Code canadien du travail, Parties I, II et III

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Motifs de décision

M. Jonathan Bradford,

requérant,

et

Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada),

agent négociateur accrédité.

Dossier du Conseil : 29594-C

Référence neutre : 2013 CCRI 696

Le 27 septembre 2013

Le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) était composé de Me William G. McMurray, Vice-président, et de MM. André Lecavalier et John Bowman, Membres.

La présente affaire a été entendue par le Conseil à Edmonton (Alberta) les 7 et 8 mai 2013.

Ont comparu
Me Albertos Polizogopoulos, pour M. Jonathan Bradford;
Me Piper Henderson, pour le Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada).

Les présents motifs de décision ont été rédigés par M. John Bowman, Membre.

I. Introduction

[1] M. Jonathan Bradford, le requérant, travaille à titre de contrôleur aérien à Edmonton, en Alberta, depuis le mois de mai 2010. Le Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada) (le TCA ou le syndicat) est accrédité pour représenter l’unité de négociation où le requérant travaille. Son employeur est NAV CANADA.

[2] Le 24 août 2012, M. Bradford a présenté une demande en vertu du paragraphe 70(2) du Code canadien du travail (Partie I – Relations du travail) (le Code) afin d’être exempté, en raison de ses croyances religieuses, de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales. Depuis qu’il a commencé à travailler pour NAV CANADA, le requérant verse des cotisations syndicales et est tenu d’être membre du syndicat, conformément à certaines dispositions de la convention collective conclue entre les parties.

II. Contexte

[3] Le requérant a grandi dans une famille religieuse et il allait à l’église trois fois par semaine quand il était enfant. Il a décrit ses croyances religieuses comme celle d’un chrétien protestant réformé. De 17 à 21 ans, alors qu’il vivait en Ontario, il a travaillé dans une épicerie syndiquée, et il n’avait pas demandé, à l’époque, à être exempté de l’obligation d’adhérer au syndicat et de verser les cotisations syndicales. En 1996, il a cessé d’aller à l’église et a « mis sa religion en veilleuse » (traduction).

[4] M. Bradford a obtenu un poste de contrôleur aérien en mai 2010. Il est devenu un contrôleur aérien entièrement qualifié le 30 septembre 2010, après avoir achevé la formation exigée pour exercer ces fonctions. Il est devenu membre du syndicat et versait des cotisations au syndicat conformément à la convention collective conclue entre le TCA et NAV CANADA.

[5] En mai 2011, le requérant a recommencé à pratiquer sa religion. Il a déclaré que ce n’est pas un événement en particulier qui l’a incité à retourner à l’église, mais qu’un ensemble de petites choses l’ont amené à s’interroger sur sa vie, et qu’il en est alors arrivé à la conclusion que sa vie « n’était pas telle qu’elle aurait dû être » (traduction). Le requérant n’a pas fréquenté une église en particulier au cours de cette période; il a fréquenté différentes églises, à la recherche de la « bonne église » (traduction) pour lui.

[6] En juin 2012, un collègue du requérant, M. John Tomkinson, a informé celui-ci que le TCA avait récemment posé des gestes à l’appui du mouvement pro-choix. Le TCA avait publié un communiqué de presse et appuyé publiquement des organisations de femmes qui protestaient contre une tournée réalisée dans l’ensemble du pays par des militants qui s’opposaient à l’avortement. M. Tomkinson était un délégué syndical qui avait des discussions périodiques avec le requérant sur des questions religieuses. La religion de M. Tomkinson n’était pas la même que celle du requérant (il était catholique), mais ils avaient tous deux des opinions similaires sur la question de l’avortement et étaient également indignés par les activités du syndicat.

[7] Le 26 juin 2012, le requérant a envoyé un courriel au président du TCA, M. Ken Lewenza, pour protester contre les actions du syndicat liées à la question de l’avortement. Le passage suivant est tiré du courriel :

Il n’y a pas d’autre mot : je trouve cela carrément inacceptable. Sans autre forme de procès, me voilà contraint de soutenir financièrement la cause du sacrifice d’enfants. C’est inadmissible.

