminaire et procédurale en vertu de l’alinéa 41e), celle-ci « n’est pas coulée dans le bronze », mais peut être modifiée en fonction de ce qui, d’après le Tribunal, est approprié lors de l’examen auquel il procède en vue de déterminer le droit de fond de l’intimée de jouir du bénéfice du délai de prescription (voir le paragraphe 33).

[8]  La Cour a pris le soin de souligner que, même s’il peut sembler que le Tribunal examinait la décision de la Commission rendue en vertu de l’alinéa 41e), la tâche qui lui incombait essentiellement était de déterminer les droits de fond de l’intimée, et ce, dans les circonstances où la plaignante avait « déposé » sa plainte (voir le paragraphe 34).

[9]  Le jugement Vermette a plus tard été analysé dans l’affaire I.L.W.U. (Section maritime locale 400 c. Oster [2002] 2 RCF 430 (décision Oster). Dans la décision Oster, la Cour a fait observer que l’alinéa 41(1)e) confère effectivement le pouvoir discrétionnaire à la Commission de proroger le délai d’un an prévu pour le dépôt d’une plainte, ce qui est incompatible avec l’idée que l’alinéa 41 crée le droit de ne pas faire l’objet d’une enquête dans des circonstances précises. Dans la décision Oster, la Cour a souligné que l’exercice par la Commission de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 41(1)e) était susceptible de contrôle judiciaire par la Cour fédérale, et que l’approche sur les « droits de fond » dans le jugement Vermette était incompatible avec l’existence de cette compétence en matière de contrôle judiciaire :

[33] [] la position que le juge Muldoon a privilégiée dans l’arrêt Vermette [Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société radio-Canada (re : Vermette) (1996), 1996 CanLII 11865 (CF), 120 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.)] et que le Tribunal a adoptée en l’espèce pourrait à mon avis donner lieu à un résultat plutôt anormal : la Cour fédérale pourrait réviser une prorogation de délai accordée par la Commission et confirmer cette prorogation et, pourtant, cette même décision de la Commission pourrait faire l’objet d’un examen par le Tribunal quant au fond si celle-ci lui soumettait la plainte. En l’absence de dispositions législatives indiquant clairement que le Parlement souhaitait ce résultat, j’en arrive à la conclusion que telle n’était pas son intention.

[34] Par conséquent, je suis d’avis que le Tribunal a commis une erreur en disant qu’il avait compétence pour statuer sur les objections préliminaires du syndicat, compte tenu de la norme de la décision correcte. Ayant décidé de ne pas demander devant la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision discrétionnaire par laquelle la Commission a prorogé le délai prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi, le syndicat ne pouvait tout simplement pas exercer l’autre recours qu’il a choisi, c’est-à-dire qu’il ne pouvait pas soulever devant le Tribunal les mêmes questions qu’il aurait pu soulever dans une demande de contrôle judiciaire.

[10]  Outre la décision Oster, dans laquelle il s’est vu refuser l’exercice de sa compétence, le Tribunal a été invité à interpréter la portée de l’article 41 de la LCDP à un certain nombre d’autres reprises.

[11]  Par exemple, dans l’affaire Wall c. Conseil d’éducation de Kitigan Zibi, 1997 CanLII 1251 (TCDP), la compétence du Tribunal a été remise en question au motif que la Commission n’avait pas pris certaines mesures préliminaires nécessaires. En particulier, on a soutenu que la Commission n’avait pas expressément vérifié si la plaignante devait être tenue d’épuiser le mécanisme interne d’appel, et que cette démarche était nécessaire selon l’alinéa 41a) de la LCDP, tel qu’il était désigné à l’époque. Le Tribunal a demandé aux parties de lui présenter des observations « [] sur la nature et l’étendue du
pouvoir du Tribunal, si pouvoir il y a, d’examiner les actions ou les
omissions
de la Commission pendant l’instruction de la plainte devant le
tribunal ». [Non souligné dans l’original]

[12]  Dans l’affaire Wall, le Tribunal a statué que « [] il n’avait pas le pouvoir d’examiner la conduite ou les décisions de la Commission ni même de vérifier si des décisions n’avaient pas été rendues ». [Non souligné dans l’original] Il a poursuivi en concluant que sa compétence était limitée, étant fondée sur le pouvoir que lui confère la LCDP, et en particulier le paragraphe 50 (1) qui prévoit que le Tribunal examine l’objet de la plainte pour laquelle il a été constitué.

