Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

William Charles Bailie, Richard Galashan, Robert G. Williams, Robert Harrison, Alvin Gerrard, Sheldon K. Cullen, Garth Vickery, Arthur Randolph Gouge, Warren Young, Gary Nedelec, Jorg Bertram, Lloyd Fraser, Colin Jordan, Mervyn Andrew, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Robert Harrold Mitchell, Francis J.R. Jeffs, Douglas Goldie, Stephen Ritchie St. Pierre, James Stanley Caldwell, Brian Scott Hope, Trevor Alexander Nicol, James Dow, David R. Lance, Gary Bedbrook, Marcel Duschesne, John Burridge, Chirs Evans, John Bell, Tim Ockenden, Kent Jeffrey Benson, David R. England, Pierre Garneau, Jacques Couture, Dave Lineker, William C. Nickerson, Larry James Laidman, John Stephen Gibbs, Robert Bruce Macdonald, Gordon A.F. Lehman, Michael Dell, Dennis Smith, James F. Dietrich, Ralph Tweten, Eric William Rogers, John D. Hargreaves, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Robert Ferguson, Kenneth David Douglas, Benoit Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Allan Brian Cary, Richard Dale Purvis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, James Shawn Cornell, Raymond D. Hall, Michael Stanley Bellinger, Donald Clifford Eddie, Peter Douglas Keefe, Robin Patrick Mclean Barr, David Leonard Mehain, Jacques Robillard, Errold Dale Smith, Glenn Donald Torrie, David Alexander Findlay, Warren Stanley Davey, Raymond Robert Cook, Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, Robert Francis Walsh, Alban Ernest Maclellan, John Andrew  Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Air Canada et

l’Association des pilotes d’Air Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : Matthew D. Garfield

Date : Le 29 mars 2012

Référence : 2012 TCDP 6



I.                   Introduction

[1]               Le 28 février 2012, j’ai fait droit à une requête de l’Association des pilotes d’Air Canada (l’APAC) en vue de faire ajourner la présente instance. Voici les motifs de ma décision.

II.                L’historique de la présente instance et des instances connexes

Les plaintes déposées dans l’affaire Bailie et al.

[2]               Il est question en l’espèce des plaintes de plusieurs pilotes d’Air Canada à la retraite (Bailie et al.) qui soutiennent qu’Air Canada a commis (et continue de commettre) un acte discriminatoire et appliqué une politique discriminatoire en les obligeant à prendre leur retraite à l’âge de 60 ans. Cette obligation était conforme à la fois à la convention collective négociée entre Air Canada et l’agent négociateur, l’APAC, et au régime de pension des pilotes. De ce fait, ces pilotes retraités ont déposé des plaintes conjointes contre l’APAC elle aussi, et ces plaintes ont été regroupées en une seule audience devant le Tribunal. Ils soutiennent que l’obligation de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans contrevient aux articles 7, 9 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, dans sa version modifiée (la LCDP).

[3]               À la date des présents motifs, d’autres plaintes de pilotes d’Air Canada à la retraite,  portant sur les mêmes questions, ont été renvoyées par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) au Tribunal, et la présidente de ce dernier me les a assignées. Il y a maintenant un total de 178 plaintes (89 plaignants) dans le groupe de plaintes portant l’intitulé« Bailie et al. », et tous les plaignants sont représentés par Me Raymond D. Hall (qui fait lui aussi partie de ces derniers), sauf trois, qui se représentent eux-mêmes : Dennis Smith, Eric Rogers et Robert Walsh.

[4]               Voici un résumé utile des procédures judiciaires devant le tribunal et les cours fédérales au sujet des affaires connexes concernant la retraite obligatoire des pilotes d’Air Canada, soit Vilven/Kelly et Thwaites et al.; ce résumé est tiré du dossier de requête de l’APAC, et j’y ai apporté quelques ajouts ou changements.

Les plaintes de MM. Vilven et Kelly

a) La décision du Tribunal – 2007 TCDP 36

         Le Tribunal a rejeté les plaintes après avoir conclu que 60 ans était l’âge normal de la retraite au sens de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP.

