Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Bronwyn Cruden

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence canadienne de développement international

- et -

Santé Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre: Sophie Marchildon

Date: Le 5 décembre 2011

Référence: 2011 TCDP 21


[1]               Le 24 novembre, l’avocate de Mme Bronwyn Cruden a demandé la tenue d’une téléconférence pour obtenir des éclaircissements supplémentaires au sujet de la mise en œuvre d’une ordonnance du Tribunal rendue le 23 septembre 2011 dans le dossier T1466/1210 Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada.

[2]               J'ai demandé aux parties de présenter par écrit des observations, dans une lettre, pour accélérer la procédure puisque la question est urgente, et j'ai décidé que la question serait aussi tranchée dans une lettre envoyée à toutes les parties. Après avoir examiné les observations, je préfère trancher la question dans une décision sur requête plutôt que dans une lettre.

[3]               La question est urgente parce que les affectations pour 2012 seront effectuées au cours des prochaines semaines et que Mme Cruden demande des précisions quant à l'échéancier pour la mise en œuvre des mesures prévues dans l'ordonnance.

[4]               La demande de précisions porte sur le paragraphe 176, qui se lit comme suit :

Sur ce fondement, conformément à l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, j’ordonne à l’ACDI de déployer la plaignante à la DGPG au niveau PM-06 et de prendre avec elle les mesures nécessaires pour l’affecter dans un pays ami, faisant partie de ses trois premiers choix où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale.

[5]               La question en litige porte sur le moment où on doit appliquer l’obligation de déployer la plaignante dans un pays ami, faisant partie de ses trois premiers choix où il y a des installations médicales appropriées et où elle ne sera soumise à aucune restriction médicale.

[6]               Mme Cruden est d'avis que l’effet du paragraphe 176 est que l'acdi est tenue de lui trouver un poste dans le cycle d'affectation de 2012. Comme l'objet du paragraphe 176 est de remédier aux effets négatifs du défaut de l’ACDI d’accommoder Mme Cruden en lui donnant un poste en 2009, le fait de retarder la mise en œuvre de l'ordonnance jusqu'au cycle d'affectation de 2013 aggraverait le désavantage que Mme Cruden a subi du défaut de l’ACDI de lui donner un poste en 2009.

[7]               Le 15 novembre 2011, Mme Cruden a présenté à l'ACDI ses trois premiers choix de postes pour le processus d'affectation de 2012 qui est en cours. Mme Cruden a ciblé deux postes : le Vietnam et les Philippines. L'ACDI a reconnu l'intérêt de Mme Cruden pour un poste au Vietnam (premier choix après l'Afghanistan), mais selon Mme Cruden, l'ACDI est d'avis qu'elle devrait préparer un plan de carrière.

[8]               Mme Cruden soutient qu'il n'y a pas de fondement pour le refus de lui attribuer un poste en 2012 au Vietnam. Elle a présenté sa candidature pour le concours qui est en cours pour le cycle d'affectation de 2012. Elle possède toutes les qualifications essentielles et la majorité des qualifications constituant des atouts établies pour le poste. L'expérience que l’ACDI a ciblée comme étant un atout pour le poste, par exemple l'expérience dans les approches axées sur les programmes, peut être offerte à Mme Cruden avant le début de l'affectation à l'automne 2012.

[9]               Mme Cruden a présenté d'autres arguments, dont j'ai tenu compte.

[10]           La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a présenté des observations et soutient que la plaignante ne tente pas de faire changer la substance de la décision initiale ni de faire appliquer une mesure de redressement différente de celle qui a déjà été fournie. La plaignante demande des précisions sur l'échéancier pour la mise en œuvre du paragraphe 176 de l'ordonnance.

[11]           La Commission soutient que le Tribunal n’est pas dessaisi parce qu’il a conservé sa compétence jusqu’à ce que les mesures de redressement soient mises en œuvre, comme il l’a déclaré au paragraphe 184.

[12]           La Commission a déposé des extraits de jurisprudence à l'appui du fait que le Tribunal peut utiliser son pouvoir prévu au paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la lcdp) non seulement pour accorder des mesures de redressement efficaces, mais aussi pour rester saisi d'une large compétence lui permettant de rouvrir certaines questions afin de garantir que les mesures de redressement ordonnées seront bientôt mises en œuvre. Lorsque le Tribunal garde compétence pour faciliter la mise en œuvre, il garde aussi compétence pour, notamment, fournir des directives supplémentaires afin de préciser et de compléter l'ordonnance initiale.