Ce n’est pas pour cela que je verse des cotisations syndicales. Je verse mes cotisations syndicales pour que nous puissions, en tant qu’employés, faire front commun dans nos relations avec l’entreprise pour laquelle nous travaillons, afin de nous garantir un traitement juste et équitable. Je verse mes cotisations pour que le syndicat négocie avec l’entreprise, et pour aucune autre raison. Je ne verse PAS mes cotisations syndicales pour que le syndicat prenne position publiquement sur des questions qui sont sans incidence sur mon emploi, y compris des questions politiques, religieuses ou sociales.

(traduction)

[8] Le 28 juin 2012, le requérant a reçu par courriel une réponse du président du TCA, qui le remerciait d’avoir exprimé son opinion, mais l’avisait que le syndicat continuerait de s’exprimer sur de telles questions. Le président précisait dans ce courriel que le syndicat n’avait apporté aucune contribution financière au mouvement pro-choix. Le requérant a répondu à ce courriel le jour suivant, faisant encore une fois état de sa forte opposition à l’égard de l’avortement. Au dernier paragraphe de ce courriel, il a écrit :

Ken, je vous le demande à titre personnel, sans égard à notre appartenance au syndicat : prenez le temps de réfléchir à ce que vous faites. Se porter à la défense du droit de tuer des enfants à naître équivaut à saisir un couteau et à l’enfoncer soi-même dans la gorge d’un nouveau-né. C’est mal, c’est horrible, c’est un péché, et vous devrez répondre d’une telle immoralité devant Dieu. Prenez le temps d’y réfléchir, je vous en prie.

(traduction)

[9] Dans ce même courriel, envoyé le 29 juin, le requérant avisait le syndicat qu’il « travaillerait activement pour s’assurer que leur section locale, la section 5454, se dissocie du TCA aussitôt que possible » (traduction).

[10] Le 27 juillet 2012, M. Bradford a présenté une demande auprès de la Commission des relations de travail de l’Alberta (CRTA) afin que ses cotisations syndicales soient versées à une autre organisation que le syndicat pour des motifs religieux, en vertu de l’article 29 du Labour Relations Code de l’Alberta. Dans sa demande, il ne visait pas l’exemption d’adhérer au syndicat; seulement de verser les cotisations syndicales. Cette demande avait pour unique motif la position que le syndicat avait défendue publiquement relativement à la question de l’avortement. Dans sa demande adressée à la CRTA, le requérant a indiqué ce qui suit, après avoir cité un certain nombre de passages de la Bible :

En conséquence, je ne puis appuyer le meurtre d’enfants à naître, et je ne peux pas non plus apporter une contribution financière pour faire avancer la cause de ceux qui veulent tuer des enfants à naître.

Mon syndicat, le TCA, a récemment pris position publiquement sur cette question, pour appuyer le meurtre d’enfants à naître. Il a adopté une position selon laquelle nous soutenons cette cause collectivement, en tant que syndicat. Je trouve cela inacceptable. Ils ont également utilisé des ressources et des fonds du syndicat pour soutenir le meurtre de ces enfants.

(traduction)

[11] Le jour même où M. Bradford a présenté cette demande à la CRTA, un représentant de cette commission l’a informé qu’il avait adressé sa demande au mauvais tribunal, et que c’est au Conseil qu’il devait l’adresser.

[12] À la fin de juillet et au mois d’août 2012, le requérant a effectué des recherches sur diverses questions juridiques et religieuses, notamment sur les procédures du Conseil concernant les exemptions pour des motifs religieux. Le plaignant n’a pas présenté de témoignage détaillé sur les causes juridiques, les sites Web ou les autres documents qu’il a consultés. Il a affirmé avoir passé en revue l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211 (Lavigne), rendu par la Cour suprême du Canada, et avoir compris, à la lumière de cet arrêt, que les syndicats avaient le droit légal de prendre position publiquement sur des questions sociales, politiques ou morales. Il a témoigné qu’avant de prendre connaissance de cet arrêt, il avait cru qu’il était inacceptable qu’un syndicat s’engage dans de telles activités.