         La Tribunal a également conclu que l’alinéa 15(1)c) n’était pas discriminatoire au sens de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

b) La Cour fédérale – 2009 CF 367

         Cette décision était un contrôle judiciaire de la décision 2007 TCDP 36.

         La Cour a infirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 15(1)c) de la LCDP n’était pas discriminatoire, et elle lui a renvoyé la question relative à l’article premier de la Charte.

         La Cour a ordonné au Tribunal de prendre en considération les défenses fondées sur l’exigence professionnelle justifiée (les défenses fondées sur l’EPJ) s’il venait à conclure que l’alinéa 15(1)c) n’était pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

         La Cour a confirmé la conclusion que le Tribunal avait tirée et la méthode qu’il avait suivie pour ce qui était de savoir si 60 ans était l’âge normal de la retraite.

c) Le Tribunal – 2009 TCDP 24

         Le Tribunal a conclu que l’alinéa 15(1)c) n’était pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

         Le Tribunal a rejeté les défenses fondées sur l’EPJ d’Air Canada et de l’ACAP et il a accueilli les plaintes.

d) La Cour fédérale – 2011 CF 120

         Cette décision était un contrôle judiciaire de la décision 2009 TCDP 24.

         La Cour a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle l’alinéa 15(1)c) n’était pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

         La Cour a infirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle Air Canada n’avait pas établi une défense fondée sur l’EPJ, et elle lui a renvoyé cette question.

         La Cour a refusé d’accorder une déclaration générale d’invalidité en rapport avec l’alinéa 15(1)c).

e) Le Tribunal – 2011 TCDP 10

         Le Tribunal a tranché de nouveau la question de savoir si Air Canada avait établi l’existence d’une défense fondée sur l’EPJ, et il a conclu que oui. Les plaintes ont été rejetées.

f) Le Tribunal – 2010 TCDP 27

         Malgré les demandes de contrôle judiciaire en cours au sujet de la décision 2009 TCDP 24 [alinéa 15(1)c) de la LCDP non sauvegardé par l’article premier de la Charte, pas d’EPJ et plaintes justifiées], le Tribunal a procédé à la tenue de l’audience concernant les redressements appropriés.

         L’audition de l’affaire a duré 11 jours et la décision est devenue théorique par suite des décisions ultérieures de la Cour fédérale et du Tribunal.

Les procédures judiciaires en cours

a) La Cour d’appel fédérale – A-107-11

         L’appel et l’appel incident concernant la décision 2011 CF 120 ont été entendus le 22 novembre 2011.

         Les questions dont la Cour était saisie consistaient à savoir si l’alinéa 15(1)c) de la LCDP était sauvegardé par l’article premier de la Charte et si la Cour devait accorder ou non une déclaration générale d’invalidité.

b) La Cour fédérale – T2036-10, T2047-10, T2048-10

         Ces demandes de contrôle judiciaire ont trait à la décision relative aux redressements 2010 TCDP 27.

         MM. Vilven et Kelly contestent le calcul que le Tribunal a fait des prestations de pension.

         Air Canada conteste le refus du Tribunal d’appliquer la doctrine de l’atténuation des dommages.

         L’audition de ces demandes a été fixée au mois d’octobre 2011, mais ces dernières ont été ajournées de façon générale par suite de la décision 2011 TCDP 10 dans laquelle le Tribunal a rejeté les plaintes.

c) La Cour fédérale – T1282-11, T1283-11, T1284-11

         Demandes de contrôle judiciaire concernant la décision 2011 TCDP 10.

         MM. Vilven et Kelly et la Commission contestent le fait que le Tribunal a rejeté les plaintes sur le fondement de la défense portant sur l’EPJ d’Air Canada.

Les plaintes déposées dans l’affaire Thwaites et al.

a) Le Tribunal – 2011 TCDP 11

         Le Tribunal a rejeté les plaintes au motif que 60 ans était l’âge normal de la retraite.

         Le Tribunal a rejeté les défenses fondées sur l’EPJ qu’Air Canada et l’APAC avaient invoquées.

