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Canada

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Commission du droit d’auteur
Canada

[TRADUCTION]

 

[CB-CDA 2018-071]

 

DÉCISION DE LA COMMISSION - Erratum

 

Instance: Services de musique en ligne / Online Music Services [SOCAN :

2007‑2018; Ré : Sonne : 2013-2018; CSI : 2014-2018; Artisti : 2016-2018]

 

Services audiovisuels en ligne – Musique / Online Audiovisual Services – Music [SOCAN : 2007-2018; CMRRA : 2014-2018; SODRAC : 2014-2018]

 

Le 13 avril 2018 (version corrigée le 16 avril 2018)

 

I. Introduction

[1] La partie VII de la Loi sur le droit d’auteur (la « Loi ») traite de la gestion collective du droit d’auteur. Les dispositions en question n’abordent pas cependant de manière détaillée la procédure d’homologation. Les articles 70.13 à 70.15 pourraient porter à penser que cette procédure comprend simplement le dépôt d’un projet de tarif par une société de gestion, le dépôt d’oppositions par d’éventuels utilisateurs, et l’homologation de ces tarifs par la Commission du droit d’auteur, assortie des modifications que la Commission a jugées nécessaires.

[2] Mais la procédure est, en fait, sensiblement plus complexe. Il est en effet fréquent qu’adviennent des situations que les dispositions de la Loi n’envisagent pas. Pour régler ces situations, il faut pondérer non seulement les intérêts des parties représentées devant la Commission, mais également les intérêts des parties qui n’y sont pas représentées, mais qui sont néanmoins concernées.

[3] C’est effectivement le cas en l’espèce, où se pose la question de savoir si une société de gestion qui a déposé un projet de tarif peut ensuite le retirer et, si oui, dans quelles circonstances elle peut le faire. Si cela est effectivement possible, quels seront les effets d’un tel retrait? Dans la mesure où un retrait n’est pas possible, comment la Commission doit-elle se prononcer?

[4] Dans les affaires en rubrique, la CMRRA demande le retrait de son projet de Tarif 4 pour l’année 2018, ainsi que de son projet de Tarif 7 pour les années 2016, 2017 et 2018. La CSI demande pour sa part à retirer son projet de Tarif pour les services de musique en ligne pour l’année 2018. Ces parties estiment être en droit de retirer leurs projets de tarif de manière unilatérale, mais elles font valoir que si cela n’est pas le cas, la Commission devrait alors leur accorder l’autorisation de le faire.

[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, nous ne retenons pas ces arguments. La Commission est en effet d’avis, d’abord, que le dispositif mis en place par la Loi ne permet pas à une partie de retirer de manière unilatérale un projet de tarif, et deuxièmement, qu’il n’y a pas lieu, en l’espèce, d’autoriser la CMRRA et la CSI à procéder à un tel retrait. Nous ne jugeons pas nécessaire, dans le cadre de la présente décision, de nous prononcer de manière définitive sur la question de savoir si la Commission a effectivement la compétence voulue pour autoriser le retrait d’un projet de tarif et pour ne pas procéder à son examen, car, même si la Commission est habilitée à autoriser un retrait lorsque la situation s’y prête, elle n’entend pas accorder cette autorisation en l’espèce.

[6] La Commission va donc poursuivre son examen du Tarif 4 de la CMRRA pour l’année 2018, et du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour l’année 2018. La Commission va également poursuivre son examen du Tarif 7 de la CMRRA pour les années 2016, 2017 et 2018, à moins que les opposants qui ne l’ont pas encore fait confirment ne pas s’opposer à son retrait, auquel cas la Commission suspendra sine die son examen du projet de tarif.

II. Contexte

Le dépôt des projets de tarif

[7] Le 31 mars 2015, l’Agence canadienne des droits de reproduction musicaux (CMRRA) a déposé, pour l’année 2016, un projet de tarif des redevances pour la reproduction d’œuvres musicales incorporées dans un contenu audiovisuel par un service diffusant, à l’intention de ses utilisateurs, un contenu audiovisuel à télécharger ou à écouter en continu, ou les deux à la fois, par tout moyen de télécommunication (Tarif 7 de la CMRRA). Le 31 mars 2016, elle a déposé un projet de tarif pour l’année 2017, et le 31 mars 2017, un projet pour l’année 2018. Elle n’a pas déposé de tarif pour les années antérieures à 2016.