[13]  Dans l’affaire Dumont c. Transport Jeannot Gagnon, 2001 CanLII 38314 (TCDP), il s’agissait d’une plainte déposée en 1998 relativement à des faits survenus en 1996. Le Tribunal a fait observer que :

[2] La Commission canadienne des droits de la personne a de toute évidence exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 41 (1) e) de la Loi et décidé de traiter la plainte de M. Dumont, même si celle-ci semble porter sur des faits survenus plus d’un an avant son dépôt. [Non souligné dans l’original]

[14]  Il a ensuite conclu ce qui suit :

[7] Le Tribunal canadien des droits de la personne n’a pas le pouvoir d’examiner la façon dont la Commission canadienne des droits de la personne décide d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 41 (1) e) de la Loi. Cette question relève exclusivement de la Cour fédérale. Le fait que la Commission ait décidé de traiter la plainte de M. Dumont, sans apparemment avoir reçu d’exposés de TJG, a peut-être été d’une certaine importance. Toutefois, il y a lieu de noter que rien n’indique que TJG ait tenté de soumettre à un contrôle judiciaire la décision de la Commission de traiter la plainte de M. Dumont [] [Renvois omis, non souligné dans l’original]

[15]  Dans la présente affaire, la Commission et l’intimée ont toutes les deux fait référence à la décision du Tribunal dans l’affaire Leonardis c. Société canadienne des postes, 2002 CanLII 45934 (TCDP), dans laquelle les intimés ont demandé le rejet des plaintes en vertu de l’alinéa 41(1)e), étant donné que celles-ci avaient été déposées après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits allégués. En particulier, dans l’affaire Leonardis, les intimés ont fait valoir que cette disposition leur conférait le bénéfice d’un délai de prescription d’un an, que le Tribunal a défini en tant qu’affirmation d’un « droit fondamental ». Dans l’affaire Leonardis, le Tribunal a examiné les jugements Vermette et Oster dont il a été question précédemment, et il a ensuite conclu qu’« [] on ne peut interpréter le paragraphe 41(1) comme accordant aux intimés des droits fondamentaux supplémentaires que peut déterminer le présent Tribunal » (paragraphe 7).

[16]  Dans l’affaire Cremasco c. Société canadienne des postes, 2002 CanLII 61852 (TCDP), confirmée pour d’autres motifs en 2004 CF 81, le Tribunal a accepté l’argument invoqué par la Commission selon lequel le Tribunal n’avait pas compétence pour se pencher sur les observations de l’intimée se rapportant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission au sens de l’article 41 (voir les paragraphes 5-6).

[17]  Dans l’affaire Syndicat des employés d’exécution de Québec-téléphone section locale 5044 du SCFP c. Telus communications (Québec) inc., 2003 TCDP 31 (décision Telus), le Tribunal, en rejetant l’objection fondée sur l’alinéa 41(1)e), a fait observer que la personne qui est l’objet d’une plainte qu’elle estime avoir été déposée hors délai peut soulever ce point devant la Commission. Cependant, rien n’indiquait que l’intimé avait fait valoir devant la Commission ses prétentions quant au caractère tardif de la plainte dont il était l’objet (voir les paragraphes 49-50).

[18]  Dans l’affaire Warman c. Northern Alliance, 2009 TCDP 10, le Tribunal a souligné ce qui suit : « [] une décision de la Commission de demander une enquête au Tribunal, lorsque les actes contestés ont eu lieu plus d’un an avant le dépôt de la plainte, est prévue à l’alinéa 41(1)e) et au paragraphe 44(3) de la Loi. Donc, compte tenu des circonstances, le Tribunal doit tenir une audience » (voir le paragraphe 8).