         Le Tribunal n’a pas traité de la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP, et une requête en réouverture de l’audience a été déposée. Le 20 février 2012, le Tribunal a conclu qu’il allait reprendre l’audience en vue de décider si le jugement de la juge Mactavish, 2011 CF 120, lie la formation du Tribunal chargée de l’affaire Thwaites et, dans la négative, si l’alinéa 15(1)c) est inconstitutionnel.

Les procédures judiciaires en cours

a) La Cour fédérale – T1428-11

         Thwaites et al. sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal concernant le juste calcul de l’âge normal de la retraite, ainsi que du défaut du Tribunal de prendre en considération la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c). Le 2 mars 2012, sur consentement, la Cour fédérale a ordonné que cette demande ainsi que les demandes de contrôle judiciaire connexes soient réunies et mises en suspens, en attendant la décision du Tribunal susmentionnée.

b) La Cour fédérale – T1456-11

         La Commission a sollicité le contrôle judiciaire du défaut du Tribunal de prendre en considération la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c).

c) La Cour fédérale – T1453-11

         Air Canada a sollicité le contrôle judiciaire du rejet, par le Tribunal, de sa défense fondée sur l’EPJ.

d) La Cour fédérale – T1463-11

         L’APAC a sollicité un contrôle judiciaire au motif que le Tribunal avait commis une erreur en rejetant sa défense fondée sur l’EPJ.

III.             Les motifs de la requête – l’APAC

[5]               La partie requérante, l’APAC, [traduction] « sollicite une ordonnance portant que les plaintes dont le Tribunal est actuellement saisi soient ajournées de façon générale en attendant que l’on règle les questions qui sont actuellement en suspens devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ».

[6]               L’argument de la partie requérante repose sur les éléments suivants :

[traduction] [...] Le Tribunal a examiné toutes les questions qui peuvent se poser dans les plaintes en suspens et, dans chaque cas, ces décisions ont été l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Tant que les Cours fédérales ne se seront pas prononcées sur ces questions, il est inutile que le Tribunal tienne une autre audience et rende d’autres motifs qui feront inévitablement l’objet de demandes de contrôle judiciaire.

À ce stade, il y a déjà eu une utilisation considérable de temps, de ressources et d’argent. Entreprendre un processus répétitif qui ne mènera à aucun résultat définitif n’est ni dans l’intérêt du public ni dans celui des parties au litige.

[7]               L’APAC cite la jurisprudence du Tribunal selon lesquels ce dernier jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de décider s’il convient ou non d’accorder un ajournement (par opposition à une suspension, qu’il n’est pas habilité à ordonner) : Baltruweit c. SCRS, 2004 TCDP 14; Abrams c. Topham, 2010 TCDP 14.

[8]               La décision Abrams et la décision connexe rendue dans l’affaire Congrès juif canadien c. Makow, 2010 TCDP 13 avaient trait à la disposition de la LCDP qui porte sur la propagande haineuse, soit l’article 13. Cela faisait suite à la décision rendue par le Tribunal dans l’affaire Warman c. Lemire, 2009 TCDP 26, dans laquelle celui-ci a conclu que l’article 13 de la LCDP contrevenait à l’alinéa 2b) de la Charte et a refusé d’appliquer l’article 13 et les dispositions connexes. Dans Abrams et Makow, le membre instructeur Lustig a accordé un ajournement sine die (sans date de reprise fixe) en mentionnant : « [i]l revient maintenant à la Cour fédérale de déterminer la validité de l’article 13 de la LCDP.

Cela permettra d’obtenir les clarifications demandées par la Commission et dont, à mon avis, le Tribunal a besoin pour rendre une décision sur la présente affaire et sur d’autres affaires portant sur l’article 13 de la LCDP ». L’APAC est d’avis qu’il convient d’appliquer le même raisonnement et le même ajournement à la situation analogue dont il est question en l’espèce :

[traduction] […] Vu le grand nombre d’affaires dont le Tribunal est saisi qui découlent de la même politique de retraite obligatoire, il convient d’accorder l’ajournement demandé. L’objectif d’assurer une certaine uniformité dans l’interprétation et l’application appropriées de la Loi revêt un intérêt particulier dans les cas où le Tribunal est saisi de multiples affaires.