[13]           La Commission soutient que la LCDP est une loi réparatrice qui vise à cibler et à éliminer la discrimination. Compte tenu de cet objectif, il est important que les mesures de redressement en matière de droits de la personne soient efficaces et harmonisées au caractère quasi‑constitutionnel des droits protégés. En effet, la Cour suprême du Canada a toujours conclu que la « façon principale de procéder » en matière de droits de la personne consiste non pas à punir l'auteur de la discrimination, « […] mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination ».

[14]           La Commission demande au Tribunal de préciser que les mesures de redressement prévues dans l'ordonnance doivent être mises en œuvre le plus rapidement possible, ce qui signifie probablement le cycle d'affectation de 2012 plutôt que celui de 2013, à moins que l'ACDI fournissent des arguments de poids justifiant pourquoi une affectation plus rapide n'est pas possible en raison des besoins opérationnels.

[15]           La Commission a présenté d'autres arguments, dont j'ai tenu compte.

[16]           L'ACDI soutient que je suis functus officio (« s’étant acquitté de sa charge ») et elle a présenté des éléments de jurisprudence à l'appui de sa position. Elle soutient aussi que le Tribunal ne peut pas modifier sa décision. L'ACDI soutient que le Tribunal n'a pas gardé compétence quant à l'aspect de mise en œuvre de son ordonnance. Cela peut être mis en contraste avec le paragraphe 169 de la décision, dans lequel le Tribunal a précisément noté qu'il restait saisi de la question de la rémunération des heures supplémentaires.

[17]           L'ACDI soutient que de toute façon, l'ordonnance est claire et a été attentivement écrite afin de fournir un certain niveau de souplesse et de discrétion aux parties pour qu'elle soit mise en œuvre de bonne foi.

[18]           L'ordonnance a été rendue en application de l'alinéa 53(2)b) de la LCDP, qui prévoit que le Tribunal peut ordonner à l'auteur d'un acte discriminatoire d'accorder à la victime de la pratique discriminatoire, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée.

[19]           L'ACDI soutient qu'il n'est pas raisonnable d'affecter Mme Cruden dans le cycle d'affectation de 2012 parce que, contrairement à ses affirmations, elle ne possède pas les qualités essentielles. L'ACDI s'est engagée à veiller à ce qu'elle obtienne ces qualifications le plus rapidement possible.

[20]           L'ACDI a fourni la réponse suivante :

[traduction] [L’]ACDI a l’intention de trouver pour Mme Cruden, dès que celle-ci reviendra de son congé de maternité en février 2012, un poste (opérationnel) approprié au sein de sa DGPG. Cette mesure servira de précurseur à une affectation sur le terrain dans un pays ami, à compter de 2013, affectation dans le cadre de laquelle l’ACDI travaillera avec Mme Cruden en 2012 afin de veiller à ce qu’elle acquière les compétences et les connaissances dont elle aura besoin pour accomplir avec succès son affectation sur le terrain. À cette fin, un plan d’apprentissage défini sera élaboré avec Mme Cruden et mis en place, et ce plan sera axé sur des aspects tels que la gestion de programmes ou de projets internationaux, le travail exécuté dans le cadre de diverses modalités de programmes bilatérales (comme les approches axées sur les programmes et le soutien budgétaire).

[21]           L'ACDI soutient aussi que les affectations sont des occasions pour lesquelles il y a beaucoup de compétition et qu'elles sont très sollicitées. La plaignante a témoigné qu'elle n'a jamais occupé de poste opérationnel ou bilatéral. Bien que le fait d'avoir occupé un poste bilatéral ne qualifie pas nécessairement les employés pour une affectation, l'expérience obtenue dans ces postes augmente leurs chances d'obtenir une affectation. L’ACDI a déjà pris des mesures afin de cibler quel poste au sein de la DGPG pourrait intéresser la plaignante et a l'intention de travailler avec la plaignante afin d'établir un plan de formation qui lui donnera l'exposition à tous les mécanismes d'exécution nécessaires afin de la préparer pour une affectation.

[22]           L'ACDI a présenté d'autres observations, dont j'ai tenu compte.

