Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2015 TCDP 16

Date : le 23 juin 2015

Numéros des dossiers : T2055/5614, T2056/5714 & T2057/5814

Entre :

Bruce Beattie

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Procureur général du Canada

(Représentant des Affaires autochtones et du Nord Canada)

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

 



I.  Contexte

[1]  Par voie de requête datée du 9 mars 2015, le plaignant demande la radiation des paragraphes 10, 11, 12, 14, 16, 17, 27, 29, 32, 37 et 41 de l’exposé des précisions de l’intimé daté du 13 février 2015, au motif que [traduction] « ces paragraphes concernent des questions qui ne sont pas du ressort du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) ou qui n’ont absolument rien à voir avec la présente enquête ».

[2]  Le plaignant prie également le Tribunal de prononcer une ordonnance semblable à l’égard de l’exposé des précisions de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) daté du 23 janvier 2015, mais cette demande est désormais dépourvue d’intérêt puisque la Commission a retiré son exposé des précisions et que, dans une lettre datée du 8 mai 2015, elle a informé les parties qu’elle ne prendrait plus pleinement part à l’instance. La Commission n’a pas répondu à la présente requête et ne comparaîtra pas lors de l’instruction de la présente affaire.

[3]  Les plaintes en question, datées du 30 mars 2012, ont été déposées auprès de la Commission le 4 avril 2012. Le 1er octobre 2013, la Commission a demandé au Tribunal de les instruire ensemble, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[4]  Le plaignant a déposé les plaintes au nom de trois victimes désignées (dont l’une d’elles est sa conjointe) qui ont consenti à ce qu’il s’occupe de faire les plaintes et à ce qu’il les représente. Les trois victimes désignées sont des Indiens inscrits au sens de la Loi sur les Indiens (la Loi).

[5]  Dans les plaintes qu’il a déposées et dans son exposé des précisions daté du 4 janvier 2015, le plaignant allège que, contrairement à l’article 21 de la Loi, l’intimé a refusé d’inscrire (ou de consigner) au registre des terres de réserve indienne, que le registraire des terres indiennes est chargé de gérer au nom de l’intimé comme le prévoit la Loi, certains documents constatant des opérations ayant eu lieu entre les trois victimes – à savoir les baux des lots 170-1 et 175 sur la réserve indienne d’Okanagan no 1, en Colombie‑Britannique, et une cession de bail pour le lot 175. Il affirme que l’inscription (ou la consignation) de ces documents au registre des terres de réserve est un service que l’intimé doit fournir obligatoirement, et ce, sans établir de distinctions, dès la soumission des documents au registraire des terres indiennes. Il affirme que le libellé de l’article 21 de la Loi, compte tenu des politiques et pratiques administratives concernant le Système de registre des terres indiennes publiées par l’intimé dans son Guide du Registre des terres indiennes, n’autorisait pas le registraire des terres indiennes à refuser d’inscrire (ou de consigner) au registre des terres de réserve indienne les documents qui lui ont été soumis en l’espèce.

Registre

 

21. Il doit être tenu au ministère un registre, connu sous le nom de Registre des terres de réserve, où sont inscrits les détails concernant les certificats de possession et certificats d’occupation et les autres opérations relatives aux terres situées dans une réserve.

[6]  Le plaignant allègue que le refus de l’intimé, entre le 29 juillet 2011 et le 30 septembre 2013, d’inscrire (ou de consigner) ces documents au registre des terres de réserve indienne, constitue une violation de l’article 5 de la LCDP, parce que l’intimé l’a privé d’un service destiné au public et l’a défavorisé à l’occasion de la fourniture du service pour un motif de distinction illicite prévue à l’article 3 de la LCDP – à savoir la race et l’origine nationale ou ethnique.

[7]  Dans son exposé des précisions, l’intimé rejette les allégations du plaignant. Il souligne qu’à moins d’une cession (ce qui n’est pas le cas en l’espèce) les terres d’une réserve demeurent la propriété de la Couronne, comme le prévoient les paragraphes 2(1) et 18(1) de la Loi. L’intimé affirme que, pour que les terres puissent être louées en l’espèce, le ministre, agissant au nom de la Couronne, doit être le donneur à bail, comme le prescrit le paragraphe 58(3) de la Loi. Les baux en question n’incluaient pas le ministre et, pour cette raison, au dire de l’intimé, ils ne sont pas des documents valides en droit et ne peuvent donc pas être inscrits au registre dans la mesure où ils ne constituent pas des « opérations relatives aux terres situées dans une réserve », comme l’exige l’article 21 de la Loi.