IV.             Les positions des autres parties

Air Canada

[9]               Air Canada appuie la requête et les arguments de l’APAC. Elle traite également des « éclaircissements » dont il est question dans Makow et qui [traduction] « découleraient » des motifs de jugement ultimes des cours de contrôle et d’appel. [traduction] « Il y aurait lieu de demander les mêmes éclaircissements dans la présente affaire avant de continuer [...] Grâce à ces éclaircissements, l’affaire se poursuivra en fin de compte de manière plus efficace, même si elle ne débute pas immédiatement ».

[10]           Air Canada soutient également ce qui suit : [traduction] « [...] une leçon importante que l’on peut tirer des affaires mettant en cause d’autres anciens pilotes d’Air Canada est l’utilité qu’il y a d’essayer de régler l’une des affaires en premier et de se servir des leçons acquises grâce à cette expérience pour aider à régler les affaires qui suivent [...] Le fait d’imposer un fardeau additionnel au Tribunal et aux parties en débutant une autre audience sans avoir en main les décisions des cours ne favorisera pas le règlement expéditif, efficace ou définitif de ces questions ».

La Commission canadienne des droits de la personne

[11]           En l’absence d’un engagement de la part de l’APAC et d’Air Canada selon lequel elles seraient liées par l’issue des demandes de contrôle judiciaire présentées dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites, la Commission ne peut pas donner son accord et se doit de s’opposer à la requête. Elle signale que, contrairement à la décision Lemire, précitée, dans le cas présent la Cour fédérale a déjà conclu que l’alinéa 15(1)c) contrevient à la Charte et autorise donc les plaignants, dans Bailie et al., à poursuivre. La Commission fait également valoir que la LCDP exige qu’une instruction se déroule de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. [traduction] « Ce n’est donc que dans les circonstances les plus exceptionnelles qu’il y a lieu de suspendre l’instruction des plaintes ».

[12]           Par ailleurs, la Commission est d’avis que rien n’indique que les décisions des cours de contrôle ou d’appel [traduction] « répondraient de manière complète et définitive aux plaintes dont le Tribunal est actuellement saisi ».

La « coalition de plaignants »

[13]           Les 86 plaignants invoquent l’adage juridique classique selon lequel « justice différée est déni de justice ». Ils soutiennent par ailleurs que les sujets dont il est question en l’espèce sont [traduction] « tout particulièrement sensibles au temps » vu l’âge des anciens pilotes plaignants et leur demande de rétablissement à titre de pilotes commandants de bord (commandants de bord). [traduction] « Aucune indemnisation pécuniaire ne saurait tout à fait compenser le déni des droits de ces plaignants [...] ». Leur avocat mentionne de plus : [traduction] « Tout retard dans l’audition de ces plaintes profite entièrement aux intimés et porte entièrement préjudice aux plaignants ».

[14]           La coalition de plaignants soutient également que, contrairement aux dires de l’APAC et d’Air Canada, on ne manque pas d’éclaircissements à ce stade‑ci. Le jugement par lequel la Cour fédérale a déclaré que l’alinéa 15(1)c) de la LCDP est inconstitutionnel lie le Tribunal, jusqu’à ce qu’une cour d’instance supérieure l’infirme. Cette éventualité n’est pas une raison pour ajourner les plaintes dont il est question en l’espèce. Il ne reste à Air Canada et à l’APAC qu’une seule défense possible : la défense fondée sur l’EPJ visée à l’alinéa 15(1)a). Le Tribunal se doit de trancher cette question.

[15]           Pour ce qui est de la défense fondée sur l’EPJ, la coalition de plaignants affirme que cette défense est [traduction] « subordonnée aux éléments de preuve relatifs à chaque plaignant », indépendamment des décisions contradictoires que le Tribunal a pu rendre sur la question dans les affaires Vilven/Kelley, 2011 TCDP 10, et Thwaites, 2011 TCDP11, respectivement.