[13] Le seul autre document lié à ses recherches auquel le requérant a fait expressément référence durant son témoignage est une brochure religieuse intitulée « L’adhésion à un syndicat selon les enseignements des Saintes Écritures » (traduction). Bien que ce document ait été présenté comme la position officielle de l’Église protestante sur la question de l’adhésion à un syndicat, aucun élément de preuve n’a été produit à l’appui de cette affirmation. En fait, cette brochure reproduit un discours rédigé par un « professeur de dogmatique » (traduction) d’un séminaire de Lansing, en Illinois, aux États-Unis. Ce discours entremêle des citations de la Bible et les opinions de l’auteur, qui explique ce qui, à son avis, devrait être la position de l’Église sur la question de l’adhésion à un syndicat. Voici un extrait caractéristique de ce qu’on peut lire dans cette brochure :

Chaque membre du syndicat, qu’il participe aux manifestations de violence ou non, qu’il approuve sans réserve les actes de violence ou qu’il en soit indigné, est responsable – entièrement responsable devant Dieu – des actes de violence commis par le syndicat, et devra donc en rendre compte au jour du jugement dernier. Chaque membre du syndicat a volontairement joint les rangs d’une organisation vouée à la rébellion contre l’autorité conférée par Dieu. Par son adhésion et le versement de ses cotisations, si ce n’est par sa présence au sein du piquet de grève, chaque membre soutient une organisation qui contraint le propriétaire à se soumettre à la volonté des travailleurs, qui détruit la propriété, et qui blesse ou tue ceux qui s’y opposent.

(traduction)

[14] Le requérant a témoigné que ce document « a confirmé » (traduction) les opinions qu’il s’était forgées au cours des semaines précédentes et qu’il lui avait permis de constater que « d’autres personnes qui partageaient ses croyances interprétaient la Bible de la même façon » (traduction). Le requérant s’est appuyé sur certains extraits de la Bible qui sont cités dans ce document lorsqu’il a finalement présenté sa demande au Conseil.

[15] Le requérant a déclaré, dans son témoignage, qu’avant de présenter sa demande au Conseil, il avait parlé à des membres de sa famille et leur avait demandé leur avis sur la question des syndicats et des croyances religieuses. Il en a parlé à son frère, qui est pasteur, mais celui-ci n’a jamais été membre d’un syndicat et n’était pas sûr de ce qu’il aurait fait s’il s’était trouvé dans la situation du requérant. Il a également obtenu l’avis de son père, qui partageait ses croyances religieuses. Son père avait été membre d’un syndicat pendant plus de 40 ans, et il n’avait ni demandé ni obtenu d’exemption à l’égard de son adhésion syndicale ou du versement de ses cotisations. Son père n’était pas d’accord avec son point de vue théologique. Dans une lettre envoyée à son fils en novembre 2012, le père du requérant affirmait qu’il avait pu être membre d’un syndicat sans que le syndicat devienne son « idole » (traduction), et qu’il avait tout de même été capable de demeurer fidèle à ses croyances religieuses.

[16] Le 24 août 2012, M. Bradford a présenté sa demande auprès du Conseil, dans le but d’être exempté à la fois de l’obligation de verser les cotisations syndicales et de celle d’adhérer à un syndicat. Dans sa demande, M. Bradford a relaté ses échanges avec le TCA concernant la question de l’avortement. À la suite de ces échanges, le requérant avait fait d’autres recherches et avait constaté que les syndicats avaient le droit légal de formuler des déclarations de principe sur des questions sociales et morales au nom de leurs membres. En conséquence, le requérant a déclaré qu’il n’avait « pas d’autre choix » (traduction) que de s’opposer à son adhésion à quelque syndicat que ce soit.

[17] Au cours de son témoignage, le requérant a reconnu que la demande qu’il avait présentée au Conseil différait grandement de celle qu’il avait présentée quelques semaines plus tôt à la CRTA. Il a déclaré que son point de vue avait changé après qu’il eut pris connaissance des droits dont les syndicats disposaient, et qu’auparavant, il s’était montré « naïf quant à ce que les syndicats pouvaient faire » (traduction). Après avoir examiné la brochure religieuse susmentionnée, il avait conclu qu’il ne pouvait être membre d’aucun syndicat et il a donné deux raisons à l’appui de cette conviction. La première raison est que s’il est membre d’un syndicat, il est « associé » (traduction) ou lié à d’autres personnes qui sont des non-croyants. La seconde est que les syndicats mettent l’accent sur la représentation des employés, alors qu’en sa qualité de chrétien, il doit se soumettre à l’autorité conférée à l’employeur par Dieu. C’est d’abord pour Dieu qu’il travaille, puis pour l’employeur, et ensuite pour lui-même. Il a déclaré que les syndicats placent les employés d’abord, et l’employeur ensuite, ce qui est contraire aux enseignements de la Bible.