IV.  Analyse

[19]  Dans la présente requête, l’intimée soutient que les allégations du plaignant qui s’étendent sur la période allant du 22 avril 2008 au 15 juillet 2008 devraient être rejetées pour non-conformité avec l’alinéa 41(1)e), étant donné qu’elles sont antérieures à la date du dépôt de la plainte par plus d’une année. Dans la mesure où les décisions dans les affaires Oster et Leonardis peuvent être invoquées pour soutenir que le Tribunal n’a pas compétence pour examiner sa requête, l’intimée fait valoir que ces décisions se distinguent de la présente affaire :

[traduction] « Les décisions Oster et Leonardis se distinguent de la présente affaire parce que dans ces deux affaires, les intimés ont contesté une décision explicite de la CCDP de proroger le délai prévu à l’alinéa 41(1)e). Aucune décision de ce genre n’a été rendue par la CCDP dans la présente affaire et c’est pourquoi ces affaires ne s’appliquent pas ». (Réponse, paragraphe 2)

[20]  Au contraire, dans les cas où la Commission ne fournit pas une justification raisonnable à l’appui d’une prorogation du délai en vertu de l’alinéa 41(1)e), l’intimée soutient que le jugement Vermette s’applique. Selon l’intimée, la Commission n’a pas fourni une telle justification dans la présente affaire [traduction] « [] parce qu’elle n’a jamais rendu de décision. [] ». Ni le rapport d’enquête ni la décision renvoyant la plainte au Tribunal n’indiquent expressément que la Commission a prorogé le délai d’un an. Il appert à l’intimée que la CCDP ne s’est pas penchée sur la question lorsqu’elle a fait enquête sur la plainte, de sorte qu’il n’y a aucune décision de la CCDP que le Tribunal peut examiner de façon certaine et, de plus, en l’absence d’une décision de la CCDP, l’intimée ne pouvait pas demander le contrôle judiciaire à l’égard de cette question (Avis de requête, paragraphe 14; Réponse, paragraphe 3).

[21]  L’intimée souligne à juste titre que le jugement Vermette, qui renferme une opinion incidente approuvant la compétence du Tribunal en vertu de l’article 41, n’a pas été écarté ni infirmé par la Cour d’appel fédérale. Cependant, il serait raisonnable de dire que la Cour, dans l’affaire Oster, a adopté une approche différente concernant l’application par le Tribunal de l’alinéa 41(1)e). Dans le jugement Vermette, la Cour a conclu que l’article 41 créait des droits de fond auxquels le Tribunal pouvait donner effet si la preuve et les circonstances justifiaient un tel résultat. Dans l’affaire Oster, la Cour souligne que la nature discrétionnaire de l’alinéa 41(1)e) est incompatible avec l’idée que cette disposition devrait être interprétée comme si elle accordait le droit de ne pas faire l’objet d’une enquête. De surcroît, dans l’affaire Oster, la Cour a affirmé que l’approche adoptée dans le jugement Vermette pouvait donner lieu à un résultat anormal, en ce sens que la même décision de la CCDP fondée sur l’article 41 pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, et d’un examen quant au fond par le Tribunal.

[22]  L’intimée laisse entendre que les deux décisions n’entrent pas en conflit. La décision Oster régit plutôt les cas où la CCDP a décidé de proroger le délai prévu à l’alinéa 41(1)e), et le jugement Vermette s’applique lorsque la Commission n’a rendu aucune décision en application de cette disposition, ou n’a fourni aucune justification raisonnable à l’appui de la prorogation du délai. Cette supposée distinction n’est toutefois pas étayée par les jugements eux-mêmes. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les décisions Vermette et Oster constituent des jugements contradictoires qui ne peuvent être conciliés en l’absence ou l’existence dans chacun des cas d’une décision de la Commission sur le fondement de l’alinéa 41.