58(3). Location à la demande de l’occupant – Le ministre peut louer au profit de tout Indien, à la demande de celui-ci, la terre dont ce dernier est en possession légitime sans que celle-ci soit désignée.

[8]  L’intimé avance que la plainte en l’espèce vise en fait à contester un texte de loi : l’article 21 de la Loi doit être interprété en tenant compte, dans le cadre du régime législatif, du paragraphe 58(3) et de l’exigence selon laquelle le ministre doit être désigné comme le donneur à bail. L’intimé affirme qu’à moins de modifications à la Loi il ne peut écarter le paragraphe 58(3) et doit refuser d’inscrire les documents qui, selon lui, sont invalides si le ministre n’est pas désigné comme le donneur à bail. En adoptant cette position dans sa défense, l’intimé affirme qu’il suit le principe appliqué par la Cour d’appel fédérale [traduction] « dans Murphy, selon lequel une contestation mettant en cause des dispositions législatives précises échappe au champ d’application de la LCDP si elle vise ces dispositions législatives en soi et rien d’autre » : voir Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Agence du revenu), 2012 CAF 7 (Murphy).

[9]  Dans sa réponse datée du 19 février 2015, le plaignant nie que les plaintes visent directement la Loi. Il avance plutôt qu’elles ne visent : i) [traduction] « rien de plus que l’application de l’article 21 de la Loi sur les Indiens, tel qu’il est rédigé, » et que ii)  le [traduction] « sens ordinaire et l’objet tout à fait évident du libellé de l’article 21 ne sont influencés de quelque manière que ce soit par d’autres dispositions de la Loi sur les Indiens […] ». C’est plutôt la position [traduction] « adoptée par l’intimé qui soulève une question de compétence par application de la décision Murphy, et c’est plutôt l’intimé, qui, par son refus d’appliquer l’article 21, tel qu’il est rédigé, conteste la loi. Cela soulève la question de savoir si le plaignant lui‑même est autorisé à s’appuyer sur les principes dégagés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Murphy et appliqués par le Tribunal à la Loi sur les Indiens dans les affaires Matson et Andrews », pour empêcher l’intimé de contester le libellé de l’article 21 (voir Matson et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13, Andrews et al. c. Affaires indiennes et Nord Canada, 2013 TCDP 21, conf. par Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (Procureur général), 2015 CF 398).

II.  Requête en radiation

[10]  Concernant la requête, le plaignant et l’intimé ont tous deux présenté des observations axées sur le principe énoncé dans Murphy, Matson et Andrews selon lequel un texte de loi ne peut être contesté directement en vertu de la LCDP. Selon le plaignant, l’article 21 de la Loi est un service destiné au public qui doit être fourni sans établir de distinctions et qui rend obligatoire l’inscription des documents constatant des opérations relatives aux terres intervenues entre des Indiens inscrits, sans renvoi à d’autres conditions ou dispositions de la Loi. Le plaignant soutient que, suivant le sens ordinaire du libellé de l’article 21, le registraire des terres indiennes avait l’obligation d’inscrire les documents soumis en l’espèce, sans s’interroger quant à savoir si les opérations décrites dans ces documents étaient [traduction] « valides en droit » en raison d’autres dispositions de la Loi qui, selon l’interprétation de l’intimé, ne sont pas mentionnées à l’article 21. Pour le plaignant, le fait que l’intimé invoque le principe dégagé dans les décisions Murphy, Matson et Andrews comme moyen de défense est dépourvu de pertinence et outrepasse la compétence du Tribunal, car sa cause se rapporte à l’application, et non à une contestation, d’un texte de loi obligatoire – à savoir l’article 21. En conséquence, le plaignant prie le Tribunal de radier de l’exposé des précisions de l’intimé les paragraphes qui, selon lui, invoquent ce principe.