[18] Le requérant a déclaré, dans son témoignage, qu’en janvier 2013, il a commencé à fréquenter régulièrement la Grace Life Church (Église de la grâce). Il a mentionné qu’il projetait de suivre les cours nécessaires pour devenir membre de cette église. Il a déclaré qu’il avait choisi cette église en particulier après avoir fait des recherches sur différentes églises, parce que celle-ci décrivait ses croyances de manière plus détaillée; il avait examiné ces croyances sur le site Web de l’église, et il a affirmé qu’il partageait chacune d’elles. Au cours du contre-interrogatoire, le requérant a déclaré que l’église n’affichait aucune prise de position sur son site Web en ce qui concerne l’adhésion à un syndicat ou le versement de cotisations syndicales.

[19] Le requérant a témoigné que si sa demande au Conseil était rejetée, il examinerait les options qui s’offrent à lui, y compris la possibilité d’interjeter appel. Il a déclaré que demeurer membre du syndicat n’était « pas une option » (traduction) et qu’il s’attendrait à être congédié s’il quittait son syndicat.

III. Position des parties

A. Le requérant

[20] Le procureur du requérant a soutenu que M. Bradford satisfaisait à tous les critères essentiels du Conseil pour pouvoir être exempté de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales. Le requérant ne veut adhérer à aucun syndicat que ce soit. Il ne s’appuie sur aucun principe particulier qui serait prescrit par une église, et l’église à laquelle il appartient ne défend en fait aucune position de principe qui s’opposerait à l’adhésion à un syndicat. C’est en raison de ses croyances religieuses, qui ont « progressé » (traduction) après qu’il eut présenté sa demande à la CRTA – parce qu’il avait appris entre-temps quels étaient les droits légaux des syndicats –, qu’il s’oppose à son adhésion à un syndicat et au versement des cotisations. C’est pour cela qu’il a modifié sa demande, qui visait dans un premier temps à le faire exempter de l’obligation de verser les cotisations syndicales, et qui vise maintenant à le faire exempter de cette même obligation ainsi que de celle d’adhérer à un syndicat.

[21] Le procureur a soutenu que le requérant s’était montré honnête et avait été crédible lorsqu’il avait témoigné devant le Conseil, et que le Conseil devrait conclure que ses croyances religieuses sont sincères et qu’elles n’ont pas servi de prétexte pour soutenir qu’il satisfaisait aux exigences du Code. Le procureur a souligné que ses services avaient été retenus par le requérant longtemps après que la demande eut été présentée, ce qui indique que le requérant n’avait reçu aucun avis juridique avant de présenter sa demande. Il a également été avancé que le requérant avait démontré qu’il y aurait des conséquences graves si le Conseil rejetait la demande. S’il n’obtient pas l’exemption demandée, le requérant mettra un terme à son adhésion syndicale, ce qui équivaudra, au bout du compte, au sacrifice de son emploi et, éventuellement, de sa carrière.

[22] Le procureur a soutenu que la vraie question que le Conseil doit trancher est celle de savoir si les croyances du requérant sont sincères ou non. Si le Conseil conclut que ses croyances religieuses sont sincères, la demande devrait être accueillie.

B. Le syndicat

[23] La procureure du syndicat était d’accord en ce qui concerne les critères juridiques à appliquer pour établir si un employé peut être exempté de l’obligation de verser les cotisations syndicales et d’adhérer à un syndicat, aux termes du paragraphe 70(2) du Code. Lors de son examen visant à établir si les croyances religieuses du requérant sont sincères, ou si elles ont servi de prétexte pour soutenir que celui-ci satisfaisait aux critères prévus au Code, le Conseil doit se demander s’il y a un conflit fondamental entre, d’une part, les croyances religieuses du requérant et, d’autre part, son adhésion à un syndicat et le versement des cotisations syndicales.