[8] Le 31 mars 2017, la CMRRA a déposé pour l’année 2018 un projet de tarif des redevances, applicable à la reproduction d’œuvres musicales incorporées dans des vidéoclips en vue de la diffusion d’œuvres musicales au Canada via Internet dans le cadre d’un service offrant aux utilisateurs finaux des transmissions sur demande, un téléchargement limité et/ou des téléchargements permanents (Tarif 4 de la CMRRA). Elle avait, avant cela, déposé un tarif pour les années 2014, 2015, 2016 et 2017.

[9] Le 31 mars 2017, la CMRRA-SODRAC Inc. (la CSI) a déposé pour l’année 2018 un projet de tarif des redevances, applicable à la reproduction d’œuvres musicales qui, au Canada, seraient transmises aux utilisateurs dans un fichier via Internet dans le cadre d’un service offrant des transmissions sur demande, un téléchargement limité, des téléchargements permanents et/ou des webdiffusions, y compris un service de musique nuagique (Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI). Elle avait, avant cela, déposé un tarif pour les années 2014, 2015, 2016 et 2017.

[10] Divers utilisateurs éventuels ont déposé, dans les délais prévus, des oppositions à chacun de ces projets de tarif (les « Opposants »).

[11] Ni la CMRRA, ni la CSI (les « Sociétés de gestion »), ni aucun des Opposants n’a cherché à entamer la procédure en lien avec l’un ou l’autre de ces projets de tarif.

Ouverture des procédures et demandes de retrait

[12] Le 6 octobre 2017, dans l’Avis 2017-105, la Commission a fait savoir aux parties qu’elle entendait entamer la procédure d’examen de certains projets de tarif portant sur la reproduction d’œuvres musicales par des services de musique en ligne. Figuraient parmi ces projets de tarif, le Tarif 4 de la CMRRA pour les années 2014 à 2018, et le Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour les années 2014 à 2018.

[13] À la même date, dans l’Avis 2017-106, la Commission a informé les parties de son intention d’entamer la procédure d’examen de certains projets de tarif portant sur la reproduction d’œuvres musicales par des services audiovisuels en ligne. Parmi ces projets de tarif figurait le Tarif 7 de la CMRRA pour les années 2016 à 2018. Toute partie souhaitant présenter des observations sur l’un de ces deux avis avait jusqu’au 13 octobre 2017 pour le faire.

[14] Aucune des parties, y compris les Sociétés de gestion, n’a demandé que le Tarif 4 de la CMRRA, le Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI ou le Tarif 7 de la CMRRA soient exclus de la procédure d’examen.

[15] Le 27 octobre 2017, la CMRRA a écrit à la Commission, lui faisant savoir qu’elle retirait son projet de Tarif 7 pour les années 2016, 2017 et 2018. Le même jour, la CSI écrivait à la Commission pour l’informer qu’elle retirait son projet de Tarif pour les services de musique en ligne pour l’année 2018. Et enfin, le 31 octobre 2017, la CMRRA a écrit à la Commission indiquant qu’elle retirait son projet de Tarif 4 pour l’année 2018.

[16] Précisons que ni la CMRRA, ni la CSI ne revendiquent uniquement le droit de ne plus participer à la procédure engagée, les deux faisant en effet valoir que les projets de tarif dont elles demandent le retrait ne peuvent plus être soumis à l’examen de la Commission, c’est‑à‑dire, en fait, que ces projets de tarif n’existent tout simplement plus.

Questions émanant de la Commission

[17] Le 7 novembre 2017, dans l’Avis 2017-138, la Commission a estimé, à titre préliminaire, que si aucun utilisateur ou utilisateur éventuel d’un projet de tarif que l’on prétend avoir retiré ne s’opposait à ce retrait, le tarif en question serait effectivement abandonné. En pareille hypothèse, la Commission suspendrait sine die son examen du projet. Toute partie, tout utilisateur ou utilisateur éventuel d’un des projets de tarif que l’on prétend avoir retirés pourrait présenter des observations. La Commission a demandé que ces observations portent sur :

 

 

 

 

[18] Les Sociétés de gestion ont présenté des observations sur ces diverses questions. Elles font valoir que la Loi n’interdit aucunement le retrait unilatéral d’un projet de tarif. Elles soutiennent, subsidiairement, que la Commission devrait autoriser le retrait de ces projets de tarif. Et enfin, dans l’hypothèse où la Commission juge qu’elle ne peut pas, ou qu’elle ne devrait pas, autoriser le retrait de ces projets, les Sociétés de gestion demandent que leur examen soit suspendu sine die.