[23]  En premier lieu, rien n’indique dans le jugement Vermette que les conclusions du juge Muldoon se limitaient aux situations dans lesquelles la Commission avait omis de fournir une justification raisonnable, ou de rendre une décision, à l’appui d’« une prorogation du délai ». Au contraire, dans le jugement Vermette, la Cour a expressément envisagé non pas une, mais deux décisions concernant l’article 41 : la première décision serait rendue par la Commission, mais serait de nature préliminaire et procédurale, c’est-à-dire un pouvoir « ni formel ni ultime »; la seconde décision serait rendue par le Tribunal et trancherait sur le fond la question de savoir si l’intimée a été privée de façon qui n’est pas convenable « du bénéfice du délai de prescription fixé par le législateur » (voir les paragraphes 26-29, 33-34). Par conséquent, le raisonnement dans le jugement Vermette ne présume aucunement de l’absence d’une décision de la Commission.

[24]  En second lieu, il n’est pas tout à fait clair si les conclusions du juge Gibson dans le jugement Oster étaient subordonnées à l’existence d’une décision de la Commission de proroger le délai. Il est vrai que le dossier dans l’affaire Oster indiquait clairement que la Commission avait pris en considération l’alinéa 41(1)e), ce qui a mené à la décision de statuer sur la plainte. La Cour a souligné que cette décision aurait pu faire l’objet d’un contrôle judiciaire, susceptible de donner lieu à un résultat anormal dans le cas où le Tribunal statuerait sur la même question. Cependant, la conclusion principale dans la décision Oster est sans doute le désaccord du juge Gibson avec la Cour dans le jugement Vermette quant à la question de savoir si l’article 41 confère des droits de fond qui peuvent être invoqués devant le Tribunal. Si la Cour avait réellement cru que l’affaire Vermette était différente d’après ses faits, compte tenu de l’absence présumée d’une décision fondée sur l’alinéa 41(1)e) dans cette affaire, le juge Gibson aurait pu l’indiquer. Pourtant, on ne trouve aucune indication en ce sens dans le jugement.

[25]  En somme, aucun des jugements ne révèle que le résultat aurait été différent si la Commission avait rendu, ou non, des motifs clairement énoncés aux fins de l’alinéa 41(1)e). La dichotomie factuelle proposée par l’intimée pour concilier les décisions Oster et Vermette est insoutenable.

[26]  Une meilleure interprétation de ces jugements, laquelle a été adoptée par le Tribunal dans le passé, est que ceux-ci entrent en conflit quant à la nature de l’article 41 et aux pouvoirs qu’il confère ou non au Tribunal. Ainsi, dans l’affaire Leonardis, le Tribunal a conclu que la Cour dans l’affaire Oster avait « conclu différemment » par rapport à la Cour dans l’affaire Vermette, et elle a choisi de suivre la décision Oster portant que l’on ne peut interpréter le paragraphe 41(1) comme accordant des droits fondamentaux supplémentaires que peut déterminer le Tribunal (paragraphe 7). Notamment, le Tribunal dans l’affaire Leonardis a fondé sa décision sur les conclusions de droit du juge Gibson dans l’affaire Oster, et non sur l’existence d’une décision de la Commission sur le fondement de l’alinéa 41(1)e). En fait, l’intimée soutient que, dans l’affaire Leonardis, la Commission a rendu une décision expresse en vertu de cette disposition qui était « contestée », mais que ce détail ne figure pas dans la décision du Tribunal, et encore moins est-il invoqué comme motif pour suivre le raisonnement dans l’affaire Oster, contrairement à celui de l’affaire Vermette.

[27]  L’affaire Leonardis n’est pas la seule décision dans laquelle le Tribunal a conclu que les jugements Vermette et Oster sont inconciliables. Dans l’affaire Cremasco, le Tribunal a souligné que le jugement Vermette « [] a été invalidé par les faits ultérieurs » et qu’il préfère le raisonnement dans la décision Oster (voir le paragraphe 45).

[28]  Comme les membres instructeurs du Tribunal dans les décisions Leonardis et Cremasco, je crois que les jugements Vermette et Oster adoptent deux approches interprétatives différentes à l’égard de l’article 41 qui ne peuvent être conciliées, et que l’approche adoptée dans la décision Oster est à privilégier.