[24] La procureure du syndicat a souligné qu’avant de présenter sa demande à la CRTA, le requérant ne s’était pas opposé à tous les aspects de l’adhésion syndicale et ne s’était dit préoccupé que par les activités du syndicat en faveur de l’avortement. Le requérant n’avait pas demandé à être exempté de son adhésion à un syndicat lorsqu’il avait présenté sa demande à la CRTA. Bien que le requérant ait témoigné qu’il avait changé d’avis sur cette question après avoir constaté, grâce à ses recherches, que les syndicats avaient légalement le droit de se prononcer sur des questions sociales, politiques et morales, cela ne signifie pas qu’il existe un conflit avec ses croyances religieuses. Quand il a présenté sa demande auprès de la CRTA, il savait déjà que le syndicat défendait une position morale avec laquelle il était en désaccord, mais il n’a pas demandé à être exempté de son adhésion à ce moment-là. Au bout du compte, la question soulevée par le requérant, lorsqu’il s’est adressé à la CRTA, concernait la manière dont le syndicat usait de ses ressources, ce qui n’indique pas que ses croyances religieuses étaient incompatibles avec l’adhésion au syndicat.

[25] La procureure du syndicat a fait valoir que le changement dans les croyances du requérant s’est opéré sur une période relativement courte, à savoir entre le 27 juillet et le 24 août 2012. Selon la procureure, le requérant se serait rendu compte, avant de présenter sa demande au Conseil, que sa demande serait rejetée s’il la fondait exclusivement sur son opposition aux activités du syndicat en faveur de l’avortement. Compte tenu de la courte période sur laquelle s’est opéré un changement important dans les croyances religieuses du requérant, le Conseil doit examiner la probabilité que ces croyances aient servi de prétexte pour soutenir que le requérant satisfaisait aux exigences du Code.

IV. Analyse et décision

[26] La demande en l’espèce vise à obtenir une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales, en vertu du paragraphe 70(2) du Code, qui est ainsi libellé :

70. (2) S’il est convaincu que le refus d’un employé de faire partie d’un syndicat ou de lui verser la cotisation syndicale normale est fondé sur ses croyances ou convictions religieuses, le Conseil peut, par ordonnance, exempter l’employé des dispositions de la convention collective exigeant soit l’adhésion syndicale comme condition d’emploi, soit le versement de la cotisation syndicale normale à un syndicat. L’intéressé est alors tenu de verser, soit directement, soit par prélèvement sur son salaire, un montant équivalent à la cotisation syndicale normale à un organisme de bienfaisance enregistré agréé à la fois par l’employé et le syndicat.

[27] Le Conseil a énoncé cinq critères dont il doit tenir compte lorsqu’il interprète cet article du Code. Les quatre premiers ont été établis dans la décision Barker (1986), 66 di 91; 13 CLRBR (NS) 28; et 86 CLLC 16,031 (CCRT no 576), et le cinquième a été ajouté ultérieurement, dans Wiebe (1987), 70 di 89; 18 CLRBR (NS) 241; et 87 CLLC 16,032 (CCRT no 632). Les voici :

  1. Le requérant doit s’opposer à tous les syndicats et non à un seul syndicat en particulier.
  2. Le requérant ne doit pas nécessairement fonder son objection sur des préceptes explicites d’une religion ou d’une église.
  3. Le Conseil doit procéder à une évaluation objective des croyances du requérant, afin de déterminer si celles-ci sont associées au Divin ou à la façon dont l’Homme perçoit son rapport au Divin, par opposition aux institutions humaines.
  4. Le requérant doit convaincre le Conseil de sa sincérité et prouver qu’il n’a pas rationalisé son opposition au syndicat après avoir pris connaissance des dispositions du Code portant sur l’objection à caractère religieux.
  5. Le Conseil doit évaluer les conséquences probables qu’entraînerait le rejet de la demande pour le requérant, y compris la question de savoir si ce rejet occasionnerait, chez lui, une situation conflictuelle telle qu’il se retrouverait dans l’impossibilité de conserver son emploi.

[28] Les parties conviennent que les critères ci-dessus sont ceux que le Conseil applique pour trancher les demandes fondées sur le paragraphe 70(2) du Code. Bien que le Conseil ait passé en revue les diverses décisions des commissions et tribunaux qui ont été présentées par les parties, il n’est pas nécessaire de s’attarder longuement à ces autres affaires, puisque les parties s’entendent sur les critères qui doivent être appliqués.