[19] Les Sociétés de gestion font valoir qu’elles seraient lésées si elles devaient rajuster rétroactivement les redevances, ou engager les ressources considérables que suppose la participation à l’examen des tarifs.

[20] Des observations ont été présentées par les opposants suivants : Bell Canada, la Société Radio-Canada, Google, Rogers Communications, Québecor Média, Shaw Communications, Canadian Cable Systems Alliance, Cogeco, l’Association canadienne du logiciel de divertissement, TELUS Communications Inc., l’Association canadienne des radiodiffuseurs, Netflix et Stingray (les « Opposants ayant transmis une réponse »).

[21] Ces opposants font valoir que la Loi ne contient aucune disposition permettant à une société de gestion de retirer un projet de tarif, ou accordant à la Commission le pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas procéder à l’examen d’un projet de tarif. Ils soutiennent qu’un utilisateur éventuel est en droit, lorsqu’il doit décider des activités qu’il mènera au cours de l’année à venir, de se fier à la présence ou l’absence d’un projet de tarif déposé auprès de la Commission. Ils estiment que, le cas échéant, les utilisateurs subiraient en cela un préjudice, car le retrait de ces tarifs les priverait du droit d’accomplir certains actes que leur autorise l’article 70.18 de la Loi.

[22] Cela étant, les Opposants ayant transmis une réponse soutiennent que le Tarif 4 de la CMRRA et le Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI ne peuvent pas et ne doivent pas être retirés, et que ces tarifs devraient être examinés par la Commission. Ils ne s’opposent pas au retrait du Tarif 7 de la CMRRA, mais maintiennent que dans l’hypothèse où la Commission estimerait que le tarif en question ne peut effectivement pas être retiré, l’examen du projet de tarif devrait être suspendu sine die, sous réserve du droit de tout utilisateur de demander à la Commission d’homologuer le tarif en question si la CMRRA ou l’un ou l’autre de ses membres entend faire valoir rétroactivement les droits découlant de ce tarif.

III. Un projet de tarif peut-il être retiré de manière unilatérale?

[23] Les Sociétés de gestion estiment être en droit de retirer unilatéralement leurs tarifs si elles estiment que c’est dans leur intérêt. À l’appui de cet argument, elles font valoir que :

 

 

[24] Nous ne pouvons pas retenir ces arguments.

[25] Nous allons d’abord nous pencher sur ce que la Commission a fait dans le passé, puis sur les dispositions de la Loi.

La pratique antérieure de la Commission

[26] Selon les Sociétés de gestion, la Commission a, dans le passé, considéré que des déclarations unilatérales de retrait étaient à elles seules suffisantes pour retirer un projet de tarif. Elles relèvent qu’à plusieurs reprises, après réception d’un retrait allégué, la Commission n’a fait aucun commentaire, et n’a demandé aucune précision, indiquant simplement sur son site Web que le projet de tarif avait été « retiré ».

[27] Mais, le simple fait qu’un projet de tarif figure sur le site Web de la Commission, accompagné de la mention « retiré », n’est pas déterminant quant au statut juridique du projet en question (voir, par exemple, Blair c Canada (Procureur général), 2014 CF 861).

[28] Les Opposants ayant transmis une réponse font valoir que non seulement la Commission n’est pas liée par ses décisions antérieures, mais que :

[traduction] la Commission ne devrait considérer ses décisions antérieures comme concluantes que lorsque le décideur semble avoir analysé la question et qu’il ne s’est pas simplement prononcé au vu du résultat. Dans l’exemple cité par les Sociétés de gestion, il n’est pas clair que la Commission ait vraiment étudié la question de savoir si elle avait l’autorité nécessaire pour faire droit à une demande de retrait de tarif, car elle n’a pas, semble-t-il, motivé sa décision.

[29] Nous partageons l’avis des Opposants ayant transmis une réponse. Dans les cas où elle a reçu des lettres portant retrait d’un projet de tarif, la Commission n’a fait aucun commentaire et n’a pas demandé de précisions. Aucune des décisions antérieures de la Commission ne peut être utilement invoquée en l’espèce. Nous allons maintenant nous pencher sur les dispositions pertinentes de la Loi.

