Code canadien du travail, Parties I, II et III

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Contenu de la décision

Motifs de décision

Canadian Prisoners’ Labour Confederation,

plaignante,

et

Service correctionnel du Canada; Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada; CORCAN,

intimés.

Dossier du Conseil : 30709-C

Référence neutre : 2015 CCRI 779

Le 12 juin 2015

Le Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) était composé de Me Graham J. Clarke, Vice-président, ainsi que de M. Gaétan Ménard et Me Robert Monette, Membres.

Les présents motifs de décision ont été rédigés par Me Robert Monette.

I. Nature de la plainte

[1] Il s’agit d’une plainte déposée auprès du Conseil le 17 octobre 2014, dans laquelle la Canadian Prisoners’ Labour Confederation (la plaignante) allègue que le Service correctionnel du Canada, le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada (le Conseil du Trésor) et CORCAN (Corcan), un organisme au sein du Service correctionnel du Canada (les intimés), ont enfreint collectivement l’alinéa 94(1)a) du Code canadien du travail (Partie I – Relations du travail) (le Code) en refusant à la plaignante la permission de se livrer à des activités visant la syndicalisation de certains détenus au sein des établissements correctionnels.

[2] La plaignante soutient que les détenus qui, dans le cadre de leur programme de réadaptation, effectuent du travail rémunéré pour les intimés se sont engagés dans une relation d’emploi avec ces derniers, et que le refus des intimés de permettre la tenue d’activités de syndicalisation auprès de ces détenus constitue une pratique déloyale de travail interdite par le Code.

[3] Compte tenu de la nature de la plainte et de l’identité des parties à l’instance, le Conseil a demandé expressément à celles‑ci de limiter leurs observations, à cette étape de la procédure, à la question préliminaire de la compétence du Conseil à l’égard de l’objet de la plainte, que le Conseil tranchera en premier lieu avant de poursuivre le traitement de l’affaire, le cas échéant.

II. Faits et question préliminaire

[4] La plaignante soutient qu’elle est un syndicat au sens du Code et qu’elle a l’intention de représenter les détenus qui travaillent et de négocier collectivement leurs conditions de travail et leur salaire avec les intimés, conformément au régime d’accréditation et de négociation collective prévu au Code.

[5] Les détenus travaillent sur une base volontaire pour un organisme du Service correctionnel du Canada, Corcan, que la plaignante a ajouté en modifiant la liste initiale des intimés. Le travail effectué par les détenus est varié et comprend des tâches d’entretien et en cuisine dans les établissements de détention, ainsi que la production de biens et de services utilisés dans les établissements correctionnels ou vendus par Corcan à d’autres institutions ou ministères gouvernementaux. Le salaire est versé par le Conseil du Trésor à chaque détenu pour le temps travaillé, à un taux de rémunération modeste, inférieur au salaire minimum. Les recettes générées par les ventes de Corcan servent à payer les coûts d’exploitation.

[6] Corcan est un organisme de service spécial (OSS) qui relève du Service correctionnel du Canada et du Conseil du Trésor et qui, depuis 1992, gère le travail des détenus, les services dans les prisons et la production de biens. Il n’a pas été créé par une loi ou par charte royale; selon les observations, il ne constitue pas une entité juridique indépendante du Service correctionnel du Canada.

[7] Le travail effectué par les détenus fait partie de leur programme de réadaptation et est surveillé à ce titre par les agents de détention.

[8] La question préliminaire de la compétence est soulevée par le procureur général du Canada, qui a déposé une réponse pour tous les intimés. La réponse indique que les détenus qui effectuent des tâches assimilables à un travail sous la direction des intimés ne sont pas des « employés » au sens du Code et que, subsidiairement, s’il était considéré qu’ils se trouvent dans une relation d’emploi, ils seraient des employés du Service correctionnel du Canada et de son organisme et seraient, dès lors, des employés de Sa Majesté du chef du Canada, et, par conséquent, exclus de l’application du Code par l’effet de l’article 6 de celui‑ci.