[16]           La coalition de plaignants fait également valoir que la partie requérante ou Air Canada peuvent présenter une requête préalable à l’audience en se fondant sur les principes de la chose jugée (préclusion pour question déjà tranchée) et de l’abus de procédure [traduction] « afin d’empêcher que l’on remette en cause des questions juridiques déjà tranchées ».

[17]           Dans sa conclusion, la coalition de plaignants soutient que : [traduction] « [t]oute requête visant à faire ajourner l’audition doit soupeser les avantages qui découleront censément de l’ajournement proposé et le préjudice que ce dernier causera vraisemblablement au plaignant [...] Par ailleurs, les arguments qu’invoquent l’APAC et Air Canada à l’appui de la requête reposent sur la simple supposition que la proposition de reporter l’audition des plaintes pourrait donner lieu à une forme quelconque d’économie de ressources judiciaires ou quasi judiciaires ».

V.                L’analyse

[18]           Selon le paragraphe 48.9(1) de la LCDP : « [l’]instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». L’article 3 des Règles de procédure du Tribunal énonce la procédure à suivre pour la présentation des requêtes, et cela inclut les requêtes d’ajournement. Le paragraphe 50(1) de la LCDP porte sur l’instruction de la plainte et accorde à toutes les parties qui en ont été avisées « la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter [...] des éléments de preuve ainsi que leurs observations ».

[19]           Le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait obtenir de lui-même une suspension. Pour ce type d’ordonnance, c’est la Cour fédérale qui est le tribunal qui convient : Baltruweit, précitée. Dans cette décision, le Tribunal a également rejeté l’applicabilité du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑Macdonald, [1994] 1 R.C.S. 311, lequel énonce les conditions dans lesquelles une suspension peut être accordée.

[20]           Dans la décision Baltruweit, précitée, le Tribunal fait état du principe établi depuis longtemps selon lequel les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure. « Par conséquent, ils disposent d’importants pouvoirs discrétionnaires lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des demandes d’ajournement » : au paragraphe 15. Je suis d’accord. Dans le cas d’un ajournement, le Tribunal, à la requête d’une partie ou de son propre chef, peut reprendre l’instance. Un ajournement peut être accordé sine die (sans date de reprise fixe), avec une date fixe, et avec ou sans condition. Comme nous le verrons plus loin, j’ai accordé l’ajournement sous certaines conditions, en utilisant la souplesse que cet outil comporte en soi.

[21]           Toujours dans la décision Baltruweit, précitée, au paragraphe 17, le Tribunal écrit : « [p]ar conséquent, il est évident que ce Tribunal doit, dans l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires, tenir compte des règles de justice naturelle. Ainsi, le Tribunal pourrait devoir tenir compte des règles de justice naturelle dans le cas de la non-disponibilité d’éléments de preuve, de la nécessité d’ajourner une instance pour obtenir les services d’un avocat ou d’une divulgation tardive par la partie adverse ». Je suis d’accord avec cette liste non exhaustive. Enfin, au paragraphe 19, le Tribunal ajoute : « Enfin, dans ces observations, on n’a soulevé aucune préoccupation en matière de justice naturelle qui pourrait atténuer le désir exprimé au paragraphe 48.9(1) de la Loi selon lequel le processus de règlement de la plainte, par le Tribunal, devrait être le plus expéditif possible ». Je suis d’avis qu’un ajournement peut être accordé en l’absence d’une telle « préoccupation en matière de justice naturelle ».