Les dispositions de la Loi concernant les exigences incombant à la Commission en matière d’examen et d’homologation

[30] Les Sociétés de gestion soutiennent que les obligations que la Loi impose à la Commission en matière de publication (paragraphe 67.1(5)) et d’examen (paragraphe 68(1)) d’un projet de tarif, avant son homologation et après d’éventuelles modifications (article 70.15), ne s’appliquent que dans le cas d’un « projet » de tarif, et qu’un projet de tarif qui est retiré après avoir été déposé n’est plus un projet de tarif. Ainsi, l’obligation d’examiner le projet de tarif ainsi que les obligations connexes ne s’appliqueraient plus à un tarif qui a été retiré.

[31] Il est vrai qu’aucune disposition de la Loi n’interdit explicitement le retrait d’un tarif, et qu’un projet de tarif qui est retiré pourrait donc bien ne plus constituer un projet, ce qui écarterait les obligations qui, ainsi que nous l’avons vu, s’imposent à la Commission. Mais, la Loi ne contient pas non plus de dispositions autorisant explicitement une société de gestion à retirer unilatéralement un tarif qui a été proposé, ou semblant même envisager une telle possibilité.

[32] Dans la mesure où la Loi ne se prononce pas expressément sur la question, il nous faut nous demander si les dispositions législatives qui instaurent ce mécanisme de fixation des tarifs peuvent être interprétées comme autorisant un retrait unilatéral. Ces dispositions doivent, en effet, être interprétées conformément à leur texte, à leur contexte et à leur objet. (Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27)

[33] Le mécanisme de fixation des tarifs est à comparer, par exemple, aux dispositions de l’article 70.2, article qui prévoit que les parties à une procédure devant la Commission peuvent, à certaines conditions, demander à celle-ci d’y mettre fin. Le fait qu’une telle disposition figure à l’article 70.2, mais que rien de comparable ne soit prévu dans le cadre des mécanismes de fixation des tarifs, semblerait indiquer que ces mécanismes ne permettent pas aux parties d’obtenir unilatéralement que la Commission se dessaisisse d’un dossier.

[34] Les Sociétés de gestion font également valoir que le fait qu’il n’est pas nécessaire, selon le « régime général » exposé à l’article 70.13 de la Loi, qu’un tarif soit déposé, porte à penser qu’une société de gestion chargée de l’administration de droits collectifs régis par ce régime peut également retirer un projet de tarif après son dépôt.

[35] Cependant, les dispositions obligatoires, ainsi que l’absence de mécanisme permettant explicitement de soustraire un projet de tarif à l’examen de la Commission, se trouvent à la fois dans le régime « obligatoire » instauré par les articles 67 et 68 et dans le « régime général » établi par les articles 70.1 à 70.191.

La discordance entre le retrait unilatéral et l’objet des dispositions concernant la gestion collective

[36] Les Opposants ayant transmis une réponse invoquent l’expectative raisonnable que le dépôt d’un projet de tarif pourrait, le cas échéant, inspirer aux utilisateurs quant au maintien des droits, lequel est prévu à l’article 70.18 de la Loi.

[37] Les Sociétés de gestion répondent que, lorsqu’il s’agit d’un nouveau tarif, auquel les dispositions de l’article 70.18 de la Loi ne s’appliquent pas, rien ne peut être fait au titre de ce tarif avant son homologation.

[38] Sur ce point, les Sociétés de gestion ont techniquement raison, mais il convient de relever qu’un tarif qui finit par être homologué autorise rétroactivement les utilisations qui étaient jusque-là illicites, et qu’aucune action en justice ne peut, du moins à partir de ce moment-là, être intentée contre un utilisateur qui a réglé ou offert de régler les redevances prévues dans ce tarif (article 70.17). Nous estimons peu probable que le législateur ait entendu laisser ainsi engager la responsabilité d’un utilisateur en autorisant le retrait unilatéral d’un projet de tarif.

[39] Les Sociétés de gestion collective invoquent également, à cet égard, le fait que par le passé la Commission a refusé d’homologuer certains projets de tarif. D’après elles, cela démontre qu’on ne saurait se fier au fait qu’un projet de tarif a été déposé.