[9] Il convient de noter que, au début de 2012, la plaignante a déposé une plainte semblable auprès de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP), renommée depuis Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (CRTEFP). La plainte a été rejetée le 3 janvier 2013, la CRTFP ayant conclu que les détenus ne pouvaient pas être considérés comme des « employés » au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP), car ils ne sont pas nommés à un poste, une exigence clé pour avoir qualité « d’employé » aux termes de la LRTFP (voir Jolivet c. Conseil du trésor (Service correctionnel du Canada), 2013 CRTFP 1). Une demande de contrôle judiciaire de la décision initiale a été rejetée par la Cour d’appel fédérale le 7 janvier 2014 (Jolivet c. Conseil du trésor (Service correctionnel du Canada), 2014 CAF 1), au motif que l’emploi dans la fonction publique nécessite la nomination à un poste, et que comme les détenus qui effectuent des tâches assimilables à un travail sous la direction du Service correctionnel du Canada n’ont pas été ainsi nommés, ils ne sont pas des « employés » au sens de la LRTFP.

III. Position des parties

A. La plaignante

[10] La plaignante est d’avis que les activités syndicales qu’elle mène dans les établissements correctionnels fédéraux, comme en l’espèce, constituent des activités protégées de toute intervention par les dispositions du Code, en particulier l’alinéa 94(1)a), et que le Conseil a compétence pour instruire la présente plainte sur le fond.

[11] La plaignante insiste sur le fait que la relation entre les détenus et les intimés en ce qui concerne le travail rémunéré équivaut à la relation employeur-employé conventionnelle telle qu’elle est prévue au Code, en ce sens qu’elle comprend un processus d’embauche, des possibilités d’augmentation de salaire et des transferts vers d’autres types de travail, le rendement faisant l’objet d’une surveillance et de rapports.

[12] La plaignante avance que les décisions Jolivet, précitées, ne sont pas déterminantes en l’espèce, selon le Code. Elle soutient que si les détenus ne sont pas considérés comme des « employés » au sens de la LRTFP, tel qu’il a été conclu dans ces décisions, leur travail et leur relation d’emploi avec les intimés font en sorte qu’ils devraient être considérés comme des « employés » des intimés aux fins du Code.

[13] La plaignante fait valoir que Corcan est un organisme de service spécial (OSS) établi en 1992 pour gérer le travail accompli par les détenus. Ainsi, il constitue une personne morale au sens du paragraphe 5(1) du Code et devrait être considéré comme telle, et donc être régi par le Code en tant qu’employeur. La plaignante indique qu’il y aurait lieu de tenir une audience consacrée à la structure et à l’administration de Corcan.

[14] La plaignante soutient par ailleurs que la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Conseil canadien des relations du travail c. Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729, à la page 731, constitue le précédent sur lequel le Conseil devrait se fonder et le raisonnement qu’il devrait appliquer pour résoudre tout doute ou ambigüité qui existe entre l’application de la LRTFP et du Code, ce qui devrait favoriser l’inclusion et la protection au sein du régime de négociation collective prévu par le Code, plutôt que l’exclusion.

B. Les intimés

[15] Les intimés font valoir que le Service correctionnel du Canada est chargé de créer des programmes de réadaptation afin d’aider les délinquants à réintégrer la société. Les tâches assimilables à un travail administrées par son organisme de service spécial, Corcan, font partie du processus correctionnel; elles ne constituent pas un emploi, et les détenus participants ne deviennent pas des « employés » au sens du Code.

[16] Les intimés soutiennent que, par conséquent, il n’existe aucune relation employé‑employeur entre les détenus et les intimés, et donc que le Code ne s’applique pas et que le Conseil n’a pas compétence pour instruire la plainte outre que pour la rejeter de façon sommaire, sans tenir d’audience.

[17] Les intimés estiment par ailleurs que la plaignante n’est pas parvenue à démontrer que Corcan, un organisme interne établi et géré par le Service correctionnel du Canada, est une personne morale ou qu’il pourrait être assujetti au Code conformément à la portée du paragraphe 5(1) de celui-ci. Ils font valoir que l’organisme n’est pas une société d’État, qu’il n’a pas été créé par une loi et qu’il exerce ses activités directement sous la responsabilité du Service correctionnel du Canada en tant que ministère et en tant que partie du gouvernement.