[11]  Selon l’intimé, l’article 21 de la Loi fait partie d’un régime législatif qui ne peut être interprété indépendamment des autres dispositions de la Loi. Pour bien interpréter l’article 21, il faut le lire avec les autres dispositions de la Loi, y compris le paragraphe 58(3). Le service offert au public est le processus d’inscription complet qui comprend l’étape d’inscription détaillée prévue à l’article 21. Ce service ne se limite pas à la seule étape de l’inscription. L’intimé soutient que ce processus est prévu par une loi d’application obligatoire à laquelle le registraire des terres indiennes ne peut se soustraire. S’il inscrivait, en vertu de l’article 21, des documents dont la validité est entachée par l’application d’autres dispositions de la Loi, le registraire enfreindrait la loi. Par conséquent, l’intimé est d’avis que les plaintes visent à contester un texte de loi obligatoire et rien d’autre; il invoque à l’appui le principe dégagé dans les décisions Murphy, Matson et Andrews comme moyen de défense principal et légitime. La thèse selon laquelle interpréter l’article 21 sans tenir compte des autres dispositions de la Loi sur les Indiens est une erreur ne constitue pas une contestation d’un texte de loi. L’intimé soutient que, contrairement à l’argument du plaignant, le principe dégagé dans Murphy, Matson et Andrews ne s’applique pas à cet égard. L’intimé soutient de plus que, compte tenu de ce principe, si le plaignant souhaite contester le processus législatif, en invoquant un motif discriminatoire, il doit le faire devant une cour de justice dans le cadre d’une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés, puisque le texte de loi en question est obligatoire et ne peut être changé que par une modification législative, et non par une décision du Tribunal.

III.  Question en litige

[12]  Le Tribunal devrait-il radier les paragraphes en question de l’exposé des précisions de l’intimé, comme le demande le plaignant?

IV.  Cadre législatif régissant les requêtes en radiation de précisions

[13]  Il incombe au plaignant, en tant que partie requérante, de convaincre le Tribunal qu’il devrait faire droit à sa requête en radiation et empêcher l’intimé, à l’étape préliminaire, de soulever l’argument selon lequel le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur les plaintes parce qu’elles constituent une contestation directe du texte de loi, compte tenu des décisions Murphy, Matson et Andrews.

[14]  Le Tribunal est maître de sa propre procédure (alinéa 50(3)e) de la LCDP), et il peut rejeter des parties d’une plainte lorsqu’il juge qu’il est approprié de le faire. Toutefois, lorsqu’on lui demande de le faire à une étape préliminaire sans la tenue d’une audience, le Tribunal doit exercer ce pouvoir discrétionnaire avec prudence et seulement dans les cas les plus clairs : Buffet c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 16, au paragraphe 39. Voir aussi Desmarais c. Services correctionnels du Canada, 2014 TCDP 5, aux paragraphes 82 à 84.

[15]  La LCDP prévoit déjà une fonction d’examen, dont la Commission est chargée, et le Tribunal a l’obligation légale de donner aux parties la « possibilité pleine et entière » de présenter des éléments de preuve et leurs observations sur les questions soulevées dans la plainte (paragraphe 50(1) de la LCDP). Le Tribunal doit également rendre sa décision en se conformant aux règles de justice naturelle. Voir Buffet aux paragraphes 38 à 40; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (FNCFCS), conf. par Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 125, 131, 32 et 140.

[16]  Le Tribunal doit soupeser ces éléments pour décider s’il doit faire droit à la requête en radiation présentée par le plaignant.

V.  Analyse

[17]  Il apparaît clairement que le plaignant et l’intimé ont adopté des positions diamétralement opposées dans leurs observations présentées au sujet d’une question fondamentale dans le cadre de la présente requête. Le fait que les parties ont toutes les deux présenté des arguments sur le fond de cette question, au lieu de la requête en radiation, indique bien la nécessité de procéder à un débat oral sur ce point. Le plaignant ne m’a pas convaincu qu’il serait juste, à l’étape préliminaire, sans la tenue d’une audience, de radier les paragraphes de l’exposé des précisions de l’intimé qui sont visés par la requête : ils constituent un moyen de défense important en l’espèce qu’il vaudrait la peine d’entendre. Radier les paragraphes en question priverait, à mon avis, l’intimé de son droit de bénéficier d’une possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations sur les questions soulevées dans la plainte.

VI.  Ordonnance

[18]  Pour les motifs exposés ci-dessus, la requête du plaignant est rejetée.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 23 juin 2015

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