[40] Selon nous, cependant, le fait que la Commission n’homologue pas un projet de tarif est davantage un indice des limites de la compétence de la Commission. La Commission a eu l’occasion de refuser d’homologuer un tarif lorsqu’elle estimait ne pas être en mesure de s’acquitter de son obligation d’homologuer un tarif juste et équitable. Cela peut arriver, par exemple, lorsque le fondement juridique invoqué à l’appui d’un tarif n’est plus valable. Il est toujours possible qu’un projet de tarif ne soit pas homologué, mais il est peu probable que le législateur ait entendu permettre à une partie de faire unilatéralement naître un tel risque.

Conclusion relative au retrait unilatéral

[41] Aucune disposition de la Loi ne traite expressément du retrait unilatéral d’un projet de tarif par une société de gestion. Nous ne relevons en outre rien qui permette un tel retrait, ne serait-ce qu’implicitement.

[42] Pour interpréter une disposition législative, il convient d’évaluer les effets ou résultats probables des diverses interprétations possibles afin de voir celle qui s’accorde le mieux avec le texte, le contexte et l’objet de la Loi. (Schmidt c Canada (Procureur général), 2018 CAF 55)

[43] Selon nous, il ne serait pas conforme à l’objet et à la raison d’être de la Loi, ou de ses dispositions concernant la gestion collective du droit d’auteur dans son ensemble, d’interpréter les dispositions touchant l’examen et l’homologation des projets de tarif d’une manière qui en autoriserait le retrait unilatéral. Les Sociétés de gestion s’intéressent essentiellement à leurs intérêts et à ceux des titulaires de droit d’auteur qu’elles représentent. Le législateur n’a pas pu vouloir laisser entièrement à la discrétion d’une société de gestion qui propose un tarif, de décider si, et quand la Commission n’aura désormais plus compétence pour examiner un projet de tarif, sans qu’il soit tenu compte de l’étendue du préjudice qu’un tel retrait pourrait entraîner pour les utilisateurs et les utilisateurs éventuels, ou de la probabilité de voir un tel préjudice se réaliser.

[44] La question de savoir si, en tant qu’organisme réglementaire, la Commission se trouve à cet égard dans une situation différente, et si la Loi l’habilite effectivement à autoriser le retrait d’un projet de tarif lorsque les circonstances s’y prêtent, devra, comme nous l’avons dit plus haut, être tranchée une autre fois si l’occasion se présente. Nous n’avons pas à nous prononcer sur la question en l’espèce, car, si tant est que nous ayons la compétence voulue, nous ne l’exercerions pas en l’occurrence. C’est à cette question que nous passons maintenant.

IV. La Commission devrait-elle autoriser le retrait d’un projet de tarif?

[45] Les Sociétés de gestion invoquent le préjudice qu’elles subiront si les projets de tarif ne sont pas retirés. Commençons par examiner cet argument.

Le rajustement rétroactif des redevances

[46] Les Sociétés de gestion font valoir que l’homologation du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI leur porterait particulièrement préjudice, étant donné que le tarif antérieur fait actuellement l’objet d’un contrôle judiciaire, ce qui est également vrai de la question de savoir si l’article 70.18 s’applique au tarif en question. Or, elles estiment que cela pourrait aboutir à un rajustement rétroactif des redevances, voire à deux rajustements.

[47] Le fait qu’un contrôle judiciaire puisse éventuellement modifier le tarif des redevances ne nous paraît pas être une raison suffisante pour autoriser le retrait d’un projet de tarif. Une telle situation n’a en effet rien d’inhabituel, car toute décision de la Commission peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Le fait qu’il soit fait droit à une telle demande peut effectivement entraîner un rajustement des redevances. Un tel changement peut d’ailleurs intervenir autrement qu’à la suite d’un contrôle judiciaire, car aux termes de l’article 66.52 de la Loi, la Commission peut, sur demande, modifier toute décision antérieure concernant les redevances.

[48] Ajoutons que cet argument concerne davantage la question de savoir quand la Commission doit procéder à l’examen d’un projet de tarif, et non celle de savoir si elle doit procéder à un tel examen. Cela ne saurait donc justifier que la Commission ne procède pas à l’examen du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI.

Considérations liées aux coûts

[49] Selon les Sociétés de gestion, l’examen des projets de tarif entraîne, tant pour les parties que pour la Commission, des dépenses considérables alors qu’un tel exercice n’a guère d’utilité pratique, étant donné que les sociétés de gestion ont conclu des contrats de licence directement avec les principaux services concernés par les tarifs.