[29]  Il importe également de souligner que le fait que l’intimée s’appuie sur l’allégation de dichotomie factuelle entre les jugements Vermette et Oster n’est pas compatible avec le régime de l’article 41. L’affirmation de l’intimée en l’espèce (en vue de contourner la décision Oster), selon laquelle la Commission n’a apparemment « jamais rendu de décision » en ce qui concerne le délai, embrouille l’issue centrale du processus décisionnel établi à l’article 41, à savoir, une décision par la Commission de statuer ou non sur la plainte. Le paragraphe 41(1) impose à la Commission l’obligation expresse de statuer sur les plaintes, à moins que la Commission estime que l’une des circonstances énumérées s’applique : « Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime [] ». [Non souligné dans l’original] Par conséquent, si elle décide de statuer sur une plainte déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits, la Commission a, à tout le moins, implicitement décidé de proroger le délai pour déposer une plainte en vertu de l’alinéa 41(1)e).

[30]  L’alinéa 41(1)e) habilite la Commission à statuer sur les plaintes qui ont été déposées après « [] tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances [...] ». L’intimée invoque une interprétation disjonctive de l’alinéa 41(1)e), comme si ce libellé prévoyait une étape distincte dans le cadre du processus décisionnel établi à l’article 41, qui est dissociée de la décision de « statuer sur la plainte ». Si elle est accueillie, il semblerait, d’après les décisions susmentionnées que, dans certains cas, la Commission rend des motifs qui traitent expressément d’une prorogation de délai, alors que dans d’autres cas elle ne le fait pas. Cependant, le Tribunal n’est pas tenu, et refuse en général, de se lancer dans un examen du processus décisionnel administratif de la Commission afin d’aborder les incidences de ces modifications.

[31]  Dans les affaires Wall, Dumont, Cremasco, Telus, et Warman, le Tribunal ne s’est pas attardé sur l’absence ou l’existence d’une décision de la Commission rendue en vertu de chaque alinéa du paragraphe 41(1). Il s’en est plutôt remis à la décision discrétionnaire de la Commission de « statuer » sur la plainte.

[32]  Dans l’affaire Wall, où il était allégué que la Commission n’avait pas examiné l’alinéa 41(a) de la LCDP, le Tribunal a clairement affirmé qu’il n’avait pas le pouvoir d’examiner les décisions de la Commission ni de vérifier si des décisions n’avaient pas été rendues.

[33]  Dans l’affaire Dumont, il semble y avoir eu un certain degré d’incertitude quant à la question de savoir si la Commission avait rendu une décision formelle en vertu de l’alinéa 41(1)e) de proroger le délai. Le Tribunal a conclu que « de toute évidence » une telle décision avait été rendue, sans apparemment avoir reçu d’exposés de l’intimée. Cependant, cette question relative à la décision de la Commission était susceptible d’un contrôle judiciaire, duquel l’intimée, dans l’affaire Dumont, ne s’est apparemment pas prévalue. Le Tribunal a statué qu’il n’avait pas le pouvoir d’examiner « [] la façon dont » la Commission décide d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e).

[34]  Dans l’affaire Cremasco, le Tribunal s’est exprimé de façon semblable, soulignant que le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur les objections préliminaires, compte tenu de l’exercice par la Commission de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 41.

[35]  Dans l’affaire Telus, le Tribunal a également présumé que « [d]e toute évidence, en l’espèce, la Commission n’a pas jugé la plainte irrecevable, ayant, dans un premier temps, chargé une personne d’enquêter sur la plainte et, dans un second temps, l’ayant déférée au Tribunal » (voir le paragraphe 47). Après avoir fait remarquer que l’intimé avait le droit de présenter des observations à la Commission sur le dépôt tardif de la plainte, le Tribunal a précisé que rien dans le dossier n’indiquait que l’intimé avait fait valoir cet argument devant la Commission. Le Tribunal a finalement rejeté l’argument de l’intimé fondé sur l’alinéa 41(1)e).