La décision

Le Tribunal est-il dessaisi en l'espèce?

[23]           Le fait que, dans le paragraphe 169, le Tribunal ait précisément noté qu'il restait saisi de la question de la rémunération des heures supplémentaires n'exclut pas l’effet du paragraphe 184, dans lequel il est précisé :

Je demeure saisie de la présente affaire jusqu’à ce que les parties aient confirmé la mise en application des conditions de la présente ordonnance et de toute ordonnance supplémentaire.

[24]           L'intention de ce paragraphe était de garder compétence au sujet de toutes les mesures de redressement ordonnées. La mention au paragraphe 169 visait à garantir que des observations seraient présentées afin d'aider le Tribunal à rendre une décision sur cet aspect de l'affaire, parce qu'il ne disposait pas de suffisamment de preuves pour rendre une ordonnance précise au sujet des montants qui devaient être accordés à la plaignante.

[25]           En vertu du principe de droit de functus officio, en règle générale, les tribunaux ne peuvent revenir sur une décision définitive, sauf lorsqu’il y a eu un lapsus lors de sa rédaction, ou lorsqu’il y a eu une erreur dans l’expression de l’intention manifeste du tribunal (voir Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, au paragraphe 19 (Chandler)). Dans l’arrêt Chandler, la Cour suprême du Canada a déclaré que le principe de functus officio s’appliquait également aux tribunaux administratifs, encore que « [s]on application doit [...] être plus souple et moins formaliste » (Chandler, au paragraphe 21). Selon la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chandler, il est possible qu’un tribunal revienne sur une décision si sa loi habilitante porte à croire que cela lui permettra d’exercer les fonctions que ladite loi lui confère (voir Chandler, au paragraphe 22). En outre, le Tribunal peut rouvrir sa décision s’il a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans la procédure et qu’il a le pouvoir de trancher en vertu de la LCDP (voir Chandler, au paragraphe 23). Cependant, le Tribunal ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé (voir Chandler, au paragraphe 20). De plus, le fait qu’une mesure de redressement est préférée à une autre mesure de redressement ne permet pas au Tribunal de rouvrir la procédure afin de changer de choix (voir Chandler, au paragraphe 23).

[26]           Dans la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherche) (1994), 80 F.T.R. 256 (C.F.) (Grover), la Cour fédérale a déclaré que bien que la LCDP ne contienne aucune disposition autorisant expressément le Tribunal à réexaminer ses décisions, le fait qu’elle investisse le Tribunal de larges pouvoirs, ajouté au fait qu’elle devrait être interprétée de manière large de façon à donner pleinement effet aux droits qu’elle protège, permet au Tribunal de rester saisi de l’affaire sur certains points afin de veiller à ce que les plaignants jouissent effectivement de la réparation qu’il leur a accordée (voir Grover, aux paragraphes 29 à 36). La Cour fédérale a ajouté :

La réintégration d’un employé, victime d’actes discriminatoires de son employeur, dans un poste qu’il aurait occupé si ces actes n’avaient pas été accomplis est une réparation qui est intrinsèquement difficile à mettre en application et qui peut donc exiger une certaine surveillance. [...] Dans bien des cas, le tribunal serait peut-être mieux avisé de donner des directives pour permettre aux parties d’arranger elles-mêmes la réintégration de l’employé plutôt que de leur imposer une ordonnance qu’elles n’arriveront pas à mettre à exécution.

[...]

De toute évidence, la Loi prescrit que la réparation accordée soit efficace et, en conséquence, il faut dans certains cas que le tribunal soit habilité à voir à ce que ses ordonnances réparatrices soient vraiment exécutées. Ce serait contrecarrer l’objectif de la législation que d’obliger le plaignant à demander l’exécution d’une ordonnance non ambiguë devant la Cour fédérale ou à déposer une nouvelle plainte pour obtenir la réparation intégrale accordée par le Tribunal.

(Grover, aux paragraphes 32 à 33)

[27]           Dans la décision Canada (Procureur général) c. Moore, [1998] 4 C.F. 585 (Moore), la Cour fédérale a conclu que le raisonnement dans la décision Grover appuie la conclusion que le Tribunal jouit d'un large pouvoir discrétionnaire pour rouvrir une affaire et que la question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire est exercé convenablement par le Tribunal dépendra des faits de chaque instance (voir Moore, au paragraphe 49). Tant dans la décision Grover que dans la décision Moore, la Cour fédérale a conclu que le Tribunal avait précisément gardé compétence pour traiter des questions en litige dans ces affaires.