[50] Nous convenons avec les Sociétés de gestion qu’il peut sembler inefficace, de la part de la Commission, de procéder à l’examen d’un projet de tarif dans l’hypothèse où tous les utilisateurs ou utilisateurs éventuels ont conclu un accord sur l’ensemble des actes couverts par le projet de tarif. Cela n’est cependant le cas d’aucun des projets de tarif dont le retrait est demandé en l’espèce.

[51] Voyons d’abord le Tarif 4 de la CMRRA pour 2018, ainsi que le Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour 2018. Compte tenu des caractéristiques particulières du Tarif 7 de la CMRRA, et de l’accord auquel celle-ci est parvenue avec certains utilisateurs, ce tarif fera, un peu plus loin, l’objet d’un examen distinct.

[52] Relevons d’emblée que l’emploi efficace des ressources de la Commission n’est qu’un facteur parmi d’autres. Même lorsqu’un souci d’efficacité porterait plutôt la Commission à ne pas examiner un projet de tarif, d’autres facteurs, tels que des considérations d’intérêt général, pourraient la porter à conclure qu’il convient néanmoins de procéder à l’examen d’un projet de tarif.

Le Tarif 4 de la CMRRA et le Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI

[53] En ce qui concerne son Tarif 4 pour 2018, la CMRRA fait valoir qu’elle a conclu, directement avec des services de musique en ligne, deux contrats de licence, qui, à sa connaissance, ne couvrent que les services exerçant des activités relevant du Tarif 4 de la CMRRA pour 2018.

[54] Il semble cependant, de prime abord, que le libellé du projet de Tarif 4 de la CMRRA permet d’offrir aux utilisateurs finaux un service de transmissions sur demande, de téléchargement limité, et/ou de téléchargement permanent et illimité, de reproduire une œuvre musicale dans un vidéoclip en vue de sa transmission via Internet. C’est une formulation très large, qui semble s’appliquer à toute personne offrant un service de transmission ou de téléchargement de vidéoclips. Les opposants au Tarif 4 de la CMRRA pour 2018 s’opposent à son retrait, faisant valoir qu’il doit faire l’objet d’un examen dans le cadre de l’actuelle procédure et être homologué en même temps que le tarif applicable aux autres années de la période en cause.

[55] En ce qui concerne son Tarif pour les services de musique en ligne pour 2018, la CSI affirme avoir conclu, directement avec les services de musique en ligne, des contrats de licence concernant les utilisations prévues dans le projet de tarif. La CSI estime que ces services comprennent les principaux services de musique en ligne actuellement en activité au Canada.

[56] Rappelons que ce ne sont pas tous les utilisateurs qui ont conclu une entente en l’espèce. Les Opposants à ce tarif s’opposent en même temps à son retrait, et font valoir que la Commission devrait procéder à son examen dans le cadre de la présente procédure, puis l’homologuer avec le tarif applicable aux autres années de la période en cause.

[57] Nous estimons donc que l’examen, par la Commission, de ces projets de tarif, en vue de leur homologation, correspond effectivement à un objectif pratique : en l’occurrence la fixation des redevances à régler par l’ensemble des utilisateurs, tant les opposants que les non‑opposants qui ne se sont pas encore vu octroyer de licence. Ajoutons que la Commission est déjà saisie du Tarif 4 de la CMRRA pour les années 2014 à 2017, et du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour les années 2014 à 2017. Les coûts supplémentaires que pourrait occasionner à la Commission et aux parties l’examen de ces tarifs pour l’année 2018 devraient donc être modestes.

[58] Il semblerait, en revanche, que le préjudice éventuel que cela pourrait entraîner pour les utilisateurs, tant les opposants que les non-opposants (sur le plan de son étendue et de la probabilité de le voir se réaliser) dépasse en importance l’augmentation relativement faible des coûts découlant de l’examen, dans le cadre de la présente procédure, d’une année de plus.

[59] Étant donné leur champ d’application très large, les deux projets de tarif sont susceptibles de s’appliquer à un nombre indéterminé de personnes. Non seulement existe-t-il des opposants qui n’ont pas encore conclu d’entente, mais il est probable qu’il y ait aussi un nombre sensible d’utilisateurs qui ne s’opposent aucunement au projet de tarif, mais qui n’ont pas encore, eux non plus, conclu d’entente. On peut dire des utilisateurs qui ne s’opposent pas au projet de tarif qu’ils acceptent au moins théoriquement le tarif tel que proposé ou qu’ils peuvent, à tout le moins, raisonnablement s’attendre à ce que la Commission n’homologue pas un tarif prévoyant un taux plus élevé de redevances.