[18] Il est soutenu que Corcan fait partie de l’organisation du Service correctionnel du Canada, n’a aucun statut indépendant par rapport à celui‑ci et a été créé selon une approche non législative. D’après les intimés, s’il existe une relation d’emploi entre les détenus qui travaillent et l’un ou l’ensemble des intimés, les détenus seraient, dans le meilleur des cas, des employés du Service correctionnel du Canada ou de son organisme interne, Corcan, et donc des employés de Sa Majesté du chef du Canada, et par conséquent exclus de l’application du Code, en vertu de l’article 6. Les intimés sont d’avis qu’il n’y a aucune ambigüité, aucun doute à résoudre, car l’article 6 indique clairement que le Code ne s’applique pas dans les circonstances en l’espèce et que la plainte devrait être rejetée immédiatement.

IV. Analyse et décision

[19] L’article 16.1 du Code prévoit que le Conseil peut trancher toute affaire ou question dont il est saisi sans tenir d’audience. Ayant pris connaissance de tous les documents au dossier, le Conseil est convaincu que la documentation dont il dispose lui suffit pour trancher la question préliminaire de la compétence sans tenir d’audience.

[20] La plaignante allègue que les intimés ont enfreint l’alinéa 94(1)a) du Code. Selon cette disposition, le fait, pour un employeur, d’intervenir indûment dans les activités d’un syndicat liées à la représentation des employés constitue une pratique déloyale de travail. Dans le contexte de la présente affaire, les mots clés sont « employeur » et « employé ». L’alinéa 94(1)a) est ainsi libellé :

94. (1) Il est interdit à tout employeur et à quiconque agit pour son compte :

a) de participer à la formation ou à l’administration d’un syndicat ou d’intervenir dans l’une ou l’autre ou dans la représentation des employés par celui-ci.

[21] La première question à examiner à cette étape préliminaire concerne le statut des intimés en vertu de la loi. Même en présumant, à titre d’hypothèse, que les détenus ont une relation d’emploi avec les intimés, le Conseil pourrait‑il conclure que l’alinéa 94(1)a) s’applique aux intimés en tant qu’« employeurs » au sens du Code et ordonner une mesure de redressement s’il concluait qu’il y a eu violation?

[22] Après avoir examiné l’ensemble des observations et des documents versés au dossier, le Conseil est d’avis, pour les motifs qui vont suivre, que les intimés sont exclus de l’application du Code conformément à l’article 6 de celui‑ci; dans le meilleur des cas, toute relation d’emploi que les détenus pourraient avoir avec le Conseil du Trésor, le Service correctionnel du Canada ou son organisme, Corcan, constituerait nécessairement une relation d’emploi avec Sa Majesté du chef du Canada, de sorte que le Conseil n’a pas compétence pour instruire la plainte ou examiner les possibilités de mesures de redressement visant les intimés.

[23] La portée de l’application du Code est précisée aux articles 4, 5 et 6 comme suit :

4. La présente partie s’applique aux employés dans le cadre d’une entreprise fédérale et à leurs syndicats, ainsi qu’à leurs employeurs et aux organisations patronales regroupant ceux-ci.

5. (1) Sauf exclusion par le gouverneur en conseil, la présente partie s’applique aux personnes morales constituées en vue de l’exécution d’une mission pour le compte de l’État canadien ainsi qu’à leurs employés.

(2) Le gouverneur en conseil ne peut exclure de l’application de la présente partie que les personnes morales pour lesquelles les conditions d’emploi du personnel peuvent être, en tout ou en partie, déterminées ou approuvées par lui-même, un ministre ou le Conseil du Trésor.

(3) Le gouverneur en conseil ajoute, par décret, le nom de toute personne morale exclue de l’application de la présente partie aux annexes IV ou V de la Loi sur la gestion des finances publiques.

5.1 La présente partie s’applique à une entreprise canadienne, au sens de la Loi sur les télécommunications, qui est mandataire de Sa Majesté du chef d’une province ainsi qu’à ses employés.

6. Sauf cas prévus à l’article 5, la présente partie ne s’applique pas aux employés qui sont au service de Sa Majesté du chef du Canada.

[24] Initialement, la plainte désignait le Conseil du Trésor et le Service correctionnel du Canada en tant qu’intimés; cependant, au moment de présenter sa réplique, le 24 novembre 2014, la plaignante a indiqué que Corcan était une personne morale qui administrait les programmes de travail en milieu carcéral et a demandé de modifier la plainte afin d’ajouter Corcan en tant qu’intimé additionnel, sans trop préciser lequel des intimés pourrait constituer « l’employeur » des détenus qui travaillent autrement qu’en tant que groupe.