[29] En outre, les décisions rendues dans chacune de ces affaires étaient presque entièrement tributaires de l’évaluation que le Conseil a faite des croyances des requérants concernés. Les demandes de cette nature sont peu courantes et sont complexes pour le Conseil, car elles exigent du banc qu’il évalue les croyances du requérant, et qu’il se prononce non seulement sur la question de savoir si les croyances religieuses de ce dernier sont authentiques et sincères, mais aussi sur la question de savoir si elles procèdent d’une religion et sont incompatibles avec l’adhésion à un syndicat ou avec le versement de cotisations à celui-ci. À cet égard, le Conseil a affirmé ce qui suit : « La religion est une chose si personnelle, et il est souvent difficile de juger de la sincérité d’une personne. Dans bien des cas, la ligne de démarcation entre les croyances religieuses et les opinions d’une personne sur le plan moral, social ou politique, n’est pas nette » (Gordon (1988), 74 di 84; et 3 CLRBR (2d) 245 (CCRT no 695), aux pages 90; et 251). C’est pour cette raison que le Conseil tient habituellement une audience lorsqu’une demande de ce genre lui est présentée; cela lui permet d’entendre le requérant et de le voir témoigner devant lui au sujet de la nature et de la sincérité de ses croyances religieuses.

[30] Après avoir entendu le témoignage en l’espèce, le Conseil a conclu que le requérant – bien qu’il soit un homme religieux qui entretient, à n’en pas douter, des opinions fermes sur la religion, y compris sur la question de l’avortement – n’a pas convaincu le Conseil qu’il satisfaisait au quatrième critère, à savoir celui de ne pas avoir tenté de justifier son opposition aux syndicats en invoquant des motifs religieux après avoir pris connaissance des dispositions du Code.

[31] Comme il a été mentionné ci-dessus, pour qu’une demande fondée sur le paragraphe 70(2) soit accueillie, il faut que l’opposition s’applique à tous les syndicats, et non à un syndicat en particulier. Cela signifie que les croyances religieuses et l’opposition doivent avoir trait au syndicalisme en général et aux principes de la négociation collective, et non aux actes, activités ou politiques d’un syndicat en particulier. Ainsi, il a été conclu qu’une opposition à une politique syndicale ou à une prise de position publique sur la question de l’avortement est trop éloignée de la raison d’être et des activités d’un syndicat, ainsi que du rôle d’un agent négociateur sur le lieu de travail, pour justifier une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations (Doyle (1993), 91 di 26; et 93 CLLC 16,028 (CCRT no 990); et Carroll, 23 juin 1989 (LD 731)).

[32] Le requérant a témoigné que c’est parce qu’il ne veut pas être « associé » (traduction) à des non-croyants au sein d’une organisation, et qu’il est contre le principe syndical selon lequel les intérêts des employés passent avant ou sont contraires à ceux de l’employeur, qu’il croit maintenant ne pouvoir adhérer à aucun syndicat. Le requérant a toutefois indiqué que ces convictions ou ces principes religieux sont depuis longtemps les siens, en dépit du fait qu’il est membre d’un syndicat depuis plusieurs années et qu’il l’avait déjà été une autre fois auparavant, il y a de nombreuses années de cela. Ses convictions religieuses n’étaient pas incompatibles avec l’adhésion à un syndicat et le versement des cotisations dans le passé. Il n’avait jamais demandé à être exempté de l’obligation de verser les cotisations ou d’adhérer à un syndicat. Ce sont plutôt les efforts qu’il a déployés pour se soumettre à l’autorité de l’employeur alors qu’il était membre d’un syndicat qu’il a décrits dans ses observations. Par exemple, il a expliqué qu’il s’était toujours efforcé de remplacer des collègues absents pour cause de maladie ou de prolonger son quart de travail lorsque la direction le lui demandait, qu’il ne se plaignait pas lorsqu’on lui refusait des vacances et qu’il n’avait jamais présenté de grief concernant des conditions de travail inégales. Il a également décrit une situation où il s’était opposé à une grève en raison de sa conviction religieuse selon laquelle un employé ne devrait pas refuser de faire le travail pour lequel il a été embauché.

[33] Tout cela ne correspond donc pas à de nouveaux aspects de la religion ou des croyances religieuses du requérant, qui en seraient venus à susciter un conflit en son for intérieur. En fait, il entretenait ces croyances religieuses depuis longtemps, mais il avait auparavant trouvé des façons de rester fidèle à ses convictions religieuses tout en faisant partie d’un syndicat et en payant ses cotisations en tant que membre.