[28]           Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le Tribunal n'est pas functus officio et qu'il reste saisi de la question en l'espèce et de la mise en œuvre de toutes les mesures de redressement ordonnées.

[29]           Cela dit, l'intention du paragraphe 176 était de placer, le mieux possible, la plaignante Mme Cruden dans le poste qu'elle aurait occupé s'il n'y avait pas eu de pratique discriminatoire. Ce paragraphe visait aussi à fournir des directives aux parties afin de leur permettre d'établir entre elles le détail de la réintégration en milieu de travail, plutôt que de leur imposer une ordonnance impraticable.

[30]           Le paragraphe 176 laisse une certaine discrétion à l’ACDI quant à la façon de mettre en œuvre l'ordonnance, en consultation avec la plaignante. L'intention de ce paragraphe n'était pas de permettre à l'employeur d'affecter la plaignante à un poste pour lequel elle n'avait pas les qualifications requises. Dans un autre ordre d'idées, le paragraphe 176 ne donne pas à l'ACDI le pouvoir de ne jamais affecter la plaignante à un « pays amis » pour ce motif. L'employeur doit aider la plaignante à obtenir une affectation, comme la mesure de redressement le prévoit. De plus, cela s'applique même si les affectations sont des occasions pour lesquelles il y a beaucoup de compétition et qui sont très sollicitées. Le fait que les affectations soient des occasions pour lesquelles il y a beaucoup de compétition ne devrait pas empêcher l'ACDI d'affecter la plaignante, conformément à l'alinéa 53(2)b) : accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée.

[31]           Cela étant dit, le cycle d'affectation de 2012 est-il la première occasion raisonnable d'affecter la plaignante? Les observations sur la question sont contradictoires. Mme Cruden soutient qu'elle possède toutes les qualifications pour une affectation en 2012 au Vietnam, alors que l'ACDI soutient qu'il serait prématuré de l'y envoyer.

[32]           Je note que la plaignante a témoigné qu'elle avait besoin de l'expérience sur place et qu'elle devait être affectée à la DGPG afin d'acquérir l'expérience nécessaire pour son plan de carrière, expérience qu'elle n'avait pas. La décision est également révélatrice quant aux témoignages entendus au sujet de la raison pour laquelle elle n'avait pas été affectée et pour laquelle, s'il n’en était de sa déficience, elle aurait obtenu une affectation en Afghanistan.

[33]           Sans douter de la bonne foi de l'intimée ACDI, après avoir lu les observations de cette dernière et tenu compte du fait qu'elle a déjà commencé à mettre en œuvre une partie de l'ordonnance, j'aimerais obtenir des observations supplémentaires de la part des deux parties sur la question des qualifications et de l'expérience de la plaignante pour une affectation en 2012.

[34]           Comme 2012 semble être la première circonstance qui permette d'affecter la plaignante, si elle possède les qualifications et l'expérience pour le poste, pourquoi serait-il déraisonnable ou raisonnable d'affecter Mme Cruden au Vietnam après qu'elle ait travaillé quelques mois à la DGPG?

[35]           Afin d'aider le Tribunal à comprendre la question, il serait pratique d'obtenir une copie de la fiche d'affectation et des qualifications et de l'expérience requises pour l'affectation de 2012 au Vietnam. Je demande aux deux parties de présenter des observations afin de m'aider à comprendre la question en litige.

[36]           Je suis d'avis que l'ACDI, en l'espèce, serait mieux placée pour fournir l'information en premier.

[37]           J'ordonne à l'ACDI de présenter ses observations au plus tard le 9 décembre 2011 et à la plaignante Mme Cruden et à la Commission de présenter leurs observations au plus tard le 14 décembre 2011.

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

OTTAWA (Ontario)

Le 5 décembre 2011

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal: T1466/1210

Intitulé de la cause: Bronwyn Cruden c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada

Date de la décision sur requête du tribunal: Le 5 décembre 2011

 

Comparutions:

Alison Dewar, pour la plaignante

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Alex Kaufman et Max Binnie, pour les intimées

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