[25] Les éléments de preuve présentés par la plaignante ne permettent pas d’établir que Corcan est une personne morale; ils montrent plutôt que celui‑ci a été créé en 1992 par le Conseil du Trésor en tant qu’organisme de service spécial du Service correctionnel du Canada pour gérer les activités de travail dans les prisons; son nom est une marque déposée, mais aucune charte ni loi constitutive n’a été présentée à l’appui de l’allégation de la plaignante.

[26]  Le Code vise avant tout les entreprises fédérales privées, comme il ressort des articles 4 et 6 cités précédemment. Or, comme le prévoit l’article 6, l’application du Code peut s’étendre exceptionnellement aux personnes morales constituées en vue de l’exécution d’une mission pour le compte du gouvernement du Canada, comme il est décrit au paragraphe 5(1) du Code.

[27] Comme il a été démontré dans une décision du Conseil canadien des relations du travail (CCRT), (le prédécesseur du présent Conseil), Gendarmerie royale du Canada (1986), 67 di 27; et 14 CLRBR (NS) 46 (CCRT n° 587) (GRC 1986), le paragraphe 5(1) du Code (qui était alors l’article 109.1) prévoit que les sociétés d’État fédérales sont exceptionnellement assujetties au Code, mais que celui‑ci s’applique seulement aux personnes morales, et alors seulement aux sociétés d’État. Le CCRT a jugé que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) n’était pas constituée en personne morale, et constituait encore moins une société d’État, et a donc conclu qu’il n’avait pas compétence à l’égard de cette entité, même si à ce moment‑là, celle‑ci était également exclue de l’application de la loi régissant le personnel de la fonction publique (LRTFP, maintenant appelée LRTEFP).

[28] Il convient de noter que la Cour suprême du Canada a récemment déterminé, dans la décision Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, que les dispositions législatives excluant les agents de la GRC de l’application de la LRTEFP constituaient une violation injustifiée des droits constitutionnels de ceux‑ci et devaient être retirées au cours de l’année. Cette décision pourrait faire en sorte que les agents de la GRC ne soient plus exclus de la portée de la LRTEFP dans un avenir rapproché.

[29] Cependant, au moment de la décision GRC 1986 du CCRT, il a été conclu que les agents de la GRC n’étaient assujettis à aucune des lois publiques ou privées régissant l’accréditation syndicale. Le CCRT a néanmoins confirmé que le Conseil n’a aucune compétence législative résiduelle pour intervenir afin de pallier ce qui, autrement, représente une absence de législation du travail applicable; la compétence du Conseil est définie par une loi et ne peut pas être étendue simplement parce qu’il serait opportun de le faire. Le présent Conseil est du même avis, à savoir qu’il ne peut étendre sa compétence simplement parce que la LRTEFP ne s’applique pas aux détenus qui travaillent, comme il a été confirmé dans Jolivet, précitée. Le fait que la LRTEFP ne s’applique pas ne signifie pas qu’il faille étendre la portée du Code lorsque celui‑ci ne s’applique pas.

[30] Une société d’État peut être créée uniquement par une loi ou par charte royale, comme l’a souligné le CCRT à la page 48 de la décision GRC 1986; ce n’était pas le cas de la GRC à l’époque et, selon les éléments de preuve, ce n’est pas non plus le cas de Corcan. Par conséquent, le paragraphe 5(1) ne confère pas au Conseil compétence à l’égard des activités de Corcan, puisque ce dernier ne constitue pas une société d’État.

[31] Le Conseil est d’avis que les deux premiers intimés sont des ministères du gouvernement, tandis que Corcan est un organisme interne du Service correctionnel du Canada qui n’a aucun statut en tant que personne morale distincte, et donc qu’aucun des intimés n’est assujetti au Code, en application de l’article 6 de celui‑ci. De l’avis du Conseil, toute relation d’emploi que pourraient avoir les détenus qui travaillent serait nécessairement avec Sa Majesté du chef du Canada, de sorte que le Code ne s’appliquerait pas.

[32] Le Conseil n’a donc pas compétence pour examiner le bien‑fondé de la plainte et, par conséquent, ferme par la présente son dossier.

[33] Il s’agit d’une décision unanime du Conseil.

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