[60] Il serait injuste envers ces personnes de retirer des projets de tarif sans les avertir. Les pratiques commerciales, voire une gamme complète de services, ne se changent pas en effet du jour au lendemain. Mais même si les utilisateurs ou utilisateurs éventuels étaient avisés d’un tel retrait, ce préavis devrait vraisemblablement s’aligner sur le préavis que la Loi indique pour le dépôt des projets de tarif.

[61] En l’occurrence, même si les utilisateurs éventuels avaient été avisés du retrait le jour même des prétendus retraits, ils n’auraient eu qu’un préavis d’un peu plus de deux mois pour ce qui est du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour 2018 et du Tarif 4 de la CMRRA pour l’année 2018. Or, la plupart, sinon tous les utilisateurs qui ne s’opposent pas au projet de tarif n’ont en fait reçu aucun préavis du retrait de ces tarifs. Et il n’aurait d’ailleurs pas été possible de leur donner un préavis de plus de deux mois sans empiéter sur la période à laquelle s’appliquent les projets de tarif dont le retrait est demandé.

[62] Les Sociétés de gestion affirment vouloir négocier l’octroi de licences couvrant ces utilisations. Mais, les utilisateurs se retrouveraient alors soudainement dans une situation où des actes autorisés par les projets de tarif désormais retirés pourraient éventuellement être considérés comme illicites, et cela, sans qu’ils puissent espérer voir homologuer un tarif autorisant rétroactivement ces actes. Une telle chose pourrait affecter sensiblement leur pouvoir de négociation.

[63] Nous estimons, par conséquent, que le préjudice qu’un retrait occasionnerait aux utilisateurs et aux utilisateurs éventuels dépasse le préjudice que l’examen mené par la Commission occasionnerait aux Sociétés de gestion, et il n’y a donc pas lieu pour la Commission d’autoriser le retrait du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour l’année 2018, ou du Tarif 4 de la CMRRA pour 2018. Nous estimons en revanche que la Commission devrait poursuivre son examen de ces deux projets de tarif dans le cadre de la présente procédure.

Le Tarif 7 de la CMRRA

[64] Les inquiétudes qu’inspire une éventuelle injustice sont encore plus fortes lorsque la demande de retrait concerne des projets de tarif portant sur une période antérieure, et où les actes qui en relèvent se sont déjà produits. C’est le cas du Tarif 7 de la CMRRA. Les utilisateurs n’ont en effet pas moyen de s’adapter au fait qu’ils ne bénéficieront plus de ces tarifs qui auraient pu être homologués. Ces utilisateurs s’exposent à un préjudice éventuellement important.

[65] La Loi prévoit que les utilisateurs éventuels seront informés à l’avance des projets de tarif, de manière à leur donner la possibilité, dans le cadre de leurs activités commerciales, de décider par exemple des activités à entreprendre parmi celles qui sont couvertes par le projet de tarif, des investissements à effectuer, des réserves financières à constituer, etc. Or, de telles décisions sont difficiles à dénouer si le projet de tarif est tout simplement retiré. Ajoutons que les utilisateurs qui s’étaient fiés au projet de tarif, et qui avaient accompli des actes prévus par ce tarif, risquent de se retrouver en difficulté si le tarif est retiré, étant donné que certaines des choses qu’ils ont faites pourraient alors constituer une violation du droite d’auteur, d’où le risque de faire face au régime de dommages statutaires de la Loi.

[66] Mais même si un utilisateur ne se voyait pas reprocher d’avoir commis un geste illicite, le simple risque de telles poursuites le placerait en situation très désavantageuse lors de négociations.

[67] En ce qui concerne le Tarif 7 de la CMRRA, les Sociétés de gestion affirment être parvenues à un accord avec certains utilisateurs. Aux termes de cet accord, la CMRRA et les éditeurs de musique qu’elle représente pour ce qui est des utilisations couvertes par le Tarif 7 ont convenu de ne pas faire valoir leurs droits auprès des services qui font une utilisation prévue au Tarif 7, et ce pendant toute la période d’application du projet de tarif,

[68] La Commission voit là une manière constructive d’aborder la question des utilisateurs ou utilisateurs éventuels qui n’ont pas conclu d’entente sur les utilisations couvertes par le Tarif 7 de la CMRRA, mais ne voit pas très bien dans quelle mesure cet accord pourrait être invoqué par une personne qui n’y est pas partie. La Commission n’aurait pas, en tout état de cause, la compétence voulue pour en faire respecter les dispositions.