[22]           Dans la présente requête, la « directive » de procéder de la manière la plus expéditive possible doit être considérée dans un contexte plus vaste. Dans les affaires telles que celles concernant la propagande haineuse visée à l’article 13 (c.‑à‑d., Abrams et Makow) et les affaires concernant les pilotes d’Air Canada (Vilven/Kelly, Thwaites et al. et Bailie et al.), un ajournement de courte durée permettrait peut-être d’obtenir un gain à long terme, ainsi qu’un meilleur résultat final. Autrement dit, il est plus équitable et plus juste et « expéditif » à long terme pour les parties en cause et les parties futures de laisser une affaire qui comporte des questions litigieuses identiques ou essentiellement semblables suivre son cours au sein du système judiciaire ou du système de justice administrative que de tenir dans chaque cas une audience, suivie de demandes de contrôle judiciaire et d’appels. Cette option est également plus juste sur le plan de l’intérêt public, compte tenu des ressources restreintes dont disposent le Tribunal et les Cours et que financent les contribuables. Je suis bien d’accord avec l’observation de la Commission selon laquelle [traduction] « [c]e n’est donc que dans les circonstances les plus exceptionnelles qu’il y a lieu de suspendre l’instruction des plaintes ». C’est le cas en l’espèce : nous avons affaire ici à des « circonstances exceptionnelles ».

[23]           J’ajouterais aussi que le mot « expéditif » signifie davantage que « fait rapidement ». En anglais, le Canadian Oxford Dictionary définit le mot « expeditious » ainsi : « [...] acting or done with speed and efficiency… ». En français, en tant qu’expression juridique, les mots « procédure expéditive » signifient « rapide et efficace » (Le Petit Robert 2012).

[24]           Les actions systémiques, du type « recours collectif », comme c’est le cas en l’espèce, qui comportent la même catégorie de plaignants (des pilotes d’Air Canada ayant atteint l’âge de 60 ans), les mêmes intimés, la même Commission, les mêmes dispositions de la LCDP et des questions de fait et de droit identiques ou essentiellement semblables, requièrent une approche différente de celle qu’on applique dans le cas de l’affaire caractéristique, comportant un seul plaignant et un seul intimé, qui tombe sous le coup de la LCDP. Ces types d’affaires soulèvent des questions particulières au sujet de l’attribution des ressources quasi judiciaires et des dépens que les parties ont à supporter. A posteriori, le souhait d’Air Canada que l’affaire Vilven/Kelly se poursuive jusqu’à la fin - en incluant les deux étapes de la responsabilité et de la réparation - et soit suivie de directives des Cours fédérales dans le cadre de n’importe quel contrôle judiciaire ou appel (y compris devant la Cour suprême du Canada), aurait été la meilleure façon d’utiliser les ressources, le temps et l’argent de chacun. Au lieu de cela, il y a eu disjonction (y compris ma propre ordonnance dans l’affaire Bailie, avec l’assentiment des parties, quant au fait de scinder l’instance en une étape de responsabilité et en une étape de réparation) et répétition, car le litige ou le différend de base dans ces affaires (c’est‑à‑dire, la politique d’Air Canada concernant la mise à la retraite obligatoire de ses pilotes à l’âge de 60 ans et la disposition correspondante qui figure dans la convention collective) a été poursuivi dans trois groupes d’affaires – Vilven/Kelly, Thwaites et al. et Bailie et al. Deux de ces groupes sont passés par le Tribunal et se sont rendus devant les Cours fédérales, à la suite de demandes de contrôle judiciaire déposées par une ou plusieurs parties contre chaque décision du Tribunal. Le sommaire de l’historique des instances qui a été présenté plus tôt illustre le labyrinthe des voies qu’ont suivies les décisions du Tribunal et des Cours fédérales dans ces deux groupes. Bailie et al. représente le troisième groupe, où une troisième formation est maintenant appelée à traiter de questions de fait et de droit identiques ou essentiellement semblables. Le passé est immuable, mais l’avenir est certes indéterminé. Le Tribunal doit‑il simplement répéter l’exercice? Je ne le crois pas.

[25]           Je dis cela en étant conscient des répercussions importantes que cela peut avoir pour les plaignants dans Bailie et al. Tous sont âgés de plus de 60 ans et un grand nombre d’entre eux ont près de 65 ans. C’est donc dire que, pour nombre d’entre eux, un ajournement les empêcherait ainsi d’obtenir le rétablissement qu’ils souhaitent – pouvoir piloter de nouveau à titre de commandant de bord ou de capitaine au sein d’Air Canada – en supposant que la décision finale soit en leur faveur. Cependant, l’octroi – ou non – d’un ajournement dans le contexte de cette instance systémique, du type « recours collectif », doit être fondé sur une pondération de tous les intérêts divergents applicables, dont l’utilisation juste et équitable de ressources restreintes, dans le but d’arriver en fin de compte au traitement le plus « expéditif » possible de la présente affaire. Je tiens à ajouter que rien n’empêche les plaignants de solliciter un redressement provisoire (c.‑à‑d., leur rétablissement) devant la Cour fédérale : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626.