[34] Personne ne conteste que c’est parce qu’il a découvert que le syndicat appuyait activement le mouvement pro-choix relativement à la question de l’avortement que le requérant a demandé pour la première fois, en s’adressant à la CRTA, à être exempté, pour des motifs religieux, de l’obligation de verser les cotisations syndicales. La correspondance échangée entre le requérant et le président du syndicat en juin 2012 démontre clairement que le requérant a des opinions solidement ancrées sur cette question et que la prise de position du syndicat dans ce dossier l’avait beaucoup contrarié. La correspondance avec le syndicat démontre également que le requérant n’était aucunement préoccupé, à cette époque, par la représentation des employés par le syndicat relativement à des enjeux liés au lieu de travail. En fait, la solution que le requérant avait proposée était simplement de faire en sorte que sa section locale se dissocie du TCA.

[35] Après avoir été informé qu’il avait présenté sa demande devant le mauvais tribunal, le requérant a présenté une demande au Conseil en août 2012. La demande qui a été présentée au Conseil était très différente. Le requérant demandait cette fois à être exempté de l’obligation d’adhérer à un syndicat ainsi que de celle de verser les cotisations syndicales, et il affirmait désormais qu’il s’opposait à l’adhésion à quelque syndicat que ce soit. Il attribuait ce changement de position à une progression de ses idées religieuses, survenue à la suite de certaines recherches qu’il avait faites sur des questions religieuses et juridiques. Même s’il s’agissait d’un élément clé du dossier du requérant, peu de détails ont été donnés au sujet de ces recherches.

[36] Les seuls documents qu’il a mentionnés expressément, pour rendre compte du changement apporté à sa demande et de la progression de ses idées religieuses, sont la brochure du professeur de dogmatique susmentionnée et l’arrêt Lavigne, précité, rendu par la Cour suprême du Canada. Toutefois, le requérant a témoigné que la brochure avait seulement confirmé des croyances religieuses qu’il entretenait au préalable, et qu’il connaissait déjà les extraits de la Bible qui y étaient cités. Ainsi, la seule information réellement nouvelle, et par conséquent la véritable source de la progression dans ses croyances religieuses et du changement important apporté à la demande présentée au Conseil, par rapport à celle qu’il avait présentée à la CRTA, est l’information qu’il a apprise en lisant l’arrêt Lavigne, précité, à savoir que les syndicats ont le droit légal de prendre position sur des questions sociales, politiques et morales.

[37] Le Conseil trouve difficile à croire que, par suite de recherches qui se sont déroulées sur trois semaines, les croyances religieuses du requérant ont progressé à un point tel qu’elles sont désormais inconciliables avec l’adhésion syndicale. Le requérant n’a pas convaincu le Conseil que les activités du syndicat menées sur la scène publique à l’appui du mouvement pro-choix – qui va à l’encontre de ses convictions religieuses – ne demeurent pas la véritable cause sous-jacente de son opposition au versement des cotisations syndicales. Après avoir lu l’arrêt Lavigne, précité, et avoir constaté que des activités syndicales qu’il croyait inacceptables étaient en fait des activités sociales légales et légitimes, le requérant était sans aucun doute contrarié et consterné. Par ailleurs, le fait d’avoir appris que les syndicats ont un plus grand pouvoir, une plus grande autorité et des droits légaux plus étendus qu’il ne l’avait d’abord cru a peut-être rendu le requérant moins tolérant à l’égard de certaines activités des syndicats, en particulier du rôle qu’ils peuvent jouer dans les débats publics entourant des questions sociales, politiques et morales. De l’avis du Conseil, rien de tout cela ne modifie fondamentalement la relation élémentaire qui existe entre les convictions religieuses du requérant et la notion de syndicalisme en général. Or, le requérant a auparavant été capable de concilier ces deux éléments.

[38] La demande du requérant révèle clairement que, dans le cadre des recherches qu’il a effectuées, il a examiné les décisions rendues par le Conseil sur la question et sur les critères exigés par le Conseil pour accueillir une demande présentée en vertu du paragraphe 70(2) du Code. Même un examen superficiel des exigences du Conseil aurait permis de constater qu’une demande d’exemption fondée exclusivement sur son opposition aux orientations du syndicat sur la question de l’avortement aurait probablement été rejetée. Pour cette raison, le requérant a présenté la présente demande, qui est de portée plus large. De l’avis du Conseil, l’explication la plus probable, en ce qui a trait à la différence entre les deux demandes, est que le requérant a utilisé ses croyances religieuses comme prétexte pour soutenir qu’il satisfaisait aux critères que le Conseil prend en compte pour établir s’il accorde ou non une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales, aux termes du paragraphe 70(2) du Code. Cette conclusion est étayée par le fait qu’il semble que l’église à laquelle le requérant a finalement choisi de se joindre, parce que c’est celle qui lui convenait le mieux en raison de la similitude de leurs croyances, ne défendait aucune position de principe concernant l’adhésion à un syndicat ou le versement des cotisations syndicales.