[69] Nous sommes par conséquent d’avis que, compte tenu du préjudice important que le retrait risque d’entraîner pour les utilisateurs et les utilisateurs éventuels du projet de Tarif 7 de la CMRRA, il n’y a pas lieu d’autoriser le retrait. Cela dit, étant donné la conclusion de l’accord en question, il n’y a pas lieu non plus d’envisager le recours procédural qui pourrait éventuellement être accordé à la place du retrait du projet de tarif.

Suspension sine die

[70] Dans l’Avis 2017-138, la Commission a fait valoir, à titre préliminaire, que dans la mesure où aucun utilisateur ou utilisateur éventuel d’un projet de tarif dont le retrait est demandé ne s’oppose à ce que la Commission ne poursuive pas son examen du projet, la Commission suspendra sine die l’examen du tarif en question. Cela évite de troubler l’application des dispositions de la Loi touchant les cas où une société de gestion a déposé un projet de tarif, et permet en même temps à un utilisateur qui ne s’oppose pas à ce projet, auquel il s’est fié de bonne foi, de demander à la Commission d’homologuer le projet en question.

[71] La Commission a sollicité l’avis des parties quant aux solutions de rechange au retrait, et tant les Opposants ayant transmis une réponse que les Sociétés de gestion ont répondu que, si la Commission n’accepte pas le retrait des projets de tarif, la solution qui leur paraît acceptable serait une suspension sine die.

[72] Ainsi que nous l’avons décrit précédemment, aux termes d’une entente entre la CMRRA, les éditeurs de musique qu’elle représente pour ce qui est des utilisations couvertes par le Tarif 7, ainsi que certains utilisateurs du Tarif 7, la CMRRA et les éditeurs conviendraient de ne pas faire valoir leurs droits pendant toute la durée du projet de tarif.

[73] En ce qui concerne le Tarif 7 de la CMRRA, Apple Canada Inc. et Apple Inc demeurent en opposition : Apple Canada Inc. et Apple Inc.; Bell Canada; l’Association canadienne des radiodiffuseurs; la Société Radio-Canada; l’Association cinématographique – Canada; Netflix, Inc.; Rogers Communications Partnership; Shaw Communications Inc.; Stingray Digital Group Inc.; TELUS Communications Inc., et Vidéotron s.e.n.c.

[74] Certaines de ces parties ne s’opposent pas à la demande présentée par la CMRRA en vue d’obtenir le retrait du projet de tarif, et elles conviennent que, dans la mesure où la Commission estime que le tarif en question ne peut pas être retiré, ce tarif devrait être suspendu sine die. Apple Canada Inc. et Apple Inc continuent cependant à s’opposer au tarif en question, et n’ont pas signifié leur accord sur la suspension de l’examen du Tarif 7 de la CMRRA.

[75] La Commission est disposée à suspendre indéfiniment son examen du Tarif 7 de la CMRRA, à condition que ces opposants fassent officiellement savoir qu’ils sont d’accord.

V. Décision sur requête

[76] Pour les motifs exposés ci-dessus, la Commission rend la décision suivante :

 

1. La Commission poursuivra son examen du Tarif pour les services de musique en ligne de la CSI pour l’année 2018.

 

2. La Commission poursuivra son examen du Tarif 4 de la CMRRA pour l’année 2018.

 

3. La Commission poursuivra son examen du projet de Tarif 7 de la CMRRA, à moins que Apple Canada Inc. et Apple Inc lui signifient, au plus tard le vendredi, 20 avril 2018, leur intention soit de se retirer, soit de consentir à une suspension indéfinie de l’examen de ce tarif. Au cas, peu probable, où le titulaire d’un droit entendrait faire valoir ses droits au regard d’un acte qui aurait été couvert par le projet de tarif, tout utilisateur touché par la présente décision, et s’étant fié de bonne foi au projet de tarif, pourra demander à la Commission de mettre fin à la suspension, et de procéder à l’examen et à l’homologation du projet de tarif en question.

 

 

 

Gilles McDougall

Secrétaire général

 

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