[26]           À cette fin, j’ai pris en considération les facteurs qui suivent dans le cadre de cette « pondération » :

1.         Dans les affaires Vilven/Kelly, Thwaites et al. et Bailie et al., les questions de droit sont essentiellement les mêmes : p. ex., la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la LCDP (la défense fondée sur l’« âge normal de la retraite »), le bien-fondé de cette défense et le bien-fondé de la défense portant sur l’EPJ visée à l’alinéa 15(1)a). Même les redressements sont fort semblables dans les trois groupes de décisions. Et il existe un aspect « prévention d’actes futurs » semblable. En fait, dans l’avis de requête antérieur de la coalition de plaignants en vue d’obtenir des précisions et de faire radier des actes de procédure (requête rejetée dans la décision 2011 TCDP 17), le paragraphe 11 indique en partie ce qui suit :

[traduction]

Les questions en l’espèce sont très semblables, sinon identiques, aux questions que le Tribunal a tranchées dans l’affaire Vilven‑Kelly et dans l’affaire Thwaites. Si ce n’était du fait que la décision du Tribunal dans l’affaire Thwaites n’a pas encore été rendue par le Tribunal [elle a été rendue depuis : 2011 TCDP 11], sauf pour une question en suspens, il serait juste de dire que toutes les questions en l’espèce ont déjà été entendues et tranchées par le Tribunal et que la présente audience pourrait ne pas être nécessaire.

2.         Il ressort de l’historique des affaires Vilven/Kelly et Thwaites que chacune des décisions importantes du Tribunal a fait l’objet d’un contrôle judiciaire de la part d’une partie ou plus. Et l’une des décisions de la Cour fédérale attend l’issue d’un appel interjeté auprès de la Cour d’appel fédérale. Cela donne à penser que toute décision de ma part ne trancherait pas l’affaire de manière définitive;

3.         Deux formations distinctes (l’ancien président Sinclair et le membre instructeur Craig) sont arrivées à la même conclusion finale (le rejet des plaintes), sous réserve de la décision de l’ancien président Sinclair au sujet de l’affaire rouverte dans Thwaites, mais avec une conclusion et une analyse différentes à propos des principales questions de droit, c’est‑à‑dire, la défense fondée sur l’EPJ. Ces décisions ne lient ni moi ni une formation future, car le principe du stare decisis ne s’applique pas aux décisions que rend le Tribunal. Ce sont des « éclaircissements » judiciaires que requiert cet état de choses conflictuel, et non la décision d’une troisième formation du Tribunal;

4.         Un ajournement assorti de conditions permet aux parties et à moi-même de suivre chaque prise de position judiciaire, de façon à réévaluer si les conditions ont changé au point de justifier la levée de l’ajournement et de donner suite à l’affaire Bailie et al.;

5.         L’octroi d’un ajournement assorti de conditions est une option préférable et moins intrusive et elle touche moins aux droits que le fait de rejeter des éléments d’une plainte pour cause de chose jugée, de préclusion pour question déjà tranchée ou d’abus de procédure. Dans une requête antérieure en précisions et en radiation, il a été demandé aux parties si elles entendaient présenter une requête en rejet pour cause d’abus de procédure. La coalition de plaignants a mentionné qu’avant de se prononcer elle allait attendre la décision concernant la requête en précisions et en radiation. La Commission a déclaré qu’elle n’allait pas déposer une requête distincte [pour abus de procédure] mais qu’elle s’opposerait plutôt à toute tentative visant à produire des éléments de preuve destinés à contredire les décisions de la Cour fédérale [dans l’affaire Vilven/Kelly];

6.         Les plaintes dont il est question dans l’affaire Bailie et al. demeurent intactes aux fins de décision, une fois que l’on aura obtenu les « éclaircissements » judiciaires.