[39] Un pouvoir discrétionnaire considérable a été conféré au Conseil pour l’application de cette disposition du Code, et le pouvoir d’accorder une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales ne doit pas être exercé à la légère. En effet, il faut établir un juste équilibre entre la volonté de respecter les croyances religieuses individuelles et les objectifs législatifs du Code. Le Parlement a reconnu la nécessité des clauses de sécurité syndicale pour que les syndicats demeurent forts et solidaires, ce qui leur permet de représenter plus efficacement les employés de leurs unités de négociation et d’exercer des pressions plus soutenues afin d’obtenir de meilleures conditions d’emploi. Les dispositions sur les retenues syndicales s’expliquent par le fait que les personnes qui bénéficient des services et de la protection d’un syndicat et d’une convention collective doivent assumer leur juste part des coûts liés à ces bénéfices. On ne devrait passer outre à ces principes qu’en des circonstances exceptionnelles. Cette mise en garde a été réitérée en ces termes dans Gordon, précitée :

… Le simple fait qu’une personne est profondément religieuse n’est pas suffisant, aux fins de l’application du paragraphe 162(2) du Code. Dans l’intérêt public, le Parlement a adopté une loi permettant aux employeurs et aux syndicats de s’entendre pour stipuler dans les conventions collectives que les employés doivent être membres du syndicat et que c’est là une condition d’emploi. Aux yeux du législateur, le versement de cotisation syndicale constitue également un avantage pour la société dans son ensemble.

Par conséquent, le Conseil doit s’assurer que les personnes qui demandent à être exemptées de l’application de ces dispositions sont réellement admissibles par suite de leurs convictions religieuses.

(pages 87-88; et 248-249)

[40] Et, finalement, le Conseil a conclu :

Tout bien considéré, le Conseil se demande sérieusement quel est le véritable motif pour lequel M. Gordon souhaite ne plus être membre du SPC et ne plus verser de cotisation au syndicat. À notre avis, lorsque les arbitres ont des doutes de ce genre, ces doutes devraient être résolus en faveur du programme législatif adopté par le Parlement. …

(pages 91; et 252)

[41] En l’espèce, et pour les motifs susmentionnés, le Conseil entretient des doutes similaires en ce qui a trait au motif véritable pour lequel le requérant veut cesser d’être membre d’un syndicat et de verser les cotisations syndicales. Le Conseil n’est pas convaincu que les raisons du requérant sont ancrées dans autre chose que l’opposition qu’il a d’abord manifestée contre la prise de position publique du TCA sur la question de l’avortement et contre le fait que le TCA avait engagé des ressources pour soutenir le mouvement pro-choix, puis qu’il a ensuite manifestée, dans une perspective plus globale, contre l’idée de continuer à verser des cotisations à une organisation qui peut prendre position publiquement, de manière contraire à ses propres opinions, sur des questions sociales, politiques et morales – et qui le fait et continuera vraisemblablement à le faire. Après avoir réalisé que ce raisonnement ne lui permettrait peut-être pas à lui seul d’obtenir l’exemption qu’il souhaitait, le requérant s’est servi de ses opinions religieuses comme prétexte pour tenter de démontrer qu’il satisfaisait aux critères du Conseil. Le Conseil n’est donc pas convaincu que le requérant satisfait aux critères requis, et il n’est pas non plus convaincu qu’il devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’accorder une exemption en l’espèce. Toutefois, comme on peut le lire dans l’arrêt Lavigne, précité (page 281), le fait de verser les cotisations syndicales n’empêche pas un membre du syndicat de professer des opinions contraires à celles qui sont exprimées par le syndicat, et le syndicat, lorsqu’il fait connaître un point de vue, n’exprime pas « l’avis de tout un chacun des membres de l’unité de négociation ».

[42] Pour les raisons susmentionnées, le Conseil rejette la demande présentée en vertu du paragraphe 70(2) du Code afin d’obtenir une exemption de l’obligation d’adhérer à un syndicat et de verser les cotisations syndicales.

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