[36]  Au bout du compte, la raison pour laquelle la Commission décide de « statuer sur » une plainte en vertu de l’article 41 n’influe pas sur la façon dont le Tribunal exerce sa propre compétence; l’élément pertinent du point de vue du Tribunal est que la Commission a demandé au Tribunal d’instruire une plainte, conformément à l’article 49. Les décisions fondées sur l’article 41, ainsi que sur l’article 49, peuvent certainement être contestées, mais la Cour fédérale est l’instance devant laquelle il convient de soulever de telles contestations, au moyen d’une demande de contrôle judiciaire.

[37]  Ce partage des responsabilités clairement défini entre la Cour, la Commission et le Tribunal, tel qu’adopté dans la LCDP et la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, est pleinement pris en compte dans le jugement Oster, et c’est pourquoi il constitue l’approche à privilégier. Le Tribunal n’a simplement pas compétence pour appliquer l’article 41.

[38]  À cela s’ajoute la même réserve que l’on trouve dans des décisions similaires où le Tribunal a décliné compétence à l’égard des objections fondées sur l’article 41 : le Tribunal demeure compétent pour traiter de questions ayant trait à la façon dont le délai dans l’instance a des répercussions sur l’équité de l’audience, (Grover c. Conseil national de recherches du Canada, 2009 TCDP 1, paragraphe 42, confirmé par Grover c. Canada (P.G.), 2010 CF 320 (décision Grover-CF)). Dans ses observations en réplique, l’intimée soutient qu’elle a subi un préjudice en raison du délai du dépôt de la plainte, et que [traduction] « [] la preuve à ce sujet figure dans le Rapport de l’enquête, qui est joint comme pièce B dans l’avis de requête de l’intimée.” Selon l’intimée, certaines personnes qui auraient fait preuve de discrimination, lors de l’entrevue par l’enquêteur, ont dit qu’elles n’arrivaient pas à se rappeler de certains faits en cause, et que leur souvenir d’autres faits s’était estompé. Une autre personne ne se souvenait même pas d’avoir travaillé avec le plaignant. Par conséquent, le délai a miné de façon importante la capacité de l’intimée de se défendre elle-même contre l’allégation qui est à l’origine de la présente requête (voir la Réponse, paragraphe 6).

[39]  Dans la décision Grover-CF, la Cour a précisé que, pour obtenir un sursis d’instance, il faut faire la preuve d’« [] un préjudice important » et que lorsque ce préjudice résulterait de l’incapacité d’une partie d’obtenir une audience équitable, cette partie doit être disposée à présenter des éléments de preuve pour justifier ses prétentions (voir le paragraphe 30). La Cour a décrit l’évaluation des éléments de preuve du Tribunal dans l’affaire Grover de la façon suivante :

[31] […] Le Tribunal a entendu de nombreux témoignages portant sur la question des délais et de la mémoire défaillante des témoins Il a apprécié la crédibilité des témoins et a tiré des inférences dans le but de déterminer si le préjudice subi était « assez important pour nuire à l’équité de l’audience » (Blencoe, précité, au paragraphe 104), justifiant ainsi le rejet des plaintes. […]

[40]  Dans la présente affaire, pour établir une preuve de préjudice, l’intimée s’est appuyée sur des déclarations figurant dans le Rapport de l’enquêteur relatant des conversations avec trois témoins potentiels. Bien que le Tribunal puisse sans doute accepter une preuve par ouï-dire (alinéa 50(3)c))—en l’espèce un ouï-dire double—la valeur probante limitée d’une telle preuve est manifeste, surtout dans le contexte d’une requête visant à rejeter sommairement une allégation de discrimination. Il n’y a aucune façon d’évaluer la véracité, l’exactitude, la portée ou les conséquences possibles sur l’examen des déclarations qui auraient été faites à l’enquêteur selon le présent dossier de requête. En outre, l’argument fondé sur le préjudice, dans la mesure où il s’agit d’un argument distinct reposant sur l’équité de l’audience, n’a été invoqué que dans la réponse, et la requête initiale a été formulée en fonction de l’article 41. Les observations concernant le préjudice sont insuffisantes pour permettre un examen adéquat de cet argument en tant que motif de refus distinct.

[41]  Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la requête de l’intimée est rejetée.

Signée par

Susheel Gupta  

Vice-président du Tribunal

Ottawa, Ontario

le 30 décembre 2016

 

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