[27]           J’ai suivi le raisonnement et la démarche que le membre instructeur Lustig a suivis dans les affaires Abrams et Makow, précitées, relativement aux affaires de propagande haineuse liées à l’article 13 dont le Tribunal avait été saisi, lesquels raisonnement et démarche sont exposés aux paragraphes 9 et 8 de ces deux affaires, respectivement. Je signale que dans les affaires de propagande haineuse, il y avait aussi des décisions contradictoires du Tribunal à propos de la constitutionnalité de l’article 13 : voir la décision Lemire, précitée, et Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc., 2002 CanLII 1887. Cependant, contrairement à Bailie et al., dans le cas des affaires liées à l’article 13 il existait au moins un arrêt de la Cour suprême du Canada datant de 1990 : Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, 1990 3 R.C.S. 892, qui portait sur la constitutionnalité de l’article 13. Étant donné que le Tribunal, dans les décisions Makow et Abrams, a conclu que les intérêts de la justice faisaient manifestement pencher la balance en faveur d’un ajournement (en dépit de l’existence d’un arrêt hautement instructif de la Cour suprême du Canada), il s’ensuit que l’argument en faveur de l’ajournement de la présente affaire a encore plus de poids, vu l’absence d’une directive judiciaire semblable.

[28]           Après avoir procédé à la pondération des divers intérêts et besoins des parties et l’intérêt public, j’ai fait droit à la requête d’ajournement, et mon ordonnance est énoncée ci‑après.

VI.             L’Ordonnance

[29]           Le 28 février 2012, j’ai fait droit à la requête d’ajournement de l’APAC et rendu l’ordonnance suivante :

La requête de l’APAC en vue de faire ajourner l’instance en attendant que soient réglées les questions dont les Cours fédérales sont saisies dans les plaintes Vilven/Kelly et Thwaites est accordée, avec les conditions suivantes :

(1) L’APAC tiendra le Tribunal au courant de la situation des demandes de contrôle judiciaire ou des appels présentés dans les affaires Vilven/Kelly et Thwaites, et cela inclut les motifs de jugement, s’il y a lieu;

(2) Toute partie ou le Tribunal peut exiger la tenue d’une conférence téléphonique de gestion d’instance après la publication de motifs de jugement dans l’un quelconque des contrôles judiciaires ou appels mentionnés au paragraphe (1), de façon à réévaluer l’ajournement accordé en l’espèce.

La conférence de gestion d’instance prévue pour les 1er et 2 mars 2012, ainsi que les dates d’audience ultérieures, sont annulées. Les motifs de la décision sur requête seront communiqués dans les 30 jours de la présente.

Signée par

Matthew D. Garfield

Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 29 mars 2012

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1338/6409

T1516/6210 à T1607/5310;

T1630/17610 à T1645/17610;

T1646/0111 à T1649/0411

T1664/01911 à T1681/03611;

T1707/6211 à T1722/7711;

T1723/7811 et T1724/7911

T1755/11011 à T1768/12311

Intitulé de la cause : Mehain et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Bailie et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Hargreaves et autres c. Air Canada et

l’Association des pilotes d’Air Canada

Douglas and Ferguson c. Air Canada et

l’Association des pilotes d’Air Canada

Gauthier et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Findlay et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada

Alban Ernest MacLellan c. Air Canada et

l’Association des pilotes d’A Noakes et al. c. Air Canada et

l’Association des pilotes d’Air Canada ir Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 29 mars 2012

Comparutions :

Raymond D. Hall, pour les plaignants (sauf MM. Rogers, Walsh et Smith)

Eric William Rogers, pour son propre compte

Pas d’observations déposées, Robert Francis Walsh

Pas d’observations déposées, Dennis Smith

Daniel Poulin, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Fred Headon, pour Air Canada

Bruce Laughton, c.r., pour l’Association des pilotes d’Air Canada

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